mardi 23 février 2021

Pourquoi faire tant d'histoires de l'homme ? (Histoire et Violence) - HLP

 


 c) Le Tragique de l’histoire humaine et la question de l’autolimitation
          Ce Stasimon est comme un avertissement adressé tragiquement à l’homme réel et cela, au coeur d’une histoire fictive et tragique décrivant la violation par une femme des lois de la cité, des ordres de son roi. Dans la Tragédie, quelque chose brutalement sort de la fiction pour toucher quasiment hors des limites de la scène le spectateur humain réel, acteur d’une tragédie dont il est aussi l’auteur et cela dans l’Histoire, avec un grand H. De la même façon que l’impossibilité de traduire correctement Deinos décrit par là même ce trajet d’une impossible traduction donnant ainsi à chaque époque la possibilité de se voir dans le miroir de ce Stasimon, cette tragédie revêt quelque chose d’injouable, quelque chose de si vrai et de si fulgurant qu’il faut que le choeur sorte du cadre fictif de la pièce pour envoyer à l’Homme, au-delà même des limites de la fiction, le paradoxe d’un avertissement d’Homme à Homme.
        En d’autres termes, c’est au sein même d’une tragédie injouable (au sens où s’y déploie une parole de vérité qui nous touche hors de la fiction, qui fait Histoire en sortant des histoires) que se trouve un mot dont le sens est assez obscur pour que sa traduction soit impossible et que s’élève ainsi du choeur une parole parfaitement insituable, inassignable à des personnages ou à des époques, une parole tragique dont l’homme se trouve être tout à la fois l’auteur et le destinataire, une parole où se dessine déjà toute l’Histoire à venir, dans tout ce qu’elle impliquera de terreur et d’absurdité mais cela par une forme et un style étrangement maîtrisés, lucides, conscients. Il n’est rien, ni personne qui puisse prédire ce que l’homme deviendra car il ne se laisse décrire par aucune figure, ni aucune forme ou limite. Il est le « sans forme » mais c’est précisément de cet indéterminable absolu, de cette espèce humaine, inconnue de l’équation de l’être, comme finalement la conçoit Heidegger que naît l’esprit même du racontable et du sens, c’est-à-dire que se nouent tous les contraires mais principalement celui du sens et du non sens. Pour que s’effectue, comme un devoir ou comme un style, l’oeuvre globalisante du récit et de la trame, du Sens et de la lisibilité, encore faut-il qu’un devenir chaotique menace sans cesse l’ordre et la continuité. 
        Résumons: dans une tragédie injouable se détache une tirade inassignable dans laquelle se trouve un terme intraduisible marquant l’homme à jamais du sceau de l’indéfinissable. Il nous faut réfléchir et analyser cette succession de négations pour désigner l’homme, pour le « distinguer » et comprendre pourquoi, en effet, il n’y a que l’homme qui puisse faire tant d’histoires, c’est-à-dire recouvrir par cette indétermination même tous les sens que l’on peut donner à cette expression, dans la langue française, soit « faire des complications », « créer des fictions », « faire du mélodrame », « inventer la discipline et le savoir historiques: l’Histoire ».
        

            Pour cela, il importe de faire référence à la théologie négative du Pseudo-Denys. C’est un moine syrien du 5e siècle après Jésus Christ qui inventa cette conception de la théologie suivant laquelle Dieu ne pourrait être qualifié, approché, intuitionné que par des négations, et principalement des négations humaines. Autrement dit, pour saisir l’être de Dieu, il suffit de se représenter le contraire de toutes les qualités de l’être humain: l’homme est fini alors que Dieu est infini, l’homme est corporel et limité dans l’espace e alors que Dieu est illimité? L’homme est imparfait alors que Dieu est parfait. La théologie négative peut donc se concevoir comme la tentative de contradiction radicale de tout ce qui est ici soutenu par le stasimon de Sophocle. On a même l’impression que tout ce qui, dans ce passage d’Antigone, revêt une dimension quasiment scandaleuse, impie, voire athée est contrarié, contesté par le Pseudo-Denys dont la théorie est « pratique », voire caricaturale: pour que l’homme puisse se faire une idée de Dieu, il lui suffit de porter son attention sur lui-même et de concevoir un être étant tout ce que lui n’est pas.
        C’est un discours théologique (mais relevant davantage du theos que du logos), reposant entièrement sur un fondement religieux. Or cette théologie ne fait pas « Histoire », c’est-à-dire que c’est en vain que nous chercherions quoi que ce soit de cette histoire qui puisse nous permettre de comprendre notre Histoire (avec un grand H). Par contre, le stasimon de Sophocle, intriqué dans une histoire mythologique, fait histoire, rend possible et saisissant ce surgissement de notre Histoire dans une histoire. Pourquoi?
        Si nous reprenons les trois définitions de l’être humain qui selon le Pseudo-Denys sont les exacts négatifs de l’être même de Dieu, nous réalisons que Sophocle dit point par point le contraire de la théologie négative ou plutôt attribue à l’homme ce qui était censé qualifier Dieu. L’homme est infini, en tant qu’espèce (maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance). Il est illimité (il n’en est pas de plus terrible). La perfection ne lui est aucunement interdite: « Il montera très haut au-dessus de sa cité ». La théologie négative, tout comme la théologie tout court ne semblent pas avoir d’autre finalité, en réalité, que de réduire au silence l’esprit même de la tragédie, étant entendu que celui-ci repose exclusivement en fait sur cette absence de limitation assignable à l’être humain, sur cette ligne perpétuellement en équilibre précaire entre la mesure et la démesure, le bien et le mal, le sens et le chaos.
        Pourquoi faire tant d’histoires de l’homme, dés lors? Parce que la tragédie théâtrale,  le souffle de la mythologie et la rigueur de l’Histoire, aussi différents que soient ces types de discours,  ne puisent l’énergie de leur style et de leurs sujets qu’au fil de cette ambiguïté là, de ce suspens, de cette indétermination structurelle de l’être humain, alors que la théologie au contraire ne se structure qu’en l’étouffant, qu’en la réduisant à l’affirmation d’une ligne de partage infranchissable.
        Si donc notre Histoire est tragique, au sens faible du terme, c’est parce que la Tragédie est Historique, au sens fort, à savoir que la Tragédie grecque, comme Nietzsche l’avait bien souligné, dit la pure vérité de ce que l’homme devient dans le monde: inarrêtable, faisant incessamment sens et non-sens. Nous retrouvons exactement cette intuition du tragique dans l’histoire et de l’Histoire dans le tragique dans ce commentaire du Stasimon d’Antigone par le philosophe et psychanalyste grec Cornélius Castoriadis:
        « L’autolimitation est indispensable justement parce que l’homme est terrible (deinos), et que rien d’extérieur ne peut limiter véritablement cette faculté d’être terrible, pas même la justice des dieux garantie par les serments. Celle-ci est un des principes qui régissent la vie des hommes mais elle ne saurait suffire en aucune manière. Si elle suffisait, il n’y aurait ni Antigone ni tragédie. Comme il n’y a pas et ne peut pas y avoir de tragédie là où une autorité ultime donne des réponses à toute question : dans le monde platonicien et dans le monde chrétien (…)
        L’homme est l’être tel qu’il n’en existe pas de plus terrible, parce que rien de ce qu’il fait (…) ne peut être attribué à un don « naturel ». Le « qu’est-ce que c’est? » de l’homme qui s’exprime et se développe à travers ses différents attributs, est l’oeuvre de l’homme lui-même. En termes philosophiques l’homme se pose lui-même, l’essence de l’homme est autocréation; et cette phrase peut être comprise en deux sens: l’homme crée son essence et son essance est auto-création. L'homme se crée lui-même comme créateur, dans un cercle dont la logique apparemment vicieuse dévoile sa primauté ontologique. »
                                                        Cornélius Castoriadis (1922 - 1997)

        
Ce texte de Cornelius Castoriadis a pour le moins deux bénéfices: il nous rappelle que l’homme est l’être dépourvu de nature et, de ce fait dangereux, indéfinissable mais il nous permet de comprendre également pourquoi ce texte libère un tel éclair de vérité. Ce qu’il affirme, c’est exactement tout ce que le platonisme et le judéo-christianisme n’ont eu de cesse de dissimuler. Peut-être même pourrions nous rajouter « les lumières ». C’est un peu comme une bouteille à la mer jetée il y a 25 siècles sur laquelle nous serions tombés par hasard et qui s’adresserait directement à nous, au 21e siècle après JC.

        Comme le dit Castoriadis « il ne peut y avoir de tragédie là où une autorité ultime donne des réponses à toute question. Dans le monde de Platon , il existe un monde supra-terrestre dans lequel toutes les Idées divines « sont ». Autrement dit, les êtres humains ne sont touchés par le manque de justice, de beauté, de vérité de ce monde terrestre que parce qu’ils ont l’intuition (laquelle est en fait un souvenir) de cette justice même, de cette beauté même, de cette vérité. Par conséquent, nous humains faits de chair et d’os sommes le négatif d’un positif qui a imprimé sa marque sur nous. De fait nous ne posons de questions qu’à partir (et qu’à cause) du souvenir de la réponse.
        De même, l’idée d’un Dieu transcendant, fondement du judéo-christianisme, étouffe dans l’oeuf la possibilité même de concevoir un Homme infini, terrible, susceptible de basculer à chaque instant du pire au meilleur sans qu’à aucun moment l’imposition même d’une limite extérieure puisse lui faire barrage.
        L’auteur évoque la justice des Dieux garantis par des serments . Celle-ci vaut à titre de limite intérieure, c’est-à-dire qu’elle n’est crue qu’à l’intérieur des limites fixées par la citoyenneté. C’est un peu comme si les hommes faisaient semblant d’y croire pour que quelque chose comme une cité puisse perdurer mais pas au-delà, autrement dit « pas vraiment ». C’est bien ce qui de fait éclate en pleine lumière dans la tragédie même: Antigone viole cette simulation de croyance aux Dieux au nom d’un ancrage, d’une force plus vive, plus verticale. Il est des actions dont on se fait un devoir en vertu d’un commandement plus puissant que celui-là seul de faire cité, et c’est à ce commandement qu’Antigone donne le nom de « justice des dieux ».
        Mais personne n’est dupe: ce n’est aucunement un « serment », c’est la voix du  Deinos. Antigone n’a pas la moindre nuance de respect des lois citoyennes ni des serments faits aux rois ou aux autorités politiques, légales ou religieuses. Nous n’imaginons pas son père lui faire cette leçon là. Si elle se sent devoir enterrer son frère, c’est parce que c’est son frère et qu’elle l’aime. C’est tout. Rien ne fait loi pour l’Homme, et c’est bien là le coeur de cette histoire. Antigone illustre l’avertissement du Choeur en n’en tenant aucun compte. Dans une cité dévastée par la guerre civile, administrée par son oncle et prétendument soumise aux décrets des Dieux, elle creuse son propre sillon aux mépris des règles. La puissance traumatique de la tragédie vient de ce que les Hommes y sont seuls.
 

            D’où vient finalement l’onde de choc de cette prise de parole du choeur dans la tragédie de Sophocle? C’est comme si le voile de la fiction théâtrale craquait sous l’effet d’une puissance dont elle ne pouvait plus dissimuler la réalité brute, factuelle. Littéralement, jamais la formule: « la réalité dépasse la fiction » n’aura été mieux à sa place, un peu comme si les auteurs de Tragédie jetaient l’éponge et disaient: on peut faire tout ce qu’on peut, jamais nous ne serons à la hauteur, en termes d’imagination, de rebondissements, de complications (finalement il n’y pas d’histoires sans complication) de l’aventure humaine. Il n’est donc pas besoin de raconter des histoires pour écrire une tragédie. Bien au contraire, l’esprit tragique revêt une dimension existentielle brute:  

            C’est bien la thèse de Nietzsche que Castoriadis reprend ici, à savoir que la tragédie, notamment au travers de ces deux auteurs que sont Eschyle et Sophocle, décrit l’expérience que l’homme fait de sa solitude. Nous y sommes très loin de tous ces genres littéraires ou théâtraux dans lesquels il est seulement question de faire la leçon aux hommes en leur racontant des histoires dans lesquels les gentils sont récompensés et les méchants punis. La tragédie, comme l’illustre parfaitement l’histoire d’Oedipe. Il y a bien au bout du compte dans cette tragédie une sorte d’émancipation du héros qui finit par créer de lui-même sa propre histoire, qui accepte son sort après la révélation tragique et qui met sa propre fille Antigone sur les rails de l’émancipation absolue, dernière: celle qui consiste à trouver en soi et seulement en soi les racines mêmes de son Ethos. Ce qui est tragique, c’est que l’humain est seul et qu’il lui faut trouver en lui-même les ressources éthiques déterminant sa conduite pour chaque prise de décision. Il n’existe pas de normes supérieures ou de dieux transcendants dont l’élévation pourraient nous guider. Il nous faut nous inventer à chaque instant et trouver en nous les valeurs à même de nous auto limiter, de nous gratifier d’une ipséïté authentique. Quelque chose du tragique correspond donc parfaitement au Deinos de Sophocle.
        Que voulons-nous dire en effet quand nous disons d’un évènement qu’il est « tragique »? Qu’il est désastreux d’abord, qu’il est porteur de malheur, de drame, de souffrance, mais aussi et surtout « intense », crucial, qui tombe dans une espèce d’aplomb funeste, dans une fulgurance révélatrice et incroyablement puissante émotionnellement. La tragédie c’est du pur malheur mais « vrai ». C’est l’éclair de vérité qui touche la créature humaine mais lui donne par la même à percevoir une lumière crue, sans voile, tragique parce que désespérante mais aussi révélatrice.
        On peut s’émouvoir des aventures d’Achille, d’Ulysse ou de Pénélope mais avec Oedipe et Antigone, nous sommes touchés par le malheur pur d’une créature dont le drame est moins de faire l’objet d’une histoire au sens de fiction que de l’Histoire au sens généalogique et immanent du terme. Le sens de cette histoire ne vient pas de ce que les créatures d’en bas sont déterminées par les dieux d’en haut mais de ce qu’ils réalisent qu’il leur faut créer de leurs propres mains le sens de leur existence. Ce qui finalement fait le lien entre le deinos et l’esprit tragique c’est le concept de « pharmakon ».          

 

Ce terme a trois sens: bouc émissaire, remède, poison. Par « pharmakon », il faut comprendre d’abord la victime de rites purificateurs tels qu’ils furent pratiqués dans la Grèce archaïque sur des hommes d’abord puis sur des animaux, des boucs notamment.  Le pharmakon c’est la personne ou l’animal que l’on va charger symboliquement de tous les malheurs subis par la cité et que l’on va lapider ou éloigner de la ville pour la guérir. C’est donc une sorte de traitement thérapeutique d’où sa filiation étymologique avec la pharmacie et ce terme va évoluer pour désigner les drogues susceptibles d’empoisonner ou de guérir les humains. Le pharmakon devient alors des substituts créés par l’homme et susceptibles d’avoir des conséquences bonnes ou mauvaises selon l’usage que l’utilisateur en fait.
        L’un des Pharmaka les plus connus est l’écriture telle qu’elle est présentée dans le Phèdre de Platon comme cadeau de Teuth à Thammous, le pharaon. Pour la mémoire et le savoir, j’ai trouvé le remède (pharmakon): l’écriture dit le Dieu. Mais le Pharaon lui répond: « c’est du dehors, en recourant à des signes étrangers et non du dedans, par leurs ressources propres qu’ils se ressouviendront. » En d’autres termes, ce que tu me présentes comme remède peut se révéler être un poison. Il nous faut bien réaliser à quel point l’écriture finalement s’intègre dans la liste de toutes les découvertes citées par Sophocle qui font de l’homme un fils du deinos (« maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance, il peut prendre la route du mal comme du bien »). Quelque chose commence ici avec le pharmakon de l’écriture, quelque chose avec quoi nous sommes, nous, sujets du 21e siècle particulièrement en prise, à savoir l’extrême justesse de l’avertissement du roi Thammous car nous sommes pris dans la traçabilité de l’écriture du Net au point de subir les dommages humains d’une découverte dont les effets ne peuvent pas non plus être posés comme unilatéralement « mauvais ». Rien n’est bon ou mauvais en soi, tout peut être l’objet d’une bonne ou mauvaise utilisation, tout devient affaire de «  pharmacologie » et c’est ça qui fait de l’homme un Deinos, c’est-à-dire un être dont le destin est d’autant plus tragique qu’il le trace non plus au fin d’un décret décidé par les Dieux, pas davantage qu’au gré d’une nature qui serait fondamentalement la sienne mais au fil d’une histoire dont le récit s’écrit au fur et à mesure qu’il le crée. Nos nous trouvons continuellement dans cet équilibre précaire qu'est la ligne de crête du Deinos, susceptible de sombrer du côté du mal ou de celui du bien.
        L’homme est une créature pharmacologique, c’est-à-dire créatrice de pharmaka, de remèdes susceptibles d’être aussi des poisons. C’est une autre façon d’affirmer qu’il est une créature exosomatique, dotée de la puissance de prolonger son corps par des prothèses qui lui donnent un pouvoir infini mais qui dés lors le font sortir de la limite de ses capacités naturelles. Déterminé par rien, soumis à l’autorité de personne, l’homme est autonome, ce qui de fait pose la question de son auto-limitation.
        Ce que relie Cornélius Castoriadis dans le premier paragraphe du texte, c’est précisément cette autonomie et cette exosomatisation. Il y a quelque chose de profondément endogène chez l’être humain et cela vient de son Deinos, c’est-à-dire de cette absence de limite physique. Par conséquent les règles censées réguler les comportements humains sont toujours provisoires, contingents, précaires, susceptibles d’être rejetées, comme elles le sont par Antigone lorsqu’elle refuse de se soumettre à Créon. Une chaîne de causalités se met ainsi en place  petit à petit: l’homme crée des pharmaka, ce qui le fait sortir des limites de la nature et lui donne une autonomie, laquelle ne peut accoucher que de principes fragiles, facilement contestables, d’où ce caractère farouchement indomptable, dangereux parce qu’improgrammable lequel donne à la tragédie ce climat tout à la fois pur, brut, révélateur et terrible.
        L’esprit tragique, c’est donc exactement ce que le platonisme et le christianisme vont  essayer, avec succès, de dissimuler, de faire disparaître comme une vérité trop puissante et trop dérangeante pour être révélée. La tragédie c’est de la réalité pure, c’est la conséquence directe d’une créature pharmacologique, au sens de créatrice de pharmaka. Ce qui est commun au monde platonicien et au monde chrétien, c’est qu’ils entretiennent l’un et l’autre l’illusion d’une autorité ultime: le monde des Idées pour Platon, la paradis pour le christianisme. C’est un peu comme si la postérité des ces deux théories philosophique et religieuse conspiraient pour donner à l’Homme de quoi se raconter des histoires afin de se dissimuler à lui-même qu’il est « tragiquement » seul et qu’il n’ a rien à espérer si cet’’st de lui-même.
        Si nous reprenons toutes les acceptions du terme histoire, nous réalisons que grâce à Cornélius Castoriadis nous pouvons parfaitement définir la particularité humaine en le situant par rapport à ces quatre sens:
- Fiction
- Genèse (historique au sens de généalogique et non naturel)
- Sujet à complications (faire des histoires)
- Récit du passé (la discipline historique)
         

            L’homme fait des histoires en tant que complications parce qu’il se constitue au fil d’une auto-genèse (histoire), plutôt que naturellement. Il est sujet d’histoire parce que rien de ce qui le caractérise n’est simplement naturel. Il est hors nature et par ce biais « historique ». De ce point de vue il s’exclue de la fiction en ceci que son développement est encore plus aventureux, imprévisible, tragique, que des histoires fictives à caractère mythologique. Faire l’histoire de l’homme, c’est-à-dire garder la trace et construire le récit de son évolution violente, terrible, « deïnique ».
        L’histoire de l’homme au sens de discipline historique, c’est un récit que l’on ne peut pas commencer comme une fiction. Ce n’est pas « il était une fois l’homme… » ne serait-ce que parce que ce récit n’est pas fini, n’est pas vraiment achevable. De plus l’Homme, ce n’est pas ce qu’il était « Une fois », c’est ce qui ne cesse d’être différent à chaque fois, ce dont le tracé n’est écrit nulle part, ce dont on ne peut prédire la fin ni même la suite.  C’est une créature dont on ne peut raconter l’histoire qu’en lui laissant le soin de l’écrire au fur et à mesure de ses actions comme le personnage d’un récit qui miraculeusement deviendrait l’auteur de sa propre histoire, sortirait du roman pour passer du statut de personnage à celui d’auteur. Ce n’est même plus de l’autobiographie mais de l‘« autobio-praxie ». L’homme est acteur d’une histoire dont il est aussi  l’auteur. Ni naturel ni surnaturel, il est historique. Ce n’est donc pas seulement le fait que son histoire soit pleine de violences qui fait de lui un être tragique et terrible, c’est surtout que son histoire est fondamentalement violence en elle-même. Elle l’est structurellement parce qu’elle rompt avec l’ordre de la nature ou celui des Dieux. La teneur historique de l’homme, c’est-à-dire le fait qu’en lui tout soit produit d’histoire, est violation des lois naturelles en vertu desquelles ce qui est « est ».
   

Bref si notre histoire est violence c’est parce que notre être consiste fondamentalement dans une violation, dans l’hybris, la démesure, et c’est ce dont nous nous rendons bien compte quand nous posons à propos de l’homme les trois questions qui constituait le plan du texte de Sophocle:

-   Que peut l’Homme? Tout
- Quel est son devoir? L’autolimitation, ce qui revient finalement à répondre également tout: limité par rien, il est une créature d’interdits, de tabous, de lois, de commandements, de rite et de rituels (c’est finalement ce que dit parfaitement la notion de « pharmakon »: artifice, charme, remède et poison mais aussi bouc émissaire, victime expiatoire d’un pouvoir qui le définit
- Qu’est-il fondamentalement? Historique.
          

            Nous comprenons ainsi parfaitement ce que signifie cette référence au Deinos: le lien entre l’histoire et la Tragédie, ce point de rencontre entre le réel et la fiction, c’est-à-dire cette apparition étrange dans l’histoire « inventée », imprégnée de mythologie d’Antigone d’un Stasimon qui finalement énonce une vérité indépassable, tente une définition paradoxale en ceci qu’elle décrit l’homme comme un processus qui ne connaît pas la moindre limitation naturelle. L’homme est contenu dans ce chant entièrement. Il ne peut pas y échapper et c’est comme un destin humain qui s’effectue, s’annonce et se termine dans ce chant sauf que….s’il est contenu dans ce chant c’est paradoxalement parce que ce chant le définit comme « l’incontenable même » comme la créature qui pose problème en ne se conformant pas au dessein naturel de la création et c’est cela qui fait histoire dans les deux sens du terme: c’est cela qui fait tragédie et c’est cela qui fait la discipline historique, ou en d’autres termes qui définit l’histoire comme le mode d’être généalogique de l’homme.  Que l’homme soit sujet d’histoire peut ainsi s’entendre en plusieurs sens:

1) Il se raconte des histoires (mythologie)
2) Il est cette anomalie d’une créature qui choisit son mode d’évolution, qui le garde en mémoire par l’écriture (rétention tertiaire)
3) Cette évolution varie en fonction des vitesses, des aléas de son histoire et des pharmaka. Cela signifie que tout en l’être humain est objet d’histoire: de sa vie, ses façons de penser, de vivre, d’être jusqu’à sa mort ou à sa détermination sexuelle (c’est historiquement que nous déterminons comme homme ou femme et pas naturellement). Il est la créature dont on peut dire que la généalogie historique s’est substituée à toute évolution naturelle.
4) L’homme est également sujet d’histoire parce qu’il est impliqué dans la tentative de donner du sens à sa vie. Il est prêt à supporter les pires souffrances pourvu qu’on les intègre dans une visée, dans une réalisation, dans une narration. C’est en ce sens qu’il ne vit que pour faire histoire, que pour faire sens.
         


                    Ce dernier trait est fondamental dans la mesure où cet impératif qui fait partie intégrante de la motivation de l’être humain à exister se conjugue avec l’absurdité d’évènements historiques humains comme les génocides, l’épuisement des ressources naturelles au nom d’un impératif démesuré de croissance, des modes de vie incluant des économies fondées sur des désirs artificiels et non nécessaires.
                Il nous faut aller jusqu’au bout de la logique dialectique de cette donnée fondamentale de l’être humain: s’il agit de façon absurde, démente et démesurée c’est pour avoir de quoi faire sens, c’est parce que la tâche de donner du sens ne peut se concevoir qu’à partir d’une réalité chaotique. Il se manifeste ici un « credo quia absurdum » (je crois parce que c’est absurde) crucial pour réaliser le plus que nous le pouvons, l’histoire dans laquelle nous sommes embarqués.  Que l’homme soit cette créature auto-limitative implique qu’il s’engage dans un jeu de limite et de dépassement sans fin, puisque la limitation ne pouvant s’effectuer que par l’homme, rien ne saurait s’opposer à la tentation offerte qu’il la franchisse, ne serait-ce que pour la raviver.
                L’être humain a donc à la fois besoin de s’interdire à lui-même certains actes en les créditant d’une fausse transcendance soit en les assignant à des lois divines, soit en les faisant appliquer comme des lois civiles, mais puisque en réalité rien ne saurait assumer cette autorité de l’extérieur, l’homme se retrouve dans cette situation paradoxale de violer sans cesse cela même qu’il ne cesse d’instituer et conséquemment d’agir absurdement afin que cent fois sur le métier du chaos des affaires humaines il puisse remettre l’ouvrage de faire sens à partir de l’incohérence.
          

                L’occident n’aurait donc été qu’une parenthèse de platonisme et de religion transcendante dans un bloc de pure immanence tragique
. C’est bien là l’une des thèses les plus profondes de Nietzsche et ici de Castoriadis: « il ne peut pas y avoir de tragédie là où une autorité ultime donne des réponses à toute question: dans le monde platonicien et dans le monde chrétien. » Notre histoire est tragique parce que la tragédie est la vérité de l’histoire, c’est-à-dire que cette condition tragique d’être à soi-même à la fois ce qui se limite et ne cesse de violer ce qui se limite pour que cela ait à se limiter encore et à s’outrepasser de telle sorte que mesure et démesure, sens et non sens, chaos et Raison « tricotent » ainsi le fil d’une histoire toute à la fois magnifique et désespérée est indiscutablement la notre. On ne voit donc pas comment l’histoire pourrait décrire autre chose que de la violence à partir du moment où l’homme en temps que fils du Deinos est à la fois auto limitation et violation de cette auto limitation. Que l’homme ne cesse de s’auto-limiter ne peut avoir pour corollaire que l’évidence de son autodestruction.

        Si nous voulons qu’il cesse de s’auto-détruire, il importe donc qu’il cesse de s’auto-limiter, mais cela ne signifie pas du tout qu’il donne libre cours à toutes ses pulsions. Cela suppose qu’il transforme le rapport qu’il a institué avec les pharmaka. L’avertissement de Thammous à Teuth est toujours et plus dramatiquement encore d’actualité. Les innovations et les rétentions tertiaires ne doivent pas s’imposer à nous comme l’occasion de ne plus faire l’effort de nous souvenir, de penser, d’agir, d’être, ou encore de devenir. La solution à ce problème est assez claire: il importe que la finalité de la technologie soit détachée de celle de la production, du gain spéculatif et des impératifs d’une croissance économique effrénée. Cela suppose, en termes grecs que la techné soit détachée de la poiesis pour devenir de la praxis et ainsi se confondre avec le summum de la praxis, à savoir l’esthétique. Nous retrouvons ici une hypothèse déjà formulée: il faut envisager la possibilité que l’ode à l’homme de Sophocle dans Antigone formule un problème DANS la forme même de sa solution, à savoir que l’esprit tragique en tant qu’il est cela même qui s’effectue au sein d’une œuvre  d’Art décrit comme un mode d’existence dont la caractéristique est la célébration et l’immanence.
                 

                Que notre histoire soit une succession de tragédies, c’est ce à quoi nous ne pourrons remédier qu’en écrivant des tragédies au cours même de notre histoire. Nous nous sommes pris au jeu de la tragédie jusqu’à l’intégrer violemment dans notre histoire, il importe désormais d’inverser le mouvement et de remonter jusqu’aux origines de telle sorte que notre histoire se réduise à la pure célébration de la Tragédie comme style d’écriture. Que l’être humain célèbre le fait d’exister par la tragédie plutôt que d’exister tragiquement au fil de l’histoire, c’est bien là l’enjeu crucial des années à venir, c’est l’intelligence indépassable de la quasi-causalité Deleuzienne qu’il va s’agir pour nous de mettre en oeuvres au sens propre comme au sens figuré. La quasi-causalité désigne la capacité de devenir quasiment la cause des évènements tragiques qui nous frappent en évitant l’écrasement par le jeu d’une bifurcation artistique (le jazz manouche créé par l’accident de Django Reinhardt, le blues par la captivité des esclaves, la plainte élégiaque par le malheur de Job, l’errance d’Oedipe et Antigone par l’implacabilité du destin). La quasi causalité c’est une façon joyeuse et inespérée de concevoir et d'appliquer au fil de son existence l'Ethique esthétique d'un stoïcisme moderne.

  


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