mercredi 20 octobre 2021

Puis-je parler de moi-même sans faire erreur sur la personne? Copie de Roman Massa (Tle 5)

 


                    « Gnothi Seauton » ou « Connais-toi, toi-même », précepte célèbre apposé sur le fronton du temple d’Apollon à Delphes, est en réalité une exhortation à la connaissance de soi-même et à la prise de conscience de sa propre existence. Il invite en d’autres termes à se questionner sur sa propre identité. Il appert que parler de soi-même paraît être l’activité la plus simple, récurrente et inhérente à l’Homme, et qu’aucun ne saurait contredire l’inexactitude du discours d’une personne témoignant de son passé ou de sa personnalité. Nous ressentons tout naturellement nos émotions, nos affects, nos ressentis au quotidien, et ne pourrions guère nous en défaire lorsqu’il s’agirait de parler de nous-même. Force est de constater que l’Homme, à travers son évolution, n’a cessé de se découvrir en s’efforçant d’appréhender la complexité de son existence, tant elle est anormale et injustifiée. Beaucoup se sont alors mépris sur eux-mêmes, à l’instar de Rousseau qui dans "Les Confessions", fit surtout preuve d’un grand narcissisme dès lors qu’il se considérait et se déclarait, à tort, comme le plus honnête et auto-suffisant des hommes. Le fait même de se sentir honnête et de l’affirmer solennellement de la sorte insiste directement sur l’incapacité de Rousseau à se défaire d’un ressenti arbitraire et personnel. Ici, le philosophe des Lumières, plutôt que de présenter une autobiographie de lui-même, se détache de  son récit pour s’orienter vers la rédaction d’une autofiction. Ce faisant, il existe une multitude de facteurs qui entrave la compréhension absolue de soi-même, de ses propres sentiments et ressentis, opposés à toutes les  raisons qui nous poussent à penser que nous sommes réellement qui nous prétendons être et nous permettent de le revendiquer. Faire erreur sur la personne est alors, au-delà de l’aspect juridique de la notion, le fait de confondre cette personne avec une autre, ou du moins de se tromper involontairement sur elle. Suis-je en capacité de parler de moi-même sans me méprendre voire me mystifier ? Utiliser le « je », n’est-ce pas se tromper sur soi ?

        Tout d’abord, comme le stipule la formule « Errare humanum est »,  l’erreur, chez l’Homme, ne peut guère être évitée par moment. En parcourant l’étude minutieuse du grand économiste et sociologue Karl Marx, prônant l’annihilation d’une société pernicieuse et obsolète, il ressort avec évidence que cette dernière détruit profondément notre identité et surtout notre singularité. La société aurait dès lors un impact direct sur l’appréhension du « moi » et détournerait l’idée que nous nous faisons de nous-même.


            Premièrement, les multiples effets pervers d’une société en constante évolution, actuellement plongée dans l’irréversibilité d’une « consommation (qui) a privilégié l’avoir au détriment de l’être » selon le politique Jacques Delors, ont progressivement amené l’Homme à repenser l’idée de singularité. En d’autres termes, malgré son aspiration libérale, notre société induit les individus à tendre vers un idéal humain, soit vers un processus intrinsèque de dépersonnalisation. Cette insatisfaction de soi conduit directement à une forme de mal-être, de non-connaissance de soi. Chacun aspire ainsi à devenir quelqu’un d’autre et à appartenir à un modèle de groupe. L’idée de conformisme et d’unanimisme, de ce fait, joue un rôle majeur dans la représentation que l’on se fait de nous-même. Lorsque nous sommes amenés à parler de nous, il appert que nous nous conformons à l’idéal commun. Nous déclenchons instinctivement un désir de ressembler et de se soumettre à la pensée commune pour être accepté et reconnu dans le groupe. Chacun se sent forcé de ressembler à l’autre puisque comme Stendhal l’indique : « différence engendre haine », et surtout déclenche une forme inéluctable de marginalité vis-à- vis de la société. L’intérêt est en réalité d’entretenir des relations positives avec le groupe pour rester dans les « clous » de la société. Baudelaire, poète notoire du XIXème qui lui-même a décidé de ne pas se soumettre à une société conformiste, s’est dès lors retrouvé comme un paria souffrant, renommé le « poète incompris ». Il s’agit donc de marcher en cadence dans une société effrénée qui accroît son exigence et son oppression sur les individus tendant dès lors à les dépersonnaliser. 

                Un exemple pour étayer cette notion serait le régime nazi. En effet, comme tout totalitarisme issu de la Grande Dépression notamment, le nazisme hitlérien souhaitait créer un « Homme nouveau » qui, issu de la race aryenne, se devait d’obéir et d’adhérer à son idéologie raciste et expansionniste. Hannah Arendt, dans Totalitarisme et Banalité du Mal paru en 1963, a par la suite décrié ce désir essentiel de normalité qu’elle considérait comme extrêmement « dangereux » pour les Hommes. Elle s’était finalement rendue compte que les nazis n’étaient rien de plus que des gens normaux, uniformisés dans le but ultime d’obtempérer pour le bien commun. Autrement, pour citer l’exemple de la transsexualité, le témoignage médiatisé d’un jeune homme homosexuel (Clément) ayant grandi dans le Marais à Paris a permis de desceller une forme de conformisme propre à ce milieu. Clément, très influencé par son entourage transsexuel pour la majeure partie, a instinctivement déclenché sa transition hormonale alors même qu’il n’avait aucune réelle envie de devenir femme. Il s’est par la suite recentré sur lui-même puis a décidé après quelques mois de mettre un terme à sa transition sexuelle. Ce conformisme sociétal peut dès lors s’exprimer partout et pour tout, et atteindre profondément la connaissance de soi.

                   

 De surcroît, au-delà même du déterminisme darwinien qui régit que seuls les évènements antérieurs influent sur le « moi » actuel et son futur, la parole et la pensée sur soi peuvent radicalement être influencées par le principe du fatalisme. Cette doctrine estime que ni l’intelligence ni la volonté humaine ne peuvent modifier le cours des évènements ce qui par conséquent, ne considérant aucune évolution de soi-même (ou plutôt un destin immuable), amène à se méprendre sur soi. Partant, la religion joue un rôle déterminant dans notre société en ce sens qu’elle repose sur la confiance en la bonté de la Providence divine. En esthétique, le fatalisme est le ressort du théâtre tragique car le héros y est broyé par son destin. Dans la pièce de théâtre Death of a Salesman d’Arthur Miller, le protagoniste Willy se prédestine et s’obstine à être un représentant de commerce, alors que ce métier ne lui confère ni succès ni épanouissement, ce qui le guidera directement vers la mort dans le requiem de l’œuvre. Cette mort tranquille, sans même qu’elle soit directement comprise par le personnage, témoigne de l’incapacité de ce dernier à se défaire d’un métier que le « Rêve américain » lui assigne et met en lumière son grand manque d’esprit critique. Ce fatalisme pernicieux se retrouve en amont de la mort de Willy, lorsqu’il se révèle être un excellent jardinier, vocation dont il aurait pu faire son métier. En outre, ce fatalisme apparaît au cœur même de la famille à travers la notion de mythologie familiale. Cette dernière renvoie à la stigmatisation des enfants en pleine construction identitaire et psychologique qui leur attribue un noyau identitaire duquel ils auront beaucoup de difficultés à se détacher. Ce noyau dur autour duquel l’enfant (ou même l’adulte) gravite est la conséquence directe d’une intériorisation systématique des attributions administrées par nos proches au cours de notre vie. À titre d’exemple, le film danois Festen de Thomas Vintenberg illustre concrètement cette notion. Dès l’instant où Helge révèle aux convives, à l’occasion des soixante ans de son père, que ce dernier pratique l’inceste, sa mère rétorque instantanément : « Lui, c’est l’imaginatif de la famille. ». Cette réplique met en relief la stigmatisation du fils pourtant très honnête et réaliste et souligne le fait que l’enfance est une période où l’on nous crible de multiples qualificatifs sans quoi nous ne sommes rien. Cet épisode met également en avant le subterfuge parental, visant à discréditer la parole de l’enfant en lui insufflant des traits de caractères (qualités et défauts) qui ne lui correspondent pas.


                    Ces assimilations induisent une méconnaissance profonde de soi et viennent naturellement altérer nos discours lorsqu’il s’agit d’exprimer qui nous sommes. Une notion à relier au fatalisme serait sans compter la mêmeté de Paul Ricoeur, qui consiste à croire que l’on ne changera jamais et que notre futur s’aborde comme l’occasion d’y être toujours déjà son passé. Autrement dit, l’identité-mêmeté vaut pour tout objet qui subsiste dans le temps. En revanche, cette idée fixe que l’on aurait de nous-même, malgré le peu d’indices qui confirment en partie cette thèse comme la génétique, nous empêcherait dans un sens d’accepter que l’on évolue, que l’on change au cours de notre vie. Ainsi, nous comprenons les limites d’un tel raisonnement et pouvons conclure qu’il reste vain d’adhérer délibérément à une conception fixe de soi.

                En dernier lieu, étymologiquement, la personne vient du latin « persona » signifiant « masque de théâtre » qui permettait aux voix des acteurs de l’époque de raisonner à travers le théâtre. Cette racine linguistique fut reprise par Carl Gustav Jung après sa rupture avec Freud qui déclara : « la persona est ce que quelqu’un n’est pas en réalité, mais ce que lui-même et les autres personnes pensent ce qu’il est. ». Selon le psychanalyste, la persona n’a rien de réel. Elle n’est qu’une interface vitale entre l’individu et la société. Le relationnel est primordial pour cerner la persona puisque la construction de cette dernière ne se structure que lorsque l’individu se confronte à l’autre. Pour simplifier, ce concept est en réalité la face éclairée et visible de notre être « sociabilisé », et nous révèle, lorsque l’on s’y intéresse, une palette variée d’attitudes plus ou moins naturelles et probes. L’ombre non intégrée, les failles narcissiques, les complexes autonomes, les conflits des opposés, viennent buter contre elle ou s’en saisir. Elle s’impose le personnage qu’elle joue à son insu, sacrifiant le moi réel qu’elle croit représenter. En cela, la persona serait la fonction qui permettrait au moi de se présenter aux objets externes et d’entrer en contact avec eux, tout en tenant compte de ses objets internes. Sans elle, nous serions d’une grande vulnérabilité et totalement inadaptés sur un plan social. 

              


                C’est en fait une forme d’hypocrisie sociale, qui engendre la création de clones sociaux, chacun plus ou moins authentique. Toutefois, cette pluralité des personnalités nous empêche d’avoir une vision uniforme et complète de nous-même puisqu’elle est infinie et indéfinissable. Ce jeu de masques ne se contrôle pas, autant qu’il est indicible puisqu’en perpétuel changement. Suivant la personne a qui nous nous adressons, notre rapport à nous-même et aux autres diffère. Notre attitude et notre comportement vis-à-vis de l’altérité seront amenés à changer également. En d’autres termes, le relationnel nous induit en erreur sur nous-même puisque nous nous créons différentes personnalités toutes plus singulières et variables les unes des autres. Le danger classique serait évidemment de s’identifier tout entier à la persona. Comme indiqué auparavant, cette construction sociale reste continuellement indéfinissable et ne représente pas qui nous sommes réellement. Prenant l’exemple d’une péripatéticienne, cette dernière joue un rôle et se construit une image en surface qui se voudrait analogue à sa personnalité. En réalité, ses apparats, son maquillage, son comportement ne sont en rien le reflet de sa personnalité profonde. C’est une surface factice, un compromis et une « couverture » sociale qui met en jeu la socialisation et l’intégration dans la société. Ces jeux de masques amènent finalement à penser qu’il n’y a qu’une existence sociale et que sans ces derniers, nous ne sommes rien.

                Après avoir étudié les méfaits d’une société qui pousse les individus à penser être un autre que soi, il semble judicieux d’aborder le concept stipulant la présence spirituelle d’un autre soi.

            En effet, se connaître soi-même semble être une notion beaucoup plus profonde qu’une simple analyse sociétale, et ferait dès lors naître l’idée de l’inconscient. Ce concept dont l’usage semble remonter à l’Antiquité peut être entendu en deux sens. Ontologique d’abord, comme ce qui dans l’esprit est dépourvu de conscience, gnoséologique ensuite, comme ce qui reste inaccessible à la conscience réflexive ou à l’introspection.

            Tout d’abord, le « Je » ou le « moi » sont des notions ambiguës et beaucoup trop fragiles pour pouvoir prétendre les maitriser. Bien que naturelles chez l’Homme, elles entrevoient son incapacité à se décrire, se déterminer objectivement, sous couvert de rester humble et juste. Nous pensons dès lors avoir conscience de nous-même et pouvoir se servir du « je » à notre bon vouloir, sans vraiment se soucier du caractère indicible de la parole sur soi. Forcé de constater que chacun des mots qui prétendraient dessiner nos attraits personnels sont faux et incongrus, une parole sur soi serait incessamment vouée à l’échec. Au sujet du langage, Henri Bergson prend sur lui de démontrer l’impossibilité d’exprimer ce que l’on ressent, puisque chaque ressenti de soi est ineffable et qu’il réside une frontière infranchissable entre le « moi » et la « parole ». Toutefois, il existe une force supérieure de notre esprit qui détient la capacité d’exprimer de manière incontrôlée ce que nous pensons et nous sommes. Cette tension spirituelle interne peut parfois se lire au travers d’une parole inopinée, ou bien même d’une action équivoque que nul autre que le clinicien et psychanalyste autrichien Freud n’a su décrire à son époque. La théorie freudienne de l’inconscient pourrait être intimement associée à sa thèse sur la dénégation. Dans son article Die Verneinung de 1925, Freud précise les implications du processus de dénégation, jugé essentiel dans la levée du refoulement des émotions, sensations et sentiments. Ce dernier est un comportement tout à fait naturel de l’inconscient qui enclenche un processus défensif consistant à énoncer des désirs et des pensées, tout en les déniant. Cela révèlerait alors une vérité cachée sur soi, où l’on interprèterait finalement les paroles énoncées par le locuteur comme l’inverse absolu de ce que nous sommes réellement. Nous ne voulons pas, à travers ce processus de dénégation, procéder à quelconque aveu ou reconnaissance du « moi ». C’est ainsi la conscience qui entre en jeu pour brider ces pensées révélatrices de l’inconscient totalement interdites.

 


                Par ailleurs, l’inconscient freudien serait selon lui la clé de remédiation à toute incertitude quant à la connaissance de soi. Freud conçoit ici trois instances majeures. La première serait le Ça, qui représenterait le grand réservoir des pulsions et désirs insatisfaits et refoulés (notamment de la libido) regroupant notre activité sexuelle concrète et imaginaire. Le Ça, instance archaïque, ignore les jugements de valeurs, la morale, le bien ou le mal. Son fonctionnement est régi par le principe de plaisir, il n’a que faire du principe de réalité. Il pousse à la jouissance en défiant les interdits. Freud décrit cette instance comme étant « dominée par les passions ». La deuxième instance serait le Surmoi, héritier des interdits et des normes parentaux. C’est une sorte de loi protectrice intérieure qui juge, censure et punit acerbement les pulsions du Ça du fait de notre éducation et de notre civilisation, ouvrant la voie vers un idéal que le sujet s’efforcerait de rattraper. Enfin, nous retrouvons le Moi, l’instance la plus fragile car se trouvant à la charnière entre le Ça et le Surmoi. Le Moi est une instance psychique à laquelle se rattache notre conscience, qui préserve l’équilibre du sujet en s’adaptant aux contraintes de la réalité extérieure. Il est donc à la fois conscient et inconscient. Freud explique que « Le Moi n’est pas maître dans sa propre maison. » puisqu’il subit simultanément « la menace de trois dangers, de la part du monde extérieur, de la libido du ça et de la sévérité du Surmoi. ». Ce tiraillement du Moi, lieu d’angoisse et de culpabilité, est en fin de compte un compromis entre des désirs, des défenses et des interdits contradictoires. 

            En étudiant ces trois instances primaires qui marqueront d’ailleurs l’approche ontologique de l’existence, Freud a démontré l’importance de l’expression de l’inconscient (à travers les lapsus, rêves, intentions inconscientes, etc.). La vérité résiderait plus dans l’ambivalence, l’ambiguïté que dans l’univocité. Le philosophe français Merleau-Ponty affirme que l’ambivalence inhérente à l’inconscient n’est pas un obstacle à la connaissance de l’expérience, mais au contraire ce qui fait son sens et même la rend possible. Ainsi, pour certains philosophes, la théorie sur l’inconscient se voudrait être pessimiste puisque la vérité devient insaisissable. Cette notion est toutefois pratiquement impossible à hypostasier puisque rien n’atteste réellement sa véracité. L’inconscient est donc un argument pour dire que rien ni personne ne saura solennellement affirmer une entière connaissance de soi-même et que par suite logique, la parole sur soi est définitivement vouée à l’échec.

               


              Enfin, malgré son caractère indomptable, l’inconscient peut être paradoxalement libéré à travers la parole. En effet, la psychanalyse thérapeutique ébauchée par S. Freud est une cure par la parole comportant une règle, celle de l’association libre. Ce principe exige du patient souffrant (d’angoisse, d’anxiété, de phobies, de dépression, de délire, etc.) qu’il dise à l’analyste tout ce qui lui vient à l’esprit pendant la séance. Cela inclut les mots, idées, sentiments, images, ressentis corporels, sans omettre ce qui parait de peu d’importance ou inconvenant à l’égard de l’analyste. En d’autres termes, l’engagement du psychanalyste repose sur le principe intangible de « la neutralité et la bienveillance ». Tout est finalement mis en place pour que le patient puisse s’exprimer librement sans aucune bride, de sorte à libérer l’inconscient de sa prison spirituelle. Cette méthode soulage ainsi la détresse des êtres humains éprouvant des souffrances psychologiques et insiste sur la remémoration et l’association spontanée de mots. Après être passé par l’hypnose, Freud s’est dirigé vers cette forme de soins thérapeutiques qui ont permis à bon nombres de patients de faire resurgir leurs désirs inconscients. 

            Le patient effectue sur lui- même, grâce à la parole libératrice, un travail de reprise et d’approfondissement. Il prend ainsi conscience de la dimension inconsciente de sa personnalité. Elle permet un meilleur équilibre de la psyché entre le Ça, le Surmoi et le Moi pour ensuite atténuer les symptômes psychiques. Le patient assume et comprend ses désirs à travers un travail de reconstruction de longue haleine, prenant en compte l’inconscient, et parvient ainsi à la connaissance de lui-même (idée formulée dans Le Conflit des Interprétations de P. Ricoeur). Cette méthode n’implique aucune prescription médicamenteuse ni aucun internement en hôpital psychiatrique et tend à libérer des patients souffrant par exemple de dédoublement de la personnalité (atteints de troubles identitaires et/ou de maladies psychiatriques) comme les schizophrènes, les bipolaires, etc. Une fois désobstrué, libre court à l’inconscient de se dévoiler au grand jour grâce à cette méthode, permettant aux patients de comprendre profondément qui ils sont. Ce faisant, il est totalement possible, à travers la parole libératrice, de délivrer une vraie version de nous-même et de ne pas se méprendre ni se mystifier.

            En contraste avec la théorie de l’inconscient dont émane un autre soi se trouve une unité profonde de soi, fidèle à la vision que l’on a de nous-même.

            Cette unité profonde et immuable de soi rend possible une connaissance sur la personne, et ce malgré les évolutions potentielles de notre personnalité. Par cette unité, nous pourrons toujours nous raccrocher à l’essence même de notre être.

            Finalement, au-delà de nos sensations ainsi qu’au ressenti même de notre apparence physique, notre expérience quotidienne et notre vécu témoignent et permettent une compréhension essentielle de soi. Il appert que tout ce que nous vivons chaque jour fait signe de ce que nous sommes puisque c’est ce qui détermine notre vie. Chaque Homme, qu’il le veuille ou non, a des habitudes chroniques profondément enracinées ce qui atteste d’une unité fondamentale et irréfutable de soi. Nous pourrions même affirmer que nous ne sommes ce que nous sommes qu’au travers de nos habitudes. Le philosophe allemand F. Hegel, dans l’un de ses deux textes principaux (Précis de l’encyclopédie des sciences philosophiques de 1817), déclare que « l’habitude est comme la mémoire une chose grave (un centre de gravité) dans l’organisation de l’esprit ; l’habitude, c’est le mécanisme du sentiment de soi, comme la mémoire, le mécanisme de l’intelligence. ». Ainsi, quoiqu’assez abstraite au premier abord, cette formule entend par « sentiment de soi » le fondement même de la conscience de soi. Il représente son centre de gravité au cours duquel l’âme, auparavant déchirée par l’épreuve passive d’elle-même, « affirme une identité à soi ». L’âme se ressemble à elle-même, elle s’unifie et le sentiment de soi devient le sentiment de l’unité et de la continuité de l’existence, préparant ainsi « l’éveil supérieur de l’âme vers le Je ». Pour ainsi dire, nos habitudes permettent l’unification de notre âme et amène à la création d’un « Je » profond qui prend sens aux racines même de ces dernières.

 

               
                 Dans un même temps, l’unité de soi, plus que dépendante de nos habitudes, se détermine à partir de notre substance. Par opposition au scepticisme de Montaigne, le grand mathématicien, physicien et philosophe français du XVIIème siècle René Descartes préfigure dans son texte des Méditations métaphysiques la notion du rapport métaphysique à soi. L’objectif épistémologique de Descartes reposait sur la recherche de vérité dans les sciences. Dans cet ouvrage, le philosophe décrit avec précision l’exercice solitaire d’introspection, dans laquelle il explique comment il a mené sa raison. Pour combattre ce scepticisme, il va utiliser le doute hyperbolique, puis voir s’il peut réellement douter de quoique ce soit. En s’isolant plusieurs mois dans une maison, il comprendra que les sensations (données des sens) peuvent être trompées par l’illusion d’optique. De même, tous les quelconques raisonnements mathématiques ne sont jamais trop certains en ce sens que l’esprit menace continuellement de faillir. Enfin, les représentations que nous nous faisons du monde peuvent être falsifiées par les rêves. Rien ne prétend pouvoir séparer le rêve de la réalité. Descartes vient à la conclusion que rien ne résiste au doute puisque les capacités de faire erreur sont multiples. Toutefois, il reconnaît bien une chose qui peut se détacher du reste, le fait de penser. Il vient alors à cette formule notoire : « cogito ergo sum » (« je pense donc je suis »), car penser implique être. Alors, grâce au processus de la pensée, personne ne peut douter qu’il existe. Il déclare qu’au- delà de notre naissance primaire physique, se trouve une naissance secondaire métaphysique qui subsiste au travers de la pensée. Ce « noyau dur » substantiel nous permet par conséquent d’affirmer la présence du « Je » et d’en confirmer la pérennité.

                Enfin, reste à aborder une notion à laquelle nous faisons face au quotidien qui confère à chacun une unité morale primordiale. Pour compléter le propos préalablement tenu concernant la subsistance de l’objet dans le temps (notion de mêmeté), Paul Ricoeur distingue un deuxième type d’identité se manifestant concrètement par le maintien volontaire de soi devant autrui, par la manière qu’a une personne de se comporter telle qu’autrui « peut compter sur elle ». C’est en réalité le fait de faire une promesse qui engage qui je suis (et non ce que je représente). En bref, tenir sa parole implique la notion de responsabilité et nous pousse à nous porter garant de nous-même. Par-là, il est nécessaire de comprendre que pour devenir une « personne morale », chacun doit, malgré ses évolutions, garder en lui une unité durable et intouchable sans laquelle la confiance est bafouée. En revanche, l’ipséité ne se substitue pas tant à la mêmeté du sujet mais la complète. C’est à travers cette union des deux identités qu’intervient l’identité narrative qui repose sur l’idée que tout individu s’approprie, voire se constitue dans une narration de soi sans cesse renouvelée et modifiée par les évènements. C’est en fait l’histoire que raconte le sujet de sa propre vie au travers du « Je ». Ce faisant, loin de se figer dans un noyau dur, le « Je » se transforme au travers de ses récits propres mais aussi au travers de l’interprétation innée et subjective qui leur est liée. Cette notion fédère les deux identités de sorte à construire la vie narrativisée du personnage que l’on se crée. C’est dès lors un concept d’identité souple, dynamique et évolutive en total désaccord avec le « moi » fort, précédemment évoqué. C’est pourquoi cette théorie ricoeurienne induit la présence d’une unité morale éminente qui permettrait à chacun de savoir qui il est réellement.

 


                Nous nous demandions si parler de soi impliquait nécessairement de se méprendre ou se mystifier. Il ressort avec évidence que la parole sur soi devient extrêmement délicate dès lors que l’on comprend la complexité de sa personnalité. Les relations sociales et les effets délétères d’une société qui ne cesse de remettre l’Homme en question nous ont d’abord montré l’influence de l’environnement dans lequel nous sommes plongés. L’inconscient, notion partagée par nombre de philosophes contemporains s’est également avérée être une clé décisive pour comprendre l’ambivalence de notre esprit et de notre personnalité. Enfin, il existe des unités intrinsèques insolubles qui permettent de déterminer les grandes fondations du « Je ». Pour l’heure, s’appuyant sur le principe d’Indétermination de la physique quantique selon Heisenberg, le langage serait, comme toute entité particulaire, impossible à situer et maitriser. Plus simplement, plus on essaie de dire quelque chose, plus la chose est en train d’être une autre, partant du principe que la parole est toujours fixe. Cela signifie indirectement que la singularité de chacun serait indicible et ne pourrait se contenter de mots. Par exemple, lorsqu’ « être intelligent » signifierait réussir ses études pour certains, d’autres verraient en l’intellect la capacité à s’adapter à quelconque situation et milieu. Il y aurait alors une infinité de façons d’être intelligent. C’est en cela que les mots sont trop faibles et fixes pour décrire tout objet mouvant. Prenant l’exemple du « moi », il serait incohérent de penser qu’il est possible de se décrire considérant que nous devenons constamment et ne sommes jamais. Nous sommes sans cesse amenés à devenir quelqu’un d’autre ce qui sous-entendrait que la parole sur soi serait toujours vouée à l’échec. La formule empruntée à Pindare que Nietzsche tente d’analyser : « Deviens ce que tu es », exhorte l’individu à se connaître lui-même, sortir de soi en s’affirmant dans un élan vitaliste et créatif. C'est  finalement ce que s’évertue l’Homme à faire chaque fois qu’il emploie le pronom personnel « je ».



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