dimanche 23 novembre 2014

"Hot Fuzz" et l'esprit de communauté



Pourquoi « Hot Fuzz » d’Edgar Wright est-il un aussi bon film? Parce que derrière son apparence de film déjanté à l’humour décalé et « so british », se cache une vraie réflexion sur la vie en communauté. Demandons-nous vraiment à nos forces de l’ordre de veiller au bien commun ou plutôt de défendre les valeurs de ce que nous jugeons devoir être « une petite vie tranquille » ? Qu’est-ce qu’un trouble à la vie publique : mettre réellement en danger la vie d’Autrui, ou contrarier les habitudes paisibles d’un village qui s’est constitué « comme un îlot », comme une forteresse fermée de l’intérieur dans laquelle toute déviation par rapport au train-train quotidien et paisible est « annulée » au sens fort du terme. A force d’adhérer au bon sens commun de ce qui assure la tranquillité d’esprit d’un village , on finit par perdre « le sens des réalités », c’est-à-dire des évidences de sens commun suivant l’acception la plus noble de ce terme : « commun ».
Et, il est très important de se dire qu’il y en a une : exister est une expérience solitaire et personne ne peut savoir ce que j’éprouve à telle ou telle occasion, mais aussi solitaire qu’elle soit, elle manifeste une puissance qui s’étend à la totalité de ce qui existe. Chacun de nous en existant participe à l’aventure « commune » de ce que c’est qu’exister à l’échelle macrocosmique et microscopique. C’est la raison pour laquelle, par exemple, je n’ai aucune idée de la façon dont telle fille va vivre l’expérience de se faire avorter de son enfant mais en même temps, cet acte me concerne au plus haut point. Je suis connecté à son acte par toutes les fibres de mon être, c’est-à-dire par toutes les fibres de ce que c’est qu’ « être ». Il faut être une authentique « ordure » pour imposer à sa petite amie d’avorter « comme si ça allait de soi », comme si cette question qui se situe exactement au niveau du problème posé par le droit d’exister ne devait être abordée que dans les termes économiques et sociaux de « l’argent nécessaire à élever convenablement un enfant ».

Ce n’est pas qu’il faille forcément garder cet enfant, c’est simplement qu’un homme, un « mâle », ne peut pas se contenter d’aborder le problème en le situant exclusivement dans « le cadre de ceux qui n’ont pas d’utérus », comme si un enfant était d’abord un « coût ». Il ne le peut pas « légalement » mais il ne le peut pas non plus « existentiellement », ne serait-ce que parce que tout mâle a au moins pendant neuf mois connu cette expérience d’avoir un utérus : celui dans lequel il a poussé, dont il s’est nourri, d’où il a fini par sortir. Que tous les pères avortons qui ont arbitrairement et violemment fait pression sur leur partenaire pour la forcer à avorter s’interrogent : ils sentiront nécessairement poindre à un moment donné cette crispation qu’on ressent quand on sait qu’on a agi contre l’esprit commun, au sens le plus noble, c’est-à-dire aussi contre soi-même à « un certain niveau ». Poser tous les problèmes à ce « certain » niveau (c’est-à-dire au niveau le plus étendu de ce que l’on peut entendre par « communauté »), c’est exactement ce que signifie : « ne jamais faire d’erreur » et arrêtons un peu de dire que ce n’est pas possible. C’est trop facile.

Je prendrai un autre exemple, très différent : je peux bien essayer de comprendre les arguments d’un chasseur qui me dit qu’il part en forêt tous les dimanches par tradition, qu’il suit aussi de cette façon une tradition familiale, ce que son père, son grand-père lui ont appris. Je peux même respecter cette référence à une forme de devoir-être inscrit dans plusieurs générations portant le même nom propre. A un moment vient à mon esprit cette évidence que ce comportement, aussi inscrit soit-il dans une tradition régionale et familiale, aussi reconnu soit-il par le droit légal français, va à l’encontre de ce certain niveau de communauté dont il était question dans l’exemple précédent et j’ai alors envie d’interroger les chasseurs en leur posant la question suivante : « Etes-vous sûr que le plaisir de chasser se porte vraiment sur ce moment d’appuyer sur la détente ? N’est-ce pas plutôt le fait d’épier un gibier, de vous situer dans sa trace, d’éprouver en vous l’efficience d’un fond de nature animale commune avec votre gibier dans votre art de le pister qui s’anime très légitimement en vous ? Pourquoi vous imposer à vous-même ce « non-sens » d’une action incompatible avec les intérêts de la vraie communauté, de la seule communauté : celle, inavouable, indicible, de « l’uni- vers », de l’unité de mouvement du dynamisme intrinsèque à l’efficience de tout ce qui « est » ? « Bien vivre », c’est toujours et seulement agir à partir de tout ce qui existe, c’est-à-dire à partir de cet intéressement, de cette implication à faire en sorte que tout ce qui existe en effet le « puisse ».

Il nous est tous déjà arrivé de visiter un « charmant petit village » du fond d’une province quelconque (il va de soi que certaines provinces éprouvent plus que d’autres le besoin de se renfermer sur elles-mêmes, mais nous n’en citerons aucune pour ne fâcher personne (c’est donc par « lâcheté » que nous ne ferons allusion ni à l’Alsace ni à la Corse)) et de se faire répondre à une question posée évidemment en français par du patois local. Nous voilà prévenus : « vous vous croyez où ? ». « Ici » il y a une vraie tradition : on ne sert que les clients d’ « ici » qui commandent dans la langue d’ « ici » des produits qui viennent d’ « ici ». La thèse philosophique forte et à mon sens, indiscutable qu’illustre Hot Fuzz consiste à nous faire réaliser que « l’horreur » ne vient jamais de l’Extérieur, ni de l’Ailleurs, ni des nomades, mais au contraire du sédentarisme profond, sédimenté, aveugle et crétin, de cet effet de polarisation de l’intérieur par le biais duquel il est « normal » de chasser parce qu’ici, « on chasse », il est normal de ne pas accueillir les gens de voyage parce que « ce n’est pas une façon de vivre ici » (ben oui forcément, puisque justement on vient d’ailleurs), il est normal d’interdire le droit à la mendicité parce que ça trouble le bien-être des passants d’ici.

Pensons à cela quand nous lisons  nos quotidiens régionaux et à la dose de crétinerie très profonde nécessaire à la publication de « unes » de cet acabit : « un jurassien blessé dans l’attentat  de Madrid qui a fait deux cents morts». Sous le prétexte de tenir les gens informés de ce qui se produit dans leur région, on les encourage à penser qu’il ne se passe rien d ‘intéressant si cela ne concerne pas de quelque biais leur région et cela consacre « l’esprit de terroir » dénoncé avec humour par Hot Fuzz (l’argument de ces quotidiens quand on leur expose clairement « le problème » consiste à répéter que c’est cela que les gens « veulent lire ». Il suffit de formuler lentement cette réponse pour percevoir son vice de procédure : la médiocrité médiatique se justifie toujours de la même façon : « les gens sont comme ça ». Mais à quel niveau situer le conditionnement à la bêtise : est-ce parce que les gens sont bêtes qu’il faut leur faire lire des « stupidités » ou parce qu’on leur fait lire des stupidités qu’ils deviennent bêtes ? Tant que les journalistes régionaux ne se confronteront pas directement à cette idée qu’ils créent un lecteur à leur image plutôt que l’inverse, nous aurons toujours à faire face à des quotidiens dont le niveau de réflexion se situe en dessous du niveau zéro de l’information).

Aussi léger que puisse apparaître ce film, et indépendamment du fait qu’il manifeste, à mon sens, une intelligence très affûtée de la cinétique visuelle de l’affect (à quel rythme faut-il diffuser les images pour exprimer une nouvelle donnée dans l’action du film ?), il décrit parfaitement ce basculement de l’esprit commun dans le renfermement idéologique, c’est-à-dire la transformation de cette conscience universelle d’un bien commun au désir forcené, obsessionnel de laisser les choses en état, de supprimer tout ce qui ne se conforme pas aux mœurs des « bonnes gens ». Il m’est assez souvent arrivé de percevoir ce basculement dans une conversation anodine avec un inconnu. Vous prenez le taxi et la discussion s’engage gentiment avec le chauffeur jusqu’à cette formulation qu’il jette comme un appât : 
      - « Je ne suis pas raciste mais c’est pas normal de donner des allocations à des étrangers vous trouvez pas vous ? »
-       Non
-       Non ?
-    Non
-       Chacun son opinion, pas vrai ?
-       Si vous le dites !
Je souhaiterai répondre autre chose que « si vous le dites », quelque chose du genre : « Oui, c’est ça, à chacun son opinion, vous la plus conne, moi l’autre. » Mais ce n’est pas une solution, parce que j’ai déjà fait l’expérience de ce genre de conversation avec des « barriques » : quoi qu’il arrive, ce sera vous le type « bizarre » qui trouvez « normal » que l’on donne de l’argent à des personnes qui en ont besoin. Vous êtes à l’extérieur du village, une menace potentielle, et plus vous argumenterez, plus vous alimenterez la névrose de « l’assiégé »

Le cinéaste Night Shyamalan, avec sa lourdeur habituelle a bien décrit le même délire, dans son film « le village » mais il est difficile de suivre ce film jusqu’à la fin tant il est dépourvu de la plus infime parcelle de second degré. « Hot Fuzz » ne nous épargne pas certains moments « gore » et ce ne sont pas ceux que je préfère mais la parodie finale des films d’action américains est absolument jouissive : on y voit une dame "respectable" jouer de la mitrailleuse  et un pasteur affable sortir de ses manches deux derringers. 
  (Un grand merci à Tom de la Terminale STI 1 pour m'avoir signalé ce film)

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