mardi 25 novembre 2014

"Watchmen: les gardiens" et l'Uchronie


« Watchmen : les gardiens » est un film de Zach Snyder dont l’action se déroule dans ce que l’on appelle « une réalité alternative ». L’ « Uchronie » désigne un genre de récit qui décrit un autre enchaînement historique que celui qui s’est effectivement déroulé dans « notre monde ». Imaginez, par exemple, que les Etats-Unis n’aient pas été attaqué par les japonais à Pearl Harbour, qu’ils ne soient pas entrés en guerre contre l’Allemagne, et que le troisième Reich n’ait pas été vaincu par les Alliés. Où en serions-nous ?
La présentation du film n’insiste pas assez sur le fait qu’il se situe dans ce genre là et cela explique peut-être son succès mitigé. Nous retrouvons des noms connus mais nous avons du mal à nous repérer par rapport à l’action parce que nos repères historiques sont « chahutés ». Dans le film, les Etats-Unis ont gagné la guerre du Viêt-Nam grâce à ces super-héros qui sont les personnages principaux de l’action. Le Président Nixon a été réélu pour son cinquième mandat (ce qui signifie que dans ce monde parallèle, le scandale de Watergate n’a jamais existé) et les rapports entre les Etats-Unis et l’URSS sont si tendus que la guerre semble imminente. Watchmen nous situe donc à la fois dans une période historique qui a bel et bien existé : « La guerre froide » mais les personnages historiques et le fil des évènements n’ont rien à voir avec la réalité.

C’est sous cet angle uchronique que le film est le plus intéressant car nous sommes tellement habitués à voir des super-héros sauver « notre » monde que l’idée de situer d’emblée l’action dans un autre monde dans lequel l’intervention des super-héros est beaucoup moins spectacularisée, dramatisée, que le notre, est pour le moins féconde. Sans trop révéler l’issue du film, on peut, en effet, dire que le devoir de sauver le monde y est présenté d’une façon qui est beaucoup plus historique que dans « Superman ». Un super-héros est un être surhumain dont le destin est d’utiliser ses super pouvoirs pour l’humanité, mais après tout, les moyens utilisés pour exercer cette influence favorable sont laissés à la discrétion du super héros qui par définition « peut tout » ou « presque tout ». Déjà dans « The Dark Knight » de Christopher Nolan, Batman accepte d’endosser aux yeux de Gotham City, le costume du « méchant ». S’il faut incarner le mal pour que la population vive encore dans l’horizon (illusoire) du bien, qu’il en soit ainsi ! Il importe peu que l’humanité se trompe totalement sur la nature bonne ou mauvaise d’un super-héros pourvu qu’elle le fasse « comme un seul homme ».

Batman est finalement au-dessus du bien et du mal et sa mission est de maintenir l’esprit de communauté même et surtout si c’est lui qui en « essuie les plâtres ». Un super-héros « peut ça » : c’est sa capacité à endurer, à encaisser le choc d’une haine consensuelle qui fait authentiquement la supériorité de sa nature plus que son aptitude à créer les conditions d’un renouveau ou d’un nouvel âge. Batman dans « The Dark Knight », le docteur Manhattan dans Watchmen illustrent cet héroïsme particulier, incroyablement plus intéressant que celui du bon qui fait le bien. Le « sublime », c’est d’être « bon » à ce point qu’on peut supporter de concentrer sur soi les flux épars de toutes les haines individuelles pour en extraire le « nectar purifié » d’une haine collective qui fait « sens » par l’efficience de sa collégialité.

 Nous retrouvons finalement la thématique du bouc émissaire à ceci prés que ce n’est plus tout-à-fait en tant que victime que l’élu crée la cohésion d’une population, voire d’une civilisation (le Christ), mais en tant « qu’agresseur surpuissant ». Le surplomb du Christ torturé sur sa croix symbolise « la longueur d’avance » du pardon : « ils ne savent pas ce qu’ils font ». Celui de Batman sur la corniche de son gratte-ciel est peut-être plus immédiatement « opératoire » : « ils ne savent pas ce qu’ils font (puisque ils prennent un bien pour un mal) mais au moins qu’ils le fassent ensemble. Qu’ils me haïssent « en chœur » ! »
Le super héros est donc désespéré (et c’est d’ailleurs le grand apport de la trilogie de Christopher Nolan de nous décrire un super héros « super triste » dont les plus grandes victoires sont toujours et conséquemment des défaites) parce que ses actes ne prennent sens qu’à se situer à partir d’une hauteur de vue qui présuppose l’annulation d’un bien et d’un mal « transcendants ». Il n’y a ni bien ni mal mais il y a de l’amour et de la haine et il n’existe pas de possibilité de faire communauté sans concentrer par la haine ou par l’amour une communauté d’affect. Or, la haine est plus facile à susciter que l’amour, tout simplement parce que détruire est plus facile que construire (c’est d’ailleurs ce que les industriels du jouet ont bien compris : lorsque nous entrons dans une boutique de jouets, nous pouvons constater que les jeux de destruction sont souvent plus nombreux que les jeux de construction (qui réclame un minimum de patience et d’habileté)).

S’il y a bien quelqu’un qui sait que les hommes ne sont ni bons ni mauvais mais l’un et l’autre suivant les circonstances et les affects, c’est bien Batman qui joue de façon très réaliste de cette ambiguité, mais qui joue sans jamais miser sur telle ou telle « valeur ». Il a dépassé la question de savoir ce que les humains « sont » pour se situer exclusivement dans celle de ce que les humains « peuvent ». Le climat très sombre de « Watchmen : les gardiens » le situe exactement dans cette même perspective, et c’est exactement la raison pour laquelle, aussi étrange et décalée que puisse nous apparaître l’action décrite, aussi uchronique que soit la dimension dans laquelle les évènements se produisent, quelque chose de cette histoire est finalement très crédible. Travailler à rendre le monde meilleur est un idéal de « bisounours », surfer sur les affects des hommes de façon à les rallier contre un ennemi commun est un travail dur mais réalisable.

Mais alors où situer « l’extraordinaire » dans ce cahier des charges très ordinaire du super-héros « moyen » ? Comment décrire et rendre crédible la notion de coup de théâtre si nous sommes partis de présupposés aussi réalistes, pragmatiques ? Le tournant de « Watchmen : les gardiens » se situe, à mon sens, dans le ralliement du docteur Manhattan à la cause que vient plaider auprès de lui son ancienne maîtresse Laurie, le spectre joyeux, une super-héroïne.
Le docteur Manhattan est un scientifique qui a été malgré lui exposé à une dose mortelle de radioactivité. Désintégré, il est réapparu sous une forme qu’on pourrait qualifier, au sens propre de « spectrale ». Il est devenu une sorte d’avatar bleu, doté de toutes les capacités imaginables. Victime d’une machination qui l’a exposé à un acharnement médiatique, il décide de s’isoler sur la planète Mars. Ce n’est pas que les hommes lui apparaissent dés lors comme ses ennemis, c’est plutôt que sa « supernature » lui permet de s’interroger en toute « objectivité » sur l’évolution de l’espèce humaine et il ne distingue pas de motivation pertinente, de justification à son sauvetage. Si les affects humains les conduisent à la troisième guerre mondiale, pourquoi faudrait-il faire dévier ce cours là ?

Laurie essaie de le faire changer d’opinion mais, prise dans cette argumentation, et mise au défi de prouver qu’elle croit vraiment au sens de l’humanité, elle demande au Docteur Manhattan de lui révéler la totalité de son existence, de la « radiographier » en révélant tout des conditions de sa venue au monde. Or elle réalise que celui qu’elle a toujours pris pour son père n’était pas son père génétique mais qu’elle est née de la liaison adultère de sa mère avec « le comédien », un autre super héros, violent, cynique qui avait déjà auparavant essayé de violer sa mère. A partir de cette révélation, les rôles s’inversent : « My life is a kind of joke », dit-elle. Elle est née, par hasard, de l’attirance passagère, trouble et sulfureuse que sa mère a éprouvée pour un homme qui avait tenté de la forcer. Que sa vie ait un sens, qu’elle soit « justifiée », qu’elle ait « le droit d’exister » c’est maintenant ce dont elle doute. Mais le Docteur Manhattan, lui aussi a changé d’avis et sa parole revêt un sens philosophique profond.

On pourrait utiliser une image pour illustrer ce sens. Nous avons pris l’habitude de qualifier de « mauvaises herbes » les plantes qui parviennent à pousser entre les pavés ou les grains de gravier, parce que cela nous « gêne » d’une part, mais aussi parce qu’elles poussent dans des conditions qui ne semblent pas adéquates à favoriser leur croissance. Si nous y réfléchissons un peu, nous réalisons que ce que nous qualifions de « mauvais » manifeste au contraire une intelligence, une opportunité, une opiniâtreté de la nature tout à fait remarquable. Que le désir de pousser d’un certain type d’herbe soit suffisamment puissant pour se réaliser même « là », c’est justement ce qui prouve que le propre de l’existence réside dans l’art de se générer toujours de soi-même dans l’efficience la plus pure du chaos, de l’absurde. Naître, c’est toujours faire advenir du sens dans du non-sens, et c’est cela, exister : « cent fois sur le métier de l’absurde remettre l’ouvrage d’une dynamique de croissance qui en elle-même, par elle-même, « fait » sens. C’est un miracle mais un miracle qui n’a rien de surnaturel, bien au contraire. Il n’est que profondément naturel, viscéralement, irréductiblement. Le vrai miracle, c’est le quotidien, c’est « l’infraordinaire ».

C’est exactement la même chose pour Laurie, et nous pourrions en un sens dire cela de toute naissance (même si certaines sont plus humainement souhaitées que d’autres). Que des êtres puissent voir le jour de circonstances aussi absurdes, contingentes, dérisoires, c’est exactement la preuve irrévocable du sens de la vie, donc aussi de la vie humaine. Les hommes sont peut-être les mauvaises herbes de la terre, mais il faut beaucoup de persévérance, de « génie laborieux » (cet oxymore a du sens), de « mordant » et finalement de justesse pour qu’une mauvaise herbe puisse pousser. C’est là la signification la plus profonde du smiley qui revient à plusieurs reprises comme un leitmotiv dans l’action de ce film. Le miracle qui transforme du non-sens en sens, c’est cela la tâche surhumaine des hommes, et elle n’a rien de divin. Nous l’accomplissons silencieusement, inconsciemment chaque matin en nous levant, en vivant quand même, comme des mauvaises herbes, dans les cadres inhumains de nos lieux de travail, des conditions invivables qui, pour certains d’entre nous nous sont faites. Finalement le burning out, c’est lorsque nous craquons, c’est lorsque nous sommes comme Laurie mais sans le Docteur Manhattan pour nous faire voir la situation de très, très loin. 
Et c’est à cela que servent les « VRAIS » superhéros comme Manhattan ou le Batman de Nolan : « réaliser que voir les choses de très loin, c’est toujours les voir telles qu’elles sont » (comme sur ce point l’échelle du macrocosmique ne fait qu’une avec celle du microscopique, ce « de très loin » est aussi un « de très prés » : dans nos cellules s’animent un « vouloir-être » qui est le même que celui des étoiles).








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