mardi 23 février 2021

EMC - Ne pas voir le visage d'autrui: quelles conséquences éthiques? Emmanuel Lévinas

 


« Je pense que l’accès au visage est d’emblée éthique. C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut être dominée par la perception mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas.
        Il y a d’abord la droiture même du visage, son exposition droite, sans défense. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue bien que d’une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle ; la preuve en est qu’on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps le visage est ce qui nous interdit de tuer.
        Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu’Autrui dans la rectitude de son visage, n’est pas un personnage dans un contexte. D’ordinaire, on est un « personnage » : on est professeur à la Sorbonne, vice-président du conseil d’Etat, fils d’Un tel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c’est toi.»
  



Ne pas voir le visage d’Autrui: quelles conséquences éthiques?

        A cause de la pandémie, le port du masque est aujourd’hui devenu une habitude. Cela signifie que nous avons intégré dans toutes les occasions de notre vie sociale de ne pas voir la totalité du visage de l’autre personne, de ne pas pouvoir lui exprimer par les traits de notre visage un certain jeu de nuances susceptibles d’apporter ou même de faire varier nos paroles. De notre masque sortent nos paroles et c’est tout ce dont nous disposons pour adresser des messages lorsque nous sommes en présence des autres.
        Finalement le statut exceptionnel de cette situation sanitaire se manifeste entres autres choses dans la réalisation et l’application d’une nouvelle considération, d’un souci éthique un peu paradoxal: c’est parce que je prends soin d’autrui que je m’en éloigne, ou que je privilégie des modalités d’approche « à distance » ou que je porte un masque pour m’adresser à lui. Le propos ici n’est absolument pas de discuter ou de remettre en cause le port du masque, mais de réfléchir aux conséquences de cette donnée nouvelle dans la proxémie sociale notamment par rapport aux thèses du philosophe Emmanuel Lévinas (1906 - 1995) qui accorde à la phénoménologie du visage une importance cruciale.
           
En effet voir un visage n’est pas du tout une expérience anodine ou commune, selon lui. C’est plutôt une impossibilité et cette impossibilité fait sens. Nous percevons des choses, des corps et voilà que notre regard rencontre le visage d’autrui. Spontanément, nous réalisons que quelque chose change, qu’une possibilité que j’avais pour les choses vues, pour les éléments environnants m’est immédiatement « interdite » pour le visage, mais quoi exactement? Un visage n’est pas à proprement « visible », il s’en échappe. Je peux décomposer le visage d’autrui, regarder les yeux, puis les joues, le nez la bouche, etc. Je casserai un charme et peut-être plus encore que ça: un commandement. De fait le visage d’autrui est là, si j’ai un lien affectif à l’égard de la personne qui le « porte », je peux même le toucher: c’est de la peau, de la chair avec des lignes, des traits, des rides et de légers plissements ou tressaillements qui varie selon les expressions. Mais en fait, précisément ce n’est quasiment jamais à cela que je réduis le visage parce que je perds quelque chose de ce qu’il est en le réduisant à sa matière, à ses caractéristiques physiques. Ce visage est entièrement une adresse, une façon de s’adresser à moi. Il me concerne au premier chef, moi plus que les autres, et si je ne peux pas le réduire à sa matière, à l’ensemble de ses caractéristiques physiques, c’est parce qu’il est une adresse, une forme de responsabilisation, un avertissement, une mise en présence avec une transcendance avant d’être simplement une chair et en réalité, il n’est jamais perçu comme tel. Le visage n’est pas matérialisable, n’est pas réductible à une donnée physique quelconque. Je ne peux pas voir un visage comme je vois une chose parce que le visage s’impose directement et étrangement à moi comme toute autre chose qu’une chose. Le visage est «  inchosifiable ».
        Qu’est-ce que cela veut dire? Qu’il consiste bel et bien dans l’expérience d’une réalité mais en même temps que cette réalité n’est pas un ensemble réductible à la somme de ses parties. Quand je dis qu’un visage, c’est l’addition des yeux, du front, du nez des joues, etc. je dis quelque chose de vrai matériellement mais de complètement faux socialement ou éthiquement ou encore authentiquement parce que l’expérience que nous en faisons n’est jamais celle d’un ensemble composé d’éléments, n’est pas celle d’une « chose ». Je vois une chaise et à aucun moment je n’éprouve l’impression que cette « chose » représenterait « plus » que l’idée que je m’en fais. C’est cette notion d’excédent, de dépassement qui est fondamentale dans la relation sociale avec Autrui, selon Lévinas.  D’où vient que je peux effectivement réduire la perception que j’ai de la chaise à la chaise? D’où vient que je n’éprouve en aucune façon le sentiment qu’il y a plus dans le représenté que dans la représentation? La réponse de Lévinas serait celle-ci: du fait que la chaise n’exprime rien, ne signifie rien. Une chose ce n’est pas tant un objet inerte qu’une « plasticité muette » qu’une présence murée dans sa matière, dans sa finitude, dans sa limitation.
         
Voir c’est réduire ce qui est vu à sa délimitation dans l’espace, à l’objet d’une vision au périmètre d’une surface limitée et visible. Si je vois, alors je suis le sujet d’une action qui s’effectue sur ce qui par là même devient un objet et n’oppose rien à cette chosification. C’est ce qui se passe pour une chaise parce qu’elle ne dispose d’aucune possibilité de dépasser sa propre chosification.
         Mais devant un visage, tout change. Ce n’est pas qu’il n’existe pas chez les hommes de tentatives pour réduire le corps de l’autre à un objet, notamment dans la sexualité. C’est exactement ce que l’on appelle le fétichisme. Cette perversion se polarise sur une partie du corps de l’autre et le dissocie de la personne visée. Mais il y a dans le corps d’autrui une partie qui ne se laisse pas fétichiser et nous en faisons finalement continuellement l’expérience puisque quand nous regardons l’autre personne, c’est vers son visage que notre regard spontanément se porte, parce que les autres parties du corps ne sont pas aussi signifiantes que le visage. Dans le visage, j’éprouve une résistance radicale et finalement invincible à la réduction chosifiante du regard. Je ne peux pas assujettir autrui comme je peux assujettir un objet, tout simplement parce qu’un objet est un objet parce qu’à la limite un corps est chosifiable ou du moins serait chosifiable si ce corps ne revêtait une sorte d’ « épiphanie », c’est-à-dire d’élévation dans le visage, lequel est une apogée du corps par quoi le corps n’est plus vraiment corporel. C’est exactement ce que veut dire Lévinas quand il affirme: « La relation avec le visage peut être dominée par la perception mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas. » Chacun peut le comprendre: ce que je perçois quand je rencontre un visage dépasse mes capacités de perception. C’est exactement la même chose dit Emmanuel lévinas dans un autre texte que ce qui se passe dans les méditations de Descartes quand une pensée découvre que l’idée d’infini bien que présente dans son esprit n’est pourtant pas contenue par son esprit. Comment dans l’entendement limité d’une personne finie peut-il se trouver l’idée même de l’illimité? Cela ne se peut à moins de concevoir que cet illimité s’est lui-même imposé à cette pensée et c’est l’idée de Dieu selon de Descartes.
        Or dans le domaine de la perception, c’est la même chose avec le visage, à savoir que ma faculté de perception fait l’expérience de ce qui ne se laisse pas contenir par ma perception. L’idée de Dieu excède l’entendement qui le touche comme le visage dépasse la perception qui le rencontre.  Quand je pense l’infini, ce que je pense est plus que l’acte de le penser. Quand je croise un visage, ce que je perçois est plus que je ne peux percevoir. Ce n’est plus paradoxal dés lors que je réalise que je peux parfaitement faire l’expérience d’une réalité dont il m’est par ailleurs impossible d’embrasser la totalité en tant que totalité. Je ne peux circonscrire le visage de l’autre et c’est pour cela que le visage est précisément ce qui le fait être Autre. Ce visage est intotalisable. Il n’est pas une totalité, il est un infini.
        Mais comment se manifeste concrètement cette infinité? Par sa résistance à la décryptation. Le visage est la source d’une continuité infinie d’expressions et plus encore d’expressions qui échappe à la maîtrise de cette source même. Autrui peut bien sur me signifier intentionnellement des messages par son visage en me souriant, en fronçant les sourcils, etc. On rentrera alors dans le code culturel des tressaillements des visages par le biais duquel on signifie clairement quelque chose à quelqu’un mais on sait bien que cette communication n’épuise aucunement la réalité profonde, multiple, continue du visage de l’autre. L’expérience que l’on fait du visage endormi de l’autre voire de sa mort est assez claire en ce sens. Le visage du mort ne peut rien vouloir dire « intentionnellement » et pourtant « ça me parle » comme on dit sauf que…je ne sais pas du tout ce que cela me dit.  
         

Il y a en effet ce que le visage exprime et ce qu’exprime le visage en tant que tel, en tant que visage: ce n’est pas identique. Lorsque nous envoyons un message à autrui en lui souriant, nous savons bien que nous suivons le code des expressions compréhensibles, le plus souvent dictées par des circonstances, par des conventions culturelles, etc. Mais nous savons aussi ce qu’induit le fait d’apparaître en public, présenter son visage, offrir aux autres le spectacle de notre visage. Nous tenterons bien de nous donner une contenance et il convient ici de réfléchir énormément à ce terme: nous essayons de donner une contenance socialement codée à une réalité incontenable d’un point de vue éthique, et ça ne marchera pas: en témoigne ce constat d’échec inhérent au terme même de contenance, lequel ne désigne qu’une apparence qui sera déjouée, démasquée. La vérité est que cette contenance est un leurre dont personne n’est dupe. Apparaître c’est donner un voir son visage, ce qui suppose que l’on soit vulnérable parce que l’on donne à voir ce qui de nous est l’expression la plus singulière, la plus juste, la plus pure et la plus nue de nous, mais en même temps, nous savons bien que cette exposition dans ce qu’elle revêt précisément de vulnérabilité va provoquer chez la personne qui rencontrera mon visage un sentiment d’obligation. Tout visage crée dans celle ou celui qui le rencontre une sorte d’obligation de s’en porter garant et cela a rapport avec l’ipséïté telle qu’elle est théorisée par Paul Ricoeur. J’ose me présenter à autrui par ce qui de moi est le plus « moi » mais ce moi est aussi infini. C’est finalement comme si Lévinas nous disait que « l’âme »: ce principe immatériel si énigmatique dont nous ne savons pas où le situer dans le corps était finalement le visage dans ce qui de lui précisément n’est pas matérialisable. L’âme c’est ce l’inchosifiable du visage, ce qui impose à celui qui le voit de s’en porter garant, de ne pas porter atteinte à cet autre qu’enfin je reconnais comme tel parce que l’infini qu’il porte par son visage force, non pas l’admiration mais le respect. Tous les termes à connotation morale trouve dans la nature indécryptable du visage leur source, leur origine.
          
Cela signifie-t-il que les conventions sanitaires imposées par la pandémie actuelle nous imposent finalement de masquer notre « âme », d’atténuer la puissance même de ce qui en nous comme chez les autres crée et suscite le respect de sa personne? Il faut s’interroger sur ce qui du masque pourrait diminuer,  réduire le caractère indécryptable du visage de l’autre. Les masques qui portent un message, à cet égard sont les plus discutables, les plus dommageables car aucune expression du visage précisément ne peut se réduire à un énoncé.  Il y a ici toute une réflexion à mener sur le design du masque mais précisément parce qu’il n’y pas à rendre artificiellement énigmatique ce qui l’est spontanément et surtout éthiquement. Le masque cache la partie basse de notre visage mais pas la partie haute: les yeux, les sourcils, le front. Bien sûr, il est plus difficile de capter l’expression du visage d’une personne dont on ne voit que les yeux, sans voir la bouche, mais comme la thèse d’Emmanuel Lévinas consiste à pointer l’indécryptabilité de tout visage en soi, le masque ne constitue pas en soi une atteinte grave à cet excès de signifiance du visage d’autrui. Le visage n'étant pas une totalité puisqueil est porteur d'une infinité, il n'est pas dommageable éthiquement de ne pas en voir la totalité.
        D’autre part avec le masque, c’est comme si une approche étymologique se faisait soudainement plus sensible: personne vient du latin persona, per sonare, ce qui retenti à travers… désignant le masque que les acteurs portaient pour que leur voix puisse parvenir aux derniers rangs des spectateurs. Carl Gustav Jung reprend ce terme dans un sens très dérangeant pour le masque. La persona désigne la personnalité qu’un individu doit revêtir socialement, amenant ainsi la « personne » à s’identifier au personnage qu’il doit incarner au gré de sa fonction sociale et plus de sa personnalité authentique. Le danger serait donc que le masque nous incite à susbtituer à l'authneticité du visage d'Autrui sa persona, à l'occasion de cette assimilation forcée. Nous réduirions donc autrui à son rôle. Mais honnêtement est-ce vraiment un risque qui serait plus présent à cause du masque? Ce danger là n'est-il pas efficient depuis toujours comme la thèse de Jung semble bien le prouver?
       
  Peut-être le masque nous incite-t-il un peu plus à visagéïfier notre rapport aux autres, c’est-à-dire à manifester dans notre rapport physique, gestuel, actif aux autres que nous savons qu’ils sont des visages, même et surtout si nous ne le voyons pas. Le danger de chosifier un corps qui ne peut plus manifester aussi expressément qu’avant l’infini de son visage est néanmoins présent et nous impose une forme de vigilance, d’attention, mais c'est à nous qu'il revient d'optimiser cette attention. Le masque peut être abordé et pratiqué comme une attention supplémentaire à ce qui en efait se définit comme un supplément même: l'excédent du visage par rapport à sa compréhension.
        Il est enfin une considération essentielle qu’il convient ici de souligner: selon Emmanuel Lévinas, il y a dans le visage l’expression d’un infini, d’un commandement et d’un interdit de tuer qui ne vaut que pour l’homme que pour les rapports entre les hommes. Or Baptiste Morizot insiste à très juste raison sur le fait qu’il est des animaux, comme les félins et les loups notamment qui regarde les hommes qu’ils croisent dans les yeux:
     « Mais il me regarde, non, il regarde mon visage, non : il me regarde dans les yeux. Ce souvenir joue un rôle particulier dans ce sentiment consistant de l’avoir rencontré. Eye-contact : énigme philosophique. Pourquoi certains animaux nous regardent-ils spontanément dans les yeux ? S’ils pensaient que nous sommes des corps mus par des forces, des pierres chutant, des arbres ; ou bien s’ils ne pensaient pas, ils poseraient leur regard indépendamment sur toute la surface du corps, sans trouver nos regards. Ici, le fait qu’ils nous regardent dans les yeux indique qu’ils savent quelque chose : il y a une intentionnalité cachée derrière nos yeux, comme s’il y avait quelque chose à voir, comme si nous avions vraiment une âme, trahie dans ces miroirs. Je ne sais pas le dire. Le eye-contact révèle ce que ces animaux comprennent de ce que nous sommes. Ils nous attribuent une intériorité, nous qui peinons tant à leur rendre cette politesse, que leur geste pourtant appelle : il n’y a qu’une intériorité pour en reconnaître une autre, parmi les rochers, les forêts, les nuages. »
        Quelque chose ici se fait jour à quoi Emmanuel Lévinas n’a pas su ou pas voulu se rendre sensible, c’est l’effectivité d’une rencontre de vivant à vivant, l’émergence d’une reconnaissance comme intériorité d’êtres qui ne partagent pas avec nous leur genre, leur condition d’espèce. Se pourrait-il que loin d’être la reconnaissance d’une transcendance, the eye-contact soit immanent à la nature même et fasse remonter d’une très profonde ascendance commune la subtilité sidérante d’un signe de connivence par le biais duquel toute forme de vie se singularise tout autant qu’elle se fédère?

  



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