Le corian est un matériau
composite constitué pour un tiers de résine acrylique et deux tiers de
trihydrate d’aluminium. Il s’intègre dans cette famille de matériaux
baptisé :"solid surface" qui réunit plusieurs qualités :
- Une très grande robustesse
- Les joints sont invisibles après ponçage (il se
travaille comme le bois)
- Matériau non poreux (très utilisé dans les hôpitaux)
- Thermoformable
- Se prête à
différents jeux de lumière car on peut le rendre translucide.
Utilisé principalement pour
les plans de travail, il est aujourd’hui recherché pour les façades
extérieures, le mobilier d’intérieur, les vasques, les comptoirs, les
structures verticales style présentoir, rayonnages, etc.
Pour un designer, l’un des
apports essentiels de ce matériau réside dans sa souplesse, sa malléabilité et son
unité de forme : aussi importante que soit son volume, la pièce se
constitue d’un seul bloc. Il n’est dés lors plus aucun mobilier, plus aucune
façade qui puissent être perçus d’une
autre façon que « sculpturale ». Dans une pièce dont les meubles sont
en corian, nous évoluons au milieu des monolithes, comme à Stonehenge et le
rapport que l’on entretient avec la praticité de l’ustensile se voit d’emblée
investi par l’épure de sa forme.
Lorsque une façade, un
meuble, une cuisine « intégrée » s’imposent plastiquement à notre
perception comme un assemblage de pièces reliés ostensiblement par des joints,
nous ne pouvons faire autrement que saisir le rapport entre les parties de
l’ensemble dans une perspective fonctionnelle. La visibilité des joints est
comme une figure de la rationalité de la totalité de l’objet, de la même façon
que nous ne pouvons pas regarder le rouage sans nous dire qu’il participe à la
finalité commune à toutes ses pièces de l’horloge. Le fait que le meuble ne
nous soit pas présenté sous une forme qui puisse nous laisser croire qu’elle a
été exécutée d’un seul tenant impose à notre perception la considération de
jalons intermédiaires entre la conception et l’installation. Finalement la
production finale d’une façade, ou d’un élément du mobilier peut habituellement
se concevoir comme une succession de concessions faite à la mise en espace, à
la fonctionnalité, au contexte, au scénario d’utilisation par rapport à la
primauté de la forme.
De ce point de vue, le
corian, c’est l’occasion donnée au designer de revenir à cette donne
originelle, à cette intuition primitive de la « coulée » qui nous
ramène à l’efficience purement plastique d’un volume, à cette évidence que nous
oublions souvent selon laquelle un objet, quelque soit sa fonction, c’est
toujours d’abord un certain mode « d’être là ». Il est finalement
impossible de ne pas se confronter d’abord, face au lavabo, à une statue en
céramique. Les joints visibles, en détachant les pièces, surlignent les
fonctions et c’est ce surlignage que le travail de ponçage du corian fait
disparaître, rendant ainsi au volume sa toute première effectivité, le fait
donné de sa présence, de son aplomb. Les objets ne sont plus parcourus par le
vecteur horizontal de leur complémentarité utilitaire mais s’érigent comme des
« tout », comme des menhirs ou des monolithes, gratuitement ou
rituellement posés « là » dans une parfaite et simple autosuffisance.
Compose-t-on encore
vraiment un « intérieur » quand on l’aménage avec des meubles en
corian, avec des surfaces aussi lisses et fluides que celle d’un galet poli par
la mer ? L’eau, le vent, l’érosion sculptent les volumes avec lenteur,
douceur et gratuité et tout ce qui dans une maison est empreint de cet
aérodynamisme porte en soi la trace de cet insensible effet de ravinement des forces naturelles. Cette épure des formes, aussi noyée soit-elle
dans un mobilier fonctionnel, porte en elle une solennité, une sobriété,
détachée de toute modalité d’arrangement, de « bidouillage », de
concession parce qu’elle pointe vers cette efficience brute d’être une présence,
comme nous l’avons dit, mais aussi parce qu’elle fait signe d’une « donne »
originellement mentale. Elle sort tout droit de l’esprit de conception. Rien ne
vient contrecarrer le trait de l’ébauche mentale.
En d’autres termes, nous
touchons ici à la partie la plus créative du métier de designer, au
jaillissement de la forme, à l’émergence d’un « c’est comme ça » dont
nous savons bien qu’il se situe en amont de la question
« pourquoi ? » (il se peut pourtant que cette question soit
posée lors d’un examen mais l’étudiant et l’examinateur savent bien que la
réponse sera « faussée », c’est-à-dire « rétro-projetée » à
partir de l’effectuation pure du tracé). Dans le film de Christopher Nolan,
« Inception », Cobb explique à Ariane que lorsque on crée un building
en rêve, vient un moment où l’on est guidé, où le building se construit tout
seul. Elle approuve cette affirmation en ajoutant : « C’est de
la création pure ». Ils ne sont pas du tout en train de s’accorder sur la
notion « d’inspiration » mais plutôt sur le fait que la constitution
d’images, c’est exactement et « seulement » ce qui
« arrive » quand on laisse notre activité neuronale suivre son cours.
Le rêve est la claire manifestation de cette fibre cinématographique, de ce
fond dynamique « imageant » de la pensée. Or c’est bien là tout le
contraire de « l’imaginaire » : il ne s’agit pas ici de se faire
des images de la réalité mais de saisir qu’il n’est pas d’autre réalité que
celle du mouvement des images. Ce qui fait du cinéma un art majeur, c’est que
l’on y vit enfin la vraie nature du temps qui consiste dans ce mouvement des
espaces dans l’espace et pas dans la succession des heures.
Mais pour bien saisir les
implications de cette efficience cinématographique du réel dans les métiers de
création, il convient d’abord de renverser l’idée reçue de
« l’idée ». L’idée d’un tracé ne nous vient pas en tant qu’idée mais
en tant que tracé : elle est d’abord l’effectuation d’une connexion
synaptique. Nous ne générons aucune idée hors de cette activité confuse,
labyrinthique et improgrammable d’un central téléphonique illimité dans lequel
toutes les connexions sont possibles. Cela signifie qu’il n’est pas d’idée, aussi élevée
soit-elle qui puisse se concevoir hors de cette plasticité imageante et
rhizomique qu’est l’activité neuronale. Les images que nous suscitons dans
notre rêve nous donnent une petite idée du « rendement » de cette
activité dés que nous cessons de la parasiter avec nos actions intéressées,
personnelles, conscientes. Sous cet angle, un designer fait fonction de
« passerelle », il doit immiscer dans ce monde d’objets produits sous
la pression et la tutelle de nos intérêts particuliers d’être humains
socialisés les formes pures, gratuites et « données » de ce
« fond dynamique imageant » de la réalité. D’une forme ou d’un volume
qu’il conçoit, un designer se demande nécessairement s’il est
« possible » mais il existe
une zone d’immédiateté mentale dans laquelle il n’est aucune forme qui, du
simple fait d’y apparaître, de s’y « donner » n’y soit autre chose
qu’instantanément possible (il faudrait interroger dans cette perspective le
passage d’ « inception » sur l’escalier de Penrose). La
souplesse et le « monolithisme » du corian donne au designer
l’opportunité de se rapprocher de cette zone, d’explorer la vertigineuse
agilité combinatoire de la conception, de toucher du doigt par, l’onirisme des
formes, quelque chose de l’épure de la sculpture brute, naturelle.
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