lundi 1 février 2021

Cours HLP groupe 1 du 02/02/2021

 


Le cours d’aujourd’hui: 02/02/2021 sera consacré soit aux révisions dans la perspective du bac blanc de demain pour le groupe 1, soit à la suite du cours sur la notion de crime contre l’humanité, ou bien à la reprise du cours qui avait été commencé sur Histoire, Violence et humanité ( « Pourquoi faire tant d’histoires de l’Homme ?»). C’est dans cette dernière possibilité que se situent les développements suivants. Nous reprenons donc le fil de la traduction impossible du terme de « deinos »:


        Ce qui se fait jour avec Holderlin, c’est une révélation du scandale du Deinos que le philosophe Heidegger va reprendre à son compte en lui apportant une dimension philosophique nouvelle.:
           « Heidegger, dans son Introduction à la métaphysique, commence par reconnaître que le fameux mot est « ambigu ». D’un côté, dit-il, il désigne l’effrayant, le terrible, ce qui provoque à la fois la terreur panique et la crainte respectueuse. D’un autre côté le δεινόν, toujours selon Heidegger, « signifie le violent conçu comme celui qui emploie la violence, qui non seulement en dispose, mais est faisant-violence, parce que l’usage de la violence est le trait fondamental non seulement de son faire, mais bien de son être-Là ». Une telle « traduction » du mot, il faut avouer qu’on la chercherait en vain dans le dictionnaire Bailly.
        Et ce n’est là qu’un début. La longue glose heideggérienne, qui s’étend sur vingt pages, et qui propose une lecture de tout le stasimon de l’« éloge de l’homme », mais revient sans cesse au deinos initial comme à l’explication première de tout le reste, et comme le lieu même de la définition de l’homme grec et de l’homme tout court, cette longue glose aboutit à la décision de traduire deinos par « unheimlich » (inquiétant, étrange, terrible, sinistre). « Etre ce qu’il y a de plus inquiétant », dit encore Heidegger, « c’est le trait fondamental de l’essence de l’homme. » Comment ne pas lui donner raison – pour ce qui le concerne ? L’homme heideggerien, hélas, est « unheimlich » : l’homme est violence faite à l’être. »

        Il convient ici de bien prêter attention à la fois à ce que Heidegger affirme sur le « deinos » et à l’interprétation qu’Etienne Barillier en fait sachant qu’il la situe, à juste raison en un sens, à la hauteur de l’engagement de Heidegger en faveur de l’idéologie nazie. Mais « en un sens » seulement, et cela pour deux raisons:
- Il faut être clair sur ce point: soit on condamne l’intégralité de la philosophie de Heidegger sous le prétexte que l’homme a accepté d’occuper des postes à responsabilité dans l’administration du 3e reich, mais si nous faisons cela nous perdons l’un des plus grands philosophes du 20e siècle, celui qui a été le professeur et l’amant d’Hannah Arendt. Ce serait doublement stupide et il faut faire confiance à Hannah Arendt sur ce point: si la philosophie de Heidegger n’avait été qu’une défense idéologique du nazisme, elle n’aurait jamais manifesté autant de confiance ni fait crédit à cet auteur.

  



- Ne serait-ce pas justement cet engagement là que nous pourrions considérer comme parfaitement révélateur de ce qui a été souligné dés l’abord du texte de sophocle, à savoir qu’il déploie un champ de validité insoupçonnable sous l’effet dual chaque époque acquiert en l’interprétant un authentique reflet de lui-même. Dés lors quoi de plus évident qu’une époque violente et qu’un philosophe ayant adhéré au nazisme y lise une définition de l’homme comme être structurellement violent, ce qui, nazi ou pas, n’est pas du tout faux. Serait-ce parce que Heidegger a été nazi qu’il faudrait condamner cette lecture là au mépris même de la langue grecque? Jusqu’à quel point l’essentialisation de la pensée d’un auteur (c’est-à-dire la réduction de ses thèses à sa vie, à sa personne) doit-elle nous faire négliger la portée et le contenu de ses thèses?
            De ce point de vue, il est vraiment possible de ne pas du tout partager la remarque ironique d’Etienne Barillier qui, après avoir décrit l’interprétation heideggerienne, plaisante: « on la chercherait en vain dans le dictionnaire Bailly », car ce que dit le philosophe allemand est extrêmement pertinent, à savoir que l’homme est le « sans limite » de la nature, celui dont l’être même réside dans la violation. L’être humain est l’être transgressif par essence. Autodidacte, il est auto-nome, auto/nomos, celui qui se donne à lui-même ses propres lois, par quoi les lois de sa cité et la justice des Dieux (avec tout ce que cette expression recèle d’ambiguïté dans une oeuvre comme Antigone au fil de laquelle on perçoit bien qu’Antigone désigne par ce terme « les lois » commandées par l’amour fraternel) constituent des cadres tout aussi nécessaires que fragiles et artificiels, de seconde main, par rapport à une violation initiale, première, structurelle: le dépassement des limites de la nature par une habileté technique infinie et donc terrifiante.
        Etienne Barillier fait ici un peu semblant de ne pas connaître la philosophie de Heidegger qui définit continuellement l’homme comme une énigme, une anomalie ontologique (ontos: l’être). Selon lui, en effet, « l’homme est l’être pour lequel il est, dans son être, question de son être », autrement dit, il est un être pour lequel la question de l’être et celle de son être à lui n’est pas tranchée, actée. Il est exactement l’être dont l’être est en question, celui qui manifeste à son propre égard une mise à distance qui est celle du questionnement, de la non-réponse fondamentale. Ce n’est pas que l’homme ne sache pas vraiment qui il est. Cela va bien plus loin que ça: il fait de ce suspens à la question de l’être son être même. C’est dans le questionnement même de cette question de l’être qu’il produit son devenir, qu’il « s’effectue », qu’il se procrastine en fait.  Nous suivons en ce moment même l’histoire humaine de cette remise à plus tard de la réponse de l’être. C’est exactement ça: l’Homme, son Da-sein, sa façon d’être au monde. Peut-être la traduction de Heidegger est-elle insidieuse en ceci qu’elle justifierait l’utilisation de l’action violente (nazie) dans l’histoire au nom de l’essence même de l’homme conçue comme violation     mais elle n’est pas fausse philosophiquement ni même étymologiquement. Son interprétation du « Deinos » est parfaitement viable.
        Par contre, ce n’est pas le cas des traducteurs les plus récents de Sophocle, à savoir Jean et Mayotte Bollack qui ne se contentent pas d’interpréter le deinos comme terreur (ce qui est parfaitement recevable en soi) mais qui, par contre, contestent toutes les traductions précédentes, considérant que « Deinos » ne peut en aucun cas désigner quelque chose de merveilleux ou d’admirable, d’extraordinaire, ce qui est complètement faux.
        Le philosophe français Jacques Derrida, à l’inverse, parle à très juste raison de  « l’énigme du Deinos » en soutenant que cette ambiguïté du texte de Sophocle projette son ombre mystérieuse et insoluble sur toute réflexion s’efforçant de décrire les civilisations nées de cet éveil de la raison tel qu’il s’est réalisé au 5e siècle avant JC en Grèce, à savoir celui des sociétés européennes.
          

Mais d’où vient la puissance de rayonnement de ce stasimon? Comment expliquer que nous soyons traversés de ce sentiment, voire de cette certitude qu’il contient comme le germe d’une vérité dont il nous sera impossible de sortir, sans exprimer pour autant ni une prophétie ni une fatalité? Peut-être de cela même qu’il constitue finalement cette illustration exceptionnelle à tous égards d’une dynamique de l’Histoire de l’Europe dissimulée dans la trame et les coups de théâtre d’une histoire, comme si quelque chose de l’esprit européen s’enracinait dans le théâtre tragique et revêtait à cette occasion «  son style », comme si les drames dont nous subissons aujourd’hui la succession pouvaient s’interpréter en-deçà de leur violence, de leur implacable et absurde factualité comme les aléas rhétoriques d’un style d’écriture qui plus sérieusement fait signe d’une façon d’être, d’un da-sein qui, comme Heidegger l’avait parfaitement relevé est celui-là même du questionnement et de la violation.
        C’est la raison pour laquelle il n’est peut-être pas souhaitable de condamner la lecture que fait Heidegger du Deinos. Bien sûr, dans la mesure où Le philosophe allemand s’appuie sur cette traduction du terme comme « unheimlich » (terrifiant, violent) pour justifier le nazisme, il est impossible de le défendre, de quelque biais que ce soit. Mais ce n’est pas pour autant que sa traduction est fausse, ni que finalement quelque chose du nazisme, c’est-à-dire d’un moment de l’histoire terrible, monstrueux, insensé ne soit pas comme contenu, aussi étrange que cela puisse sembler, dans le pli d’un mot écrit par un auteur tragique grec 25 siècles plus tôt. Rien de tout ce qui peut se passer dans l’histoire de l’Homme ne dépassera jamais de l’ambiguïté signifiée du Deinos, c’est-à-dire de ce que recouvre ce mot. L’être humain est comme marqué à jamais de ce double sens, condamné à osciller sans cesse de la grandeur à l’effroi. C’est comme si son devenir n’avait pas d’autre issue que celle d’incarner à jamais le contenu même de cette équivocité purement nominale. Plus encore que ceux du langage, comme le dit Nietzsche, c’est dans les filets d’un mot que l’être humain est pris et ce mot, c’est « Deinos ». Au fur et à mesure que les traducteurs d’époques différentes s’appliquent à trouver le sens le plus adéquat, c’est exactement l’autoportrait de leur époque qui se dessine au fil de leur traduction. Il est par conséquent difficile de trouver dans tous les mots de toutes les langues occidentales un seul qui puisse prétendre à la même amplitude, à la même puissance de capture du réel que celui-ci, tout simplement parce qu’il enferme dans la pliure de son double sens tous les possibles et tous les devenirs humains.
        Quelque chose ici fait signe de la profondeur même de la Tragédie grecque, à savoir que l’on se tromperait totalement en la définissant purement et simplement comme un style théâtral, comme une certaine façon d’écrire des pièces qui pour des raisons inconnues se serait manifestée à des auteurs au 6e et 5e siècle avant JC en Grèce. Ce n’est pas du tout un « style » qui s’est imposé à l’Homme à un moment donné de son histoire, c’est plutôt le style d’être homme qui s’est d’abord effectué dans le tragique d’une histoire avant de se confirmer dans une Histoire tragique (histoire avec un grand H).
        On pourrait percevoir cette émergence de l’esprit tragique en Grèce comme une différence de plans temporels: dans la fulgurance d’une pièce, voire d’une tirade de cette pièce, voire d’un mot: « Deinos » se trouve contenu le résumé de l’Histoire humaine, ce qu’il est absolument impossible qu’elle ne soit pas, ce à quoi l’homme jamais ne pourra échapper. Dés lors, il ne compte pas pour rien que cette sentence soit prononcée par le Choeur, c’est-à-dire par une voix qui n’est rigoureusement revendicable, assignable à personne en particulier: un chœur de vieillards qui profère des paroles un peu décalées de l’action. Il n’est pas vraiment question de décrire ce qu’Antigone a fait mais de prendre une distance énorme par rapport au contexte précis de l’action, d’insinuer dans le cours linéaire d’une histoire de personnages le coup de théâtre d’une tirade « hors théâtre », une envolée solennelle et prophétique à très haute portée dont la résonance et la puissance d’impact excèdent totalement le cadre de la pièce pour nous toucher de plein fouet, nous et nos successeurs. L’être humain est littéralement « dit » dans ce stasimon. On pourrait même dire qu’il est « croqué », comme ces personnages publics dont un caricaturiste saisit le trait de son visage par lequel il le caricature.
        Plus que cela encore, l’homme est « maudit », marqué à jamais du sceau de l’infamie et de la grandeur, mais, en même temps, il est « dit », défini comme indéfini, comme « zone à risque » de la nature, point aveugle et indéterminé de tous les règnes. Autrement dit, notre Histoire est comme pointée, désignée dans le cours d’une histoire (fiction) mais ce que cette histoire recèle de tragique, à savoir la violation par Antigone des lois de la cité édictée par Créon, c’est exactement ce qui fait le tragique de l’Histoire, à savoir son absence de sens, le dépassement par le comportement des hommes de toute lisibilité , de toute inscription dans un Sens global.
        
c) Le Tragique de l’histoire humaine et la question de l’autolimitation
          Ce Stasimon est comme un avertissement adressé tragiquement à l’homme réel et cela, au coeur d’une histoire fictive et tragique décrivant la violation par une femme des lois de la cité, des ordres de son roi. Dans la Tragédie, quelque chose brutalement sort de la fiction pour toucher quasiment hors des limites de la scène le spectateur humain réel, acteur d’une tragédie dont il est aussi l’auteur et cela dans l’Histoire, avec un grand H. De la même façon que l’impossibilité de traduire correctement Deinos décrit par là même ce trajet d’une impossible traduction donnant ainsi à chaque époque la possibilité de se voir dans le miroir de ce Stasimon, cette tragédie revêt quelque chose d’injouable, quelque chose de si vrai et de si fulgurant qu’il faut que le choeur sorte du cadre fictif de la pièce pour envoyer à l’Homme, au-delà même des limites de la fiction, le paradoxe d’un avertissement d’Homme à Homme.
        En d’autres termes, c’est au sein même d’une tragédie injouable (au sens où s’y déploie une parole de vérité qui nous touche hors de la fiction, qui fait Histoire en sortant des histoires) que se trouve un mot dont le sens est assez obscur pour que sa traduction soit impossible et que s’élève ainsi du choeur une parole parfaitement insituable, inassignable à des personnages ou à des époques, une parole tragique dont l’homme se trouve être tout à la fois l’auteur et le destinataire, une parole où se dessine déjà toute l’Histoire à venir, dans tout ce qu’elle impliquera de terreur et d’absurdité mais cela par une forme et un style étrangement maîtrisés, lucides, conscients. Il n’est rien, ni personne qui puisse prédire ce que l’homme deviendra car il ne se laisse décrire par aucune figure, ni aucune forme ou limite. Il est le « sans forme » mais c’est précisément de cet indéterminable absolu, de cette espèce humaine, inconnue de l’équation de l’être, comme finalement la conçoit Heidegger que naît l’esprit même du racontable et du sens, c’est-à-dire que se nouent tous les contraires mais principalement celui du sens et du non sens. Pour que s’effectue, comme un devoir ou comme un style, l’oeuvre globalisante du récit et de la trame, du Sens et de la lisibilité, encore faut-il qu’un devenir chaotique menace sans cesse l’ordre et la continuité. 
        Résumons: dans une tragédie injouable se détache une tirade inassignable dans laquelle se trouve un terme intraduisible marquant l’homme à jamais du sceau de l’indéfinissable. Il nous faut réfléchir et analyser cette succession de négations pour désigner l’homme, pour le « distinguer » et comprendre pourquoi, en effet, il n’y a que l’homme qui puisse faire tant d’histoires, c’est-à-dire recouvrir par cette indétermination même tous les sens que l’on peut donner à cette expression, dans la langue française, soit « faire des complications », « créer des fictions », « faire du mélodrame », « inventer la discipline et le savoir historiques: l’Histoire ».
        
            Pour cela, il importe de faire référence à la théologie négative du Pseudo-Denys. C’est un moine syrien du 5e siècle après Jésus Christ qui inventa cette conception de la théologie suivant laquelle Dieu ne pour    ait être qualifié, approchée, intuitionné que par des négations, et principalement des n’égarions humaines. Autrement dit, pour saisir l’être de Dieu, il suffit de se représenter le contraire de toutes les qualités de l’être humain: l’homme est fini alors que Dieu est infini, l’homme est corporel et limité dans l’espace e alors que Dieu est illimité? L’homme est imparfait alors que Dieu est parfait. La théologie négative peut donc se concevoir comme la tentative de contradiction radicale de tout ce qui est ici soutenu par le stasimon de Sophocle. On a même l’impression que tout ce qui, dans ce passage d’Antigone, revêt une dimension quasiment scandaleuse, impie, voire athée est contrarié, contesté par le Pseudo-Denys dont la théorie est « pratique », voire caricaturale: pour que l’homme puisse se faire une idée de Dieu, il lui suffit de porter son attention sur lui-même et de concevoir un être étant tout ce que lui n’est pas.

        C’est un discours théologique (mais relevant davantage du theos que du logos), reposant entièrement sur un fondement religieux. Or cette théologie ne fait pas « Histoire », c’est-à-dire que c’est en vain que nous chercherions quoi que ce soit de cette histoire qui puisse nous permettre de comprendre notre Histoire (avec un grand H). Par contre, le stasimon de Sophocle, intriqué dans une histoire mythologique, fait histoire, rend possible et saisissant ce surgissement de notre Histoire dans une histoire. Pourquoi?
        Si nous reprenons les trois définitions de l’être humain qui selon le Pseudo-Denys sont les exacts négatifs de l’être même de Dieu, nous réalisons que Sophocle dit point par point le contraire de la théologie négative ou plutôt attribue à l’homme ce qui était censé qualifier Dieu. L’homme est infini, en tant qu’espèce (maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance). Il est illimité (il n’en est pas de plus terrible). La perfection ne lui est aucunement interdite: « Il montera très haut au-dessus de sa cité ». La théologie négative, tout comme la théologie tout court ne semblent pas avoir d’autre finalité, en réalité, que de réduire au silence l’esprit même de la tragédie, étant entendu que celui-ci repose exclusivement en fait sur cette absence de limitation assignable à l’être humain, sur cette ligne perpétuellement en équilibre précaire entre la mesure et la démesure, le bien et le mal, le sens et le chaos.
        Pourquoi faire tant d’histoires de l’homme, dés lors? Parce que la tragédie théâtrale,  le souffle de la mythologie et la rigueur de l’Histoire, aussi différents que soient ces types de discours,  ne puisent l’énergie de leur style et de leurs sujets qu’au fil de cette ambiguïté là, de ce suspens, de cette indétermination structurelle de l’être humain, alors que la théologie au contraire ne se structure qu’en l’étouffant, qu’en la réduisant à l’affirmation d’une ligne de partage infranchissable.
        Si donc notre Histoire est tragique, au sens faible du terme, c’est parce que la Tragédie est Historique, au sens fort, à savoir que la Tragédie grecque, comme Nietzsche l’avait bien souligné, dit la pure vérité de ce que l’homme devient dans le monde: inarrêtable, faisant incessamment sens et non-sens. Nous retrouvons exactement cette intuition du tragique dans l’histoire et de l’Histoire dans le tragique dans ce commentaire du Stasimon d’Antigone par le philosophe et psychanalyste grec Cornélius Castoriadis:
        « L’autolimitation est indispensable justement parce que l’homme est terrible (deinos), et que rien d’extérieur ne peut limiter véritablement cette faculté d’être terrible, pas même la justice des dieux garantie par les serments. Celle-ci est un des principes qui régissent la vie des hommes mais elle ne saurait suffire en aucune manière. Si elle suffisait, il n’y aurait ni Antigone ni tragédie. Comme il n’y a pas et ne peut pas y avoir de tragédie là où une autorité ultime donne des réponses à toute question : dans le monde platonicien et dans le monde chrétien (…)
        L’homme est l’être tel qu’il n’en existe pas de plus terrible, parce que rien de ce qu’il fait (…) ne peut être attribué à un don « naturel ». Le « qu’est-ce que c’est? » de l’homme qui s’exprime et se développe à travers ses différents attributs, est l’oeuvre de l’homme lui-même. En termes philosophiques l’homme se pose lui-même, l’essence de l’homme est autocréation; et cette phrase peut être comprise en deux sens: l’homme se crée lui-même comme créateur, dans un cercle dont la logique apparemment vicieuse dévoile sa primauté ontologique. »
                                                        Cornélius Castoriadis (1922 - 1997)

        
Ce texte de Cornelius Castoriadis a pour le moins deux bénéfices: il nous rappelle que l’homme est l’être dépourvu de nature et, de ce fait dangereux, indéfinissable mais il nous permet de comprendre également pourquoi ce texte libère un tel éclair de vérité. Ce qu’il affirme, c’est exactement tout ce que le platonisme et le judéo-christianisme n’ont eu de cesse de dissimuler. Peut-être même pourrions nous rajouter « les lumières ». C’est un peu comme une bouteille à la mer jetée il y a 25 siècles sur laquelle nous serions tombés par hasard et qui s’adresserait directement à nous, au 21e siècle après JC.

        Comme le dit Castoriadis « il ne peut y avoir de tragédie là où une autorité ultime donne des réponses à toute question. Dans le monde de Platon , il existe un monde supra-terrestre dans lequel toutes les Idées divines « sont ». Autrement dit, les êtres humains ne sont touchés par le manque de justice, de beauté, de vérité de ce monde terrestre que parce qu’ils ont l’intuition (laquelle est en fait un souvenir) de cette justice même, de cette beauté même, de cette vérité. Par conséquent, nous humains faits de chair et d’os sommes le négatif d’un positif qui a imprimé sa marque sur nous. De fait nous ne posons de questions qu’à partir (et qu’à cause) du souvenir de la réponse.
        De même, l’idée d’un Dieu transcendant, fondement du judéo-christianisme, étouffe dans l’oeuf la possibilité même de concevoir un Homme infini, terrible, susceptible de basculer à chaque instant du pire au meilleur sans qu’à aucun moment l’imposition même d’une limite extérieure puisse lui faire barrage.
        L’auteur évoque la justice des Dieux garantis par des serments . Celle-ci vaut à titre de limite intérieure, c’est-à-dire qu’elle n’est crue qu’à l’intérieur des limites fixées par la citoyenneté. C’est un peu comme si les hommes faisaient semblant d’y croire pour que quelque chose comme une cité puisse perdurer mais pas au-delà, autrement dit « pas vraiment ». C’est bien ce qui de fait éclate en pleine lumière dans la tragédie même: Antigone viole cette simulation de croyance aux Dieux au nom d’un ancrage, d’une force plus vive, plus verticale. Il est des actions dont on se fait un devoir en vertu d’un commandement plus puissant que celui-là seul de faire cité, et c’est à ce commandement qu’Antigone donne le nom de « justice des dieux ».
        Mais personne n’est dupe: ce n’est aucunement un « serment », c’est la voix du  Deinos. Antigone n’a pas la moindre nuance de respect des lois citoyennes ni des serments faits aux rois ou aux autorités politiques, légales ou religieuses. Nous n’imaginons pas son père lui faire cette leçon là. Si elle se sent devoir enterrer son frère, c’est parce que c’est son frère et qu’elle l’aime. C’est tout. Rien ne fait loi pour l’Homme, et c’est bien là le coeur de cette histoire. Antigone illustre l’avertissement du Choeur en n’en tenant aucun compte. Dans une cité dévastée par la guerre civile, administrée par son oncle et prétendument soumise aux décrets des Dieux, elle creuse son propre sillon aux mépris des règles. La puissance traumatique de la tragédie vient de ce que les Hommes y sont seuls.
 


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