vendredi 15 octobre 2021

Sujet à rendre le 22/11: Peut-on dire de la science qu'elle est naturelle?


 1) Comprendre le sujet

Lorsque l’on parle des sciences naturelles, on entend généralement la botanique, la zoologie, la minéralogie, l’astronomie, bref les sciences qui se donne la nature pour objet. Mais qu’une ou plusieurs sciences puissent se porter vers la nature n’implique aucunement qu’il soit naturel de concevoir et de constituer une science de la nature. Nous pouvons ici penser à la médecine. Quoi de plus naturel que de soigner et de se faire soigner? Pourtant s’il existe une médecine dite naturelle, elle n’est pas la plus courante, ni la plus autorisée et  il semble assez difficile de soutenir que la pratique habituelle et banalisée de la médecine n’utilise pas des produits transformés, des protocoles d’observation et d’intervention hautement technicisés,  , évolués, artificiels. A supposer que les finalités de la science soient naturelles, ses outils, eux,  ne le sont indiscutablement pas.


La place de la science dans nos existences n’a pas cessé de croître depuis le septième siècle avant JC en Ionie (à l’ouest de l’Asie mineure sous influence grecque). Sa naissance est indissociable de la philosophie et, de fait, Aristote au 4e siècle avant JC (384 - 322 avant JC) la définit comme l’étude visant à définir les causes naturelles de phénomènes naturels. Connaître les causes de ce qui arrive, c’est une démarche que l’on ne peut comprendre qu’à partir du moment où l’on s’étonne de ce qui arrive:

« Ce fut l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux pensées philosophiques. Au début, ce furent les difficultés les plus apparentes qui les frappèrent, puis, s'avançant ainsi peu à peu, ils cherchèrent à résoudre des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Etoiles, enfin la genèse de l'Univers. Apercevoir une difficulté et s'étonner, c'est reconnaître sa propre ignorance (et c'est pourquoi aimer les mythes est, en quelque manière se montrer philosophe, car le mythe est composé de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut pour échapper à l'ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, il est clair qu'ils poursuivaient la science en vue de connaître et non pour une fin utilitaire. Ce qui s'est passé en réalité en fournit la preuve : presque tous les arts qui s'appliquent aux nécessités, et ceux qui s'intéressent au bien-être et à l'agrément de la vie, étaient déjà connus, quand on commença à rechercher une discipline de ce genre. Il est donc évident que nous n'avons en vue, dans la philosophie, aucun intérêt étranger. Mais, de même que nous appelons homme libre celui qui est à lui-même sa fin et n'est pas la fin d'autrui, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit libre, car seule elle est sa propre fin. »

  


            Mais de qui parle Aristote ici? De Thalès, de Pythagore, d’Anaximandre, de Démocrite, ceux que l’on appelle les présocratiques et que  l’on pourrait simplement définir comme des « penseurs »  dont la démarche est tout aussi philosophique que scientifique. En quoi consiste-telle? A s’étonner que l’univers soit et à s’efforcer de trouver les causes expliquant les phénomènes qui le composent. Mais que reste-t-il de cette science de la toute première antiquité dans par exemple les recherches vaccinales aujourd’hui ou les nanotechnologies ? Si nous prêtons vraiment attention au texte d’Aristote, nous réalisons qu’à la fin du passage, il insiste sur la finalité des présocratiques qui consistait à connaître et aucunement à être utile, à apporter à l’homme plus de confort ou de bien être. La science est apparue quand tous les savoir faire utiles à l’homme avaient déjà été constitués et pratiqués. La philosophie est donc une activité qui est à elle-même son propre horizon et son but, de la même façon qu’un homme libre est à lui-même sa propre finalité. Il est celui dont l’existence est « son » affaire contrairement à l’esclave dont le sort dépend du maître. Il n’est finalement pas d’occupation humaine plus libre et plus haute que celle qui consiste à s’interroger ainsi sur les phénomènes de l’univers, selon Aristote, et cette activité définit finalement la science de la philosophie (et, pourrait-on rajouter, la philosophie de la science).  Connaître pour connaître: tel est le fondement commun de la science et de la philosophie.

On mesure bien par exemple dans la distinction entre l’anatomie du corps humain et la médecine ce qui, aujourd’hui, différencie la science moderne de la conception développée par Aristote car cette curiosité pure et gratuite pour la nature n’est plus réellement d’actualité, dans la plupart des « sciences ». Née d’une curiosité première et parfaitement philosophique à l’égard de l’univers et de la vie, la science est devenue synonyme « d’activité « de pointe » », au sens de « dotée d’un très haut niveau de technicité », ce qui laisse à penser que son utilité humaine a prévalu au fil des siècles sur sa finalité première qui était, avant tout, de connaître, de répondre à un questionnement métaphysique et seulement ça. 

  

On ne peut plus dire de la science qu’elle est naturelle dans la mesure où non seulement  elle désigne, en elle-même un secteur de pointe mais aussi en ceci qu’elle semble se caractériser également par cela même qui fait d’un secteur qu’il est « en pointe ».  Dés que nous qualifions une discipline ou une recherche de « scientifique », nous sous-entendons qu’elle se situe à un niveau de précision, d’auto-certification et d‘attestation qui mobilise les innovations technologiques les plus récentes et les moins discutables. Ce qui, donc finalement fait la puissance et la crédibilité de toute proposition scientifique dans le domaine des sciences expérimentales, c’est justement qu’elle se porte vers la nature avec des instruments de mesure, d’observation et d’expérimentation qui ne sont plus du tout naturels mais qui sont au contraire le summum de la technologie, de la capacité humaines à créer des artefacts. Dés lors se pose la question de savoir si ses résultats, ses productions, ses avancées ont encore quoi que ce soit qui ait à voir avec la nature ou bien si ce n’est pas exclusivement l’homme qui, « à l’occasion de » cette étude scientifique se donne la nature pour objet se donnerait finalement pour véritable but de mesurer son évolution à « lui » et à lui seul.

Quand nous réalisons l’énorme différence d’esprit et de structure entre la science telle qu’elle s’imposa d’abord aux penseurs grecs de la première Antiquité et celle que nous pratiquons aujourd’hui, nous comprenons que nous sommes passés d’une curiosité gratuite, philosophique à l’égard de l’univers et de la vie à une recherche dont l’exigence d’exactitude est devenue inséparable d’un savoir technologique extrêmement pointu, de telle sorte que le statut même de la démarche scientifique est passé de celui de fin, de finalité à « moyen ». De simple regard de l’homme porté sur la nature, la science est devenue moyen utilisé par l’homme en vue de conforter sa place dans la nature, de s’affirmer davantage en tant qu’homme. La science aéronautique est particulièrement intéressante de ce point de vue selon que nous la considérions comme une compréhension par l’homme de l’espace ou comme invasion par l’homme de l'espace.  Il est peut-être naturel à l’homme de vouloir en connaître davantage sur l’espace mais ce n’est évidemment pas naturellement que l’homme peut se déplacer dans l’espace. Mais alors qu’est-ce qui est véritablement en jeu dans cette science? L’homme ou la nature? 

  

La science n’est évidemment pas naturelle si nous prêtons attention à ses instruments, aux protocoles d’expérimentation, de mesure, d’observation qu’elle utilise mais précisément ces instruments et tous les artifices qu’elle conçoit ont bel et bien la nature, c’est-à-dire l’univers et la vie pour objet. La question qui se pose à nous est donc celle de savoir ce qui reste de cette finalité première qu’est cette curiosité naturelle à l’égard de la nature par rapport aux moyens dont elle dispose. Peut-on dire d’une science dont la finalité est de connaître la nature qu’elle est « naturelle » même si les moyens qu’elle utilise n’ont plus rien de naturel et jusqu’à quel point cet esprit de gratuité dans la recherche peut il résister à la logique d’une pure surenchère des moyens?

D’emblée, nous mesurons donc l’importance de la distinction entre la science et ce que l’on appelle aujourd’hui la techno-science, étant entendu que pour la plupart des gens, cette distinction n’a quasiment plus cours (la science serait devenue la techno-science). Dans la Grèce Archaïque (Homère), le terme de Tecknè désignait « le fait de s’y connaître en quelque chose » et s’appliquait indifféremment aux savoir faire des artisans, aux ruses des magiciens, à la connaissance des philtres et des potions, mais Aristote, au contraire,  distinguera la Tecknè de l’Epistemè qui désigne la science théorique, l’esprit de recherche et de curiosité qu’il caractérise  et définit dans le passage précédent. A partir de là s’impose un esprit de distinction entre « connaître » et « faire l’utilisation de…. » qui, dans le traitement de ce sujet, va nécessairement se révéler fondamental.

Enfin, nous percevons bien que ce sujet questionne finalement la notion de « science de la nature » et plus précisément encore le sens du « de » du complément de nom, autrement dit en latin du génitif. S’agit-il d’un génitif objectif ou subjectif?  C’est, en effet une ambiguïté propre à l’usage même du complément de nom. Quand on parle, par exemple,  de l’amour de Dieu, c’est le contexte qui finalement tranche entre deux interprétations possibles: s’agit-il de l’amour que l’on porte à Dieu  (génitif objectif) ou celui que Dieu nous porte (génitif subjectif). Quand on parle de science de la nature, on entend évidemment et peut-être trop exclusivement le génitif objectif: la science dont la nature est l’objet. Mais il serait extrêmement intéressant de se questionner sur le sens subjectif de ce génitif là. De quelle science la nature est-elle capable? Ce sujet y gagnerait une dimension aussi profonde qu’inattendue et particulièrement féconde: peut-on envisager qu’il existe une dimension scientifique de la nature qui viendrait de la nature elle-même?  Se pourrait-il que la nature aspire à se connaître elle-même et qu’une science naturelle de la nature conçue et voulue par elle-même « soit »? Se pourrait-il même que ce soit ça la nature: l’effort scientifique qu’elle accomplit par elle-même pour naître et se connaître en un seul et même mouvement, mouvement dont l’homme, en tant que partie de la nature, ferait partie intégrante (ou devrait faire partie intégrante) ?



            Est-il naturel à l’homme de savoir? Peut-on dire de la science qu’elle est naturelle à l’homme? (Ce qui est propre à) 

La science est-elle naturelle ou culturelle? Peut-on dire de la science qu’elle n’est pas culturelle? (Ce qui est inné, universel, spontané). Si nous approfondissons cette perspective, elle pose finalement la question de l’objectivité de la science. Quelle est précisément la nature de cette objectivité? Est-ce bien la nature que la science explore, découvre? Est-ce bien là son objet?  Qu’est-ce que la science a encore de naturel quand  ses protocoles de recherche et d’investigation sont aussi empreints de technologie de pointe, quand les défis qu’elle affronte semblent davantage se rapprocher de ceux que suscitent une surenchère de moyens plutôt que ceux de la pure découverte d’une extériorité? Que reste-t-il de l’esprit de sa curiosité initiale? Se pourrait-il que la science soit moins une puissance, une capacité, une aptitude, qu’un pouvoir et qu’elle y perde finalement son objet de vue, qu’elle devienne la modalité d’identification et de maitrise de soi d’une culture plutôt que la découverte de la nature?

                La nature de la nature est-elle scientifique? Peut-on dire de la science qu’elle est une activité de la nature? Ou y-a-t-il une science de la nature non plus au sens de génitif objectif mais à celui de génitif subjectif, (science dont la nature serait le sujet) (la nature comme ensemble, comme milieu  non humain de l’humain).


2) Analyse des termes

Sur un tel sujet, il y a un vrai problème de couverture conceptuelle, c’est-à-dire qu’il peut sembler difficile de recouvrir la totalité des sens de chacun des deux termes présents dans l’énoncé tant ils sont larges. Qu’est-ce que « la » science, en effet? Parle-t-on de l’attitude scientifique, telle que finalement la décrit le texte d’Aristote, avec notamment cette nuance fondamentale selon laquelle de tous les savoir faire dont l’homme dispose, la science serait celui dont l’aspiration et la finalité seraient les plus élevés parce que les plus libres. L’homme ayant déjà inventé toutes les pratiques susceptibles d’assurer sa survie et son bien-être (teckné) la science (epistémè) serait l’activité la plus libérée de toute nécessité première, vitale. Elle pourrait ainsi revendiquer une forme authentique de gratuité. En ce sens, la science serait, depuis l’antiquité grecque une modalité de connaissance qui serait à elle-même son propre objet, une activité élevée que l’on pourrait entreprendre sans autre but qu’elle même. Elle s’appuierait en cela sur le fait que c’est bien une curiosité « naturelle » à l’homme qui la stimule et la nourrit.

Mais qu’entendons-nous aujourd’hui par scientifique? « Prouvé ». Toute proposition scientifique se définit et se caractérise par une modalité d’attestation d’une extrême rigueur. Ce qui est affirmé ou avancé ne l’est pas « spontanément » ou accidentellement mais « nécessairement », c’est ce que l’on ne peut pas ne pas dire. De ce point de vue on peut concevoir qu’un chercheur scientifique ne dit pas « ce qu’il pense » mais plutôt ce qu’il ne peut pas ne pas penser. Son propos est de placer le niveau d’enchaînement de ces propositions à un tel degré d’évidence et de consécution logique qu’il serait absolument impossible à tout esprit humain de bonne foi de penser ou de conclure autrement. De ce point de vue, l’esprit même de toute démarche scientifique se définit par ces trois critères:

  • Sa rationalité (on pourrait ici reprendre la distinction de Pascal entre les vérités de raison et les vérités de coeur, en insistant précisément sur le fait que selon le penseur français, la science a besoin de ces deux types de vérité: les principes se sentent les propositions se concluent)
  • Son universalité
  • Sa nécessité (laquelle repose sur une systématicité, c’est-à-dire que la logique des relations que l’on peut opérer entre des éléments au sein d’une science suppose l’activation d’un « sens » qui prévaut au sein d’ un ensemble fermé - Cela pose la question du rapport entre science et langue, dans la mesure où cette systématicité et cette recherche de sens ne semble pouvoir se concevoir qu’en résonance avec l’esprit même d’une langue: toute langue est un système dit Ferdinand de Saussure 

  


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