lundi 4 octobre 2021

Terminale HLP - Le héros romantique (2)


 A la question de savoir si le héros romantique est narcissique, la réponse de Ferdinand Alquié est évidemment « oui » et cela pour la bonne raison qu’il refuse le temps. Mais qu’est-ce que le philosophe entend précisément par ce terme de « temps » ? Nous avons vivement l’impression qu’il nous parle ici d’une ligne séparée par trois axes: le passé, le présent le futur. Le passionné selon lui refuse de prendre en compte et de vivre cette ouverture du présent vers le futur. Il se réfugie donc dans le passé en lui conférant une forme d’éternité. Il refuse le temps parce qu’il lui substitue l’Eternité du passé. Ce qui est passé, en tant que passé, ne s’offre plus au changement. Le raisonnement de Ferdinand Alquié est donc indépassable dés lors qu’on lui concède qu’il y a en effet dans le temps ces trois dimensions. 

4) La distinction entre le Temps et la Durée - Bergson

Or, cette conception du temps, aussi pratique et dominante qu’elle soit est totalement fausse car la vérité du temps ne consiste pas à lui imposer cette grille de lecture au gré de laquelle je passe du passé à un présent qui m’ouvre à un futur. Ce qui est indubitable dans le temps, c’est que tout présent s’y déploie de telle façon que mon passé n’y est jamais identique et que mon futur aussi est en train de changer.  Il y a dans le temps l’affirmation d’un changement si continuel et si fondamental que l’imposition perpétuelle de ces trois axes est absolument inappropriée et inapte à rendre compte de ce qu’il est. Alquié fait comme si l’on pouvait constamment dissocier dans le temps ces trois perspectives alors que l’effectivité du temps authentique réside précisément dans l’impossibilité radicale de poser cette discontinuité. 

C’est exactement comme si l’on disait que l’on réalise le courant d’un fleuve en restant sur les ponts qui l’enjambent. Ce n’est pas que Gatsby reste fixé sur un épisode de son passé, c’est, au contraire, qu’il a parfaitement réalisé que cet épisode est encore effectif dans tout ce qui aujourd’hui se produit. 

Nous pouvons prendre ici un exemple très simple qui pourrait rendre compte de cette distorsion de perspective dont le romantique et le passionné « font les frais » dans la condamnation de Ferdinand Alquié.  Un élève de terminale qui suit son emploi du « temps » va passer d’un cours de philosophie à un cours de mathématiques. Tout change d’un cours à l’autre: la matière, l’enseignant, la salle, les pensées, etc. Cependant le cours de philosophie n’est pas totalement absent du cours de mathématique. Il n’a pas disparu, quelque chose assure le lien quoi? L’attention des élèves, bien sûr mais n’est-ce que cela? Faut-il miser sur un effort de mémoire de la part des participants  pour assurer et poser la continuité, la présence « retenue » du cours de philosophie?  Non la texture de réalité sur le fond de laquelle le cours de mathématiques se déroule à présent n’est pas distincte, différente de celle du cours de philosophie, on pourrait dire seulement qu’elle a « muté ». Ce que les élèves vivent en toute rigueur, c’est cette expérience tout à fait étonnante et en même temps indiscutablement effective du « devenir-cours-de-maths » d’un cours de philosophie. En fait quiconque prête authentiquement attention à ce qui se passe verra se multiplier autour de lui ces métamorphoses saisissantes de devenirs incroyables et hors normes, hors genres, hors règnes. 

   

Gatsby n’est nullement coincé dans son idylle avec Daisy, il éprouve avec une vivacité incomparable (et une douleur démente) le devenir-femme-mariée-avec-un-autre de celle qui fut sa maîtresse pendant une nuit. Il n’est absolument rien de ce qui survient (par exemple ce mariage raté de Daisy avec Tom) qui puisse être autre chose et autrement que la continuité de ce qui « sous-vient ». Daisy est un « devenir » et rien ne serait plus faux que de dire que le passé est révolu. D’ailleurs dans le roman, on perçoit bien à quel point Daisy est attirée par Gatsby, même si elle finit par être effrayée.  Qu’est-ce que Daisy refuse en fin de compte? Non pas son passé avec Gatsby, mais plutôt son propre devenir Daisy qui impose que nous suivions toujours et irrévocablement le fil d’un passé toujours en train de devenir futur (mais sans rien abandonner de son passé). 

Lorsque Gatsby s’obstine à répéter à Nick qu’il est faux d’affirmer que l’on ne peut pas revivre son passé, il ne veut pas nécessairement dire qu’il veut revenir à son passé mais que le passé ne meurt jamais et qu’il est toujours efficient dans les mutations de nos devenirs. Il n’y a ni passé, ni présent ni futur en fait, mais il y a toujours des devenirs insoupçonnables qui se déploient « pour ce qu’ils sont » et ce qu’ils sont ce sont des mutations.

Le temps que le passionné prétendument refuse est en réalité un faux temps, on pourrait presque dire un « contretemps », l’illusion d’un temps discontinu relatif, spatialement divisible.  Ce qu’il accepte au contraire et éprouve de façon extrêmement vivace, c’est le sentiment authentique de la durée, tel que Bergson l’a trés justement décrit, notamment dans l’évolution créatrice:

« L'existence dont nous sommes le plus assurés et que nous connaissons le mieux est incontestablement la nôtre, car de tous les autres objets nous avons des notions qu'on pourra juger extérieures et superficielles, tandis que nous nous percevons nous-mêmes intérieurement, profondément. Que constatons-nous alors ? Quel est, dans ce cas privilégié, le sens précis du mot « exister » ? Rappelons ici, en deux mots, les conclusions d'un travail antérieur.

  Je constate d'abord que je passe d'état en état. J'ai chaud ou j'ai froid, je suis gai ou je suis triste, je travaille ou je ne fais rien, je regarde ce qui m'entoure ou je pense à autre chose. Sensations, sentiments, volitions, représentations, voilà les modifications entre lesquelles mon existence se partage et qui la colorent tour à tour. Je change donc sans cesse. Mais ce n'est pas assez dire. Le changement est bien plus radical qu'on ne le croirait d’abord. Je parle en effet de chacun de mes états comme s'il formait un bloc. Je dis bien que je change, mais le changement m'a l'air de résider dans le passage d'un état à l'état suivant : de chaque état, pris à part, j'aime à croire qu'il reste ce qu'il est pendant tout le temps qu'il se produit. Pourtant, un léger effort d'attention me révèlerait qu'il n'y a pas d'affection, pas de représentation, pas de volition qui ne se modifie à tout moment, si un état d'âme cessait de varier, sa durée cesserait de couler. Prenons le plus stable des états internes, la perception visuelle d'un objet extérieur immobile. L'objet a beau rester le même, j'ai beau le regarder du même côté, sous le même angle, au même jour : la vision que j'ai n'en diffère pas moins de celle que je viens d'avoir, quand ce ne serait que parce qu'elle a vieilli d'un instant. Ma mémoire est là, qui pousse quelque chose de ce passé dans ce présent. Mon état d'âme, en avançant sur la route du temps, s'enfle continuellement de la durée qu'il ramasse ; il fait, pour ainsi dire, boule de neige avec lui-même. À plus forte raison en est-il ainsi des états plus profondément intérieurs, sensations, affections, désirs, etc., qui ne correspondent pas, comme une simple perception visuelle, à un objet extérieur invariable. Mais il est commode de ne pas faire attention à ce changement ininterrompu, et de ne le remarquer que lorsqu'il devient assez gros pour imprimer au corps une nouvelle attitude, à l'attention une direction nouvelle. À ce moment précis on trouve qu'on a changé d'état. La vérité est qu'on change sans cesse, et que l'état lui-même est déjà du changement.

C'est dire qu'il n'y a pas de différence essentielle entre passer d'un état à un autre et persister dans le même état. Si l'état qui « reste le même » est plus varié qu'on ne le croit, inversement le passage d'un état à un autre ressemble plus qu'on ne se l'imagine à un même état qui se prolonge ; la transition est continue. Mais, précisément parce que nous fermons les yeux sur l'incessante variation de chaque état psychologique, nous sommes obligés, quand la variation est devenue si considérable qu'elle s'impose à notre attention, de parier comme si un nouvel état s'était juxtaposé au précédent. De celui-ci nous supposons qu'il demeure invariable à son tour, et ainsi de suite indéfiniment. L'apparente discontinuité de la vie psychologique tient donc à ce que notre attention se fixe sur elle par une série d'actes discontinus : où il n'y a qu'une pente douce, nous croyons apercevoir, en suivant la ligne brisée de nos actes d'attention, les marches d'un escalier. Il est vrai que notre vie psychologique est pleine d'imprévu. Mille incidents surgissent, qui semblent trancher sur ce qui les précède, ne point se rattacher à ce qui les suit. Mais la discontinuité de leurs apparitions se détache sur la continuité d'un fond où ils se dessinent et auquel ils doivent les intervalles mêmes qui les séparent : ce sont les coups de timbale qui éclatent de loin en loin dans la symphonie. Notre attention se fixe sur eux parce qu'ils l'intéressent davantage, mais chacun d'eux est porté par la masse fluide de notre existence psychologique tout entière. Chacun d'eux n'est que le point le mieux éclairé d'une zone mouvante qui comprend tout ce que nous sentons, pensons, voulons, tout ce que nous sommes enfin à un moment donné. C'est cette zone entière qui constitue, en réalité, notre état. Or, des états ainsi définis on peut dire qu'ils ne sont pas des éléments distincts. Ils se continuent les uns les autres en un écoulement sans fin. »

Henri Bergson l’Evolution créatrice 1907

  

Cette distinction est tellement fondamentale pour bien comprendre le mouvement romantique et son évolution, notamment dans l’histoire de la littérature, que nous allons expliquer ce texte de façon détaillée. L’intuition de la durée dans la philosophie de Henri Bergson est probablement l’idée fondamentale et directrice de toute son oeuvre et son but n’a jamais été de réhabiliter le mouvement romantique. Néanmoins il ne fait aucun doute que c’est bel et bien aussi à cette finalité là que cette distinction entre temps et durée aboutit.

Bien sûr on peut, pour aller vite, opposer le temps tel qu’il est mesuré par les horloges et celui dont nous éprouvons l’écoulement en pointant l’importance de nos états d’âme dans cette durée infiniment rétractable. C’est efficace jusqu’à un certain point mais cela ne rend pas compte de la profondeur de réalisation à laquelle la philosophie Bergsonienne nous invite et c’est pour cela qu’il importe d’expliquer précisément ce passage de l’évolution créatrice:

La durée est d’emblée posée comme désignant la dimension de notre existence propre. « Nous nous sentons exister » et, de fait, c’est dans la manifestation à tous égards première de ce ressenti là qu’il faut situer tout travail d’authenticité visant à connaître ce que c’est qu’ « exister ». 

Quiconque prête ainsi attention à « son existence » éprouve immédiatement le sentiment d’une variation. Nous passons d’une sensation à une autre, d’un sentiment à un autre, d’une pensée à une autre. Exister c’est passer d’un état à un « autre ». Pourtant cet énoncé est faux ou du moins rapide, caricatural. La vérité est que je ne passe pas par exemple de la joie à la peine, mais d’une joie changeante à une peine changeante: « Il n’y a pas d’affection, de représentation de volition (volonté) qui ne se modifie à tout moment. Déjà sur ce point Bergson marque ici une avancée fondamentale: si j’ai le sentiment d’être joyeux, c’est que cette joie déjà est en train de muter. Paradoxalement c’est parce qu’elle mute qu’elle dure. Autrement dit le sentiment que j’ai de vivre de la joie, et seulement de la joie, vient précisément de ce que cette joie ne demeure qu’en devenant différente. Les sentiments, les sensations, les pensées ne durent que pour autant qu’ils diffèrent. Rien jamais ne s’impose à nous comme étant même sans être en réalité pris dans le mouvement de devenir autre.

Bergson prend l’exemple de la vision d’un objet. Vous regardez ce cube sous cet angle là, sans changer de place. Evidemment cette perception de cet angle précis du cube ne change pas. Du moins elle ne change pas si vous parlez ici seulement de « l’image » que vous êtes en train de vous faire du cube. La vérité est que le cube tout comme vous êtes pris dans le mouvement de la durée et que de fait votre vision de cet aspect du cube ne peut demeurer le même sans être en réalité en train de vieillir avec le mouvement d’érosion du cube et avec le mouvement de dégradation de vos artères. Vous ne voyez le cube que parce que vous et lui sont en train de devenir différents, plus vieux. C'est parce que nous vieillissons ensemble que nous voyons le même cube. Il existe ce que l'on pourrait appeler un fond d’écran dynamique, changeant sur la base duquel vous percevez un cube. Si je vois ce même cube, c’est bien que je projette la perception de ce cube ancien vers la perception de ce cube présent. La vision elle-même suppose une durée et cette durée implique une continuité dynamique.  Ce qu’il importe vraiment de réaliser ici, c’est à quel point cette impression au gré de laquelle rien ne change se fonde en réalité sur l’épreuve que nous faisons d’un changement incessant. Rien ne bouge dans l’espace mais la vision dure dans le temps, mon nerf optique se fatigue, ma conscience maintient son attention, mes cellules sont prises dans le cours d’une détérioration et d’un mouvement de restauration incessant qui d’ailleurs s’étiole au fur à mesure. Un simple mot illustre à merveille ce que Bergson explique ici, c’est le mot « maintenant ». Mais qui maintient et quoi? « Maintenant » est un participe présent sans sujet. Ce n’est pas parce que je suis que je vois le cube ni seulement parce que le cube est là mais parce qu’entre lui et moi, de la durée s’écoule. 

On pourrait ici plagier le titre d’un film assez célèbre de Maurice Pialat « nous ne vieillirons pas ensemble » (1972). Mais il faudrait le contredire et lui donner un sens métaphysique profond: justement exister c’est vieillir ensemble et dans cet « ensemble » aucune exclusion n’est envisageable. Nous vivons des vitesses différentes au gré d’une durée dynamique indivisible et continue. C’est cela que nous vivons avant de vivre dans le même monde. Dans toutes nos perceptions nous plaçons l’espace au préalable de tout alors qu’en réalité, le fait déterminant, c’est la durée, c’est à-dire le mouvement. Or, autant il y a des divisions dans l’espace, autant il n’y en n’a pas dans la durée. Ce que nous vivons, c’est de l’indivisible mais nous ne pouvons pas nous en rendre compte sans le diviser, et donc le perdre.

  

Ce que je vis en fait en voyant le même cube, c’est une coïncidence de vitesses dans le flux d’une même durée. Je dure en même temps que le cube, nous faisons coïncider nos deux vitesses de durée, le temps de nous rencontrer, de nous "faire face" (au sens littéral du terme), nous nous maintenons dans nos deux façons de supporter le choc insistant et infini d’un seul et même changement perpétuel. Exister c’est « tenir le choc » d’une durée infinie. Nous ne pouvons pas en éprouver une perception claire, ne serait-ce que parce quelle est comme le fond d’écran de toutes nos perceptions. Cette durée n’est pas facilement perceptible, parce qu’elle est la forme même de toutes nos perceptions. Nous ne nous en rendons compte que lorsque les changements qu’elle ne cesse de provoquer deviennent visibles, un peu comme les signes de notre vieillesse. 

Henri Bergson affirme qu’il est « commode de ne pas faire attention à ce changement ininterrompu ». Est-ce seulement une question de commodité? Que veut dire l’auteur par ce terme? Probablement pas, car la moindre réflexion sur chacune de nos expériences nous placera immanquablement devant le même constat: nous les situons et nous situons nous-mêmes dans l’espace mais nous ne les réalisons pas dans la durée.

Prenons cet exemple: vous allez au lycée. Vous vous représentez ce moment comme un déplacement dans l’espace. Vos jambes vous transportent de telle rue à telle autre rue en empruntant tel croisement, etc. Vous êtes mobile et passez devant des bâtiments immobiles. C’est spatialement vrai, indiscutable mais ce n’est peut-être pas la  réalité première de cette expérience. En réalité, des vitesses de vieillissement, d’usure, d’érosion se croisent, à savoir que vous ne passeriez devant ces bâtiments si ceux ci ne duraient pas et ils ne dureraient pas s’ils n’étaient pas en train de muter, de s’éroder. Pour le dire autrement, ce qui se passe d’abord c’est que les vitesses de vieillissement de vos cellules s’effectuent sur le même "fond de durée" que les vitesses d’érosion des murs du lycée, mais évidemment pas à la même vitesse et c’est au fil de ce mouvement là que vous venez d’abord au lycée, parce qu’il faut bien qu’il y ait « vous » » et « le lycée » et que cette mise en présence est d’abord un croisement de vitesses différentes au sein d’une même durée. 

Du coup, tout change de perspective: vous aviez probablement l’impression que les pensées, les sensations et les affects qui se sont succédés en vous pendant le trajet ne participait aucunement au déplacement parce que vous ne vous le représentiez que dans l’espace, mais la réalité est que la vérité du moment, c’est-à-dire le fait que vous êtes effectivement passé.e de chez vous au lycée repose d’abord sur la coïncidence de flux de vitesses différentes dans l’écoulement d’une seule durée continue. Nous devenons tous ensemble bien qu’animés de vitesses différentes. Et cette mutation a davantage à voir avec les sentiments, les pensées, les sensations, qui se succèdent en moi qu’avec les lieux que je traverse parce que je les traverse moins que je ne coïncide avec eux, que je ne compose avec leurs vitesses différentes de devenir ou de vieillissement le présent d’une durée. Il n’est absolument rien qui puisse s’exclure de ce point « commun » d’être pris et comme tissés d’abord dans de la durée. Par conséquent, c’est bien le fil de nos pensées qui se trouve être plus objectif que le déplacement dans les lieux tout simplement par le fil de leur succession se tient plus proche de cette durée que les lieux parcourus. Il y a des repères immobiles mais ces repères immobiles ne demeurent pas les mêmes dans le temps, et c’est précisément au fil de ce qui les change que nous changeons aussi. Nous sommes tellement habitués à nous percevoir d’abord dans l’espace que nous ne réalisons pas que nous ne pourrions pas nous croiser si nous ne durions pas dans le même temps, même en changeant au gré de vitesses différentes. 

 

C’est dans la musique, dans la lecture, dans le cinéma que nous faisons vraiment l’expérience du déplacement tout simplement parce que tout y est fondé sur des flux d’émotifs. Emotion vient du latin motion qui désigne l’action de mouvoir, de susciter. Nous ne nous déplaçons pas dans l’espace, nous différons d’abord dans le temps. C’est la course avec la reine rouge d’Alice dans « De l’autre côté du miroir »:  « On arriverait généralement à un autre endroit si on courait très vite pendant longtemps, comme nous venons de le faire. » Et la reine répondit : « Ici, vois-tu, on est obligé de courir tant qu'on peut pour rester au même endroit. Si on veut aller ailleurs, il faut courir au moins deux fois plus vite que ça! »

Il y a toujours une course avant la course, une course dans la durée avant la course dans l’espace. Pour tenir et pour durer, il faut vivre et réaliser que l’on « mute », que l’on devient.  Ce n’est qu’après que la course dans l’espace rajoute une exigence de vitesse décuplée, double. Il peut exister ici une sorte de paradoxe, à savoir que l’on croit évoquer seulement une sorte de vie intérieure: celle de nos sentiments, de nos états d’âme dans lesquels personne d’autre que nous-mêmes ne peut pénétrer mais ce que Bergson veut nous faire comprendre est finalement le contraire. La vérité du temps qui passe est davantage dans l’épreuve que nous faisons de cette continuité de nos états d’âme plutôt que dans l’épreuve objective d’un temps discontinu, séparé en unités régulières. Il n‘est pas vrai que nous vivons tant de minutes ou de jours ou d’années. Ce sont seulement des unités découpées comme si nous suivions le cycle d’un cadran divisé en tronçons.

Bien sûr nous déplaçons dans l’espace, mais nous pouvons aussi ne pas le faire et quand nous restons immobile, nous ne cessons pas pour autant de différer. C’est toujours sur la base d’un mouvement continu que nous nous déplaçons quelquefois. Nous sommes toujours des voyageurs immobiles, en fin de compte, tout simplement parce que nous ne cessons d‘explorer de nouvelles vitesses de devenir sans pour autant changer de lieu.  C’est, notamment ce que la musique nous fait comprendre . Tel coup de cymbale marque une rupture dans une mélodie mais elle n’en est pas moins portée à la fois par la continuité de la musique et par la continuité d’une attention. De la même façon, nous disons que nous sommes amoureux après avoir été nostalgiques, tristes, ou haineux sans nous apercevoir que c’est bien fondamentalement cette haine qui a muté et est devenue amoureuse sans pour autant cesser tout-à-fait d’être de la haine. Nous ne passons donc jamais vraiment d’un état psychologique à un autre, mais nous vivons la continuelle mutation au fil de laquelle chacun devient un autre sans cesser d’être lui-même. 

  

C’est la profonde justesse du rêve familier de Verlaine: « je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant d’une femme inconnue, et que j’aime et qui m’aime, et qui n’est chaque fois ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre, qui m’aime et me comprend. » Tout est très rigoureusement exact dans ces vers: elle me comprend parce qu’elle coïncide nécessairement avec le flux d’une durée continue. C’est toujours dans cette dimension là que se font les rencontres en fait. Ce sont des vitesses dans la durée qui se rencontrent plus que des corps dans l’espace, et cette réalisation là nous permet d’embrasser des phénomènes d’entente et d’empathie incroyablement plus conséquents et vastes que si nous en restions au face à face de nos apparences.

Nous sommes dés lors en mesure de contredire radicalement les thèses de Ferdinand Alquié. Le passionné, pas davantage que le romantique, ne refuse le temps, mais il a parfaitement détecté la nature fallacieuse de ce temps discontinu des horloges, de cette prétendue rupture entre le passé et le présent. La vérité est que mon passé ne cesse de durer dans le présent, il y « est »  toujours mais différent. Lorsque Gatsby affirme que l’on peut revivre son passé, il n’a pas totalement raison puisque, de fait, je ne suis plus celui que j’ai été mais il n’a pas tout à fait tort non plus puisque ce que j’ai été demeure dans celui que je suis à présent. On ne cesse de revivre notre passé en ce sens que l’on ne cesse jamais d’être celui que l’on a été, mais ce que nous en vivons, c’est sa mutation.

Rien ne change vraiment en ce sens que rien ne passe à un état totalement Autre, discontinu, séparé. Nous sommes encore la totalité des états d’âme par lesquels nous sommes passés et ce sera toujours le cas, même si ce que nous vivons de cette totalité, c’est qu’elle ne cesse à chaque instant de « muter ». Aucun passé n’est remplacé par un présent, il le devient sans cesser d’être passé. Toute joie est un « devenir peine », toute peine est un « devenir joie ». Héloïse et Marianne dans « portrait de la jeune fille en feu » ne renonce pas à leur aventure malgré sa brièveté par l’intensité vécue dans cette semaine ne s’éteindra jamais comme le prouve les indices de la fin du film.  Si nous donnons à des instants vécus une véritable densité, une intensité d’attention hors norme, nous aurons épaissi le flux de la durée de telle sorte que ces instants ne cesseront de souvenir, de « venir du dessous ». 

C’est finalement aussi mais dans une perspective qui n’est pas étiquetée comme romantique le goût de la madeleine tel qu’il est décrit par le narrateur de la recherche. Ce qu’il éprouve c’est la continuité de la durée au fil de laquelle s’est effectuée sa mutation mais il est cet enfant de sept ans retrouvant  aujourd’hui qu’il en a  quarante la « saveur », une émotion, la réalisation d’un mouvement au fil duquel il est devenu ce qu’il était déjà.



 « Je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse: ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D'où venait- elle? Que signifiait-elle? Où l'appréhender? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.(...)

Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d'autres plus récents; peut-être parce que de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé; les formes - et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot - s'étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir (…) Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papiers jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celle du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé. »  

  

« J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu venir cette puissante joie? » Cette description de l’état d’âme dans lequel le souvenir du goût de la madeleine non encore identifié plonge le narrateur suffit à lui seul à relativiser totalement les conclusions de Ferdinand Alquié. Nous ne sommes aucunement confronté ici à un amoureux passionné qui refuse obstinément de prendre en considération son futur. Nous suivons l’effort de mémoire d’un homme en prise avec une sensation qui fait revenir à la surface de son présent des « blocs sensoriels » du passé.

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