mardi 11 novembre 2014

"Avons-nous le droit d'exister?" (5) - Un plan possible



(Il est temps maintenant de réfléchir à un plan possible. Le travail préparatoire nous a fait rapidement comprendre à quel point cette question était « vive ». C’est elle qui se pose à nos mentalités, nos mœurs, nos institutions et, plus concrètement à nos députés à chaque fois que reviennent sur le devant de la scène médiatique des interrogations sur l’avortement, l’euthanasie, la peine de mort, etc. Plus profondément encore, chacun de nous a déjà été assailli de l’ombre de ce doute : « qu’est-ce que je fais ici ? Pas ici dans cet endroit mais ici « dans la vie », « est-il légitime que j’existe ? » Les déportés qui ont survécu aux camps d’extermination nazie font souvent cette remarque : « lorsque on vit dans cette modalité d’existence absurde et plus précaire, on s’interroge toujours sur les raisons pour lesquelles nous vivons, « nous », et pas cette autre personne, cet ami ou cet inconnu que l’on retrouve décédé le matin dans le lit voisin, ou qui a été désigné au hasard pour être pendu afin de « servir d’exemple » ». Le plan qui suit est simplement une proposition visant à donner quelques idées sur la possibilité d’organiser toutes les idées qui nous viennent sur une question aussi vaste. Nous avons déjà travaillé ensemble l’introduction. Il ne sera donc question ici que de ce qui suit la formulation de problématique. Il convient d’insister sur le fait que je me contente ici de formuler des idées sans argumentation ni développement. Ce sont des lignes directrices autour desquelles une dissertation peut s’articuler mais ce n’est pas une dissertation)
1)    Le Droit comme « Tiers »

a)    Définition
Qu’est-ce que le Droit ? D’où vient qu’il existe tant de malentendus et que l’on entende si souvent dire à propos d’une loi ou d’une décision prise en cour d’assises qu’il n’y a pas de justice ? Cela semble dû à la confusion entre justice et compensation ou rétribution, comme s’il s’agissait pour nos institutions juridiques et pénales de rétablir l’équilibre entre nos maux et nos gratifications, entre nos ennuis et nos récompenses. C’est ainsi, par exemple, qu’un père de famille croit pouvoir s’estimer injustement « floué », dépouillé de son droit par la prescription d’une peine qu’il juge trop clémente à l’égard du meurtrier de son enfant. Il a cru que le but d’une procédure de Droit est de s’occuper des personnes et de compenser leurs douleurs par la souffrance que l’on inflige aux personnes qui les ont agressé, voire « brisé ».
Mais ce qui caractérise le Droit est précisément de ne jamais regarder les personnes, de ne jamais faire dépendre la décision des intérêts personnels de tel ou tel. C’est pour cela que les yeux de la Justice sont bandés. Ce n’est pas du tout parce que le meurtrier lui a fait mal, lui a causé un tort qui dépasse tout ce que l’on peut se représenter, qu’il sera puni par le Droit mais parce qu’il a porté atteinte, en tuant, aux intérêts de la communauté. La finalité de la punition ne consiste donc pas à « faire mal à celui qui fait mal » mais à manifester l’esprit de cohésion de l’ensemble dont ne sommes que des parties. C’est cela le Tiers, c’est l’angle de l’utilité commune, angle sous lequel il convient de saisir toute affaire, tout litige qui se produit au sein d’une juridiction.
On peut ainsi reprendre la définition donnée par le dictionnaire « Littré » : « Le droit est « l'ensemble des règles qui régissent la conduite de l'homme en société, les rapports sociaux. », ou de façon plus complète, « l'ensemble des règles imposées aux membres d'une société pour que leurs rapports sociaux échappent à l'arbitraire et à la violence des individus et soient conformes à l'éthique dominante ». Il n’existe donc pas « Une » justice qui, absolument déterminerait une fois pour toutes « le bien et le mal ». Il y a des territoires, des cercles d’amplitudes variables au sein desquels la conception des intérêts du « tout » varie. 
Dans Django Unchained, le docteur Schultz et Django commettrait une action illégale si l’on se limitait à la communauté des intérêts de cette petite ville du Sud esclavagiste et raciste. Mais la conception du Droit fédérale (les Etats-Unis) l’emporte sur celle de ce petit périmètre et le docteur Schultz a donc le droit de tuer le shérif puisque celui-ci est « hors la loi ». S’il existait une constitution mondiale au regard de laquelle tout homme en tant qu’homme serait un citoyen (un citoyen du monde), probablement Le docteur Schultz se mettrait alors lui-même en contradiction avec ce Droit là car il porte atteinte aux intérêts de cette communauté là (celle de tous les hommes) en en tuant un même si ce dernier a volé du bétail (mais cette constitution n’existe pas. Elle abolirait toute notion de frontières).
Ce que l’on comprend ainsi, c’est que la différence entre le droit positif et le droit naturel ne consiste pas dans une distinction de nature mais simplement de grandeur, d’étendue, de périmètre. C’est au nom du droit de tous les hommes qu’Antigone conteste à Créon le droit de lui interdire d’inhumer son frère.
b)    Reformulation du sujet
Maintenant que nous avons vraiment compris ce que signifie le « Tiers » du Droit, nous pouvons l’appliquer à la question qui devient : « exister : est-ce que cela regarde le Tiers. » Pouvons nous inscrire le fait d’exister dans le cadre (régulé par des lois) d’une utilité commune ? (ce n’est là qu’une reformulation possible – Il y a bien d’autres choses à dire ici mais il n’est question pour moi que de vous proposer un plan)
c)    Application à une question de société (Euthanasie, avortement ou peine de mort)
On comprend ainsi l’erreur de perspective de celles et ceux qui, par exemple, n’abordent la question de la légalisation de l’euthanasie qu’en termes de pouvoir. Aucune autorité ne peut nous empêcher de nous tuer physiquement si nous le jugeons nécessaire. La question est beaucoup plus philosophique que cela : personne ne peut limiter le fait de son existence à une affaire privée, personnelle. C’est justement cela qui fait le droit, qui, en un sens, «  légitime » la question même de la légalité et de la légitimité. Exister, c’est venir au monde, y prendre part, y prendre sa part en terme de consommation (survivre) et d’ « optimisation » (travailler à rendre le monde meilleur). Mais avec l’euthanasie, atteignons-nous ou pas les limites de « publication », de « rapport avec les autres,   de cet événement là » ?
2)    L’homme : existence anarchique ou existence coupable ? (cette partie correspond à la réponse négative à la question posée)
Il y a deux manières de répondre « non » à la question : soit nous n’avons pas le droit d’exister parce qu’exister est factuel, brut, donné et qu’alors cela ne peut pas être un droit, soit nous n’avons pas le droit d’exister parce que ce droit nous est refusé par une autorité supérieure : celle de dieu ou celle des autres.
a)    Exister est un fait, et non un Droit (existence anarchique)
Il convient ici de revenir à la distinction entre le fait (physique, brut, naturel et donné) et le droit (réfléchi, construit, culturel et « fabriqué », conceptualisé). Le droit, c’est ce qui doit être et le fait, c’est ce qui est. On pourrait ici utiliser deux néologismes : l’existence serait a-légale et a-légitime, c’est-à-dire qu’il n’est pas question de savoir si vivre est légal ou illégal ou bien si c’est légitime ou illégitime mais d’affirmer que c’est a-légal et a-légitime, « hors la loi », si l’on veut, mais en un sens qui justement n’est plus celui que nous lui donnons habituellement. En un sens, le héros du film de Sean Penn, « Into the wild » dont il est important de rappeler qu’il est un brillant étudiant en Droit, va chercher dans le Grand sauvage » cette a-légitimité là. Il recherche un contact pur avec l’existence, une confrontation qui n’est plus mise sous conditions, négociée, circonstancié par les règles et les juristes.
Nous retrouvons également cette volonté de sortir la vie de son carcan de lois, de conventions, de soumission au travail dans les poèmes de l’auteur anglais : D H Lawrence : « la seule raison de vire est d’être pleinement vivant ; or il est impossible d’être pleinement vivant si l’on est écrasé par une peur secrète et taraudé par cette menace : Aie de l’argent, sinon tu mangeras de la poussière ! » - Extrait du poème « Etre vivant »
    b) Nous ne jouissons jamais du droit d’exister parce qu’il nous est refusé (existence coupable)
b – I)  Par Dieu (référence à la genèse)
Pour que nous nous posions seulement la question de notre droit d’exister, il faut que nous éprouvions notre existence comme fragile, c’est-à-dire qu’elle ne s’impose pas à nous comme une évidence pleine et donnée. Or la première manifestation de mise sous conditions par la loi et l’interdit de notre existence est sans aucun doute la religion. C’est ainsi que dans la Bible, nous voyons l’Eternel soumettre d’abord Adam et Eve à la condition d’obéissance au devoir de ne pas manger le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal.
 Dieu leur dit qu’ils peuvent manger les fruits de l’arbre de vie (immortalité) mais pas ceux de la connaissance du bien et du mal (conscience). Une fois cette première mise sous conditions contredite par l’acte de désobéissance de ses créatures, Dieu leur impose une existence mortelle et dépendante du travail de la terre. C’est là finalement l’origine religieuse de cette impossibilité que nous connaissons aujourd’hui : la nécessité de gagner notre salaire manifeste clairement qu’exister ne nous est pas socialement donné « de plein droit ». Gagner sa vie, c’est avoir à produire, sans cesse, la quantité de travail nécessaire à assurer ma survie et celles de ma famille.
b- II)  Par les autres (Référence à Kafka : « Lettre à mon père » et référence à Jean-Paul Sartre)
Il importe ici d’évoquer l’expérience que nous faisons de la présence des autres. Qu’il s’agisse de nos amis, de nos parents, de nos collègues de travail ou a fortiori de nos supérieurs hiérarchiques, nous éprouvons tous en chaque contact la nécessité de nous faire reconnaître, accepter de l’autre personne comme si nous étions une question dont il serait la réponse. Vivre en société c’est être incessamment fragilisé par le regard de l’autre, comme si ces yeux qui se portent sur mon apparence me mettaient constamment en demeure de « faire mes preuves », de me produire, de me défendre. Nous avons la certitude d’ « être là », mais la présence d’autrui nous oblige à justifier notre existence. Il ne suffit pas que tu sois génétiquement mon fils pour que je te reconnaisse ce titre. Seras-tu à la hauteur par ton mérite de ce que tu es « par hasard » ? C’est là finalement le message que de nombreux pères adressent à leur fils, et la réciproque existe également.
L’œuvre de Kafka est empreinte du sentiment de cette culpabilité. Si nous avons à nous justifier c’est que nous sommes coupables, mais de quoi ? De rien sinon d’exister, et c’est tout le sens du roman de Franz Kafka : « le procès ». Or il se trouve que parmi les écrits de Kafka, nous avons retrouvé une longue lettre qu’il adresse au père mais dont on sait qu’il n’osera jamais la lui faire lire. L’auteur tchèque exprime à la perfection la naissance de ce sentiment de culpabilité et cette sensation de n’être jamais à la hauteur morale d’une filiation physique : « Une nuit, je ne cessai de pleurnicher en réclamant de l’eau, non pas parce que j’avais soif mais soit pour vous irriter soit pour me distraire. De violentes menaces répétées plusieurs fois étant restées sans effet, tu me sortis du lit me portas dans la rue et m’y laissas un moment, seul en chemise, debout devant la porte fermée (…) Il est probable que cela a suffi à me rendre obéïssant par la suite, mais intérieurement cela m’a causé un préjudice. Bien des années après je souffrais encore à la pensée douloureuse que cet homme gigantesque, mon père, l’ultime instance, pouvait presque sans motif me sortir du lit la nuit pour me porter dans la rue, prouvant par là à quel point j’étais nul à ses yeux. »

Kafka ne cesse de reprocher à son père, à partir de cet incident, de l’avoir constamment placé en situation de doute, de faiblesse quant à l’évidence de sa propre existence. Il semble bien que le père de Kafka était effectivement un homme « écrasant », manifestant en toute occasion le pouvoir de la figure paternelle, mais il convient de prolonger ce témoignage, de lui donner une plus grande portée en se posant la question de savoir si elle dépend vraiment du caractère de cet homme ou si elle ne ferait pas partie intégrante de la paternité : « Plus tard je m’inquiétais de ma santé, j’étais pris ça et là d’une légère crainte à propos de la perte de mes cheveux, d’une déviation de la colonne vertébrale puis cela s’aggrava suivant d’innombrables degrés, pour finir par une vraie maladie (la tuberculose). Mais comme je n’étais sûr de rien, comme j’attendais de chaque instant une nouvelle confirmation de mon existence, comme il n’y avait rien qui fût en ma possession réelle, comme j’étais en somme un fils déshérité, je me pris à douter de ce qui était le plus proche, de mon propre corps. » Dans quelle mesure le fait d’être père ne consisterait pas à être crédité, sans le vouloir, et même contre sa volonté, d’un étrange et écrasant droit de regard sur l’existence de son fils ou de sa fille, étant entendu que ce droit serait un héritage de l’histoire, de la mythologie et de la religion ?
Il existe également une dernière référence que je me contente d’évoquer : Jean-Paul Sartre insiste longuement dans « l’être et le néant » sur le regard de l’autre : être fixé par le regard de l’autre, c’est devenir objet.
3)    La « puissance d’exister » (cette partie correspond à la réponse positive)
a)    Distinction entre vivre et exister
Nous avons déjà travaillé sur cette distinction : la vie caractérise les organismes vivants : une plante vit, mais ce n’est pas pour autant qu’elle existe. Exister, c’est « manifester » son existence, revendiquer l’acte de vivre non pas seulement comme un état (de toute façon, c’est déjà fait puisque nous vivons) mais comme une libération (exister c’est une puissance, vivre c’est un « état » : cette distinction est fondamentale. Que signifie-t-elle ? On peut prendre un exemple très « proche ». Si un enseignant conçoit son cours de façon purement « quantitative », il se posera la question de savoir à combien d’élèves vivants il s’adresse. S’il le conçoit comme un moment ayant à voir avec l’existence de ses élèves, il s’interrogera sur l’intensité des attentions que le cours a pu libérer : il y a le fait que nous sommes vivants et l’intensité avec laquelle nous tenons à vivre, l’énergie que nous investissons dans le fait que nous existons. On peut être là (vivant) sans être là (existant).
Comparons ces deux exclamations : à quelqu’un qui nous dit : « je vis », on a envie de répondre : « oui et alors ? ». A une autre personne qui nous dit : « j’existe », on saisit bien qu’elle revendique quelque chose, qu’elle s’implique, qu’elle s’engage. Exister, c’est s’engager dans le fait de vivre, c’est investir sa vie de cette nécessité, de cette « mission » d’y réaliser tout son comptant d’existence. Rater sa vie, de ce point de vue, ce n’est pas gagner très peu d’argent, c’est plutôt ne pas avoir libéré toute la puissance d’existence dont nous étions capable. De nombreuses personnes sont tellement soucieuses de gagner bien leur vie qu’elles la ratent totalement en se retenant d’exister (c’est peut-être un mauvais exemple, mais je ne suis pas sûr qu’un golden boy ou qu’un flash trader accomplisse vraiment sa puissance d’exister, il gagne néanmoins beaucoup d’argent en très peu de temps. Il sacrifie son existence au désir de gagner très bien sa vie).
Si nous appliquons cette distinction au sujet, nous mesurons tout ce qu’elle apporte de nouveau. Quand nous affirmions qu’exister était un « fait », nous parlions finalement de notre naissance et pas du tout de cet engagement que nous investissons dans le fait d’être. En ce sens là, exister n’est pas un fait, c’est la libération d’une puissance. « Venir au monde », ce n’est pas seulement sortir du ventre de sa mère, c’est s’affirmer petit à petit, gagner en puissance, en maturité. Nous sentons petit à petit se constituer quelque chose qui ressemble à une forme de légitimité : ce n’est pas parce que je vis que j’existe, que je libère toute l’intensité de vie dont je suis capable et rien ne nous apparaît plus injuste, plus illégitime que de nous empêcher de libérer toute cette puissance. En contraignant Adam à gagner, à la sueur de son front, de quoi « survivre », Dieu met l’existence de l’être humain entre parenthèses ou du moins « au second plan » par rapport à la nécessité de vivre. Il constitue ainsi le modèle terrifiant d’une société de « travailleurs » ou « d’employés » condamnés à survivre et interdits d’existence.
b)    Le « devoir » de survivre contre la libération d’exister (Hobbes : distinction entre le droit naturel et la loi de nature)
C’est finalement cette distinction que reprend le philosophe anglais Thomas Hobbes (1588 – 1679). Pour comprendre la définition qu’il formule du droit de nature, il convient d’oublier tout ce que nous avons affirmé du droit naturel. Hobbes reprend de fond en comble cette notion et la conçoit d’une toute autre manière. Notre droit de nature, c’est « la liberté qu’a chacun d’user comme il le veut de son pouvoir propre, pour la préservation de sa propre nature » (il est très, très important ici de ne pas confondre nature avec vie : tout être a le droit naturel de s’efforcer de maintenir ce qu’il est, et cela n’a rien à voir avec le fait de rester en vie). Mais justement : selon Hobbes, une communauté d’hommes au sein de laquelle chacun exerce son droit naturel est vouée à la guerre incessante de tous contre tous. C’est la « loi de nature », soit « la règle générale découverte par la raison par laquelle il est interdit aux gens de faire ce qui mène à la destruction de leur vie » qui va s’imposer aux hommes et leur faire admettre la nécessité de la limitation de leur droit naturel, et c’est ce qui va expliquer la mise en place des institutions, c’est-à-dire du droit positif.
Le droit d’exister est donc légalement réduit, « battu en brèche » par le devoir de survivre, et c’est exactement cela qui explique que se soit constitué le droit civil, c’est-à-dire le contrat (implicite) dans les termes duquel nous acceptons de ne pas exercer pleinement notre droit de nature pour rester vivant dans une communauté. La garantie de sécurité prévaut donc ici sur la libération de tout ce qu’induit le fait d’exister (et pas de vivre). Avec Hobbes, nous gagnons le doit de vivre en renonçant à celui d’exister (Hobbes se situerait donc plutôt dans le « Non » mais on peut le situer dans cette 3e partie parce qu’en même temps, il va rendre possible, par cette distinction entre le droit de nature et la loi de nature,  ce que Spinoza va établir, et Spinoza est complètement dans le « Oui ».
c)    Libérer sa puissance  (Spinoza)
Finalement ce que l’on comprend de la prise de position de Hobbes, c’est que pour lui, la nécessité de survivre l’emporte sur le désir d’exister, ce qui revient à affirmer que nous sommes d’abord des êtres organiques et ensuite seulement des « désirs d’être ». Mais c’est justement cette conception de notre être avec laquelle Spinoza ne s’accorde pas : « L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien d’autre que l’essence actuelle de cette chose. » Il faut expliquer cette définition car elle contient l’un des principes les plus fondamentaux de la philosophie de Spinoza, soit le « conatus », le désir d’être. L’effort que libère toute « chose », c’est-à-dire chaque parcelle de l’univers, y compris « nous », chaque homme, pour venir à l’existence, c’est-à-dire pour « être » vraiment, pour accomplir tout ce qu’il peut, constitue et définit vraiment ce que nous sommes. Ce que veut dire Spinoza, c’est que nous ne sommes pas des sujets « finis », constitués. Nous ne sommes pas des « ego », nous sommes des mouvements. Nous sommes le flux de libération de « tout ce que nous pouvons ». Il inverse complètement le rapport entre l’être et ses facultés : ce n’est parce que je suis ce que je suis que je peux telle ou telle chose, c’est ce que je peux qui constitue ainsi ce que je suis, étant entendu précisément que cette détermination (ce que je suis) est fuyante, floue, ouverte (nous n’avons aucune idée de tout ce que nous pouvons faire et nous avons tous déjà constaté à quel point nous pouvions dépasser les limites de ce que nous pensions pouvoir faire). Dans cette perspective, le rôle de l’état est d’autoriser, de rendre possible à chacun d’effectuer ce qu’il est, c’est-à-dire de libérer toute la puissance d’exister dont il est capable. Nous avons d’autant plus le droit d’exister que nous consistons dans la libération de cette puissance d’exister.
d)    Exister justifie d’exister (Louis Evely)
Je me contenterai, pour cette dernière « sous partie » de citer ce poème de louis Evely, d’abord parce qu’il est très clair et d’autre part parce qu’il exprime exactement ce que réalise un homme qui a compris tout ce que Spinoza décrit en termes philosophiques. Si j’existe, c’est bien que j’ai à libérer toute l’intensité de vie dont je suis capable. Exister donc justifie d’exister. Il est très important de savoir que Louis Evely fut prêtre catholique et qu’il quitta cette charge pour se marier, avoir des enfants, comme si le rapport à la divinité peu à peu cessait pour lui d’être le rapport à un être supérieur qu’il conviendrait de célébrer ainsi qu' une puissance extérieure et écrasante pour devenir l’expérience incessamment présente d’être immergé dans une présence aussi réelle que "pleine", totale. C’est le passage du Monothéïsme au Panthéisme, soit exactement ce que nous retrouvons dans cette expression de Spinoza : « Dieu, c’est-à-dire la nature. » :


« Sensation de paix.
L'horloge du temps est arrêtée.
Ces secondes, ces minutes qui me fouaillaient pour me précipiter vers mes travaux, mes recherches, sont ce matin sans pouvoir sur moi.
Je goûte l'instant.
Je sens qu'il a plus à m'apprendre que l'accumulation de tous les suivants.
Pourquoi me suis-je si rarement accordé le temps de vivre, le droit de vivre ? 
Il me fallait justifier sans cesse mon existence par ma production, par mon rendement, à mes yeux comme a ceux des autres. 
Mon existence, en soi, n'avait pas de valeur. Je ne croyais pas exister pour les autres, j'ai fini par ne plus exister pour moi. 
Ce matin, j'ai le droit d'exister tout seul, pour moi tout seul.
Je prends le droit d'exister. 
Et les êtres et les choses autour de moi commencent à exister d'une existence plus dense. 
Eux aussi commencent à avoir le droit d'exister. 
Nous sommes un univers d'existences solides, réelles, également importantes et respectables. 
C'est comme si le sablier de l'existence se remplissait de minute en minute de la quantité de réalité qui le rend stable. 
Ce n'est plus cette sensation de vide qu'il faut remplir d'actes, de mots, d'oeuvres.
Je goûte d'être immobile. 
J'existe davantage de ne rien faire, je repose sur ma racine. 
Quelle est cette racine ? 
Je sens l'existence sourdre en moi sans arrêt, et ce mouvement, quand je l'observe, suffit à m'occuper. 
Je lui fais confiance. 
Je n'ai plus à intervenir, à me justifier d'exister, il me justifie.
Exister justifie d'exister. 
C'est bon d'exister. 
Ça ne doit « servir » à rien d'exister. 
On n'est pas obligé de servir à quelque chose. 
On n'est obligé de servir à rien. 
On a le droit d'exister d'abord. 
Il me semble que je cherchais sans cesse à justifier mon existence avant d'avoir pris conscience et goût d'exister. 
Jusqu'ici, il m'était incroyable que l'on puisse passer du temps sans rien faire et ne pas le sentir perdu !
Le temps n'est pas rempli de ce qu'on y met. 
Mon temps se remplit par l'attention que je lui porte... 
  par le goût que j'en prends parce que je le considère parce que je me considère 
 parce que je me suis restitué LE DROIT D'EXISTER.
Louis Evely (1910 – 1985) -  Extrait de son journal, octobre 1985
Conclusion : il est toujours possible de remettre en cause l’insinuation du droit positif dans le fait pur et brut de notre existence « factuelle », mais il est moins évident de contester la notion du Droit et la pertinence de son application à notre venue au monde (laquelle ne désigne pas seulement notre naissance) lorsque nous l’investissons de la validité d’un cercle d’utilité commune plus vaste et plus extérieur que celui des lois de notre pays. On peut toujours s’épuiser à nier que l’état ait le droit de nous interdire de fumer ou de mettre fin à nos jours si nous jugeons que nous ne pouvons plus supporter la souffrance de vivre encore, il n’en sera pas moins indiscutable que quelque chose dit : « oui » au fait que nous existions et que ce « quelque chose », qui n’est ni « moi », ni les autres, approuve pleinement et à tout instant le fait que j’existe. La preuve ? « J’existe ». Pour traiter correctement cette question : « Avons-nous le droit d’exister ? », il faut réaliser et maintenir ensemble deux considérations qui peuvent apparaître contradictoires et qui pourtant sont aussi vraies et indiscutables l’une que l’autre : d’abord celle de notre contingence (nous pourrions ne pas exister et cela ne nous est pas « dû ») et ensuite celle de notre écrasante, irréductible et nécessaire existence (nous sommes justifiés à exister par le fait même que nous existions). Pour bien saisir la compatibilité de ces deux contraires : le nécessaire et le contingent, on peut utiliser cette formulation, voire l’appliquer à notre existence quotidienne: « c’est exactement quand nous réalisons que nous ne sommes presque rien que nous percevons toute chose (y compris soi-même) sous l’angle du tout, ou plus exactement, pour reprendre les termes de Spinoza « sub specie aeternitatis », sous l’angle de l’Eternité.

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