lundi 22 février 2021

Terminales 1/2/3 -Comment se constitue un corps politique? (1)

 Comment se constitue un corps politique (sociétés, états, nations)?
(De la notion de totalité sociale à celle de corps politique - Philosophe de référence: Spinoza)

   



1) La Distinction entre l’Etat et la Nation
        On parle souvent notamment pour la France d’« Etat-Nation ». Ce terme peut tromper notre attention en passant sous silence les différences profondes entre ces deux concepts qui, par bien des aspects, sont contraires, voire contradictoires. L’état est un concept politique et juridique qui désigne une organisation visant à réguler la vie d’une communauté juridique sur un territoire donné et délimité par des frontières. Pour qu’il y ait un état, il faut qu’il y ait donc un territoire, une population, un gouvernement. Les citoyens d’un Etat sont liés les uns aux autres par des lois et c’est tout. Nous verrons à quel point cette caractéristique varie par rapport à la Nation au sein de laquelle un « sentiment d’identité commune » relié à une histoire, une culture, une langue, une religion, des traditions, un drapeau, un hymne, etc fait lien entre les français, les anglais, les chinois, etc.
        De fait il y a dans la nation quelque chose de plus « natal », de plus viscéral, de plus passionnel aussi. Nous naissons nécessairement au sein d’une communauté qui nous transmet des valeurs, mais plus primitivement encore, des façons d’être, de penser et de percevoir, comme nous l’avons vu pour la langue. Si, du point de vue du droit et de la raison, la nécessité de vivre au sein d’un état prime sur cette particularité qui nous a fait naître ici plutôt que là et parler français plutôt que chinois, du point de vue des faits et de la réalité stricte, nous percevons bien que c’est le contraire et que c’est la nation qui prévaut sur l’Etat. Au regard de la nation, nous avons un passé, une langue, une tradition, une culture, et héritons nécessairement de tout un passif qui déterminera considérablement, pour ne pas dire entièrement notre comportement. Au regard de l’Etat nous avons des droits et des devoirs, et c’est tout (c'est déjà pas mal), mais l'état nous rend plus actif que passif.
        Cette question de la primauté de l’état sur la nation ou de la nation sur l’état est absolument insoluble pour la bonne raison que ce sera toujours à partir de critères hérités soit de l’un ou de l’autre que nous essaierons de l’établir, de telle sorte qu’aucun critère ne pourra effectivement valoir si ce n’est d’un parti pris. Historiquement par exemple, il ne fait pas de doute que c’est la nation qui vient avant mais juridiquement, c’est l’Etat. Le droit c’est ce qui ne s’active qu’à partir de l’état.
        Finalement aussi loin que nous puissions aller dans cette opposition, nous trouverons sans aucun doute cette interrogation: existe-t-il en chacune et en chacun de nous quelque chose qui échappe à la détermination par la langue, par l’histoire, par les traditions et la culture de telle sorte que nous serions des sujets universels de droit avant d’être français ou chinois ? Qu’est-ce qui fait réellement une communauté? Les lois ou les habitudes, les prescriptions ou les traditions ? Toutes les difficultés que nous rencontrons en France à faire comprendre la notion même de laïcité vient de ce que c'est une notion qui est empreinte d'un universalisme juridique d'Etat et qu'il s'applique dans un monde divisé en nations, par des principes religieux, traditionnels, par des mentalités, des coutumes, etc.
        L’Etat est aussi froid que la nation est emportée, sanguine, sentimentale, identitaire. On n’imagine pas un fonctionnaire (agent de l’Etat) pleurer devant une circulaire ou une directive de sa hiérarchie alors que l’on voit souvent des personnes pleurer devant un drapeau ou à l’écoute d’un hymne. Mais en même temps et paradoxalement c’est souvent grâce à l’Etat que de nombreux citoyens bénéficient d’une aide, d’un encadrement, d’un support grâce auxquels vivre est plus facile. L’état vise à faciliter le vivre-ensemble d’une population au sein d’un territoire alors que la nation mobilise des affects.  Peut-on se rassembler autrement qu'à partir d'affects communs? (ce sera l'une des questions essentielles de ce cours)
           

 Il existe de nombreux états dans lesquels vivent plusieurs nations comme en Angleterre (nations anglaise, galloise, irlandaise, écossaise). De même certaines nations n’ont pas d’états et sont divisés dans plusieurs comme les kurdes qui vivent en Irak en Iran, en Turquie, en Syrie. Les nations ne sont pas reconnues par le droit international de telle sorte qu’il nous faut consentir à cette observation: il existe sur notre planète un découpage et un cadrage des états qui ne prend pas en compte les nations de telles sortes que la notion même de « communautés » posent problème. Qu’est-ce qui fait ou doit faire communauté entre les hommes? Le fait (nation) ou le droit (état)? Si nous répondons (trop vite) la Nation, nous validons des critères assez particuliers et entérinons un monde divisé en communautés fermées sur elles-mêmes, n’obéissant qu’à des traditions qui leur sont propres et susceptibles de s’opposer tôt ou tard à d’autres communautés auxquelles ne seront reconnu aucun droit d’exister. Si nous répondons (trop vite) l’état, nous légitimons une autorité purement et exclusivement légale, indépendamment de tout enracinement culturel. Nous faisons comme si les hommes n’étaient pas historiquement nourris et déterminés par leur culture, pas des différences culturelles et linguistiques fondamentales.
            Les deux positions semblent également indéfendables: la première parce qu’elle aboutit à l’isolement voire à l’affrontement entre nations, la deuxième parce qu’elle semble raisonner à partir d’un Humain qui serait un sujet de droit « pur » et sans ancrage à une nation, une fiction juridique totale. Comprenons à quel point ces deux concepts ne répondent pas à des impératifs identiques ou du moins à quel point, visant la même chose: "faire communauté", ils ne l’abordent pas de la même façon, c’est-à-dire à partir des mêmes impératifs. Pour l’Etat, il faut bien vivre ensemble, d’où la nécessité juridique de suivre les mêmes lois, celles qui sont instituées dans l’Etat. Pour la nation, vivre ensemble présuppose des bases communes, lesquelles nous renvoie à une appartenance à un passé commun. Pour le dire autrement vivre ensemble suppose que l’on ait été nourri au lait d’une mère nation commune. Dans l’autorité exclusive de l’état pointe le danger d’une uniformisation des comportements maintenus sous la tutelle d’une puissance juridique, légale, politique. Dans la seule obéissance à la nation s’insinue le germe d’un nationalisme démesuré, incontrôlable et irrationnel. Trop d’attachement à la nation peut faire sombrer un pays dans le nationalisme, mais pas assez entraînerait une partie d’identité préjudiciable à tous les niveaux, mais particulièrement à celui de ce que l’on appelle le « vivre ensemble ». Comment faire communauté sans se rassembler autour de valeurs communes? Comment le seul statut de citoyen d’un état pourrait-il fédérer des hommes sur un territoire s’ils ne sont pas portés par un projet commun, lequel implique des idéaux et une culture, une histoire, des traditions communes?
          


                    Il serait très tentant de poser qu’autant l’Etat assure la fonction d’un vivre ensemble autant la nation s’efforcerait de déterminer les conditions d’un être ensemble, être « soi » ensemble. La nation définirait ce que nous sommes et l’état se chargerait de faire en sorte que nous puissions vivre sur un même territoire, comme si nous vivions dans un état et existions dans une nation, mais cette délimitation serait fausse et restrictive. S’il est vrai qu’il entre dans les fonctions de l’état d’assurer la sécurité des citoyens, celles-ci ne se cantonnent pas à des nécessités vitales. L’éducation est une charge qui revient à l’état et cela n’est pas sans poser des problèmes de fond car en tant que quoi l’état doit-il veiller à l’éducation des citoyens: en tant qu’humains, en tant que citoyens ou en tant que français?
                De fait, les hommes se rassemblent et forment des communautés, mais ces modalités de rassemblement sont conflictuelles et ne cessent de poser des problèmes, particulièrement aujourd’hui, c’est-à-dire à une époque où les conséquences désastreuses des modes de vie humains attendent des réponses communes à l’espèce humaine dans son intégralité. C’est cela qu’il nous faut penser aujourd’hui, avec rigueur et pragmatisme: sur quelles bases les hommes peuvent-ils faire communauté, voire éventuellement sur quelle base commune quelque chose comme une communauté humaine pourrait-elle se constituer si une telle éventualité est possible?

(Toutes les thèses qui vont suivre reprennent de très prés les travaux de Frédéric Lordon telles qu'elle sont développées dans son livre "Imperium - Structures et affects des cours politiques)

2) La notion de communauté sociale (la force morale de la société - Durkheim)
        Or de fait, la réponse à cette question: les hommes peuvent-ils constituer un corps politique "humain"  est négative, car si l’homme ne vit pas individuellement, il ne vit pas non plus collectivement à l’échelle de son genre, de son espèce. Il y a des totalités sociales qui, de fait, sont des « nations ». Et aucune réflexion sur la communauté humaine ne peut se concevoir à partir d’une autre base que celle-ci. Il y a des nations et même si nous voulons réfléchir au dépassement de cet état de fait, toute pensée sur des liens internationaux font signe dans leur appellation même de la nécessité de passer d’abord par la Nation.
         

Comment penser cette mise en commun des hommes sans passer par tout ce que la nationalisme a de ruineux, d’irrationnel, de contre-productif pour la notion même de communauté? Au principe donné de la nation s’oppose le caractère construit de la notion d’association, parce que nous nous associons de bon gré, suite à des accords. Il y a quelque chose d’émancipateur dans l’association que l’on ne retrouve pas dans la nation, parce qu’en fait, on ne choisit pas sa nation mais on se trouve guidé par elle de façon quasi pulsionnelle. Dans une association, on ne se met ensemble que parce qu’on l’a voulu. C’est bien cela que traduit ce que l’on appelle le contractualisme, c’est-à-dire l’idée selon laquelle on peut faire communauté à partir d’un principe de libre entente fondé sur le bon vouloir des associés entre eux.
        Mais la naissance même de la sociologie, c’est-à-dire la constitution de la science prenant pour objet la société et les principes rendant possible une mise en commun des hommes repose sur un constat: il y a plus dans la mise en communauté des hommes que l’effet de leur seule libre volonté. A l’échelle macroscopique, l’effet de consistance par le biais duquel une communauté large prend forme et structure dépasse totalement le cadre de la seule volonté libre des individus qui la composent.
        L’erreur du "contractualisme", c’est-à-dire de la thèse selon laquelle les communautés se créent par l’accord libre des concitoyens repose  sur ce que l’on peut appeler "un paralogisme scalaire", c’est-à-dire une erreur d’échelle. On fait comme si ce qui marchait à une petite échelle pouvait s’appliquer à une grande. Mais c’est faux. En fait, selon la sociologie, le social est distinct de l’association.  Il y a dans le social quelque chose qui dépasse complètement de la volonté libre des supposés contractants. Il y a « plus » dans la communauté que dans l’accord des individus qui la composent. Qu’il y ait de la sociologie suppose qu’il existe un type de comportement qui naît de la communauté des individus et qui n’existerait pas sans cela. En d’autres termes, nous pourrions dire que l’effet de cohésion des grands ensembles communautaires ne consiste pas dans le principe d’une addition: 1+1+1+1 des individus intégrant cette communauté.
        Le propre du social c’est donc ce « plus », ce qui ne se réduit pas à une simple addition, c’est une excédence. Dés lors se pose la question de savoir ce qui fait le principe même de cette excédence. Selon Emile Durkheim, cette excédence peut se définir comme « la force morale de la société ». Il y a donc un effet de transcendance de l’ensemble social par rapport à ses parties.  Mais s’agit-il tant d’un effet de dépassement ou de « commencement ». La grande difficulté que nous éprouvons à analyser ce qui fait communauté vient notamment du fait que la communauté finalement est toujours "déjà là". Elle ne se définit et ne se comprend qu’a posteriori.  Comment réfléchir intelligemment sur cette question sans tomber dans une forme de tautologie, à savoir que c’est toujours à partir du fait qu’elle soit là qu’on essaie d’analyser le fait qu’elle soit là.
           Ici encore Emile Durkheim est très affirmatif: « Il n’y a pas un instant radical où la religion ait commencé d’exister et il n’existe pas de biais qui nous permettent de nous y transporter par la pensée. Comme toute institution humaine, la religion ne commence nulle part. » Pourquoi parler ici de la religion? Parce qu’il n’y a pas de société sans religion et qu’il est hors de doute que la religion est l’origine même de la société. Evidemment par « religion », ce qu’il faut entendre ici est moins telle ou telle confession religieuse que l’attitude même du religieux, du « religare » étymologique (relier). Des hommes se réunissent autour de croyances, de dogmes, de rites, de commandements (il convient de bien réfléchir historiquement à cette dernière référence: il ne pourrait pas exister de lois sans commandement et pas de commandement sans religion, cela ne veut pas dire du tout que les termes d’éthique et de religion soient identiques, bien au contraire, mais cela n’empêche pas qu’il existe un lien généalogique entre l’éthique et la religion).
        Où et comment l’idée de faire communauté s’est-elle présentée aux hommes? C’est là une question fondamentale, au sens propre parce qu’elle touche aux fondements mêmes de l’humanité, mais c’est aussi une question probablement insoluble parce que, comme le dit Durkheim, « l’institution humaine ne commence nulle part. » On peut établir un certain nombre de liens historiques qui quoi qu’on en dise nous conduisent tous à la notion même de « religieux », mais une fois là, l’histoire ne nous est plus d’aucune aide et il faut avoir recours à une expérience de pensée comme les philosophes du contrat (Hobbes, Rousseau, etc.) l’ont fait avec l’Etat de nature, laquelle est, en réalité une fiction conceptuelle.
        Qu’est-ce qu’une fiction conceptuelle? C’est une « idée » qui n’a rien d’historique, à savoir, par exemple, qu’il n’a jamais existé « d’état de nature ». Les hommes ont finalement toujours existé dans le cadre de communautés. Il a donc toujours existé d’abord des « sociétés », même si différents types de liens pouvaient valoir au sein de ces sociétés. Ainsi ici: trouver l’origine historique de la force morale de la société est complètement illusoire, mais ce n’est pas pour autant que nous ne pourrions pas concevoir de « fiction », ou de « thèse », voire d’hypothèse.
         
Envisageons donc la possibilité (postulat) selon laquelle la force morale de la société vienne de la puissance de la multitude, concept que nous retrouvons chez Spinoza (potentia multitudinis). En un sens, cela revient à poser que la société s’engendre d’elle-même, de façon purement immanente et c’est finalement cela le Spinozisme: c’est le postulat d’un immanentisme total. La puissance de la philosophie de Spinoza réside entièrement en cette donnée: se refuser catégoriquement tout recours à une transcendance quelconque et miser sur la puissance de la vie à s’auto-générer. D’où vient de ce qu’il y ait des communautés humaines, donc? De cela même qu’il existe une puissance de la multitude des hommes qui s’y libère, qui s’y exprime, qui s’y donne une authentique consistance politique. Dans le chapitre VI, 1 du traité politique, Spinoza décrit très clairement l’origine même de l’état de société:

    « Les hommes étant conduits par la passion plus que par la raison, comme on l’a dit plus haut, il s’ensuit que si une multitude vient à s’assembler naturellement et à ne former qu’une seule âme, ce n’est point par l’inspiration de la raison, mais par l’effet de quelque affect commun, telle que l’espérance, la crainte ou le désir de se venger de quelque dommage (ainsi qu’il a été expliqué à l’article 9 du chapitre III). Or comme la crainte de la solitude est inhérente à tous les hommes, parce que nul, dans la solitude, n’a de forces suffisantes pour se défendre, ni pour se procurer les choses indispensables à la vie, c’est une conséquence nécessaire que les hommes désirent naturellement l’état de société, et il ne peut se faire qu’ils le brisent jamais entièrement. »

3) La notion d’ « impérium » dans le traité politique de Baruch Spinoza

Il n’y a de communauté que sous l’effet de la puissance de la multitude et cette puissance elle-même ne se constitue qu’à partir d’affects communs. Les affects (ou les passions si l’on préfère) sont donc l’étoffe même du politique et du social. Ce qu’il nous faut maintenant établir c’est l’affect à partir duquel la communauté va se former.

  


                Si l’on a recours à la fiction d’un état de nature dans lequel les hommes seraient d’abord seuls, état qui n’a jamais existé réellement, on mesure finalement la puissance endogène du social parce que cette fiction d’individus isolés joue parfaitement son rôle de négativité principielle. Si c’est bel et bien à une fiction qu’il faut avoir recours ici, c’est bien que décidément rien n’explique le social hors du social lui-même.  Il est bel et bien nécessaire d’envisager cette hypothèse d’individus isolés dans un état de nature originel et fictif pour percevoir tout ce qu’elle revêt d’impossibilité radicale. Même la pensée la plus aventureuse ne peut la concevoir. Le social ne s’engendre que de lui-même en lui-même et nulle part ailleurs. Il n’y pas d’état asocial ou pré-social. C’est de « l’impossible à penser » littéralement ce qui signifie en d’autres termes qu’il nous est absolument de penser le fait qu’il y ait de la société autrement qu’à partir de la société elle-même, endogènement.

Qu’est-ce que cela implique? Que cet affect de la multitude se constitue selon Spinoza par le jeu de composition mimétique d’affects individuels, à savoir de deux façons:

- Soit par sympathie si l’on éprouve un sentiment d’empathie: nous sommes spontanément portés à stimuler  les affects d’un autrui générique mais ces rapports sont ou transformés par des relations d’affinités antérieurement constitués, 

- Soit par des rapports de puissance affectante des groupes déjà formés. Si nous sommes a priori indifférents, nous aurons tendance à donner notre adhésion au groupe le plus important. Nous imitons ce qui a déjà été le plus imité. 

            En d’autres termes, la perspective n’est pas extrêmement réjouissante, ce que nous dit Spinoza ici, c’est que la loi de formation des affects communs à partir desquels s’auto-génère la communauté est gouverné par un principe exponentiel d’accroissement fondé sur la mimétique c’est-à-dire le suivisme, la grégarité, soit que tel ou tel groupe nous rappelle des affinités antérieures soit que ce groupe ait déjà été la plus choisi par le plus grand nombre. Plus un groupe est imposant, plus il a de chances d’attirer les individus, et cela jusqu’à ce que se constituent au fil de cette auto-génération ce que l’on pourrait appeler une certaine manière, un type d’attitude, un Ethos.

Si ce principe est assez fondé, assez puissant pour susciter une forme de « rayonnement », de séduction, il se diffuse, sans être finalement voulu par personne mais inconsciemment produit par tous (aunes où se forme un "tout" à partir de tous). C’est de cette façon que se constituent des affects communs, des passions à partir desquelles quelque chose comme une genèse des moeurs prend consistance et devient « potentia multitudinis ». Il ne faut pas sous-estimer cette genèse des moeurs car c’est à partir d’elle que s’édifie également une morale, un partage de ce qui est bien et de ce qui est mal, bref ce que nous pourrions appeler une « normalité » sociale. Il existerait donc une loi de composition des affects individuels à même de devenir un affect commun à partir duquel se fonde une certaine manière donnant matière à une normalité sociale.




Tout se fige alors de telle sorte que quiconque se trouverait individuellement en opposition avec cet affect commun et ce qui en résulte à savoir ce partage du bien et du mal serait voué à être stigmatisé, voire mis en minorité par cette multitude animé par un affect commun. Comme le dit Frédéric Lordon,  « c’est faire contre soi l’expérience de la puissance de tous ».

    


La force morale de la société est donc constituée par l’affect commun, donc passionnel. La capacité du social à nous faire quelque chose à nous affecter et par suite à nous faire faire quelque chose vient donc d’un affect commun. Le social est donc une puissance: celle de la multitude. A ce pouvoir d’affecter qu’est le social, Spinoza donne le nom d’état ou pour reprendre la traduction de Daniel Pautrat d’ « Imperium ». Si ce spécialiste de Spinoza a choisi de ne pas traduire du latin le terme écrit par Spinoza, c’est qu’il revêt selon lui une complexité, une particularité que ne résout pas totalement la notion d’Etat. Voici le texte de Spinoza dans  le traité politique  chapitre 2, article 17, mais nous citons également les articles précédents dans un souci de clarification de la notion d’imperium:

14. Tant que les hommes sont en proie à la colère, à l’envie et aux passions haineuses, ils sont tiraillés en divers sens et contraires les uns aux autres, d’autant plus redoutables qu’ils ont plus de puissance, d’habileté et de ruse que le reste des animaux ; or les hommes dans la plupart de leurs actes étant sujets par leur nature aux passions (comme nous l’avons dit à l’article 3 du chapitre précédent), il s’ensuit que les hommes sont naturellement ennemis. Car mon plus grand ennemi, c’est celui que j’ai le plus à craindre et dont j’ai le plus à me garder. 

15. Nous avons vu (à l’article 9 du présent chapitre) que chaque individu dans l’état de nature s’appartient à lui-même tant qu’il peut se mettre à l’abri de l’oppression d’autrui ; or, comme un seul homme est incapable de se garder contre tous, il s’ensuit que le droit naturel de l’homme, tant qu’il est déterminé par la puissance de chaque individu et ne dérive que de lui, est nul ; c’est un droit d’opinion plutôt qu’un droit réel, puisque rien n’assure qu’on en jouira avec sécurité. Et il est certain que chacun a d’autant moins de puissance, par conséquent d’autant moins de droit, qu’il a un plus grand sujet de crainte. Ajoutez à cela que les hommes sans un secours mutuel pourraient à peine sustenter leur vie et cultiver leur âme. D’où nous concluons que le droit naturel, qui est le propre du genre humain, ne peut guère se concevoir que là où les hommes ont des droits communs, possèdent ensemble des terres qu’ils peuvent habiter et cultiver, sont enfin capables de se défendre, de se fortifier, de repousser toute violence, et de vivre comme ils l’entendent d’un consentement commun, Or (par l’article 13 du présent chapitre), plus il y a d’hommes qui forment ainsi un seul corps, plus tous ensemble ont de droit, et si c’est pour ce motif, savoir, que les hommes dans l’état de nature peuvent à peine s’appartenir à eux-mêmes, si c’est pour cela que les scolastiques ont dit que l’homme est un animal sociable, je n’ai pas à y contredire.

16. Partout où les hommes ont des droits communs et sont pour ainsi dire conduits par une seule âme, il est certain (par l’article 13 du présent chapitre) que chacun d’eux a d’autant moins de droits que les autres ensemble sont plus puissants que lui, en d’autres termes, il n’a d’autre droit que celui qui lui est accordé par le droit commun. Du reste, tout ce qui lui est commandé par la volonté générale, il est tenu d’y obéir, et (par l’article 4 du présent chapitre) on a le droit de l’y forcer. 

17. Ce droit, qui est défini par la puissance de la multitude ; on a coutume de l’appeler l’État ou « imperium » . Et celui-là est en pleine possession de ce droit qui, du consentement commun, prend soin de la chose publique, c’est-à-dire établit les lois, les interprète et les abolit, fortifie les villes, décide de la guerre et de la paix, etc. Que si tout cela se fait par une assemblée sortie de la masse du peuple, l’État s’appelle démocratie ; si c’est par quelques hommes choisis, l’État s’appelle aristocratie ; par un seul enfin, monarchie. 


                L’imperium, donc, c’est le pouvoir dont dispose la multitude de s’auto-affecter. Il a deux effets:

  • L’affect commun fait être le groupe comme groupe. Il est un opérateur de communauté. Il fait émerger le groupe à partit de la collection d’individus qui le composent. Il est ce par quoi une simple juxtaposition d’individus vont constituer un corps, et prendre ainsi une consistance. 
  • Du coup, s’effectue un mouvement par le biais duquel une puissance immanente (celle de l’affect commun) va générer une transcendance, une supériorité, celle par le biais de laquelle une certaine « manière" va devenir une normativité sociale et exclure ainsi tout effet de marginalisation. Le tout va créer par l’affect commun manifeste concrètement un effet de supériorité sur la partie, sur l’individu qui est moins que le groupe. L’affect commun est ainsi supérieur à chaque individuel sans lequel pourtant il ne serait jamais devenu l’affect commun. L’imperium devient le principe de la transcendance du social alors même qu’il est dans sa constitution le fruit de l’immanence de tous les affects individuels.

                


Le social est donc à la fois un « plus », au sens d’excédence et une élévation, une supériorité.  L’imperium c’est la transcendance immanente du social, ce qui partie du bas, c’est-à-dire des individus eux-mêmes exerce sur eux une supériorité. C’est ça finalement « le social », à savoir la combinaisons de deux faits:

  • Qu’il y ait plus dans l’ensemble que la simple addition de ses parties
  • Que ce « plus » exerce de fait une autorité sur chaque individu, vaut comme une transcendance.

Le social c’est la capacité qu’a la multitude de s’auto-affecter sous l’effet d’une dynamique ascendante et descendante. C’est à partir de la multitude que se forme l’affect commun pour ensuite « du haut » affecter la multitude, comme en retour. S’il y a souveraineté du social, c’est à partir de cet agent qui s’ignore et que l’on peut désigner du terme de multitude. 

Mais comment et pourquoi la multitude s’ignore-t-elle à ce point, jusqu’à se dissimuler à elle-même qu’aucune souveraineté ne peut s’effectuer sans elle parce qu’en réalité elle en est la seule source?

Le fait que le social se soit structuré par le religieux explique dans une mesure importante cette méconnaissance. Dieu, c’est finalement la figure même de cette transcendance méconnaissable du social, transcendance qui ne s’exerce qu’en se dissimulant. Le deuxième moment de ce malentendu consiste à poser que « la mort de Dieu » telle que Nietzsche l’avait énoncée suppose la fin de la verticalité du social. Que Dieu ne soit plus la figure de la transcendance du social n’implique aucunement que cette transcendance soit inopérante, précisément puisque Dieu n’en était que l’apparence.

L’efficience de cette transcendance n’est pas du tout facile à comprendre puisque elle est à la fois supérieure mais d’une supériorité qui vient du bas. L’imperium, c’est-à-dire la puissance de la multitude, c’est finalement ce qui va cristalliser l’affect religieux, sacré après ce que l’on pourrait appeler la mort de Dieu. C’est ce que le sociologue Marcel Mauss formule de la façon suivante: « si les dieux sortent du temple et deviennent profanes, on verra des choses humaines mais sociales: la propriété, le travail, la personne humaine y entrer les unes après les autres. » Il n’y a que la terre et le ciel est vide, mais c’est nous qui, depuis la terre, ne cessons de peupler le ciel. Durkheim, pour sa part affirme que « la divinité c’est la société transfigurée et pensée symboliquement. » En d’autres termes, le religieux a été la première forme de l’autorité du social, mais il ne peut en revendiquer l’exclusivité. Finalement le religieux est la première capture de la puissance de la multitude, première forme d’auto-affection de la multitude, première manifestation de la capacité de la multitude à se dissimuler à elle-même l’exhaustivité de sa puissance. 

                


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