mercredi 24 février 2021

HLP Groupe 2 - Texte de Jean-Jacques Rousseau

   

   
        « Je voudrais que cet instant durât toujours ; et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?
        Mais s'il est un état où l'âme trouve une assiette (1) assez solide pour s'y reposer tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d'enjamber sur l'avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure celui qui s'y trouve peut s'appeler heureux, non d'un bonheur imparfait, pauvre et relatif, tel que celui qu'on trouve dans les plaisirs de la vie mais d'un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l'âme aucun vide qu'elle sente le besoin de remplir.
        Tel est l'état où je me suis trouvé souvent à l'île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l'eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs, au bord d'une belle rivière ou d'un ruisseau murmurant sur le gravier.
        De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de l'existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix, qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la douceur.  Mais la plupart des hommes, agités de passions continuelles, connaissent peu cet état, et ne l’ayant goûté qu’imparfaitement durant peu d’instants n’en conservent qu’une idée obscure et confuse qui ne leur en fait pas sentir le charme. »

             Jean-Jacques Rousseau, Rêveries du promeneur solitaire (1782)
Note:
(1) assiette: ici assise, position confortable

Essai philosophique:

Faut-il se satisfaire d’être soi ?     

La facilité avec laquelle nous nous identifions avec certains personnages de films, de séries ou de fictions littéraires, voire de stars du grand écran n’accrédite pas seulement l’idée selon laquelle nous ne pourrions vivre qu’en nous cherchant des modèles, lesquels seraient par leur réussite ou par l’image du succès qu’ils suscitent une sorte de mode d’emploi de la vie telle qu’elle vaudrait seulement la peine d’être vécue. Elle prouve également que nous abordons l’existence avec cette certitude selon laquelle nous avons un personnage à incarner, comme une sorte de devoir absolu d’être « quelqu’un ». Dés lors le moi, comme Jacques Lacan le fait remarquer, consiste dans un bric-à-brac d'identifications imaginaires dans lequel nous furetons comme dans un grenier plein de vieilleries en espérant trouver l’autoportrait qui enfin corresponde au rôle que nous souhaitons jouer. La simple éventualité qu’il ne soit pas du tout question dans notre vie de trouver notre moi nous semble donc absurde, dépourvue du moindre sens. C’est comme si le minimum qu’un humain pouvait demander à la vie soit de lui donner les moyens d’être soi. Ce faisant, nous négligeons d’envisager deux considérations qui relativisent ce préjugé:
- Le premier c’est que cette tâche est existentiellement vouée à l’échec puisque c’est sur le support dynamique et mouvant d’une existence qui passe et me fait continuellement vieillir que je pars en quête d’un moi, c’est-à-dire d’un personnage dont l’unité est impossible puisque on ne peut en concevoir la définition. Vivre ce serait commencer un auto-portrait tout en sachant qu’on ne pourra jamais donner le coup de pinceau final. C’est là un projet qui étymologiquement ne peut être "satis" fait (satis factum: suffisamment fait). On en fera jamais" assez" pour être quelqu'un.
- Le deuxième c’est le fait qu’il n’est peut-être rien de plus éloigné du bonheur que de vouloir être quelqu’un dans la mesure où cette identité ne peut s’effectuer qu’à la condition d’être actée par la société et surtout par les autres. L’identité semble donc avoir comme corollaire une sorte de dépendance à l’égard du regard, du jugement d’autrui. Quiconque cherche l’autarcie aura plutôt tendance à se contenter d’être tout court.
            C’est bien là la thèse défendue par Jean-Jacques Rousseau dans ce texte puisque il nous décrit cette sensation de plénitude et de simplicité éprouvée dans la quiétude où loin d’attendre quoi que ce soit de l’existence, il semble se laisser porter, accepter qu’elle soit et qu’il soit lui: Jean-Jacques Rousseau simplement existant. Le secret du bonheur dés lors consisterait à ne plus s’efforcer d’exister en tant que tel ou tel mais à se satisfaire d’exister seulement.
         

  Il semble évidemment impossible de parvenir à cette sensation sans un travail de conscience, même si la question se pose de savoir si c’est bien de travail dont il est affaire ici.  Toute conscience quelque soit l’objet sur lequel elle se porte est un dédoublement tout simplement parce qu’elle consiste à s’apercevoir, à se rendre compte et que la persistance du pronom réfléchi manifeste clairement que toute prise de conscience est celle d’un sujet qui se représente lui-même et se présuppose dans cette représentation de soi. Etre conscient c’est être à la fois acteur et spectateur de sa vie.
        Or cette division, ce dédoublement ne peuvent se concevoir sans un décalage temporel qui rend assez bien compte de notre décompte habituel des minutes et des heures.  Nous considérons que les unités de temps s’excluent les unes des autres. Je ne peux être conscient que si je me rends compte que je vis en cet instant mais pour m’en rendre compte, encore faut-il que je me détache de moi-même, que je me « sache » vivant, ce qui implique qu’en moi celui qui vite celui qui se sait vivre se distinguent et il ne saurait se distinguer dans une autre dimension que celle-là même du temps puisque dans l’espace c’est un seul et même corps qui est « moi ». Que je vive cet instant, c’est donc ce dont je ne peux me rendre compte qu’en m’excluant de ce présent et c’est exactement cela qui finalement conjugue tous les instants que je vis au passé. Ce que je vis, dés que je me rends compte que la vie est vécue. Je peux bien sûr me projeter dans le futur. Toute conscience est ainsi mémoire et anticipation mais ne saurait en aucune manière être dans l’instant. Et c’est exactement ce que signifie pascal dans ses pensées: « Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l'avenir. Nous ne pensons point au présent ; et, nous y pensons, ce n'est que pour en prendre la lumière pour disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. »
        Quelque chose de la conscience de vivre nous situe exactement au même carrefour que celui devant lequel l’Eternel plaça Adam et Eve dans la Genèse: préférez vous manger le fruit de devenir conscients mais vous perdrez la jouissance du paradis éternel ou bien jouir du présent  et des fruits de l’arbre de vie et demeurer dans l’inconscience?
        C’est exactement de cela qu’il est question dans le mythe fondateur de notre civilisation et le péché décrit bel et bien cette condition humaine dont Rousseau décrit ici le moyen de s’extraire. On ne peut manger du fruit de ces deux arbres: il faut choisir entre la vie instantanée (l’arbre de vie) et la conscience éclairante, lucide mais décalée (l'arbre de la connaissance du bien et du mal). Que notre civilisation se soit construite à partir du choix d’Adam et Eve ne doit pas pour autant nous décourager de la possibilité de contourner l’épée flamboyante des anges et de retrouver le goût du fruit de l’arbre de vie.
       

              Mais de quoi s‘agit-il non métaphoriquement? De suivre à l’envers le chemin parcouru par la conscience, de renoncer à savoir, à se rendre compte, à tout ce qui en nous sépare l’acteur et le spectateur, de faire taire le besoin de savoir qui l’on est pour se satisfaire du fait d’être. Cela ne peut s’opérer qu’à la condition de ne plus vivre entre le souvenir et l’attente. On n’espère rien de l’avenir parce qu’il n’y pas d’avenir. On ne regrette rien du passé parce qu’il n’y a plus de passé. Quiconque réfléchit un peu au bonheur s’aperçoit de deux choses:
- On se souvient des instants heureux comme d’instants pendant lesquels on ne se disait pas à soi-même que l’on était heureux. C’est rétrospectivement que le bonheur nous apparaît comme le terme juste pour qualifier ces moments de vie. Mais ce terme juste appliqué au moment n’a pas été vécu juste « à ce moment » et c’est là tout le drame humain dont Rousseau parvient à sortir.
- Jamais nous ne gâchons davantage notre bonheur que lorsque nous préparons à être heureux pour une échéance future. Le moment d’être heureux vient sans nous trouver heureux parce qu’il y manque désespérément cette nuance étymologique du hasard. On peut planifier du plaisir mais certainement pas du bonheur (étymologiquement ce qui arrive subrepticement de bon, fatalité bonne)
        « De quoi jouit-on dans pareille situation? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence. » nous dit Rousseau. De quel soi-même nous parle-t-il? Non pas d’un soi de « juxtaposition » qui impliquerait un travail d’identification comparable à celui dont nous parle Jacques Lacan avec le stade du miroir. Il ne s’agit pas de se donner de soi-même à soi-même l’image de la réussite ou du bonheur reflété mais d’un « soi » intériorisé  qui n’est lui-même qu’à partir de la sensation d’être et de rien d’autre. Il n’est même plus question de savoir que l’on est mais seulement d’être. Finalement c’est comme si l’on pouvait ainsi retracer l’itinéraire de cette acquisition progressive du bonheur 

a) comme abandon du souci d’être quelqu’un 

b) jusqu’à celui de la conscience d’exister

 c) afin de parvenir au simple sentiment d’exister comme summum de l’autarcie

   



        Ce que Rousseau décrit ici n’est pas très différent du bonheur appréhendé comme sensation du corps paisible par Epicure dans la philosophie antique: « Car ce pour quoi nous faisons toutes choses, c’est ne pas souffrir et ne pas être dans l’effroi ; et une fois que cela se réalise en nous, se dissipe toute la tempête de l’âme, puisque le vivant n’a pas à se diriger vers quelque chose comme si cela lui manquait, à la recherche de ce qui permettrait au bien de l’âme et à celui du corps d’atteindre leur plénitude ».
        Il faut donc se satisfaire d’être soi si par ce terme nous n’entendons rien d’autre que se satisfaire soi-même d’être, c’est-à-dire se situer à cette juste hauteur de l’existence au niveau de laquelle elle se donne à vivre telle qu’elle est, pour ce qu’elle est. Epicure insiste sur le calcul que chacune et chacun de nous doit faire des désirs. Il existe des désirs naturels et d’autres vains (comme l’immortalité) qu’il faut évidemment délaisser, parmi les désirs naturels certains sont naturels comme la satisfaction de bien manger, de l’attachement amoureux, de profiter de la vie en visant le plaisir  et d’autres sont naturels et nécessaires. C’est vers ceux-là que le sage doit se tourner s’il veut vivre une existence heureuse. « Parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même. »
       
  Se satisfaire d’être soi, c’est finalement exactement se satisfaire d’être un corps senti, un corps qui se sent exister et qui ne se soucie que de maintenir ce corps à hauteur d’existence. Il s’agit bien de se rendre sensible à la fadeur d’une vie simplement vécue comme on finit par se faire à la fadeur de mets réputé pour leur absence de goût. Plus nous nous efforçons de sophistiquer notre existence, de la surcharger, de surenchérir sur les plaisirs dont elle serait censée nous gratifier, plus nous nous éloignons absurdement de la raison même pour laquelle nous nous lançons dans cette quête. Il nous faut tenir le même raisonnement à l’égard du moi: plus nous adhérons à l’illusion d’un moi à incarner, à composer comme un personnage susceptible de gagner la faveur du regard des autres, plus nous nous engageons sur une route interminable qui ne nous apportera que de l’insatisfaction. On mesure évidemment à quel point la sagesse de vie épicurienne ainsi que le sentiment décrit ici par rousseau se situe aux antipodes du mode de vie d’aujourd’hui dont le leitmotiv consiste finalement à faire entièrement reposer l’économie sur la capacité de ce que l’on appelle le « marché de l’offre" , c’est-à-dire les stratèges du marketing à susciter en nous des besoins artificiels que finalement nous n’avons pas.  Se satisfaire d’être soi c’est ramener son moi au simple plaisir de se sentir exister au sein même d'une société dite de consommation dans laquelle une foule immense d'humains se jettent à corps perdus dans une course effrénée vers un abîme.
  


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