mardi 23 février 2021

Essai philosophique HLP - Texte de Philippe Lançon

 


Texte de Philippe Lançon extrait du livre: "Le lambeau"

"Je cherche simplement à circonscrire la nature de l'événement en découvrant comment il a modifié la mienne. Je cherche, mais je n'y arrive pas. Les mots permettent d'aller plus loin, mais quand on est allé si loin, d'un seul coup, malgré soi, ils n'explorent plus, ne font plus de conquêtes ; ils se contentent maintenant de suivre ce qui a eu lieu, comme de vieux chiens essoufflés. Ils fixent des limites artificielles, trop étroites, au troupeau anarchique des sensations et des visions.

A terre, j'ai de nouveau ouvert mon premier œil sur quelques mètres carrés et sur ce monde sans limites. Les décombres n'étaient faits ni de poussière, ni de cendres, ni de verre, ni de plâtre. Ils étaient faits de silence et de sang. Je ne sentais pas le sang, dans lequel je baignais pourtant, je n'avais pas même encore vu le mien, mais j'entendais le silence, je n'entendais même que ça. Il m'enveloppait et prenait mon corps pour le faire léviter au-dessus de moi-même et des autres, léviter à l'aveuglette et sans fin pendant quelques secondes, quelques minutes, une éternité, léger, léger, tandis que l'homme d'avant, celui qui était presque déjà mort et qui restait collé au sol, me disait : « Mais que s'est-il passé ? Est-il possible qu'il ne me soit rien arrivé ? Je suis vivant, je suis là ? Ou bien non ? » Ou quelque chose comme ça. Le demi-mort a ajouté : « Il n'est peut-être pas parti, celui qui disait « Allah Akbar ». Ne bougeons pas. » Tout se réduisait encore à l'apparition d'une paire de jambes noires et à l'attente de son retour.

Pour le reste, les mots que le demi-mort prononçait étaient un peu semblables, je crois, à ceux qu'on dit pendant un rêve : à la fois clairs pour le dormeur et incompréhensibles pour celui qui, réveillé à ses côtés, les écoute. Je ne pouvais déjà plus tout à fait comprendre celui que j'avais été, mais je ne le savais pas. Je l'écoutais parler et je pensais : mais qu'est-ce qu'il dit ?

J'étais couché sur le ventre, la tête tournée vers la gauche, c'est donc l’œil gauche que j'ai ouvert en premier. J'ai vu une main gauche ensanglantée sortant de la manche de mon caban, et il m'a fallu une seconde pour comprendre que cette main était la mienne, une nouvelle main, taillée sur le dos et découvrant la blessure entre deux articulations dites métacarpo-phalangiennes, celle de l'index et du majeur. Ce sont des mots que j'ai appris ensuite, parce qu'il m'a fallu apprendre à nommer les parties du corps blessées, les soins qu'on leur apportait et les phénomènes secondaires qui s'y développaient. Les nommer, c'étaient les apprivoiser et pouvoir vivre un peu mieux, ou un peu moins mal, avec ce qu'ils désignaient. L'hôpital est un lieu où chacun, en paroles comme en actes, a pour mission d'être précis.

La voix de celui que j'étais encore m'a dit : « Tiens, nous sommes touchés à la main. Pourtant , nous ne sentons rien. » Nous étions deux, lui et moi, lui sous moi plus exactement, moi lévitant par-dessus, lui s'adressant à moi par-dessous en disant nous.

Essai philosophique
La conscience de soi suppose-t-elle le dialogue ?


    Lorsque nous nous réveillons après une anesthésie justifiée par une opération chirurgicale, le sédatif utilisé est suffisamment puissant pour nous avoir plongé dans un sommeil très lourd, et nous reprenons conscience dans une salle de réveil inconnue de nous parmi d’autres patients faisant à peu prés la même expérience, mais inconnus de nous également. Nous faisons alors l’expérience qui consiste à reprendre pied peu à peu, à retisser le fil d’évènements que nous avons bel et bien vécus, mais en en étant absent. A moins d’avoir été victime d’une fusillade, c’est peut-être la seule épreuve qui puisse autant que faire se peut être  comparée avec ce que décrit Philippe lançon dans ce passage, à cette différence prés qu’il décrit les minutes qui succèdent immédiatement au mitraillage de la rédaction de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015. Or ce qui se manifeste au premier chef dans cette situation, c’est la douleur à l’endroit qui a été opéré, une douleur différente non pas seulement parce que notre corps a été tailladé, ouvert et cousu à cet endroit, mais parce qu’habituellement tout ce que nous vivons nous est communiqué au travers du filtre des mots, donc atténué par ce filtre. La conscience que nous avons des expériences que nous traversons est toujours non seulement traduite mais aussi décalée par un discours intérieur de soi à soi entre l’acteur et le spectateur qui se raconte à lui-même ce qu’il est en train de vivre mais toujours avec un temps de retard. Le temps que je passe à me dire à moi-même ce que je vis est un temps qui fait tomber le présent en passé proche. Ce que je vis, du simple fait que je me dise à moi même que je le vis est déjà vécu. La conscience est une machine à transformer les instants présents en moments vécus, donc passés, parce que ces moments sont « dits ». Or Philippe Lançon décrit exactement la reprise progressive de cette conversation perpétuelle de soi avec soi, de ce fil continu au gré duquel nous nous racontons à nous mêmes l’histoire de la personne que nous sommes, parce que, de fait, la violence du traumatisme causé par le fait d’avoir été mitraillé a rompu ce murmure, ce dialogue qui semble bien définir à quelque degré ce que c’est d’être soi, d’avoir un moi. Ne serait pas la continuité de ce dialogue intérieur qui serait de moi l’expression la plus juste de ce que c’est qu’être moi?
    De fait, ce passage nous donne probablement la meilleure définition de ce en quoi consiste un traumatisme, à savoir une décharge évènementielle trop forte pour être recouverte par des mots, comme si, pour une fois, le réel était trop intense, trop brut et trop soudain pour que ce fond de dialogue perpétuel de soi avec soi puisse être encore efficient. Habituellement il y a toujours en moi un conteur qui épie, commente et souvent précède l’acteur. Tenir un journal intime n’est finalement jamais que la retranscription écrite que certaines ou certains d’entre nous actualise d’un fond de discours continu que toute personne dotée de langage tient. Nous ne cessons de nous entretenir avec nous-mêmes, de nous parler, de recouvrir avec des mots des expériences qui par là-même ne sont jamais vécues pour elles-mêmes dans leur émergence brute. Et c’est très exactement ce fil qui a été rompu par la fusillade, par la blessure.
     

Il faut se représenter un présent si intensément, brutalement présent qu’il excède la capacité de la machine consciente à en faire déjà du passé. L’attentat, en un sens, c’est d’abord du présent pur, du présent qui n’est présent en ce sens qu’il ne peut être vécu de façon différée, tout en l’étant et c’est bien là tout le paradoxe. Le corps de Philippe Lançon a bien vécu ce présent pur du mitraillage comme le prouvent ses blessures mais sa conscience s’est dérobée parce qu’elle ne pouvait pas activer son mécanisme habituel: conjuguer du présent au « passé antérieur », c’est-à-dire aborder du présent comme du futur passé. C’est bel et bien ce que nous faisons tout le temps habituellement. L’auteur se cache dans un pli de l’espace temps à partir duquel l’expérience vécue par l’acteur est perçue de façon très particulière: tout présent est du futur passé. C’est comme un filet de mots toujours déjà tissé par l’auteur et lancé sur le réel attendant d’y cueillir les instants, mais il se peut que tel évènement du présent déchire ce filet de telle sorte que l’acteur vive le présent « avant » que la machine à en faire déjà du passé puisse s’activer. C’est du présent pur, c’est de l’expérience authentique, dans la soudaineté de sa violence. Soudain les mots sont à la traîne et étrangement compte tenu de l’expérience décrite, ici quelque chose de nous a envie de dire: « enfin ». Pourquoi?
    Parce que, du coup, cette expérience est « vraie ». Cette décharge émotionnelle pure, cette perte de conscience dans la fulgurance de laquelle quelque chose s’est produit est « vraie » parce qu’en nous l’auteur a été devancé par la violence de ce qu’a subie l’acteur. Le corps a subi ce que la conscience n’a pas eu le temps de se dire à elle-même. L’heure de se raconter à soi-même l’histoire de sa vie a été devancée par la vie elle-même. L’actualité du verbe a devancé la prise en charge grammaticale du sujet, c’est-à-dire qu’en d’autres termes, la logique de la grammaire occidentale sur ce point là, à cet instant là, est démentie, bafouée, prise en défaut, prise en flagrant délit de mensonge ce qui, en réalité, est toujours le cas , mais ici enfin cela apparaît complètement. Mais qu’est-ce qui apparaît si brutalement, si justement. En quoi cette expérience vécue par Philippe lançon est-elle exacte? Quelle est la part de vérité scandaleuse qu’elle porte?
        « Un » corps fait l’expérience de la blessure et seulement après coup, se réveille « moi blessé », reprend le fil d’une conversation de soi d’avec soi, et réalise que cet entretien est comme une protection tissée dans le fil des mots par le biais de laquelle le choc des évènements purs ne nous parvient que de très loin comme assourdi par la couche épaisse de tous ces vocables, de tous ces noms communs qui rendent banales des épreuves violentes et indicibles. « Les mots se contentent de suivre ce qui a eu lieu » écrit Philippe Lançon. Pour une fois ils sont à la traîne, ils ne déterminent pas la forme de ce qui ne pourrait arriver qu’au travers di filtre de leur catégorisation du réel. Mais voilà que du réel rentre par effraction dans la vie de Philippe Lançon et que du même coup, il réalise que c’est toujours exactement cette effraction là: du réel. 
             C’est comme un choc suffisamment fort pour qu’enfin l’auteur pris de court ne sache pas quoi dire, quoi raconter parce que l’effraction fait entrer du pur réel dans la vie de l’homme qui là, à cet instant, a vécu. Cette existence que nous ne vivons habituellement qu’en différé s’est manifesté à vif, purement, totalement dans le scandale de son instantanéité. De nombreux gourous du développement personnel ne cesse de nous conseiller de vivre l’instant présent sans se rendre compte qu’en nous conseillant cette approche, ils nous y prédisposent, ils nous incitent à l’anticiper, donc à le rater. Comment anticiper du non-anticipable, puisque c’est du présent? Si je m’attends à vivre du présent, je l’attends et ce n’est plus du présent puisque je m’y prépare comme à un futur. Quand vivons nous du présent? Tout le temps pourrait-on dire, sauf que notre conscience ne consiste que dans le décalage, dans l’attente de ce qui une fois advenu sera déjà du passé, comme le dit le philosophe Alain:
        « La conscience n'est pas immédiate. Je pense, et puis je pense que je pense, par quoi je distingue Sujet et Objet, Moi et le monde. Moi et ma sensation. Moi et mon sentiment. Moi et mon idée. C'est bien le pouvoir de douter qui est la vie du moi. Par ce mouvement, tous les instants tombent au passé. Si l'on se retrouvait tout entier, c'est alors qu'on ne se reconnaîtrait pas (…) Ainsi le moi est un refus d'être moi, qui en même temps conserve les moments dépassés. Se souvenir, c'est sauver ses souvenirs, c'est se témoigner qu'on les a dépassés. C'est les juger. »
        Grâce à ma conscience , je sais ce qui « arrive », sauf que, le sachant, je ne le vis plus comme « arrivant » mais comme « arrivé » donc passé. C’est la raison pour laquelle le moi est un refus d’être moi. Me sachant « moi blessé », je ne suis plus exactement ce moi pris dans le mouvement pur, instantané de l’être. Je reprends pied progressivement dans le commentaire en différé du fait de « l’avoir été », exactement ce qui nous est décrit  ici par Philippe Lançon, à savoir le tâtonnement des mots pour réinvestir le champs du moi, pour reprendre ses repères dans une scène qui a été déserté dans la fulgurance de la fusillade, dans le déchirement des chairs, dans l’écoulement brutal du sang.
        Philippe Lançon a vécu une expérience de vérité: celle d’être un corps offert à tout ce qu’un instant revêt de jaillissement imprévisible, de soudaineté radicalement improgrammable. Rien n’est écrit nulle part avant d’avoir été. Chaque instant suppose une part de non prédictibilité absolue, et finalement c’est ça la vie, c’est quand on fait l’expérience de cette absolue non programmabilité de l’instant que l’on peut dire que l’on a vraiment fait l’expérience de quelque chose…sauf que….précisément cette expérience on ne pouvait pas y être tout-à-fait, en tout cas pas consciemment. C’est juste en tant que corps que nous l’avons faite, sans savoir au moment même où nous la faisons que nous la faisions. Vivre en étant conscient c’est donc remettre à plus tard le moment pur de vivre,  Le moi est un refus d’être moi maintenant. Me retrouvant blessé, je sais sans aucun doute possible que j’ai été mitraillé mais être mitraillé, je n’en ai pas fait l’expérience au présent: je ne pouvais pas me le dire et l’être en même temps. Cette simultanéité nous est interdite (et l’on pourrait presque dire: « depuis qu’Adam et Eve ont mangé le fruit défendu »).
        Mais ce que nous fait partager Philippe Lançon, c’est précisément l’effort de cette conscience traumatisée par cette effraction du présent dans une vie, effraction ne pouvant surgir que dans un moment d’absence. Ce que ce passage a donc de proprement révélateur au plus haut point, c’est de nous faire mieux comprendre ce dont nous nous sommes faits comme une profession de foi de la rater, soit de vivre au présent. C’est ce dont nous nous rendons compte lorsque finalement nous réalisons que si Philippe Lançon pourrait dire: « je suis passé très près de mourir », il pourrait tout aussi bien affirmer et peut-être avec plus de justesse encore: « je suis passé tout prés de vivre », en ce sens qu’il a vécu une épreuve tellement violente, tellement traumatique que sa conscience a frôlé la simultanéité entre l’attention à l’évènement et l’évènement lui-même, qu’elle a failli (dans tous les sens de ce verbe: immense et échec) être au présent.
         
Ce qu’il convient de relier ici pour bien comprendre la nature exceptionnelle de ce témoignage dont il faut noter qu’il s’adresse tout autant à nous lecteurs, qu’à Philippe Lançon lui-même, c’est l’imprévisible absolu et l’inévitable radical qui caractérise l’évènement, et c’st de tout évènement dont il est question ici, sauf qu’évidemment cela nous apparaît plus clairement lorsque cet évènement est celui de la violence brute, moins terroriste que terrorisante et c’est toute la finesse de Philippe Lançon que de quitter totalement le terrain idéologique, parce que de fait cette dimension là qui occupe malheureusement la quasi totalité de l’univers médiatique aujourd’hui est complètement « à côté de la plaque, de la seule vraie plaque: le présent ».
        Ce « fait divers » (une appellation qui pose déjà à elle seule tout le problème parce qu’aucun fait ne saurait être « divers » en tant qu’il est précisément celui-là et pas un autre, rien ne se produit que de l’exceptionnalité: "la vie est tissée de points remarquables, pas de points communs » - Gilles Deleuze) est particulièrement intéressant à cet égard: tous les journalistes de Charlie Hebdo se savaient menacés mais il y a une différence entre savoir que l’on peut être mitraillés et l’être effectivement, et c’est justement cette différence qui constitue comme indéfinissable, improgrammable, inanticipable la vie, le réel, l’évènement. Il y a ça dans chaque instant que nous vivons mais nous n’en avons pas conscience pourquoi? Parce que notre conscience se définit précisément de dissimuler ça: c’est son travail de « conscience », et c’est un travail pour lequel elle a besoin de « ses instruments à transformer du remarquable en lieux communs » que sont les mots.
        Tout ce que nous vivons, du simple fait que nous le vivions, est absolument exceptionnel, inattendu, indéfinissable, innommable, ineffable, mais c’est probablement notre spécificité humaine que d’aborder ces instants de vie pure en les contrariant, par de la dénégation, en nous les appropriant mais de façon dénaturés, en leur retirant tout ce qui fait leur justesse, leur aplomb, leur singularité, ce que Gilles Deleuze appelle en reprenant la terminologie de Duns Scot (1266-1308) « l’eccéïté » du latin ecce qui veut dire « voici! ». Rien de ce qui arrive n’est donc, en tant qu’il arrive, prévisible tel qu’il arrive, parce que ce qui existe sort du domaine du possible et ce n’est pas la même chose de dire qu’un attentat est possible et de vivre le fait qu’il se produit « maintenant ». C’est la même chose: « un attentat » mais s’il s’effectue, cela veut dire qu’il est passé du statut de simple possible à celui de réel et « cela « cette frontière absolue entre ce qui était seulement possible et ce qui est réel c’est exactement cela que définit l’eccéïté.
        Mais il importe de relier cette imprévisibilité absolue du réel que dit l’eccéïté à l’inévitabilité de l’évènement, c’est-à-dire au fait qu’il n’y a pas vraiment de sens à dire que les choses auraient pu se passer différemment. Prenons l’exemple suivant d’un homme amoureux transi d’une femme à laquelle il n’avoue jamais ses sentiments et qui une fois séparé de cette personne se souvient de son passé et ne cesse de se dire que cela n’aurait tenu à rien de franchir ce pas. Mais le fait qu’il n’ait jamais dépassé ce seuil n’est-il pas assez significatif, en fait? N’est-ce pas précisément parce qu’il doutait, à très juste raison, de lui ou d’elle qu’il n’a jamais avoué son amour et qu’en fait dans ce qui s’est passé, « tout était dit ».
             C’est exactement comme cela que nous inventons des caractéristiques, des portraits-types (je suis comme ceci ou comme cela)  pour cacher qu’en réalité nous ne sommes rien que ça: des mouvements de consentement ou de dénégation des évènements eux-mêmes. De fait il n’y a pas eu de déclaration et « c’est tout »: est-ce parce je suis trop timide, trop emprunté, trop ceci, trop cela? Non, je ne suis « rien » ou du moins pas grand chose, je suis des mouvements de consentement ou de dénégation des seules choses qui « sont » vraiment à savoir des évènements. Qu’est-ce que c’est un moi? Ça précisément: l’écume bavarde des faits, ce qui se constitue passagèrement  et accidentellement dans la frange « commentable » des événements en se donnant une importance surdimensionnée, parfaitement surfaite, ce mouvement rétrospectif de commentaire divers sur des actes qui s’effectuent en fait toujours à l’infinitif.
          

La croyance au moi, c’est exactement cette part de nous qui se dérobe à la juste intransigeance des faits, à leur capacité d’auto-légitimation par l’expérience. Et c’est bel et bien ce qui nous est décrit ici, dés les premiers mots de Philippe Lançon: « je cherche seulement à circonscrire la nature de l’évènement en découvrant comment il a modifié la mienne. Je cherche mais je n’y arrive pas ». Nous devrions lire ces phrases en ayant bien à l’esprit que ce n’est rien moins que l’expérience constante que nous faisons de chaque instant qui s’y trouve décrite. C’est comme si le caractère exceptionnel de l’évènement vécu par Lançon nous mettait en phase avec ce que la notion même d’évènement en soi restait d’exceptionnel y compris en nous levant chaque matin et en allant au travail. La nature de tous les évènements est de modifier la « notre » en l’impactant de telle sorte que nous n’avons pas d’autre nature que celle d’être la pâte à modeler des faits, leur caisse de résonance, leur support, ce dans quoi les évènements se produisent. Être un moi c’est constituer cette mousse à mémoire de formes utilisée pour certains matelas ou certains matériaux dans laquelle les faits impriment leurs contours. L’évènement est « un troupeau anarchique de sensations et de visions. » et notre conscience armée de tout son vocabulaire va après coup en différé reprendre pied, sauver ce qui peut l’être se reconstituer un moi présentable avec toute la puissance de requalification des faits, de témoignages des détails dont elle sera capable, mais tout cet attirail n’aura pour effet que de cacher sa cruelle absence au moment de l’évènement lui-même. Le moi ou plutôt notre capacité à dire « Je » se manifeste en divisant ce qui pourtant à été vécu par le corps «  totalement », « simultanément ».
        « Est-il possible qu’il ne me soit rien arrivé? Je suis vivant, je suis là? Ou bien non? » « C’est le pouvoir de douter qui est la vie du moi » nous dit Alain et nous retrouvons exactement cette évidence dans l’éveil de la conscience de Philippe Lançon. Comment se poser une telle question après une telle décharge esthétique dans l’instant de laquelle « Tout est arrivé », un évènement pur, total, effectif, un évènement « nu » pourrait-on dire, c’est-à-dire tellement violent que pour une fois il s’impose à la conscience tel qu’il est et non telle qu’elle voudrait qu’il soit ou tel qu’elle le déforme déjà pour faire croire que c’est toujours à un sujet humain qu’il arrive des choses.
        Ce n’est pas du tout à un début de schizophrénie ou de bipolarité que nous avons ici affaire mais au travail de déformation continuel par le biais duquel toute conscience fait de ce qui arrive dans une dimension brute, sauvage, imprévisible et « tragique » les épisodes survenant dans l’existence légendaire d’un héros. Les évènements n’ont pas d’histoire en réalité mais en tant qu’ils sont appréhendés par des consciences humaines ils sont « récupérés », ce dont atteste parfaitement tout le travail de Philippe Lançon qui en tant qu’homme mais aussi en tant qu’homme de lettres retranscrit de la façon la plus honnête possible cette reprise en main par une conscience linguistique d’un fait « pur ».
        Il y a une dimension anonyme dans tout évènement mais nous ne pouvons que rarement être à la hauteur de cet anonyme de ce pur infinitif des faits tels qu’ils se produisent. Ce que nous montre Philippe lançon, c’est comment un corps ayant vécu cette soudaineté anonyme et brutal d’un évènement va progressivement reprendre pied dans cette réalité qui, l’espace d’un moment, s’est révélée telle qu’elle est par le dialogue d’abord puis par le « je » insensiblement. Toute conscience suppose donc le dialogue pour autant qu’aucune conscience ne peut vivre réellement le réel même. C’est exactement ce que le poète Joe Bousquet veut dire lorsqu’il écrit: « ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner » Il y a quelque chose d’inactuel, d’inévitable, d’imprévisible dans tout évènement dés lors qu’il est vécu pour lui-même et non pour ce que nous voulons être à travers lui. Cette part d’évènementialité qui finalement constitue la nature même du monde tel qu’il se fait en cet instant présent pour chacune et chacun de nous, c’est bien cette eccéïté que notre conscience ne peut vivre qu’au travers de l’inauthenticité du moi. Evoquer le moi, y croire, c’est donc choisir de n'entendre parler de soi par soi que par ouï-dire.

 1) Généralement nos mots sont toujours prêts à baptiser nos expériences vécues. Pourquoi sont-ils à la traîne ici?
2) En quel sens peut-on parler de l'eccéïté de cet attentat. Les mots ne sont-ils pas toujours en retard par rapport à l'eccéïté des instants? Peut-on parler d'expérience de vérité? Si oui, justifiez.
3) Peut-on appliquer des principes de philosophie stoïcienne à cette expérience selon vous?
4) Pourquoi est-ce en se parlant que Philippe Lançon reprend pied dans la réalité? Explquez: "Je ne pouvais déjà plus comprendre celui que j'avais été mais je ne le savais pas."
5) Expliquer: "Nommer les parties blessées du corps, c'était les apprivoiser et pouvoir vivre un peu mieux ou un peu moins mal avec ce qu'elles désignaient. L'hopital est un lieu où chacun, en paroles comme en actes, a pour mission d'être précis."

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