lundi 1 février 2021

Terminales 1/2/3: Cours sur le langage (Explication du texte de Benjamin Lee Whorf + fin du cours sur le film de Denis Villeneuve: "Premier contact"))

3) Science et métalangage

        Finalement ce que Kant a porté de nouveau dans cet éclairage qu’il propose des progrès de la science à partir de Galilée, Torricelli, Stahl (ce que l’on a appelé la science moderne), c’est que la seule vraie question à nous poser n’est pas tant celle de savoir ce que le monde EST mais ce que nous, humains, nous pouvons en saisir, en comprendre. Selon Kant, il existe des catégories de l’entendement et des formes a priori de la sensibilité qui sont l’espace et le temps et au travers desquelles l’homme peut percevoir la réalité. Il ne le peut pas d’une autre façon.

         

Il est très intéressant de situer les thèses d’Emmanuel Kant par rapport à celles du relativisme linguistique de Whorf car elles sont à la fois proches et absolument irréconciliables. Elles sont proches en ce sens que l’une comme l’autre considèrent que l’homme ne peut accéder au réel qu’au travers d’un filtre et qu’il n’existe pas d’intuition absolue, positive, directe, de plain pied de la réalité, mais elles s’en distinguent radicalement parce qu’autant pour Kant il existe des catégories universelles de l’entendement humain, autant pour Whorf il n’existe que des grammaires différentes de langues distinctes donnant matière à des perceptions de mondes variables en fonction des langues. Par conséquent, si l’on pouvait démontrer que les mathématiques sont une langue universelle, nous pourrions contredire totalement les arguments de Benjamin Whorf car cela prouverait que l’esprit humain est rationnel en lui-même avant d’être tissé dans la structure de sa langue maternelle propre, et donc différente selon sa nationalité ou sa culture.

        En d’autres termes, nous pouvons relever deux causes de la rationalité de l’esprit humain: la science et la langue. Mais qu’est-ce qui est premier? Y’-a-t-il de la science parce qu’il y a de la langue, ou de la langue parce qu’il y a de la science? Cette question s’éclaire dés lors que l’on relie la langue et la civilisation, car, de fait, il existe des civilisations sans science mais pas de civilisations sans langue, ni religion: « On trouve des sociétés qui n'ont ni science, ni art, ni philosophie. Mais il n'y a jamais eu de sociétés sans religion. »  D’où vient que l’esprit soit rationnel et l’est-il de la même façon partout? Les mathématiques ne seraient-elles pas qu’une certaine forme de rationalité héritée finalement des langues indo-européennes? Cela ne diminuerait en rien leur intérêt mais sans aucun doute leur prétention à valoir universellement. On mesure ainsi l’impact de l’onde de choc de ce texte qui dépasse largement de ce que l’on pouvait envisager après avoir lu les premières lignes. La linguistique est une science dont les thèses et les conclusions  remettent en question la notion même de « science ». C’est donc bien cela qu’il faut discuter: la thèse de Galilée selon laquelle « l’univers est écrit en langage mathématique, et les caractères sont des triangles, des cercles, et d'autres figures géométriques, sans lesquelles il est impossible d'y comprendre un mot. »

        Sous la plume du mathématicien français Laurent Lafforgue, nous retrouvons dans un article qu’il a rédigé récemment sur cette question: « les mathématiques sont-elles une langue? » un passage très approchant de l’affirmation de Galilée mais paradoxalement placé au coeur d’une argumentation répondant finalement: « Non » à la question, démentant ainsi le savant italien: « D'autre part, les mathématiques sont moins une langue que la recherche d'une langue, et la remise sur le métier jamais lassée d'une version approchée, toujours raffinée et enrichie de cette langue idéale. Les mathématiques sont certainement une construction culturelle mais elles ne valent aux yeux des mathématiciens que dans la mesure exacte où elles sont “naturelles”, c'est-à-dire où tous leurs concepts, leurs notations et leur organisation donnent le sentiment brûlant de correspondre à la nature des choses dont les mathématiciens ressentent la réalité et la présence invisible. »

        


Laurent Lafforgue insiste ainsi sur deux points fondamentaux et propres aux mathématiques:

- La nature profondément perfectionniste et insatisfaite de leur recherche. Elles sont animées du dynamisme de la courbe asymptotique: elles visent à constituer une langue universelle et idéale sans toutefois jamais se satisfaire d’une forme aboutie

- Les langues sont culturelles mais les mathématiques sont « naturelles », ou du moins elles n’inventent rien et n’entendent que mettre à jour des vérités « voilées » qui sont dans la nature mais pas de façon claire, apparente (on est très proche de Galilée, ici)

        Il faut prendre note avec précision de la formulation de Laurent Lafforgue: les mathématiques sont une construction culturelle mais elles ne valent aux yeux des mathématiciens que dans la mesure où elles sont « naturelles ». Cette ambiguïté est cruciale par rapport à la question qui nous occupe, car si elles sont culturelles, alors elles sont nécessairement sujettes à des distinctions culturelles, ce que confirment de très nombreuses observations ethnologiques.
        Mais si nous acceptons de passer outre et de prendre en considération ce point de vue des mathématiciens à l’intérieur même de leur pratique, Laurent Lafforgue parle de nature et plus loin évoque les objets « naturels donc » sur lesquels ils travaillent: «  Etre mathématicien c'est étudier des objets bien précis qui se nomment la droite, le cercle, les nombres, les fonctions, les périodes, les symétries, les courbes, les surfaces, les groupes,....et c'est revenir inlassablement à certains objets essentiels. Les mathématiques traitent d'objets qui sont bel et bien réels et concrets aux yeux du mathématicien, des objets non pas qu'il aurait choisis par fantaisie mais qui se sont imposés à lui. » Nous retrouvons  exactement les figures dans lesquels l’univers, selon Galilée est « écrit ». La nature est voilée, nous pourrions presque dire « taguée ». Elle est écrite dans ces caractères que le mathématicien n’a pas choisi et dont la vérité s’impose à lui, de l’extérieur comme sous la puissance rationnelle d’une force qu’il peut et doit penser, non pas comme ce qu’il peut penser mais comme ce qu’il ne peut pas ne pas penser. Nous retrouvons là, sans conteste l’effet de contrainte de toute science où se lit, ou du moins se présume une forme radicale d’extériorité, ce qui fait que finalement la science n’est pas idéologique, et encore moins subjective. Ce qu’elle formule, ce n’est pas ce qu’elle invente, mais ce qu’elle découvre, ce qu’elle fait venir au jour non pas parce que cela lui plaît mais parce que c’est naturellement ce qui est, ce n’est pas autrement, et c’est ça « la nature ».
         


Nous touchons enfin ici le fond du problème: qui dit culture dit « diversité culturelle ». Qui dit nature dit  réalité universelle. Si les vérités mises à jour par les mathématiques sont naturelles, alors elles sont universelles, et Whorf a tort: il existe bel et bien une rationalité pure brute et universelle, en deçà, ou au-delà des rationalités différentes des langues maternelles. On pourrait contredire la fin du texte point par point: il n’existerait pas une vision scientifique explicite du fait d’une spécialisation plus poussée  des structures grammaticales qui ont engendré la première rationalisation de la nature par UNE langue, il y aurait au contraire d’abord la rationalisation scientifique quasi naturelle de la nature, comme une sorte d’intellection pure de la rationalité « donnée » de la nature.
        Or il est possible de concevoir cet effet de contrainte de la pensée mathématique par une rationalité extérieure comme une aperception de ce qui d’un esprit humain formaté par sa langue constitue sa forme même de façon arbitraire et totalitaire. Il ne semble pas envisageable de distinguer radicalement l’effet de contrainte qu’un esprit mathématique interprète comme naturel de celui totalitaire par le biais duquel les structures grammaticales d’une langue maternelle informe totalement, arbitrairement, impérativement un esprit humain.
        On peut aussi souligner un autre point: Galilée insiste sur le fait que la nature est écrite mais tout aussi bien « voilée » et nous retrouvons ici l’une des formules les plus énigmatiques formulées par Héraclite l’obscur: « la nature aime à se cacher » (c’est ce que le spécialiste de la philosophie antique Pierre Hadot rapproche du voile d’Isis.) et l’on voit mal en effet comment nous pourrions contester cette idée selon laquelle la nature ne s’impose pas à nous comme une rationalité donnée. A supposer que la nature soit rationnelle, on ne voit pas comment nous pourrions remettre en cause le fait que cette rationalité n’est pas apparente, donnée, évidente. Il faut la rechercher, mieux: il faut la « traduire ». C’est bien ce que dit Galilée et même ce que dit Laurent Lafforgue quand il note que « tous leurs concepts, leurs notations et leur organisation donnent le sentiment brûlant de correspondre à la nature des choses dont les mathématiciens ressentent la réalité et la présence invisible ».
        

Si la nature est voilée, alors cela signifie que l’on peut traduire de différentes façons et que les mathématiques ne sont que l’une des façons parmi tant d’autres de la concevoir de la même façon que toute langue maternelle propose une certaine forme de rationalité à partir de laquelle il est possible de concevoir un monde à partir des données de la sensation. Finalement, ce que dit Laurent Lafforgue lorsqu’il affirme que « les mathématiques sont “naturelles”,  (…) dans la mesure où tous leurs concepts, leurs notations et leur organisation donnent le sentiment brûlant de correspondre à la nature des choses dont les mathématiciens ressentent la réalité et la présence invisible. » illustre parfaitement la remarquable analyse de Pascal sur les rapports entre la nature et la coutume: «  La coutume est une seconde nature, qui détruit la première. Mais qu'est‑ce que nature ? Pourquoi la coutume n'est‑elle pas naturelle ? J'ai grand peur que cette nature ne soit elle‑même qu'une première coutume, comme la coutume est une seconde nature. »

        Il faut remplacer coutume par culture pour bien saisir cette phrase et sa justesse:  on dit de la culture qu’elle est un vernis qui s’impose sur cette première couche de comportement humain qu’est la nature. Mais quelle est exactement cette nature, quand on y réfléchit vraiment? Pourquoi la culture n’est elle pas naturelle (et universelle)? Réponse: parce qu’en réalité la nature n’est en réalité que cette première couche de comportement préalablement culturelle, c’est-à-dire variable suivant les cultures. Ce que l’on appelle culture par conséquent c’est simplement une collection d’habitudes culturelles que nous suivons de façon si habituelle et traditionnelle qu’elles nous apparaissent naturelles. Dans cette perspective, que sont les mathématiques finalement, puisque de nature brute il n’est plus du tout question? Une seconde coutume.

        Il reste encore à évoquer le très bel argument de Laurent Lafforgue: les mathématiques ne sont pas une langue mais la recherche d’une langue idéale et universelle. Mais une question simple se pose alors: comment cette recherche d’une langue pourrait-elle se concevoir et se structurer si ce n’est déjà sous la forme d’une langue maternelle? Ce n’est pas parce qu’elle est rationnelle qu’une langue est une langue mais à l’inverse parce qu’elle est d’abord le produit d’une langue qu’une raison est rationnelle.  Et cela s’illustre parfaitement dans le film de Denis Villeneuve par le fait qu’aussi loin que puisse aller Ian dans la compréhension mathématique de la langue des extra-terrestres il ne franchira jamais ce seuil de l’intuition d’une réalité cosmique appréhendée  et vécue par une langue non linéaire et atemporelle.

        La formulation de Benjamin Lee Whorf exprime sans ambiguïté la conclusion de sa démarche: la science résulte d’un travail de rationalisation second et explicite d’une rationalisation première et implicite qui est celle de l’interprétation des données des sens par chacune des grammaires de nos langues maternelles respectives. Ce n’est pas à partir de la rationalisation de la science qu’il y a des langues mais à partir des langues et sur elles, sur les pensées et perceptions structurées par la langue qu’il y a la science. Même si d’autres facteurs jouent dans la constitution de l’esprit scientifique, il n’est reste pas moins:

1) qu’il est géo-culturellement situé dans  les régions du monde où sont parlées les langues indo-européennes

 2) qu’il n’aurait jamais vu le jour sans les grammaires de ces langues indo-européennes.

Conclusion

       Mais alors qu’est-ce que la science finalement? Rien de plus ni de moins qu’un métalangage, c’est-à-dire qu’une opération linguistique effectuée sur une donnée linguistique. Quelle que soit la proposition formulée par la science sur la réalité, sa rationalité s’imposera moins à nous par un effet de pure révélation d’une vérité extérieure que par celui de cohérence d’une systématique intérieure systématique fonctionnant en circuit fermé: celui de la langue ou plutôt , et c’est là tout le problème, d’UNE langue. Nous sommes donc partis de la simple évocation des différences de représentation du monde et de la nature révélées par l’étude des langues pour poser la question de la validité de l’impartialité scientifique, une fois mise à jour ce principe de relativité, ce qui finalement conduit Benjamin Whorf à inverser le rapport initialement induit par la notion même de linguistique: loin d’être un objet de science, la relativité et la pluralité des langues font littéralement imploser le présupposé scientifique d’universalité, de telle sorte que c’est bel et bien la science qui se définit comme objet de langue et plus spécifiquement l’objet d’un certain type de langues: indo-européen.


c) Les implications du principe de relativité linguistique dans « Premier contact » de Denis Villeneuve


(Toutes les considérations qui vont suivre s’appuient sur un article de Guillaume Lurson, enseignant de philosophie, sur « Premier contact » paru sur le site « Implications philosophiques » - Je vous en conseille évidemment la lecture intégrale puisque je vais ici me contenter de reprendre seulement certains éléments et d’en prolonger d’autres ou de les adapter à ce que nous avons vu du langage)

        Guillaume Lurson insiste sur le fait que la langue des heptapodes est contraire en tous points aux langues humaines:
- Les signes circulaires émis par les heptapodes se dissolvent rapidement dans l’espace, contrairement à l’écriture humaine. L’écrasante majorité des langues humaines s’inscrivent dans des supports mémoriels, ce que Bernard Stiegler appelle les rétentions tertiaires, alors que les signes des heptapodes semblent émis dans l’esprit d’une compréhension instantanée.
- Nous écrivons ou nous parlons en partant d’un début et en progressant vers une fin, ce qui s’illustre parfaitement dans nos lignes d’écriture de gauche à droite ou de droite à gauche mais cela se fait nécessairement de façon « discursive » . Un discours se fait nécessairement sur le fond d’une discursivité, d’un écoulement linéaire. Que ce soit pour émettre ou pour comprendre, « nous prenons le temps », nous développons un énoncé d’un début à une fin.
- L’humain reproduit, distribue, interprète là où l’heptapode « énonce ». En fait, nous n’avons de cesse qu’à inscrire un message dans la durée, à en prolonger la trace alors que les heptapodes au contraire semble inviter Louise à régresser de ce qu’elle dit ou de ce qu’elle demande jusqu’aux conditions de pensée à partir desquelles elle l’exprime. C’est comme si la pensée devait moins se matérialiser dans des traces que se dématérialiser en remontant jusqu’à l’intuition d’où elle vient.
- La façon d’émettre des énoncés des heptapodes ne semble pas impliquer d’ambiguïtés, d’équivoques. Quand ils disent « use weapon » à Louise, il s’agit vraiment et simplement d’un outil mais les humains ne peuvent pas ne pas interpréter cela comme arme en plaquant une nuance guerrière dans ce qui, en réalité, n’en revêt aucune.  La langue des heptapodes n’a donc pas de nuances. Elle dit ce qu’elle dit, sans arrière pensée ni subtilité.

         


                    Il faudrait se représenter une langue capable d’exprimer l’intention de l’énoncé par l’énoncé lui-même de telle sorte qu’aucune trahison ne soit plus possible entre la façon de dire et l’intention de dire. Quand nous voulons dire quelque chose, il y a toujours une marge de distance, de différenciation entre ce qui sera dit avec des mots et avec le vouloir dire. Cela ne sera jamais exactement pareil. La langue des heptatpodes doit être perçue comme de la pensée jetée telle quelle dans l’espace. Du coup elle ne s’adresse qu’à des entendements susceptibles de saisir une communication intuitive. Louise Banks est plus encore qu’une excellente linguiste, elle est une linguiste dont le très haut niveau de connaissances des langues humaine lui permet de viser un eu-delà de la langue elle-même. Les logogrammes des heptapodes sont bien les signes d’une langue mais en fait  cette « langue » dans sa manifestation est celle d’une pensée « cosmique », de telle sorte qu’en fait nous ne savons plus vraiment « où » se passe la conversation des extraterrestres et de Louise quand elle monte dans le vaisseau. Cette perspective est très profonde, le temps que nous passons à comprendre ce qu’ils nous disent est un temps que nous passons à nous tromper, à rater le sens d’une pensée pure en passant par des instruments de rétention et d’interprétation. Regardant les cercles de leur dernier message, elle dit qu’elle comprend tout.
                    On retrouve ainsi le fantasme de la langue universelle telle que Leibniz en a formulée la possibilité au 17e siècle. Il s’agissait de créer des signes univoques algébriques et mathématiques tels qu’aucune erreur ou malentendu d’interprétation ne soit plus possible.  Finalement les extraterrestres viennent sur terre en exprimant une langue qui sera étudiée par des langues humaines différentes et proposeront des interprétations différentes. Mais ce seront les mathématiques qui grâce à la récurrence d’un segment dans le schéma des cercles en arrivera au chiffre: 0,08333333333, c’est-à-dire 1/12e.
          

                Cela ne signifie pas du tout que chaque vaisseau a transmis des informations complémentaires aux douze équipes humaines mais que ces douze équipes humaines en travaillant de concert vont nécessairement finir par toucher du doigt des caractéristiques communes de cette langue cosmique et intuitive.
                    On mesure ainsi tout ce que l’hypothèse de ce film doit à la thèse de Sapir et Whorf dans les deux sens du terme, à savoir en la reprenant et en la contredisant sur le fond. Elle s’accorde parfaitement avec l’idée selon laquelle notre perception du temps est entièrement linguistique, mais elle s’en distingue puisque le film explore la possibilité d’une langue universelle en un sens que même Leibniz ou Galilée n’avaient pas envisagé: parler d’une langue cosmique et intuitive serait plus conforme au scénario du film.  
                Une fois intégrée cette donnée fondamentale du film, on comprend mieux sa portée: les extraterrestres ne sont pas venus nous proposer une autre langue à comprendre mais un cadre de communication suffisamment en phase avec une intuition cosmique de l’univers pour que nos langues puissent à son contact se réévaluer principalement dans leurs défauts: linéarité temporelle et diversité. Le passage du fil qui se situe en 1:11:10 est déterminant. Abbott presse Louise de se rapprocher de la vitre et le jet d’encre délivre moins des logogrammes qu’un flash-forward. La question du but des heptapodes ou même du sens de « Weapon » ne se pose qu’à partir d’une conception linéaire du temps induite de nos langues indo-européennes. Le sens de nos questions d’humains est donc à reprendre quasiment à rebours du trajet de leur expression. Ce qui importe n’est plus tant ce que nous disons qu’à partir de quelle conception de la pensée nous le disons, sachant (Whorf a raison sur ce point) que cette pensée est structurée par notre langue. Visualisant mentalement sa prochaine fille, Louise comprend ou plutôt commence à comprendre le fond du message des heptapodes qui d’ailleurs est moins un fond, un contenu de message qu’une immersion totale sur la forme même d’une pensée et conséquemment de cette intuition pure d’une pensée cosmique. La langue des heptapodes provoque une « expérience cosmique »    

        Mais qu’est-ce que cela peut bien être: une expérience cosmique? Il faudrait envisager la possibilité de percevoir notre présence personnelle dans l’univers du point de vue de l’univers lui-même. Qu’il y ait « là » l’univers est une réalité que nous abordons, nous, avec nos langues respectives, comme « un » instant que nous situons immédiatement dans la ligne « discursive » d’un écoulement  temporel avec des axes: passé, présent futur. Mais dés lors que nous n’abordons plus cette expérience d’un univers là de façon « discursive », alors tout étant « continu », il n’existe plus de rupture, ni d’instant fixe, figé ponctuel. Nous vivons la continuité d’une vie qui est tout ce qu’elle peut être à chaque instant parce qu’en réalité rien n'est discontinu et que tous les instants sont liés. Ce n'est qu'affaire d'inattention si nous, nous ne le percevons pas. Tout est simultanément passé présent futur. C’est finalement une question de « montage » et la comparaison avec le film est ici très éclairante.  Nous sommes un peu comme un film qui n’aurait que la mémoire des images qui ont été projetées sans se rendre compte qu’il faut nécessairement qu’il existe quelque part le film entier (avec toutes les images à venir) pour que ces images passées aient été diffusées.


        Guillaume Lurson écrit: « Nous distinguons entre passé, présent et futur, alors que les heptapodes perçoivent le déroulement des évènements dans leur simultanéité (1’38’’). En effet, la linguiste avait déjà remarqué que les « logogrammes s’affranchissent du temps » (54’’50’’’), soit du temps humain, découpé en périodes, soumis à l’hésitation et à la délibération. Cette simultanéité du temps conditionne également l’expérience cinématographique du spectateur qui comprend, à ce moment, la règle de construction du film, cette règle n’étant pas formulée, mais bien montrée dans l’immanence des images en mouvement. »
         

                Louise comprend dans ces moments que ce qu’elle est s’explique par ce qu’elle sera, par ce qu’elle a à être, un peu comme l’une ou l’un d’entre nous se sent appelé à devenir ceci ou cela (orientation). Ce qu’on est actuellement se justifie parce que l’on est virtuellement comme si une coupe traversait une vie (la mienne) mettait soudainement en lien l’intuition claire de notre avenir avec notre présent parce que, de fait, l’un est le produit de l’autre mais pas dans le sens attendu (mon futur justifie mon présent). L’émergence de notre vie dans l’univers ne peut pas se comprendre autrement que de façon totale, globale, parce que sa déclinaison en passé présent futur n’est qu’une certaine façon de vivre linéairement ce qui est totalement. Louise est ainsi ce qu’elle aura toujours été, comme chacune et chacun de nous, sauf que nous l’ignorons, à cause de la nature linéaire de notre langue. Nous n’avons aucune intériorité, nous ne sommes que ça: cette vie UNE dans l’univers qui est déjà tout ce qu’elle sera, aussi vrai que l’univers est déjà TOUT. C’est cela qu’il nous faut prendre en considération: l’univers est une totalité instantanée que nous ne vivons pas comme ça du fait de la nature chronologique de notre perception. Si tout ne nous est pas donné d’un coup, ce n’est pas que tout n’existe pas simultanément, c’est que nous ne disposons pas de la modalité de perception adéquate. Les heptapodes si! Et c’est cette perception simultanée que Louise éprouve au fur et à mesure qu’elle laisse la langue intuitive et cosmique des heptapodes redistribuer les cadres de perception de sa propre vie.  
                    Comme le dit excellemment Guillaume Lurson: « Cette contraction du temps révèle sa teneur cosmologique, irréductible à toute intériorité psychologique ». Nous ne pouvons pas ne pas être dans un univers à l’intérieur duquel « tout est dans tout », c’est-à-dire que tout s’y effectue toujours en totalité. C’est là ce que nous pourrions appeler une dimension ou une coupe de l’univers du point de vue de l’univers lui-même. Nous pourrions dire que c’est de l’objectivité pure. Mais dans cette coupe, nous, humains, avons adopté des langues qui ne nous permettent d’avoir de cette réalité objective qu’une perception linéaire, chronologique. Louise Banks perçoit des flashs dans lesquels s’effectue la simultanéité des plans au gré de la coupe universelle de l’Univers lui-même. En fait les heptapodes nous donnent les clés de ce que c’est que penser dans le monde du point de vue du monde même, et, dés lors, de ce que c’est que penser sa vie du point de sa vie totale, de sa vie même. Qu’est-ce que ça donne une pensée voire même un acte quand ce n’est pas « vous aujourd’hui » qui l’envisagez ou le déclenchez mais quand c’est votre vie TOUTE, entière globale?
         

                Au-delà de tout ce que ce film révolutionne, c’est aussi une toute autre conception du « Moi » qui s’y livre, une conception dans laquelle il n’est plus rien de successif ou de chronologique qui s’insinue, une conception pour laquelle la question « moi mais à quel âge ? » n’a plus sens. Que vous soyez VOUS, totalement, c’est à la fois indiscutable mais finalement ça ne l’est que d’un point de vue cosmique, simultané. Et c’est à cette hauteur là qu’il faut juger le choix de Louise de donner naissance à une fille dont elle sait déjà qu’elle mourra à l’adolescence. C’est un choix Nietzschéen, sans aucun doute. La référence à l’Eternel retour est assez évidente. Louise dit « Oui » à une vie dont elle est inconditionnellement la totalité, l’éternité. Quoi que nous vivions, nous ne vivons que ça parce que c’est notre vie. Ce n’est que notre vie mais c’est l’éternité d’une vie « toute ». Et c’est ça la surhumanité: cet angle de vie non successif, non chronologique, atemporel d’une vie enfin vécue telle qu’elle est à chaque instant de ce qu’elle est au gré d’une coupe simultanée de sa réalité cosmique.

Conclusion
        Il convient évidemment de ne pas accorder au film de Denis Villeneuve plus de poids philosophique qu’il ne peut en assumer, en tant que fiction cinématographique. Son intérêt, comme celui de toute oeuvre de Science Fiction est toutefois d’illustrer la possibilité d’un hors-langage radical, car finalement ce que les heptapodes utilisent comme moyen de communication est moins une langue qu’un cadre de pensée rendant effectif une intuition pure du cosmos. Ce que disent ces cercles est moins une succession d’énoncés visant à être analysés que les clés ouvrant les portes d’une perception simultanée.
        Tout ce que nous avons décrit comme constituant les langues humaines est donc contredit par cette expression sémasiographique dont on ne sait pas vraiment à qui elle s’adresse d’ailleurs. C’est comme si les heptapodes signalaient à une partie de l’univers défectueuse comment se remettre à l’endroit, à l’unisson de tout ce qui vit, de tout ce qui « est ».


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire