vendredi 5 octobre 2012

Travailler le bois et le corian




Le corian est un matériau composite constitué pour un tiers de résine acrylique et deux tiers de trihydrate d’aluminium. Il s’intègre dans cette famille de matériaux baptisé :"solid surface" qui réunit plusieurs qualités :
      -  Une très grande robustesse
     - Les joints sont invisibles après ponçage (il se travaille comme le bois)
   - Matériau non poreux (très utilisé dans les hôpitaux)
      - Thermoformable
     -  Se prête à différents jeux de lumière car on peut le rendre translucide.
Utilisé principalement pour les plans de travail, il est aujourd’hui recherché pour les façades extérieures, le mobilier d’intérieur, les vasques, les comptoirs, les structures verticales style présentoir, rayonnages, etc.
Pour un designer, l’un des apports essentiels de ce matériau réside dans sa souplesse, sa malléabilité et son unité de forme : aussi importante que soit son volume, la pièce se constitue d’un seul bloc. Il n’est dés lors plus aucun mobilier, plus aucune façade qui puissent  être perçus d’une autre façon que « sculpturale ». Dans une pièce dont les meubles sont en corian, nous évoluons au milieu des monolithes, comme à Stonehenge et le rapport que l’on entretient avec la praticité de l’ustensile se voit d’emblée investi par l’épure de sa forme.
Lorsque une façade, un meuble, une cuisine « intégrée » s’imposent plastiquement à notre perception comme un assemblage de pièces reliés ostensiblement par des joints, nous ne pouvons faire autrement que saisir le rapport entre les parties de l’ensemble dans une perspective fonctionnelle. La visibilité des joints est comme une figure de la rationalité de la totalité de l’objet, de la même façon que nous ne pouvons pas regarder le rouage sans nous dire qu’il participe à la finalité commune à toutes ses pièces de l’horloge. Le fait que le meuble ne nous soit pas présenté sous une forme qui puisse nous laisser croire qu’elle a été exécutée d’un seul tenant impose à notre perception la considération de jalons intermédiaires entre la conception et l’installation. Finalement la production finale d’une façade, ou d’un élément du mobilier peut habituellement se concevoir comme une succession de concessions faite à la mise en espace, à la fonctionnalité, au contexte, au scénario d’utilisation par rapport à la primauté de la forme.
De ce point de vue, le corian, c’est l’occasion donnée au designer de revenir à cette donne originelle, à cette intuition primitive de la « coulée » qui nous ramène à l’efficience purement plastique d’un volume, à cette évidence que nous oublions souvent selon laquelle un objet, quelque soit sa fonction, c’est toujours d’abord un certain mode « d’être là ». Il est finalement impossible de ne pas se confronter d’abord, face au lavabo, à une statue en céramique. Les joints visibles, en détachant les pièces, surlignent les fonctions et c’est ce surlignage que le travail de ponçage du corian fait disparaître, rendant ainsi au volume sa toute première effectivité, le fait donné de sa présence, de son aplomb. Les objets ne sont plus parcourus par le vecteur horizontal de leur complémentarité utilitaire mais s’érigent comme des « tout », comme des menhirs ou des monolithes, gratuitement ou rituellement posés « là » dans une parfaite et simple autosuffisance. 
Compose-t-on encore vraiment un « intérieur » quand on l’aménage avec des meubles en corian, avec des surfaces aussi lisses et fluides que celle d’un galet poli par la mer ? L’eau, le vent, l’érosion sculptent les volumes avec lenteur, douceur et gratuité et tout ce qui dans une maison est empreint de cet aérodynamisme porte en soi la trace de cet insensible effet de ravinement  des forces naturelles.  Cette épure des formes, aussi noyée soit-elle dans un mobilier fonctionnel, porte en elle une solennité, une sobriété, détachée de toute modalité d’arrangement, de « bidouillage », de concession parce qu’elle pointe vers cette efficience brute d’être une présence, comme nous l’avons dit, mais aussi parce qu’elle fait signe d’une « donne » originellement mentale. Elle sort tout droit de l’esprit de conception. Rien ne vient contrecarrer le trait de l’ébauche mentale.
En d’autres termes, nous touchons ici à la partie la plus créative du métier de designer, au jaillissement de la forme, à l’émergence d’un « c’est comme ça » dont nous savons bien qu’il se situe en amont de la question « pourquoi ? » (il se peut pourtant que cette question soit posée lors d’un examen mais l’étudiant et l’examinateur savent bien que la réponse sera « faussée », c’est-à-dire « rétro-projetée » à partir de l’effectuation pure du tracé). Dans le film de Christopher Nolan, « Inception », Cobb explique à Ariane que lorsque on crée un building en rêve, vient un moment où l’on est guidé, où le building se construit tout seul. Elle approuve cette affirmation en ajoutant : « C’est de la création pure ». Ils ne sont pas du tout en train de s’accorder sur la notion « d’inspiration » mais plutôt sur le fait que la constitution d’images, c’est exactement et « seulement » ce qui « arrive » quand on laisse notre activité neuronale suivre son cours. Le rêve est la claire manifestation de cette fibre cinématographique, de ce fond dynamique « imageant » de la pensée. Or c’est bien là tout le contraire de « l’imaginaire » : il ne s’agit pas ici de se faire des images de la réalité mais de saisir qu’il n’est pas d’autre réalité que celle du mouvement des images. Ce qui fait du cinéma un art majeur, c’est que l’on y vit enfin la vraie nature du temps qui consiste dans ce mouvement des espaces dans l’espace et pas dans la succession des heures.
Mais pour bien saisir les implications de cette efficience cinématographique du réel dans les métiers de création, il convient d’abord de renverser l’idée reçue de « l’idée ». L’idée d’un tracé ne nous vient pas en tant qu’idée mais en tant que tracé : elle est d’abord l’effectuation d’une connexion synaptique. Nous ne générons aucune idée hors de cette activité confuse, labyrinthique et improgrammable d’un central téléphonique illimité dans lequel toutes les connexions sont possibles. Cela signifie  qu’il n’est pas d’idée, aussi élevée soit-elle qui puisse se concevoir hors de cette plasticité imageante et rhizomique qu’est l’activité neuronale. Les images que nous suscitons dans notre rêve nous donnent une petite idée du « rendement » de cette activité dés que nous cessons de la parasiter avec nos actions intéressées, personnelles, conscientes. Sous cet angle, un designer fait fonction de « passerelle », il doit immiscer dans ce monde d’objets produits sous la pression et la tutelle de nos intérêts particuliers d’être humains socialisés les formes pures, gratuites et « données » de ce « fond dynamique imageant » de la réalité. D’une forme ou d’un volume qu’il conçoit, un designer se demande nécessairement s’il est « possible »  mais il existe une zone d’immédiateté mentale dans laquelle il n’est aucune forme qui, du simple fait d’y apparaître, de s’y « donner » n’y soit autre chose qu’instantanément possible (il faudrait interroger dans cette perspective le passage d’ « inception » sur l’escalier de Penrose). La souplesse et le « monolithisme » du corian donne au designer l’opportunité de se rapprocher de cette zone, d’explorer la vertigineuse agilité combinatoire de la conception, de toucher du doigt par, l’onirisme des formes, quelque chose de l’épure de la sculpture brute, naturelle.

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