dimanche 3 octobre 2021

Puis-je parler de moi-même sans faire erreur sur la personne ? (3 - Suite et fin)

 


 

b) « Le moi n’est pas maître dans sa propre maison » - L’inconscient

            Cette distinction entre le je de l’énoncé et le je de l’énonciation remonte donc précisément à ce qu’observe Sigmund Freud dans le jeu de son petit fils, soit précisément à l’éveil d’une capacité de projection, d’effectuation d’un acte dans la réalité. Cette marge de manœuvre que le petit enfant fait sienne passe par le symbole, par l’acquisition de la langue, par la médiation des mots, par son aptitude à symboliser les éléments et les forces agissantes de son monde. Mais précisément ce pouvoir se conquiert sur la base d’un manque premier, fondamental, celui de la mère. Cela prouve également qu’il existe une force dont la puissance et la nécessité vont conduire l’enfant à utiliser la langue et cette force est celle du désir de proximité de la mère. Si l’enfant dit "Je" et prend progressivement conscience de lui-même et conquiert la maîtrise de son « je », c’est d’abord parce qu’il est animé de pulsions, celles-là même que Freud désigne par la première instance de la psyché de tout individu humain: le ça.

Etre « soi », c’est avoir continuellement à composer entre des forces contradictoires qui ne cessent d’agir sur l’individu particulièrement pendant l’enfance, dans les premiers étapes de la socialisation. Tout être humain est à la fois un être dominé par des pulsions primitives comme la sexualité et confronté aux devoirs de respecter des règles imposées par la civilisation, par l’Etat, par la culture.  Etre soi, c’est faire l’expérience du refoulement de ses pulsions et principalement de pulsions sexuelles, puisque l’une des principales découvertes de Freud consiste à poser l’existence d’une sexualité infantile.
Sigmund Freud est un médecin mais il a beaucoup lu les philosophes et parmi ceux ci Schopenhauer (qui lui a été conseillé par son ami Otto Rank). Voilà ce que Freud dit à propos de Schopenhauer:  « Il y a longtemps déjà que le philosophe Arthur Schopenhauer a fait voir aux hommes dans quelle mesure leurs activités et leurs aspirations étaient déterminées par des tendances sexuelles — au sens habituel du mot —, et une infinité de lecteurs devraient tout de même avoir été incapables de chasser de leurs esprits une proposition aussi saisissante ! »
  


L’idée la plus fondamentale de Schopenhauer consiste à affirmer l’existence de ce qu’il a appelé le « vouloir-vivre », une force anonyme et illimitée qui anime chaque parcelle de vie en la dotant de l’appétit de croître: « Chaque regard posé sur le monde, que le philosophe a pour tâche d'élucider, confirme et atteste que le vouloir-vivre, est la seule expression vraie de la plus intime essence du monde. Tout aspire et s’efforce à l'existence, et si possible à l’existence organique, c’est-à-dire la vie, et, une fois éclose, à son plus grand essor possible. » Ce vouloir-vivre ne fait pas dans le détail. Il soumet à sa loi, ou plus exactement (et c’est très important) à son absence de loi la totalité du monde. Schopenhauer n’a pas de mot assez cruel pour moquer l’orgueil des hommes qui s’estiment sujets, maîtres, décideurs quand tout en eux est animé de ce vouloir-vivre. Tel homme pense avoir « choisi » cette femme lorsqu’en réalité c’est simplement le vouloir-vivre qui n’a fait qu’animer un pur instinct de reproduction.  Il n’existe selon Schopenhauer que deux moyens de s’exclure de ce cycle infernal et chaotique du vouloir-vivre: la contemplation esthétique et la méditation. 

Freud ne s’intéresse pas du tout à cette dernière considération mais partage avec Schopenhauer l’idée selon laquelle il y a antériorité des pulsions sexuelles, du ça, pour tout individu. Ce que tout être humain est d’abord, c'est une force sexuelle qui réclame une satisfaction immédiate et irrationnelle de ses appétits.   L’enfant humain va ensuite être éduqué par ses parents ainsi que par plusieurs institutions qui vont lui imposer de réprimer certains désirs incompatibles avec les règles d’une civilisation. On pourrait dire en termes schopenhaueriens que sur la base de ce vouloir vivre fondamental dont la puissance ne cessera jamais de se manifester se construit un « savoir-vivre », un ensemble de rites, de coutumes, de lois et d’habitudes qui passe nécessairement par le refoulement de nombreuses pulsions. Chaque foyer cultivera à sa manière une certaine façon de respecter ces règles. Mais de toute façon, l’enfant va intérioriser cette tutelle et ce dressage de son désir jusqu’à constituer en lui une sorte d’instance autoritaire qui sera fortement imprégnée du pouvoir répressif exercé par les parents. Cette instance est appelée « Sur moi ». C’est donc dans l’arbitrage continuel et impossible de ces deux influences opposées que nous nous constituons tant bien que mal en tant que "moi". Par cette instance: le moi, il faut finalement entendre ce qui va tenter de concilier le ça et le sur-moi. Ce point est fondamental: le ça le sur-moi et le moi sont trois instances de la psyché de l'individu. Le sur-moi est dans le moi, il est "moi", mais par "moi" en tant qu'instance, Freud désigne cette perpétuelle tentative d'arbitrage entre l'exigence de satisfaction des pulsions et le devoir de les réprimer. Le moi ne s'affirme pas comme une instance indépendante. Il produit plutôt un effort de "composition". Il fait ce qu'il peut pour qu'une existence suive son cours dans cet écartèlement incessant entre le désir et la loi. Toutes les thèses freudiennes partent donc de ce schéma ternaire des instances: le ça, le sur moi et le moi (qu’on pourrait qualifier d’instance intermédiaire et précaire).

   

Nos pulsions, nos souvenirs, nos pensées inspirées par le ça pèsent de tout leur poids sur notre conscience, essaient de se manifester au sujet afin d’être reconnues et satisfaites, mais il se produit alors un effet de censure inconscient provoqué par le sur-moi. Quelque chose en nous ne juge pas correct que nous prenions conscience de ces éléments imprégnés de sexualité. Refoulées, ces pulsions et ces bribes de souvenirs constituent notre inconscient et saisiront toutes les occasions de pointer à la surface du comportement de l’individu, par les lapsus, les rêves et les actes manqués, mais aussi par les symptômes hystériques, paranoïaques, névrotiques, psychotiques, etc.  Quand les pulsions ou les souvenirs sont trop déterminants, trop importants pour la personne, le sujet est écartelé entre l’intransigeance de sa propre censure inconsciente et la puissance de ce qui est refoulé. Cela donne lieu à des troubles pathologiques graves. 

Freud a donc proposé une nouvelle interprétation de certaines pathologies en psychiatrie. Le patient dit aliéné ne l’est finalement que par lui-même (même si c’est sous l’influence de ses parents ou d’une autorité éducative). Il faut prêter attention à la modalité de manifestation choisie par l’inconscient du sujet car c’est lui qui parle au travers du trouble. Un hystérique n’est pas déficient mentalement, il est au contraire porteur d’un message qui a été ignoré par le sujet. Si on permet à ce désir ou à ce souvenir de revenir à la surface du patient, le trouble disparaîtra puisque se sera produite une forme de « réconciliation ».

c)  «  Là où le ça était, le Je doit advenir » Freud -  The talking cure

Qui parle vraiment quand je dis: « je »? Nous avons vu avec Jung que cela pouvait être la persona, c’est-à-dire pas moi. Grâce à l’analyse par Freud du jeu de son petit fils, on pourrait également répondre un désir frustré, puis plus profondément une langue, une structure symbolique et systématique au travers de laquelle ce désir va se scinder sous l’effet de la langue en sujet de l’énoncé et sujet de l’énonciation. Grâce aux thèses de Freud sur l’inconscient, nous réalisons également que le je du discours conscient parle toujours sur le fond de désirs ou de souvenirs que la censure a refoulés et qu’il convient alors de faire revenir à la surface de la conscience du sujet afin qu’ils cessent de semer le trouble dans son comportement en cas de troubles graves. 

Après avoir utilisé l’hypnose, à la suite du professeur Charcot, Freud s’oriente vers une méthode plus compatible avec son dessein initial qui est de donner à la psychanalyse un statut scientifique. Il s’agit finalement de faire le lien entre le discours latent caché, inconscient et le discours manifeste.  Puisque finalement ces désirs et souvenirs refoulés constituent comme une trame souterraine, sous-jacente, pesant de tout leur poids sur la psyché du sujet, il convient d’être attentif au « double fond » de toutes ces manifestations de notre inconscient, à nos lapsus, à nos rêves mais aussi aux symptômes délirants des hystériques, des paranoïaques qui finalement font signe des pulsions et souvenirs refoulés. Tout ainsi est à interpréter. 

Finalement, c’est un peu comme lorsque au cours d’une conversation, nous nous laissons obséder par « la » chose à ne pas dire à notre interlocuteur. Nous connaissons un secret qui doit impérativement le rester mais cela pèse tellement sur notre conscience que tout ce que nous disons est finalement entièrement déterminé par une seule finalité qui consiste à dissimuler ce secret, de telle sorte qu’à notre insu, notre parole fait signe de ce qu’elle tente désespérément de cacher. Nous disons une chose mais seulement pour ne pas en dire une autre et cette chose dite ne pourra manquer de sembler déplacée, étrange, décalée, en tout cas dépourvue de la spontanéité d’une conversation habituelle. Pour peu que notre auditeur soit un peu perspicace, il réalisera facilement ce secret, précisément parce que nous faisons tout pour le lui cacher. 

 

C’est de ce type d’intelligence là que l’analyste doit  faire preuve avec le patient, lequel fera tout pour ne pas dire ce que la censure l’empêche de s’avouer à lui-même. Freud va avoir recours à toutes les ressources de l’interprétation pour deviner, grâce au patient ce que ce dernier se dissimule à lui-même. L’analyse du président Schreber est particulièrement éclairante de ce point de vue. Ce patient atteint de paranoïa souffrait notamment d’érotomanie, vouant à sa femme un amour délirant. Mais Freud a montré que ce délire manifeste cachait en réalité un désir homosexuel refoulé. Si le président Schreber envoyait autant de signes amoureux à sa femme, c’était précisément pour dissimuler que son désir authentique le portait plutôt aux hommes. 

« Exprimons-nous maintenant sans images : l’examen d’autres malades hystériques et d’autres névrosés nous ont conduit à la conviction qu’ils n’ont pas réussi à refouler l’idée à laquelle est lié leur désir insupportable. Ils l’ont bien chassée de leur conscience et de leur mémoire, et se sont épargné, apparemment, une grande somme de souffrances, mais le désir refoulé continue à subsister dans l’inconscient ; il guette une occasion de se manifester et il réapparaît bientôt à la lumière, mais sous un déguisement qui le rend méconnaissable; en d’autres termes, l’idée refoulée est remplacée dans la conscience par une autre qui lui sert de substitut, et à laquelle viennent s’attacher toutes les impressions de malaise que l’on croyait avoir écartées par le refoulement. Ce substitut de l’idée refoulée – le symptôme – est protégé contre de nouvelles attaques de la part du « moi » ; et, au lieu d’un court conflit, intervient maintenant une souffrance continuelle. À côté des signes de défiguration, le symptôme offre un reste de ressemblance avec l’idée refoulée. Les procédés de formations substitutives se trahissent pendant le traitement psychanalytique du malade, et il est nécessaire pour la guérison que le symptôme soit ramené par ces mêmes moyens à l’idée refoulée.

Si l’on parvient à ramener ce qui est refoulé au plein jour -cela suppose que des résistances considérables ont été surmontées-, alors le conflit psychique né de cette réintégration, et que le malade voulait éviter, peut trouver sous la direction du médecin, une meilleure solution que celle du refoulement. Une telle méthode parvient à faire évanouir conflits et névroses. Tantôt le malade convient qu’il a eu tort de refouler le désir pathogène et il accepte totalement ou partiellement ce désir; tantôt le désir lui-même est dirigé vers un but plus élevé et, pour cette raison, moins sujet à critique (c’est ce que je nomme la sublimation du désir); tantôt on reconnaît qu’il était juste de rejeter le désir, mais on remplace le mécanisme automatique donc insuffisant du refoulement, par un jugement de condamnation morale rendu avec l’aide des plus hautes instances spirituelles de l’homme; c’est en pleine lumière que l’on triomphe du désir. »



Il est impossible de comprendre ce texte sans saisir l’importance du refoulement en tout individu socialisé. L’histoire de tout être humain est celle de son désir refoulé et cela commence très tôt. Les distinctions entre les différentes formes d’amours que l’on porte à nos proches ne sauraient être innées. Cela signifie que nous nous sommes faits une idée de la petite enfance très largement fantasmée a) en considérant que l’enfant n’avait aucune sexualité b) en détournant le regard de certaines évidences sur les premiers attachements des enfants (« un jour je me marierai avec mon père »  dit la petite fille et l’inverse pour le petit garçon hétérosexuel).  Les enfants aiment leurs parents: quoi de plus « normal » mais ce que Freud ajoute à cette lapalissade c’est qu’ils les aiment aussi «  érotiquement », et cela n’est pas admis, encore de nos jours par de nombreuses personnes et par les collègues de Freud, à son époque (c’est l’origine de la rupture entre Freud et Breuer avec qui il a travaillé sur l’hystérie)

   

Beaucoup de caractéristiques de nos vies amoureuses s’expliquent pourtant à partir de cette affirmation dénommé « l‘oedipe » ou « le complexe d’oedipe ».  Supposons qu’en effet les premiers âges de l’individu soient marqués par cette première affection. L’enfant masculin voue à sa mère un amour total, sans restrictions, ni régulations. Le père va faire évidemment barrage à cet amour « naissant » de tous les points de vue. L’enfant masculin est donc d’emblée porté vers l’amour de la mère et la haine du père, lequel d’emblée porte sur lui de représenter « la loi », l’idée même de la loi, c’est-à-dire l’interdiction que des hommes imposent rigoureusement à une affection première. Chacune et chacun de nous commence donc sa vie amoureuse par de l’impossibilité « instituée ». Désirer une autre personne, c’est ce dont nous faisons primitivement l’expérience par un « NON », par de l’interdit et donc par du substitut. Que nous vivions dans une société structurée par des lois, des interdits, des tabous, c’est ce qui se manifeste très tôt dans l’interdit de la relation incestueuse, laquelle se trouve être paradoxalement la première désirée.  Pour être parfaitement clair, ce que soutient Freud finalement, c’est que tout être humain socialisé aime sa mère ou son père avant toute autre personne et que ce refoulement initial de la relation avec la personne parentale ouvre le champ d’expériences amoureuses par substitution.

  

Il va se soi qu’une grande majorité d’êtres humains refusent ou n’envisagent même pas cette thèse de Freud, mais dans le cas où ils la rejettent avec violence,  ils ne la contredisent pas. On pourrait même dire qu’ils la confirment: c’est justement parce qu’ils ont parfaitement pris acte de cet interdit qu’ils nient le désir qu’il a sanctionné et qu’il a rendu « tabou » . Si l’inceste nous fait particulièrement horreur et nous dégoûtent, c’est justement parce que nous avons traversé l’oedipe et nous avons renoncé à cette première pulsion érotique, mais notre dégoût est finalement proportionnel à cette première inclination et ce qui nous dégoûte c’est justement d’avoir à reconnaître qu’il y a avait bien un désir « avant » l’interdit. Dans cette répulsion s'exprime finalement tout le poids de notre socialisation. C'est la culture qui, au sein même de l'individu, exprime et finalement s'exprime elle-même comme Autre de la nature, de la pulsion originelle et première.

Les conclusions de l’ethnologue Claude Lévi-Strauss confirme l’importance fondamentale accordée par Freud à ce désir premier. L’interdit de l’inceste provoque l’exogamie, c’est-à-dire le fait d’aller chercher sa partenaire ailleurs que dans « la famille ». A partir de cet interdit, une règle d’échange s’institue à partir de laquelle une société se constitue. Il faut que la famille soit une cellule animée par des « fonctions » et non une proximité où circule du désir. A partir de la prohibition de l’inceste, se crée un renoncement donnant lieu à des échanges, lesquels finalement ouvre l’espace d’une société. Il ne peut exister de société sans que des liens soient posés, ritualisés, institués entre des familles, mais encore faut-il qu’il y ait des familles et, pour cela, il importe que la femme soit mère avant d’être femelle, que le père soit père avant d’être mâle. Ce jeu de fonctions qui se substitue à la determination sexuelle est exactement ce qui ne peut voir le jour qu’à partir de la prohibition de l’inceste et c’est exactement ce que veut dire Claude Lévi-Strauss dans cette phrase:  «  L'échange matrimonial, par le lien qu'il instaure et par le renoncement qu'il impose, se trouve au fondement de toute société humaine. Il signale le passage de la nature à la culture ; il est inhérent à l'ordre social. » Par échange matrimonial, il faut entendre « exogamie ».

  


   Freud a toujours insisté sur le rapport fondamental et privilégié de l’inconscient avec la pulsion Oedipienne. En tant que premier refoulement, l’Oedipe est le moteur même de la formation de l’inconscient dans la psyché de l’individu.

C’est donc sur le fond d’un refoulement premier d’un désir que nous désirons, ou, en d’autres termes: « désirer c’est avoir à composer avec de l’interdit », on pourrait dire, sans jeu de mots « faire avec… ». On désire des personnes parce que nous « faisons avec… » la contrainte de l’interdit de la première personne que nous avons désirée. Nous sommes des Roméo qui avons renoncé à notre première Juliette. A partir de là, le refoulement est devenu un « habitus », non pas social mais affectif. 

Nous avons déjà évoqué le fait que la pulsion refoulée, a fortiori s’il s’agit de cette pulsion incestueuse première ne va pas se satisfaire d’avoir été ainsi exclue de la conscience ou du pré-conscient. Elle va se « déguiser », avancer masquée. Dans un rêve, Freud nous invite ainsi à distinguer le contenu manifeste, ce dont on rêve et le contenu latent, c’est-à-dire ce que cela veut dire. Nous pourrions en dire autant de certains lapsus ou de troubles de comportement, de « délires ». Interdite de séjour dans la  conscience, la pulsion refoulée se « déguise », se métamorphose, éventuellement dans son contraire, mais parfois de façon trop affichée, trop forte pour être totalement innocente. Le « ça » refoulé parle, mais à mots couverts ou, si l’on préfère par des signaux cryptés. Telle patiente de Breuer (Anna O) très citée dans l’oeuvre de Freud, souffre d’hydrophobie. C’est le déguisement endossé par le souvenir d’Anna d’avoir vu son chien boire dans la timbale de son père. Sous hypnose, Anna O révèlera le souvenir authentique et pour enfin boire. Le retour du refoulé est douloureux, hyperbolique. Il en fait trop et c’est la raison pour laquelle les patients ont besoin de s’exprimer. Ils doivent parler d’eux-mêmes pour ne plus faire erreur sur la personne, pour que l’hydrophobie avoue sa véritable origine et, de ce fait, disparaisse. 

 

Tout le travail de l’analyste est donc un travail d’interprétation car le déguisement du refoulé n’est jamais un trouble, ou un rêve fait au hasard. C’est cela toute la profondeur de la thèse de la psychanalyse. Notre inconscient refoulé parle « à bon entendeur » avec des signes que seule la personne concernée peut comprendre, mais comme c’est précisément cette personne là qui ne veut pas les reconnaître, ni leur faire une place, l’analyste doit être le bon entendeur de ces signaux et se faire le porte parole de l’inconscient du patient auprès du patient lui-même. Pour que je ne fasse pas erreur sur la personne, il faut donc que je parle de moi en admettant que mes rêves, mes lapsus voire mes troubles de comportement sont des signaux codés par le biais desquels la pulsion refoulée « revient »à la charge. Finalement il y a donc trois étapes pour qu’une psychanalyse porte ses fruits: a) reconnaître que ces manifestations sont des signaux cryptés b) demander de l’aide à un analyste capable d’en saisir le sens c) les admettre comme faisant partie constitutive de ma psyché. 

   


3)  La parole de soi sur soi décrit-elle le mouvement d’une assomption de soi, en tant que sujet moral?

  1. Confession et absolution: l’aveu et la formulation de la faute (les liaisons dangereuses)

Toutefois, si je parle ainsi de moi-même à un analyste dans le cadre d’une psychanalyse, cela signifie que je reconnais en moi, comme Freud le souligne à de nombreuses reprises, un étranger, un inconscient. Même si « là où le ça était le « je » doit advenir », il existera toujours en nous une opacité, une ombre considérable jetée sur le sujet, lequel ne pourra plus être responsable de ses actes ni de ses pensées autant que pourrait le penser un lecteur convaincu de Descartes ou de Jean-Paul Sartre.  Que cet effort de clarification que l’on entreprend soi-même à l’égard de soi-même aille dans le bon sens, dans celui d’une assomption, d’une prise de responsabilité de plus en plus effective de nous mêmes (comme le suggère Sigmund Freud) n’est pas une proposition hors de doute, comme déjà l’exemple de Jean-Jacques Rousseau nous l’a bien montré. Il est même des occasions comme la confession au sein de l’Eglise  qui peut largement prêter à discussion.

On connaît l’opposition radicale de Freud à la religion, en tant qu’infantilisation du sujet, mais de nombreux analystes de l’évolution des mentalités se sont questionnés sur le rôle de la psychanalyse par rapport à la confession. Ne ferait-elle pas étrangement qu’en prolonger la pratique. Qu’il y ait une forme d’ « absolution », de dédouanement voire de soulagement à formuler par la parole des actes infamants, ne serait-ce pas aussi ce sur quoi la pratique psychanalytique s’appuie? 

  

Il faut répondre par la négative, non seulement parce que la psychanalyse, comme nous l’avons vu, parle d’une parole moins volontaire que voilée, cryptée (ce qui requiert la présence et le savoir faire de l’analyste) mais aussi  parce que l’analyste ne juge pas la nature des actes, des pulsions, des fantasmes refoulés, et ce point est fondamental. La confession catholique, au contraire, ne se conçoit qu’à partir du principe de distinction du bien et du mal et c’est ce principe même qui fonde la démarche. Bien au contraire, la psychanalyse n’envisage pas un seul instant que cette distinction soit autre chose que construite, historique, fondée sur des présupposés liés à une civilisation judéo-chrétienne. 

Mais il se pourrait bien que la perversion de cette pratique confessionnelle aille encore plus loin et qu’en étant contraint de parler de soi-même à soi-même, on donne finalement naissance au mal, comme une idée menaçante et illusoire qui ne prendrait consistance que d’être crue. Dans la lettre 81 des liaisons dangereuses » de Choderlos de Laclos, La marquise de Merteuil décrit à son acolyte le Vicomte de Valmont, l’élément déterminant de ce que l’on pourrait appeler son choix de vie. La marquise de Merteuil est, en effet une manipulatrice qui se fait passer pour une femme vertueuse alors qu’elle collectionne les aventures:

 « Je sentis que le seul homme avec qui je pouvais parler sur cet objet sans me compromettre, était mon confesseur. Aussitôt je pris mon parti ; je surmontai ma petite honte ; et me vantant d’une faute que je n’avais pas commise, je m’accusai d’avoir fait tout ce que font les femmes. Ce fut mon expression ; mais en parlant ainsi, je ne savais, en vérité, quelle idée j’exprimais. Mon espoir ne fut ni tout à fait trompé, ni entièrement rempli ; la crainte de me trahir m’empêchait de m’éclairer : mais le bon Père me fit le mal si grand, que j’en conclus que le plaisir devait être extrême ; et au désir de le connaître, succéda celui de le goûter. »

  

Si cette révélation est aussi cruciale, c’est parce qu’on y mesure bien à quel point le fait d’avoir à parler de soi dans le confessionnal a finalement conduit la marquise de Merteuil à faire erreur sur la personne, ou du moins à donner à sa vie une direction infiniment sournoise et « immorale » (même s’il faut évidemment relativiser ce terme, car La marquise de Merteuil fait exactement la même chose que le Vicomte de Valmont mais pas « au grand jour » car, de fait, les femmes ne jouissent pas de la même liberté que les hommes dans le domaine de la séduction: on admire  celui que l’on qualifie d’ « homme à femmes », on condamne la femme vénale collectionnant les partenaires amoureux - « Les liaisons dangereuses » est donc un roman magnifique dont on peut légitimement penser qu’il contient des éléments féministes avant l’heure, car même si l’auteur ne peut pas faire autrement que « punir » ses deux personnages principaux à la fin, on perçoit bien qu’ils sont l’occasion pour l’auteur de critiquer la société de son temps).

Dans ce passage, la charge de Choderlos de Laclos contre la religion catholique est virulente. La marquise de Merteuil ne fait qu’utiliser tous les leviers dont elle dispose pour équilibrer la balance de la guerre des sexes. La religion maintient tellement les adolescentes dans l’ignorance de leur sexualité qu’elles en font finalement une sorte de Graal mystérieux, justifiant finalement toutes les intrigues, toutes les manoeuvres, toutes les possibilités visant à connaître enfin et à expérimenter cette jouissance:

«  Je n’avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent leur réputation, et je ne me trouvais encore qu’aux premiers éléments de la science que je voulais acquérir.

Vous jugez bien que, comme toutes les jeunes filles, je cherchais à deviner l’amour et ses plaisirs : mais n’ayant jamais été au couvent, n’ayant point de bonne amie, et surveillée par une mère vigilante, je n’avais que des idées vagues et que je ne pouvais fixer ; la nature même, dont assurément je n’ai eu qu’à me louer depuis, ne me donnait encore aucun indice. On eût dit qu’elle travaillait en silence à perfectionner son ouvrage. Ma tête seule fermentait ; je n’avais pas l’idée de jouir, je voulais savoir ; le désir de m’instruire m’en suggéra les moyens. »

  


                C’est ainsi qu’elle en vînt à s’inventer une honte et à violer le principe même de la confession, qui évidemment stipule que l’on y formule que la vérité. La marquise de Merteuil n’a pas quinze ans et finalement elle fait comme ses enfants qui, pour en avoir le coeur net,  lance une expression dont il soupçonne le caractère sulfureux voire tabou pour ainsi deviner, à la lumière des réactions, le sens véritable, la réalité recouverte par ce précieux sésame. C’est un peu comme si on avait le mot de passe sans savoir exactement à quelle réunion secrète il introduit. Il faut donc donner le mot de passe, sans trop savoir. Ici c’est «  ce que font toutes les femmes ». Le confesseur fût tellement troublé et affolé par cette fausse confession qu’il donna sans le savoir à la Marquise tous les indices concordant vers la nécessité de réaliser ce dont finalement elle ne vient pourtant que de formuler l’expression. 

 

Dans une époque et une société profondément marquées par le jeu des convenances et des faux semblants, la marquise de Merteuil décide finalement de subvertir des pratiques subversives ancrées dans les bonnes moeurs, dans les rites confessionnaux et plus globalement dans les coutumes et traditions religieuses de la civilisation qui l’a éduquée. Sa curiosité n’est rien moins que légitime mais elle ne ressortira pas indemne de son subterfuge. Retournant contre la société elle-même toutes les subversions de la culture qui l’a nourrie, elle ne peut que se contaminer elle-même du poison qu’elle utilise contre l’empoisonneur (la société de son époque), à savoir que l’amour, pour elle, sera à jamais marqué du sceau de la dissimulation et du paraître.  La marquise de Merteuil fait donc erreur sur sa personne, ce qui indiscutablement constitue une faute, non pas au sens moral du terme, mais psychologique parce qu’elle se condamne elle-même à maîtriser les ressorts falsifiés de son temps au détriment de la réalité de sentiments qu’elle s’interdit de ressentir. Sa conception de l’amour comme instrument de manipulation des hommes la rend incapable de tomber amoureuse de l’un d’entre eux. Elle a donc parlé d’elle-même à son confesseur et cette parole l’a, à jamais, condamné à ne pas être elle-même.




  1. La mêmeté et l’ipséïté - Tenir sa parole: Paul Ricoeur

Le problème pointé ici par le « cas Merteuil » ne se limite évidemment pas à la fin tragique réservée à la Marquise dans le roman (fin probablement davantage dictée par les convenances que par le désir créatif de l’auteur), notamment si l’on sort du cadre excessivement culpabilisant et protocolaire de la confession catholique.  La marquise en effet s’invente une expérience qu’elle n’a pas faite au moment de la confession mais que se passe t-il quand on invente ce que l’on a fait effectivement?  Une telle question nous semble dés l’abord illogique: comment inventer le récit d’une expérience que l’on a vécue?  Précisément parce qu’on l’a vécue, et que le récit va apporter à ce passé réel un « plus », à savoir la valeur ajoutée d’une mise en intrigue qui devra à sa nature fictive de rendre plus et mieux raison d’un épisode de la vie du conteur.  

Raconter un moment de sa vie donne au narrateur la possibilité de concilier et de résoudre toutes les apories du moi. C’est très exactement ce que Paul Ricoeur soutient par la création de ces trois concepts que sont la mêmeté, l’ipséïté et l’identité narrative.  

  


La mêmeté désigne l’identité numérique du sujet, le fait que nous soyons un, que nous soyons « nous », par notre passé, par nos empreintes, par notre corps, notre visage, notre nom. Je suis celui que je suis parce que c’est comme ça: je porte ce nom, j’ai ce corps, j’ai cette empreinte génétique, cet ADN, je suis reconnu par mes proches comme étant ceci ou cela.  Il y a bien quelque chose dans cette conception identitaire qui enferme  l’individu dans une identité close, achevée: « je suis comme je suis, on ne me changera pas » Il faut s’efforcer de percevoir à la fois à quel point il y a dans cette perception de soi a) quelque chose de juste parce que de fait, nous ne pouvons pas être sans passé et sans ADN et b) quelque chose d’indéfendable car ce que je suis, c’est aussi justement ce que je suis est train d’être, comme la référence à Alice au pays des merveilles  nous l’a bien fait comprendre. 

L’ipséïté exprime précisément cette insuffisance de la mêmeté. Si l’on en restait là, à la mêmeté, nous ne pourrions prendre aucun engagement dans le futur, ni promettre,  ni nous porter garant de notre parole ou de notre comportement auprès des autres en nous affirmant comme « quelqu'un sur qui on peut compter ». L’ipséïté désigne donc cette aptitude de l’individu à dépasser l’incertitude propre à tout instant présent (le fait que tout peut arriver) pour « s’affirmer », exprimer une consistance, une fermeté, un cap, une adéquation à soi que l’incertitude du futur ne peut pas entamer (elle le peut toujours physiquement évidemment mais rien d’authentique ni d’humain ne pourrait se construire dans le monde sans ipséïté). 

  

Finalement ces deux conceptions de l’identité de la personne sont toutes les deux justes et insuffisantes: la mêmeté parce qu’elle ne prend pas en compte que l’on n’est déjà plus ce qu’on a été et l’ipséïté parce qu’elle fait comme si on pouvait nécessairement devenir dans le futur celui que l’on s’est engagé à être dans le présent. Il ne convient pas de sous-estimer la justesse et la légitimité de chacune de ces deux conceptions. Sur mon rapport au passé, la mêmeté dit la vérité comme l’ipséïté exprime exactement ce qu’il faut que nous assumions si nous souhaitons rester humains, c’est-à-dire, comme Aristote l’a affirmé, des animaux politiques ou encore pour reprendre les termes de Nietzsche des animaux capables de tenir leurs promesses ».

Il importe donc qu’un troisième concept fasse le lien entre les deux précédents. C’est exactement ce qui justifie l’identité narrative tel que Paul Ricoeur la conceptualise dans la 5e étude de son livre: « soi-même comme un autre »:

« L’identité narrative se tient dans l’entre-deux ; en faisant du caractère (mêmeté) l’objet d’une narration, le récit lui rend son mouvement aboli dans les dispositions acquises, dans les identifications sédimentées. En faisant de la visée de la vraie vie  (ipséïté) l’objet d’une narration, il lui donne les traits reconnaissables de personnages aimés ou respectés. L’identité narrative fait tenir ensemble les deux bouts de la chaîne : la permanence dans le temps du caractère et celle du maintien de soi. »

Cette citation justifie précisément l’identité narrative: il faut mettre en intrigue son existence pour rendre compatible mêmeté et ipséïté.  La mêmeté seule pourrait nous faire croire que nous serons dans le futur tel que nous étions dans le passé, ce qui n’est pas exact puisque tout instant présent est l’occasion qui nous est donnée d’être autre. Inversement l’ipséïté pourrait nous faire croire que nous pouvons totalement « prendre acte » dans notre présent et balayer d’un revers de main ces traits de notre passé qui ne disparaîtront jamais complètement.    La solution serait donc à aller chercher du côté de l’historien qui met en récit un passé dont la mémoire mise en intrigue guide le futur d’un peuple, lequel n’est rien sans son passé. Finalement l’historien décrit bien la réalité des faits historiques qui se sont produits mais il les relie, il les met en intrigue de telle sorte qu’une ou plusieurs nations puissent s’y reconnaître. Ils ne falsifient pas les faits, contrairement aux négationnistes de la Shoah, mais il les relient par des articulations qui sont bel et bien celles d’une narration et toute narration, en tant que récit, recèle quelque chose de fictif dans la mise en forme. 

   

C’est exactement cela que Rousseau, entre autres choses, n’a pas saisi dans ses confessions.  Dans les recoupements et les procédés narratifs qu’il utilise, nous percevons bien qu’il ne vise qu’à un seul objectif: obtenir auprès de ses lecteurs une forme d’absolution.  L’historien, lui,  nous raconte une histoire, et il se trouve que c’est l’Histoire mais la mise en intrigue des faits relatés ne se cache pas, ne se dissimule pas. Toute narration se définit par sa capacité à unifier des éléments épars pour en faire UN récit, et par là donner l’impression fictive d’UNE vie. Il FAUT des peuples à l’histoire comme il FAUT une identité à la personne mais dans l’un et l’autre cas, ces unités sont aussi fictives que nécessaires. Qu’il y ait une identité du peuple français, n’en déplaisent à de très médiocres idéologues et polémistes de notre actualité, cela est douteux, mais qu’il nous en faille une, c’est évident. Etre français par exemple, c’est ce qu’il nous faut construire pour nous doter d’une ipséïté authentique et fédératrice. Pour cela nous avons besoin d’un récit, mais d’un récit "vrai", fait par de vrais historiens, et surtout pas d’un roman national rédigé par des idéologues.  

 


            J’ai besoin de croire à mon identité exactement comme je crois à l’identité d’Achille quand je lis l’Iliade, tout simplement parce que, sans cela, je  ne lirai pas l’épopée, pas davantage que je ne trouverai l’élan nécessaire à vivre ma vie. Il se pourrait bien que la dépression voire le suicide s’explique par une faiblesse passagère ou chronique dans notre aptitude à éveiller en nous cette disposition à l’identité narrative. Les évènements se révèlent trop hostiles, trop fragmentés, trop imprévisibles pour que nous nous estimions capables de les mettre en intrigue. C’est trop pour nous et nous ne sommes plus capables de relier par des fils narratifs des aléas réels. Mais il le faut pourtant parce que le récit est à la fois nécessairement fictif dans sa forme et profondément inspirant, dynamique et nécessaire dans sa fluidité, dans sa capacité d’engouement et, disons-le dans sa vérité. Quiconque dit « je» commence un travail éprouvant et incroyablement riche, précieux. Ce qui s’y joue n’est rien moins que sa vie, c’est un travail d’orfèvre réclamant plus que toute autre qualité une aptitude à la décence à laquelle Rousseau a failli. 

  

Comme son nom l’indique l’identité narrative pose que l’identité est une affaire de narration, c’est-à-dire que quiconque raconte sa vie (mais pas comme « la voisine du 2e » dont les épanchements dissimuleront toujours plus ou moins du ressentiment ou la volonté de se donner un rôle aussi gratifiant que fallacieux) met en oeuvre une mise en intrigue qui permet de donner à tous les évènements fragmentés, divers, chaotiques qui nous sont arrivés un fil rouge, une unité régulatrice et nécessaire qui rend possible l’ipséïté. Si je peux aujourd’hui m’engager à être demain cet « animal promettant » qu’est l’humain, cet ami bienveillant sans lequel aucune amitié n’est possible,  ce citoyen susceptible de mener à bien une action politique parce qu’on peut compter sur lui pour payer ses impôts ou respecter la loi, c’est fondamentalement parce que je ne censure aucunement en moi cette capacité à être à moi-même un conteur fidèle et créatif. Mon identité, c’est ce que je construis peu à peu au fil d’un récit aussi passionnant que laborieux comme un historien honnête qui raconte le passé non pas comme une vraie fiction  (un vrai conte de fée, ou un roman national: c’est ce que font les idéologues) mais comme une fiction vraie (un conte de fée mais qui en plus est vrai: ça n’a rien à voir). Parler de soi-même dans le sens que lui donne l’identité narrative selon Paul Ricoeur définit donc exactement point par point le seul moyen de ne pas faire erreur sur la personne.

 


  1. Le dire vrai ou franc parler (la parrhèsia chez Foucault)

Nous venons de voir à quel point cette notion d’identité narrative n’était pas dépourvue de connotation politique. Ce qui fait l’unité d’un peuple n’est aucunement sa revendication à constituer de toute pièce, fallacieusement, en se fondant exclusivement sur son passé une identité « immémoriale » ou civilisationnelle, et encore moins raciale,  mais au contraire à se constituer par les voies du récit une identité capable de réunir en une seule trame tous les aléas, tous les évènements (et donc toutes les populations) qui de fait la constituent et la constitue. Une identité se compose ce qui veut dire à la fois qu’elle s’invente et qu’elle fait « avec »  (composer c’est faire avec).  C’est exactement ce schéma là qui se reconduit dans les mêmes termes pour le sujet.

  

Toute réflexion sur la politique revient en occident comme à son origine à la cité grecque, à la Polis. Or le philosophe Michel Foucault  a beaucoup insisté dans son Corus portant sur les régimes de vérité, sur la parrhèsia (les orthographes varient, mais pas le sens). Ce terme grec désigne dans l’antiquité un genre de prise de parole qui n’est plus fondé sur une démonstration, sur un effet de persuasion ou de pédagogie quelconque. Utiliser la parrhèsia, c’est miser sur une autre concordance que celle de la rationalité, de la raison ou de l’argumentation. On ne dit pas la vérité parce qu’on a les moyens de prouver ce que l’on dit, on dit la vérité parce que l’on est totalement investi dans la cause que l’on défend. Cette conception de la vérité repose entièrement sur une hypothèse très risquée qui consiste à soutenir qu’un fanatique ou qu’un dogmatique ne peut produire de discours parrhèsiastique tout simplement parce qu’ils savent bien à un certain niveau de rapport à eux-même que leur cause ne tient pas la route. Pourtant en même temps cette hypothèse ne nous semble pas si incohérente qu’elle peut le sembler de prime abord, car de quoi manquent fondamentalement le dogmatisme et le fanatisme? De style et de grâce. 

Il y a quelque chose de la parrhèsia qui créditait tout citoyen libre athénien de la capacité à être suffisamment imprégné de la justesse de sa thèse qu’il serait capable de la produire non pas tant par des preuves que par son aplomb, sa grâce, une forme de charisme. Ce que l’on dit alors n’est plus une vérité préparée, mais une vérité révélée, auto-fondatrice. Il n’est plus question de parler de soi-même en tant qu’objet mais de parler de soi-même en tant qu’origine. On dit le vrai parce qu’on est même que soi en le disant.  La question est finalement de savoir comment un tel charisme peut se définir adéquatement puisque la plupart des dirigeants politiques et principalement les plus terrifiants que l’humanité a connus sont indiscutablement charismatiques. 

  

Il faut s’interroger sur les finalités politiques et la notion « d’intérêt » de ce charisme là. La parole de la parrhèsia induit une adhésion à soi-même incompatible avec une visée « publique ». Rousseau nous a largement démontré toutes les ambiguïtés et les fausses perspectives qui naissent de vouloir faire d’une affaire privée (soi-même) une affaire publique. La parrhèsia suppose que l’on parvienne à parler de cette affaire privée par un biais privé….même en public. Ce n’est pas du tout la même chose.  La déclaration de Gilles de Rais aux parents des enfants qu’il avait violés et tués était probablement de cette nature là, car à quelques minutes de son exécution, on voit mal de quel intérêt personnel il pourrait ici s’agir.  Or nous retrouvons différentes chroniques de cette époque, notamment de Jean Chartier, moine de l’abbaye de saint Denis, qui insiste sur le silence radical des public venu assister au supplice du compagnon d’armes de Jeanne d’Arc. Nous disposons ainsi probablement d’un exemple parfait de « parrhèsia ».

Il convient néanmoins d’entourer cette possibilité pratique de la parrhèsia de nombreuses mises en garde, notamment parce que toute l’œuvre de Michel Foucault se situe concernant cette question de la vérité dans l’héritage de Nietzsche  et d’une remise en cause généalogique de la vérité (l’essentiel est de ne pas croire à UNE vérité mais d’être attentif à ce qui fait qu’une époque croit vrai ceci ou cela en fonction de tel ou tel critère. On peut ainsi faire une histoire de ce que telle civilisation croit vrai en fonction de telle ou telle évolution). Parmi tous les régimes de vérité pratiqués pendant l’antiquité grecque , il y a la parrhèsia et nous en trouvons aujourd’hui encore un écho dans un certain type de prise de parole (nous pouvons citer à bon droit celui de Greta Thunberg qui s’appuie certes sur les rapports du GIEC mais aussi sur son aptitude à « être ce qu’elle dit » en le disant, à donner, y compris par ses maladresses et sa phobie pour la foule, le sentiment juste d’une adéquation entre l’objet et la forme de son discours). Il ne s’agit pas  seulement de dire la catastrophe du réchauffement climatique mais de l’incarner dans un mal-être palpable, effectif, non joué. La parole parrhèsiastique ne fait donc pas erreur sur la personne même si son propos n’est pas de parler de soi-même, mais finalement d’en partir à un point suffisamment intense et sincère que le doute n’est plus permis. Ce que la parrhèsia requiert par conséquent c’est une absolue gratuité dépourvue de toute ambition politique personnelle. Sans contradiction, ce régime de parole vraie est d’autant plus fiable politiquement qu’il s’exprime de soi-même, « apolitiquement ». Ce qu’il manifeste c’est une modalité de rapport privé au privé, à soi-même, mais « en public ».

  




Conclusion

Nous sommes partis du rêve de transparence absolue d’une écriture qui prétendrait à une forme d’exhaustivité, de perfection dans l’auto-description telle que Rousseau en a tenté et raté l’exercice. Cet échec nous a permis de mesurer l’importance des obstacles à cette adéquation entre la parole et son auteur, que ce soit à cause de la fragilité métaphysique de la notion d’identité (Alice) ou de sa plurivocité sociologique (la persona chez Jung). La découverte Freudienne de l’inconscient franchit encore un seuil dans cette difficulté en pointant l’existence en nous d’un autre soi qui nous échappe et éventuellement nous fait souffrir. Mais la psychanalyse représente à la fois le remède et la cure propre à atténuer les effets dissociatifs de cette découverte. C’est dans la dynamique de cette pratique que nous avons petit à petit mis à jour différentes modalités de parole œuvrant toutes dans la perspective d’une concordance effective de soi à soi. Parler de soi-même sans faire erreur sur la personne, c’est ce que finalement seule une narration peut entreprendre de réaliser. Ne pas faire erreur sur soi, c’est paradoxalement ce qui devient seulement envisageable pour quiconque ne recule pas à l’idée de se raconter fictivement sa vie telle qu’elle fût, telle qu’elle est et telle qu’elle sera. Que toutes les composantes de notre existence s’offrent à la verbalisation, cela est hors de doute comme est indiscutable également le fait qu’elles n’en ressortiront pas « indemnes ». Mais c’est justement au souci (impossible à tenir) de cette restitution là qu’il nous faut renoncer pour animer de son vivant la légende de sa propre existence. Nous devons « tenir notre légende » exactement comme les clandestins de la série d’Éric Rochant: « le bureau des légendes » de façon à ce que notre vie vraie se détache de la multiplicité des fausses non pas parce que plus réelles mais parce que mieux stylisée et plus généreusement habitée.




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