mardi 26 octobre 2021

Puis-je parler de moi-même sans faire erreur sur la personne? Copie de Sara Giraud (Terminale 4)



                Bien souvent, la langue que nous parlons, avec laquelle nous communiquons, est à l’image de nos rapports sociaux : l’Homme est un animal social, un être de parole et cette parole est le reflet de notre rapport à l’autre et à soi-même. Ainsi, les défauts et les déformations de langage pointées du doigt nous permettent de mettre en lumière des incertitudes, des remises en question de l’Homme qui transparaissent. Le pléonasme, l’expression d’un terme qui répète ce qui vient d’être énoncé, est particulièrement célèbre dans nos esprits à travers l’expression suivante : « Moi, personnellement, je pense que... ». Au quotidien, nous avons plus largement recours aux tautologies, aux redondances et nous y sommes confrontés. Mais que cela révèle-t-il par rapport au langage, à la sur-utilisation du « je », à cette volonté de donner son avis ? Nous ressentons ce désir brûlant de marquer nos paroles d’une signature personnelle, une façon de définir nos prises de positions. Nous pouvons y voir plusieurs possibilités : une forme de justification, de précaution ou même de revendication d’une paternité de nos actes et de nos paroles. Ramener nos propos sans cesse à notre opinion marque une insécurité, un complexe qui transcrit une dénégation : serions-nous aussi soucieux d’insister sur nous si nous n’en doutions pas ? Nous doutons de ce que nous croyons, nous ne savons pas si nous nous connaissons réellement. Pourtant, il est indéniable que nous existons. Ce doute pointé par cette tournure pléonastique est en contradiction avec le ressenti de son existence. Se pourrait-il que la parole trouble l’évidence de ce ressenti ? Parler de moi est bien le seul moyen d’être lucide sur soi- même mais cela établit en même temps une dissociation à partir de laquelle naît le quiproquo suivant : puis-je parler de moi-même sans faire erreur sur la personne ? Pourquoi désirons-nous nous connaître, limiter les erreurs de ce moi imparfait et le brandir aux autres par la parole ?



L’expression « faire erreur sur la personne » sera notre fil d’Ariane et nous allons dérouler notre réflexion en fonction de ses trois significations qui nous intéressent. Nous pouvons faire l’erreur de parler d’un autre que soi : se tromper de personne en parlant de soi- même. Cela peut se produire à travers le regard des autres renforcé par la pression sociale qui entrave le jugement objectif que nous portons sur nous et cela perturbe la notion d’identité, cette quête intime, inexorable et pénible. De manière plus profonde, l’erreur peut advenir lorsque nous parlons, non pas d’un autre que soi mais d’un autre soi. En nous, notre identité déjà en péril est confrontée à une cohésion trouble. Pour l’éclaircir, nous pouvons déterminer ce dont nous sommes sûrs, méthodiquement, ainsi que la constitution de nos pensées administrées par les instances rigoureuses de notre psyché, cette dernière étant riche de sens et d’interprétation pour la psychanalyse qui tente, d’une part, de reprendre le dessus sur l’obscurité de notre inconscient et d’autre part, d’en comprendre l’origine chez l’enfant et de la dissociation de soi grâce au langage. Pour finir, la troisième signification de l’erreur sur la personne questionne la compatibilité entre parler de soi et être capable de se porter garant de soi. Quelle serait la valeur de la parole expiatrice, l’aveu, ou de la parole narrative, la fiction, face à l’éthique et à la morale ?

L’homme est un animal social, il vit de ses interactions avec les autres. De cela, naît une interdépendance qui peut être positive car stimulante ou négative car oppressante. Nous dépendons du regard omniprésent des autres, que ce soit dans la rue, dans la cour du lycée ou derrière l’écran de nos téléphones. Cette surexposition permanente biaise le regard que nous portons sur nous-mêmes. Est-ce que parler de moi, dans ce monde de jugement et de pression sociale, va contribuer à améliorer le discernement de moi-même ou au contraire à la fécondation d’une autre identité que la mienne ? Ce jeu de miroir, de surenchère et d’apparence provoque l’erreur. L’erreur de parler d’un autre que soi. Il est certes difficile, outre la spécificité de sa personnalité, de surmonter une forme de timidité mise à l’épreuve. Parler de soi, c’est assumer sa diversité, se différencier des autres et sortir de l’ombre. Il s’agit de s’exposer à l’opinion des autres, que ce soit une approbation ou une objection.

Tout comme il est gênant de héler quelqu’un dans la rue et que cette personne s’avère ne pas être celle que nous pensions avoir reconnue et donc faire erreur sur la personne, il est tout aussi embarrassant de se voir conseiller un livre, orienter vers une boutique de vêtements aux antipodes de nos goûts. Mais pourquoi ces conversations du quotidien tombent-elles toujours à côté de la plaque ? Comment cela se fait-il que nous ne parvenions que rarement à cerner l’autre et que les autres ne nous cernent que rarement ? Une remise en question s’impose : qui suis-je aux yeux des autres ? Comment peuvent-ils se tromper, faire erreur sur ma personne ?

 

Ces incohérences découlent de la virtuosité du moi, cette capacité intrinsèque à m’adapter à l'environnement dans lequel j’évolue. Nous sommes tous différents en fonction de notre entourage. Nous nous accommodons, d’une certaine manière, à l’image que nous souhaitons renvoyer à l’autre à travers notre parole. Le regard extérieur n’est jamais le même, nous ne pouvons pas nous fier à ce que l’autre connaît de nous. Ces multiples facettes se résument en un terme : “la persona”. Et c’est Carl Gustav Jung qui théorise cela. Pour arriver à cette conclusion, Jung s’est penché sur l'étymologie du mot “personne”. En effet, pour élucider l’enjeu de l’expression “faire erreur sur la personne”, il est nécessaire d’en comprendre l’origine. Le terme « personne » vient du latin « persona » qui désignait le masque porté par les acteurs de théâtre pour incarner un personnage. « Personare » voulait aussi dire « résonner au travers de... ».

Carl Gustav Jung reprend cette étymologie du masque et propose son interprétation du terme « persona » comme étant « ce que quelqu’un n’est pas en réalité mais ce que les autres et lui- même pensent de lui-même ». En effet, nous ne cessons pas de jouer un rôle. La persona est une sorte de partition du rôle social et il est impossible de jouer le jeu de la société sans cette partition. Jung attire notre attention sur le danger de se confondre avec sa persona, avec son masque. Il faut prendre soin de sa persona mais ne jamais être dupe de son existence. Ce qui est intriguant, c’est de se demander s’il existe une « persona » entre nous et nous-mêmes. Jouons- nous un rôle sans s’en rendre compte à l’intérieur de nous ? Comment cela se traduit-il à travers la parole ? Où est l’erreur commise et comment y faire face ?

Nous pouvons donc voir la parole comme un instrument pour vaincre cette “persona”. C’est ce qui va être le cas pour Elizabeth Vogler, personnage d’une actrice dans le film “Persona” d'Ingmar Bergman, réalisé en 1966. Cette actrice cesse du jour au lendemain de parler et va être hospitalisée. Une psychiatre tente de comprendre pourquoi Elizabeth a pris cette décision. Lapsychiatre comprend qu’être une actrice, c’est avoir l’intelligence aigüe de jouer un rôle. Pour Elizabeth, se taire équivaut à ne pas mentir : c’est la stratégie de l’immobilité.

Mais la psychiatre l’avertit que le silence n’est qu’une autre “persona”, un rôle qu’elle finira par épuiser : en effet, il faut au fond se forcer à se taire car l’Homme reste un animal social, un être de parole. Elizabeth a choisi la parole, ou plutôt le silence comme arme, comme solution palliative pour éviter de parler et de faire erreur sur sa propre personne car en parlant, à cause de la persona, nous réalisons que nous parlons d’un autre que nous-mêmes car le mot n’arrivera jamais à décrire ce que l’on ressent. Dans sa thèse, Jung dit que nous ne sommes jamais authentiques, que l’authenticité nous est interdite à cause de la virtuosité que l’Homme possède à passer d’un rôle à un autre.

Mais comment faire pour tenter d’accéder à cette authenticité, cette symbiose entre notre persona et nous ? Pour Ingmar Bergman, la réponse est simple : nous n’y arriverons jamais. Tout ce qu’il reste, c’est être en paix avec ses masques. En effet, la sphère sociale et le fonctionnement de notre société sont fondamentalement signifiants. Sans persona, nous serions marginalisés etbrutalisés. Il s’agit d’accepter son altérité.

A noter que tout le monde n’est pas comme Elizabeth. Tout le monde ne désire pas intrinsèquement se délivrer de sa persona. Cette dernière peut être gratifiante et avantageuse. Cependant, certains d’entre nous n’ont même pas conscience de leur persona, des enjeux autour de la parole, autour de l’identité. Ce sont alors les autres qui se rendent compte de l’erreur qui se glisse dans la parole des naïfs, des inconscients, des endormis qui pensent parler d’eux, qui en sont convaincus mais qui au fond, parlent d’un autre qu’eux.

Et c’est profondément le cas lors d’un type de parole très spécifique : celui de l’aveu, de la confession dont la définition est pourtant simple. C’est la déclaration que l'on fait d'un acte blâmable, l’action de se confier. Cela part d’un bon sentiment, on pourrait croire ce geste anodin, sûr, imparable. Comment, en ayant la conviction et la volonté de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, pourrais-je, encore une fois, faire erreur sur la personne alors que je parle de moi-même ? La confession serait au fond à la fois une parole délibérée autobiographique mais aussi fictive et dans l’erreur.

 


            L’exemple le plus flagrant, par l’incompréhension que cela a engendré, est celui de Jean-Jacques Rousseau. Ce dernier décide, après avoir bien vécu et ce, tumultueusement, de se lancer dans l’écriture de son livre “Les Confessions”, une autobiographie couvrant les cinquante-trois premières années de sa vie. Au premier abord, Rousseau a pour but de dresser un portrait positif de lui-même tout en se postant comme une sorte de “victime” ayant subi des événements qui l’ont marqué. Il écrit avec sincérité et humilité. Il assure que sa démarche est unique, qu’il est fait comme aucun autre homme et que personne n’est allé aussi loin que lui dans ce déballage, dans cette confession. Or, nous constatons que c’est un échec. Mais comment un homme aussi averti que Rousseau peut tomber dans ce piège, celui de l’erreur de la parole ?

Cela est dû au fait que le rôle de l’écriture est plus ambigu que l’on ne le croît. Il concerne le rapport entre ce que je veux dire et ce que je suis. Rousseau, en écrivant, en se confessant, fait le contraire de son objectif. Jean Starobinski a étudié l’erreur de Rousseau dans son œuvre « La Transparence et l’Obstacle ». L’idée qui s’en dégage est qu’en voulant être pudique, il estimpudique et en voulant être humble, il est orgueilleux. La parole rend Rousseau arrogant, il parle de lui et fait erreur sur la personne. Plus nous disons ce que nous sommes, moins nous disons ce que nous sommes. C’est un cercle vicieux.

Mais d’où vient ce besoin de dire, de coucher sur le papier ce qu’il a vécu, sinon pour dire qu’il l’a vécu ? Cela nous rappelle Achille, héros parti à la guerre de Troie pour qu’on se souvienne de lui, pour qu’on parle de son histoire, pour vivre dans la mémoire. Est-ce le cas de Rousseau ? Toujours est-il que nous pouvons remettre en question sa démarche sous plusieurs aspects.

Tout d’abord, peut-il être son propre juge ? Dans son œuvre, Rousseau juge Rousseau. Il est le sujet et l'objet d'étude : où se situe l'objectivité scientifique ? Comment pourrait-il arriver à ce degrés d’impartialité, de détachement alors que nous savons pertinemment la difficulté à se connaître soi-même, à se défaire de cette « persona » décrite par Jung ?

De plus, nous pouvons sans trop d’effort remettre en question la valeur de son intention. Est-ce une malhonnêteté d’acheter sa bonne conscience, de vouloir se dédouaner de quelques péchés qui le hantent ? Il joue sur le registre moral avec un rapport à la religion : « Je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge ». Rousseau part donc du principe que ses actes déterminent qui il est et son besoin de tout dire. Or, le fait de vouloir dire la vérité inspire la plus grande défiance. Sa parole est déformée par le prisme de son jugement. Et la « transparence » à laquelle il aspirait se transforme en prétention et toute cette humilité est brandie fièrement comme une preuve de sa probité. Rousseau est persuadé que la langue peut retranscrire la vérité de la personne que l’on est et qu’il est assez honnête pour parler de lui-même sans faire erreur sur la personne.

Mais la réelle question derrière tout cela est de savoir si la parole, organisée par le langage, est à la hauteur de l’évènement de notre existence. Est-elle suffisamment pure pour prendre en compte l’adéquation de l’existence ? Si nous nous basons sur la tentative infructueuse de Rousseau, la réponse est non. Sous sa plume, la confession a seulement une valeur d’absolution. Dire « j’existe et je veux qu’on en parle » ne suffit pas. Délibérément parler de soi est un échec et condamne à parler d’un autre que soi.

Nous pouvons en déduire que la confession, l’autobiographie qui pourrait sembler cohérente pour délivrer une parole sans erreur, ne soit pas la solution et ne traduise pas de l’identité de celui qui parle, celui qui écrit, celui qui existe. Nous constatons cette incapacité des mots à exprimer l’intensité du sentiment en opposition avec le désir de communiquer, à travers la langue, le peu que nous savons de nous ou bien cette recherche continue de ce que nous savons.

La parole, pour éviter de faire erreur sur la personne, doit être constamment hantée par le désir de savoir qui nous sommes. Enfouir et réduire cinquante-trois années de vie dans une parole étaient peut-être les premiers défauts de Rousseau. En effet, qui suis-je à mes propres yeux, cette question nous taraude bien avant cet âge avancé. Dès l’adolescence, les « persona » se multiplient, les mots se bousculent dans notre bouche et charrient des questions sans réponse.

De plus, Rousseau, à force d’insister sur la dimension véridique de son propos, est tombé dans la fiction, dans une autobiographie fictive et dans l’erreur, à la limite d’une histoire racontée autour du feu qui décrirait « le mythe de la grande vie tourmentée de Rousseau ». Si nous prenons cette réflexion à contre-pied, pourquoi le conte, cette fiction assumée, ne serait-il pas la meilleure représentation d’identité et permettrait une réalité plus lucide et plus perspicace ?

        


            « Alice au pays des merveilles » est une histoire dépeinte comme un prétendu conte mais c’est au fond la métaphore d’une expérience authentique du réel. Il n'y a rien de plus vrai dans ce qu’Alice traverse. Le lecteur vit les évènements et suit son parcours chaotique en même temps qu’elle, contrairement à la confession de Rousseau qui ne laisse pas d’autre possibilité au lecteur que de lire cinquante-trois années restituées, figées dans le passé et empreintes de fatalité. A contrario, pour Alice, tomber dans le terrier est une expérience nouvelle du temps. Le conte commence par un bouleversement, un élément déclencheur qui la plonge dans un univers inconnu.

A chaque étape-clé du conte, Alice traverse une crise d’identité, douloureuse et pénible. Nous y assistons à travers les questions inlassablement posées par les animaux : « Qui es-tu ? ». Ces questions la perturbent et l'empêchent d’associer le vécu d’une expérience et les mots pour la raconter. Même si Lewis Caroll, l’auteur de ce conte, n’est pas quelqu’un de philosophique, « Alice au pays des merveilles » pose la question du rapport à l’identité. Ce jeune personnage dans la fleur de l’âge est décontenancé par les questions des animaux. Il est vrai que quiconque, pris dans les affres de tels changements, ne sait pas qui il est.

Pour comprendre la finesse de ce conte, le philosophe Gilles Deleuze émet le parallèle suivant : « Alice au pays des merveilles» est un conte stoïcien. Pourquoi ? Selon les stoïciens, pour être à la hauteur de cet événement, de ce flux de durée, il faut être là, être présent. Or, nous avons dit que ce qui avait fait défaut à Rousseau, c’était que sa parole, par le langage, n’était pas à la hauteur de l’évènement, n’était pas stoïcienne. Finalement, peut-être qu’Alice a un comportement stoïcien car elle est irrémédiablement là : elle subit des transformations, elle est assaillie de questions mais elle est là, dans cet univers fantasque et elle ne peut pas faire autrement.

Alice est confuse, désorientée et ne parvient pas à répondre aux questions de la Chenille par exemple. Elle ne sait pas quoi répondre, elle bredouille. Ce qui nous intéresse dans cette tentative de communication est qu'Alice, comme elle ne sait plus rien et qu’elle a perdu tout repère, va parler d’elle-même avec le peu qu’elle sait, et ne va pas faire erreur sur la personne. Ce constat réaliste démontre que lorsque l’identité vacille, la parole devient juste. Alice est toujours acculée dans la difficulté et l’embarras à situer avec des mots ce qu’elle traverse au cours du conte. C’est cela qui fait la particularité de ce conte, sa spécificité est qu’Alice n’est pas une héroïne comme les autres. En effet, dans les contes normaux, les héros sont capables et déterminés. Ils traversent des épreuves identitaires qui confortent la notion de héros : ils vont marquer l’histoire. Dans ce cas-là, l’identité fait plier les événements comme Ulysse et l’Odyssée, avec son périple dans les eaux. Ulysse est confronté à grand nombre d’épreuves car il est Ulysse, tout simplement. La mythologie soutient que les événements ne peuvent arriver que parce qu’on est ce qu’on est.

Au contraire, pour Alice, ce sont les événements qui font plier son identité qu’elle essaie de retrouver. Lewis Caroll propose une fiction dans laquelle se constituer une identité est impossible. Pourtant, Alice essaie désespérément mais ces épreuves rendent impossible l’accès à la connaissance, à la certitude. Elle court pour accomplir une quête sans fin. Est-ce qu’au fond de chacun d’entre nous, une Alice se cache-t-elle ? Sommes-nous condamnés à nous demander continuellement qui nous sommes ? Alice ne fait que chuter. Nous pouvons voir cela comme la métaphore du devenir: nous ne cessons de devenir quelqu’un d’autre, un enchaînement d'évènements qui nous construit au fur et à mesure de notre vie.

Partant de ce postulat-là, si nous changeons à chaque instant, si nous devenons au lieu d’être, nous faisons fatalement erreur sur la personne lorsque nous parlons de nous-mêmes. Comme Alice, la fonction conjonctive l’emporte sur la fonction prédicative et dicte, conditionne notre existence : nous subissons une accumulation de « et » qui rythme notre vie : Alice devient toujours, elle n’est jamais en arrêt. Cet univers inconnu, ce monde dans lequel elle se jette est à l’image de qui elle est, de sa parole confuse. Nous pouvons nous référer à Socrate, dont la parole rapportée est la suivante : « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’Univers et les Dieux ». Il faut commencer par se connaître soi-même pour connaître le monde qui nous entoure.

Mais nous en revenons à notre point de départ : comment se connaître ? Comment démêler notre persona qui biaise nos actions, qui confuse nos jugements. Même l’écriture confessionnelle est déformée par ce manque de connaissance, elle nous dupe alors que pourtant, Gilles Deleuze explique que « parler c’est sale, écrire c’est propre ». Nous faisons erreur sur la personne en parlant de nous-mêmes aux autres, à soi-même et à notre for intérieur comme Alice. Mais de quoi sommes-nous sûrs ? Que nous reste-t-il face à cette étendue énigmatique ?

Et même lorsque nous pensons être dans le total contrôle, que nous pesons chaque mot avec justesse soudain, ma langue fourche. Je dis « maman » au lieu de « madame » à ma maîtresse de CM1. Honte, embarras total. Quelle est l’origine de ce lapsus révélateur ? Qui parle quand je dis « je » ? Est-ce que cela aussi, je n’en suis pas sûr ? Certains diront que le lapsus est un dérapage, une erreur, que nous ne sommes pas nous-mêmes lorsque nous laissons échapper un mot que nous ne voulions pas prononcer et que seule la conscience nous permet de nous contrôler, de répondre de nos actes. D’autres diront que le lapsus est la preuve d’une spontanéité freinée et que « tout acte manqué est un discours réussi », comme le dit Jacques Lacan. Parler de soi ne fait que projeter un substitut de ce que nous sommes et nous ferions erreur. La vérité se trouvera-t-elle dans le trouble, dans l’involontaire ?

Mais comment la parole et la langue ont-elles pu prendre une telle importance dans le rapport que nous avons avec nous-mêmes ? Après avoir vu l’erreur de parler d’un autre que soi, comment faire face à l’erreur de parler d’un autre soi ? Cette question nous taraude, celle de savoir si parler est l’allié de l’ancrage de la conscience ou du jaillissement de l’inconscient, à savoir d’un autre soi ? Pour élucider cela, il s’agit de déterminer ce dont nous sommes sûrs, à quoi tient notre existence si ce n’est le langage et comment ne pas faire erreur sur la personne et parler d’un autre soi.

Alice, en discourant avec le Faon et lorsque celui-ci lui demande qui elle est, répond « je pense que je ne suis rien ». Le Faon réfute cette affirmation par son illogique. Pourquoi ? Cela nous vient de Descartes qui découvre le « moi métaphysique » qu’il développe dans les « Méditations métaphysiques ». Montaigne avant lui, philosophe sceptique, doute que les hommes puissentsavoir, il doute de la connaissance de l’Homme : « Que sais-je ? ». De son côté, Descartes lui succède dan cette recherche et se demande : « Qu’est-ce que je peux connaître de vrai en moi? ».

    Nous existons. Aristote le dit à travers son propos suivant : « c’est l’étonnement qui a poussé les premiers penseurs à réfléchir ». Mais pourquoi ? Évoquer l’explication des parents qui nous ont donné naissance est un « comment », pas un « pourquoi ». On ne peut pas ne pas ressentir d’étonnement depuis notre enfance face à notre raison d’être. Une vie confortable est une vie qui ne s’ignore pas. Une vie indigne est une existence qui s’ignore. L’existence ne nous est pas due, elle nous est donnée. Une vie décente est indépendante face à tout. Descartes reprend cette idée en distinguant deux types de naissance : celle physique grâce aux parents et celle métaphysique qui repose sur le fait de donner naissance à moi-même.

 

Mais pour cela, Descartes se demande de quoi il est sûr et certain, ce qu’il connaît autour de lui qui lui permettrait de se connaître lui-même. Et c’est le doute qui devient une arme. Descartes passe donc au crible, avec « le doute méthodique, hyperbolique » les domaines suivants afin d’affiner sa réflexion. Il élimine les renseignements donnés par les sens qui ne sont pas fiables à cause des illusions. Il fait de même avec les renseignements donnés par le raisonnement qui ne sont pas fiables car ils sont purement formels : chacun est faillible, l’erreur est humaine. Il ne lui reste que les renseignements donnés par l’expérience, l’observation, les représentations en général mais qui ne sont pas fiables car le rêve ne me garantit rien, nous pouvons nous laisser duper.

Par conséquent, Descartes en conclut que nous pouvons douter de tout. Nous pouvons même douter de nous-mêmes mais nous ne pouvons pas penser que nous ne sommes rien car nous sommes nécessairement quelque chose pour pouvoir émettre la pensée que nous ne sommes rien. C’est ainsi qu’il arrive à l’affirmation suivante : « Je pense donc je suis » (cogito ego sum), ce qui nous permet de contrer la parole d’Alice. Pour approfondir sa réflexion, Descartes envisage par la suite un génie malin, une puissance qui s’amuse à nous tromper. Il peut nous tromper sur tout sauf sur ce que nous pensons. Nous découvrons par la pensée que ce qu’il y a en nous c’est de la pensée. On ne peut pas me tromper sur le fait que « je suis ». Personne ne peut me faire croire que je n’existe pas.

Cette idée est reprise dans le film « Matrix » des sœurs Lana et Lilly Wachowski à travers l’idée aboutie et poussée de Descartes qui ne pouvait pas envisager les progrès technologiques de notre époque contemporaine. Ce malin génie qui nous tromperait est, dans le film, une génération de machines qui cultivent les hommes pour leur énergie et les plongent dans une dimension complètement onirique et virtuelle dans laquelle ils ont l’impression de vivre réellement alors qu’ils sont maintenus dans des cuves. Ce qui nous intéresse dans ce film c’est que certains rebelles vont sortir de ce système de la même manière que Descartes a avancé sa théorie : le doute. Du fond de leurs cerveaux anesthésiés, Morpheus, Neo et toute la bande s’éveillent chacun à leur tour par le doute qui les habitent : cette sensation que la vie est trop lisse, que la Matrice est trop parfaite et que quelque chose ne tourne pas rond. Et c’est la pensée, le fait d’exister qui fait jaillir leur inconscient et les galvanise.

Dans ce film, toute l’humanité fait erreur sur la personne et se réfugie derrière sa persona mais ces insurgés, grâce à l’inconscient et à la parole qu’ils répandent dans les rêves de ceux encore endormis pour les éveiller, déjouent ces pièges. A noter que de nos jours, cette dystopie n’est pas si éloignée de nous. De même, certains au sein de la matrice ne sont pas prêts à accepter la réalité. Y-aurait-t-il un avantage à vivre dans cette fiction, serait-ce gratifiant ? Cela fait référence à ce que Cypher dit : « Les ignorant sont  bénis ». 


Si Descartes considère que nous pouvons nous appuyer sur la conscience pour poser une vérité, nous pouvons largement complexifier cette idée en nous basant sur les recherches de Sigmund Freud qui réfute l’affirmation de Descartes. Il explore cette idée de faire erreur sur la personne en parlant d’un autre soi et va au-delà du jaillissement de l’inconscient par le doute. Ce médecin autrichien du début du XXème siècle expose une de ses idées les plus révolutionnaires : il remet en question le « je » : pour lui, la psyché de l’Homme - la pensée qui nous définit personnellement, est d’abord constituée d’un « ça ».

On ne naît pas avec un « je » mais avec un «ça » composé de pulsions que nous avons en naissant, elles sont archaïques, liées à la sexualité comme la pulsion de la libido et liées au principe de plaisir. Ces pulsions désirent se satisfaire à l’âge pré-pubère: Freud qualifie l’enfant de « pervers polymorphe ». En effet, sa sexualité est une pulsion primaire qui influence les autres pulsions. Freud va donc largement choquer Vienne, ville prude dans laquelle il expose ses théories surtout celle du complexe d’Œdipe.

Pour Freud, tout enfant aime ses parents d’un amour sans distinction sociale. L’enfant ne fait pas la distinction entre l’amour pour un amoureux et l’amour pour un parent. Or, ce qui est tragique est le constat suivant : « Le premier amour est celui qu’on interdit ». Nous sommes conditionnés par cet amour brisé. Tous les autres amours de notre vie ne seront que des substituts de ce premier amour. Toute notre vie sentimentale débute par un interdit. Mais le désir s’éduque au fur et à mesure de notre socialisation qui fait de l’inceste est un sujet tabou et nous dégoute car nous avons tous traversé cet Œdipe et renoncé à cette pulsion qui nous fonde profondément et qui fonde, par la même occasion, la société. D’après l’ethnologue Levi-Strauss insiste sur la prohibition de l’inceste qui est l’interdit culturel par excellence : notre société repose sur l’exogamie, le fait d’aller chercher sa ou son partenaire ailleurs que dans sa famille. A noter que seuls les Pharaons et les Rois avaient le droit de déroger à cette règle car ils n’étaient pas des hommes comme les autres.

Dans les expériences de Freud, ce qui nous intéresse est de savoir comment nous nous constituons. D’abord, nous exigeons la satisfaction de nos pulsions primaires : c’est le principe de plaisir qui va s’opposer au principe de réalité. En effet, il est impossible de satisfaire ce premier principe en totalité car la société nous donne des désirs insatisfaits : nous sommes tous des « ça » repoussés, refoulés. Par exemple, un artiste sublime ses pulsions et cela donne l’œuvre. De là, se crée une ligne de fracture, un champ de bataille : le « moi ». C’est la première instance de frustration : nous ne pouvons pas tout satisfaire. Et en enchaînement, le « sur-moi » se développe. Il fonctionne comme une censure qui filtre les pensées inconvenables qui ne parviennent pas à la conscience. Il est lié aux interdits parentaux : plus les parents sont durs et interdisent, plus l’enfant intériorise ces interdits et développe son « sur-moi », nourri par la frustration. Un enfant sans « sur-moi » pourrait s’apparenter à un enfant sauvage avec un appétit infini, des pulsions non-intériorisées, élevé sans parents.

Ces instances partent du principe que nous nous construisons au cours de notre vie. Toujours est-il qu’on ne naît pas avec un « moi » figé, il n’est pas génétique, il est le fruit de la socialisation et de notre civilisation, c’est une tentative de rééquilibrage entre deux forces contradictoires : le « ça » et le « sur-moi » Par conséquent, Freud converge vers l’idée que la présence d’un autre soi à l’intérieur de soi-même est évidente et inévitable. Toutes ces pulsions refoulées complexifient ce que je sais de moi et finalement, je ne me connais pas vraiment : je suis fatalement obligé de faire erreur sur la personne en parlant de moi-même.

Ces pensées inconnues, refusées à l’entrée de ma conscience comme des malpropres vont finalement être une bénédiction. Une fois que j’ai constaté que je fais erreur sur ma personne, qu’il existe un autre soi, que faire ? Comment pallier à cela, comment résoudre ces incohérences ? C’est à ce moment précis que ces pensées réprimées ont un rôle à jouer :

Face à la censure du « sur-moi », elles persévèrent et tentent de m’atteindre, de manifester leur présence sous diverses formes : l’hystérie, la paranoïa, les troubles tels que les névroses ou encore le somnambulisme. Comme des petits voyants rouges qui s’allument, c’est ainsi que je peux creuser et explorer mon inconscient, cet autre-soi tapi au fond de moi. Mais ce travail est long et laborieux et pour cela, Freud s’est penché sur l’efficacité de la psychanalyse et a travaillé pour lui donner un statut scientifique.

   

La psychanalyse permet d’extraire, de libérer la parole d’un patient, d’accepter la notion d’inconscient. Cela permet de récupérer, de revendiquer une certaine paternité de nos actes. Freud se passionne pour l’hypnose qu’il expose dans « Passion secrète » et cela nous rappelle l’écriture automatique des surréalistes au début du XXème. En effet, la psychanalyse va chercher à nous faire avouer ce qu’on n’admet pas de nous-mêmes. Freud insiste sur le fait qu’il faut que nous admettions le fait que nous avons un inconscient. Toute l’ambiguïté de sa conception tient finalement au fait qu’il faut bien saisir que le « ça » et le « sur-moi » ne sont finalement pas des instances extérieures ou étrangères à la personne mais elles construisent la personne.

Notre psyché est une construction. C’est pour quoi en un sens, même si le « moi » est l’une des instances, tout ceci fait que je suis « moi » en un autre sens. Ici, ce n’est pas le « moi » considéré comme l’une des trois instances mais du « moi » comme étant ce qui se constitue au fil de ces arrangements perpétuels qui se font entre elles : c’est la mouvance de ces lignes.

La psychanalyse permet de reconnecter l’inconscient au conscient et de mieux comprendre l’origine des troubles dont nous souffrons afin de les résoudre et par la même occasion, de réduire les erreurs que nous faisons en parlant de nous-mêmes, de mieux connaître cet autre soi. Tout reste à interpréter correctement les signes du patient, ses rêves. Le psychanalyste a donc recours à une libre-interprétation pour déchiffrer ce que le patient se dissimule à lui-même. C’est ainsi que nous pouvons réduire, éviter les erreurs que nous faisons sur notre personne lorsque nous parlons de nous-mêmes.

D’un tout autre aspect, il est intéressant de se pencher sur un autre des travaux de Freud, non pas sur l’inconscient, quoiqu’il soit omniprésent dans ses recherches, mais se focalise sur le langage, ce metteur en scène de notre parole. Après avoir vu le jaillissement de notre inconscient, comment la pensée aboutit-elle au langage et comment ce dernier ancre-t-il la conscience ? Pour répondre à cela, Freud expose ses travaux sur « l’enfant à la bobine » C’est une réelle découverte anthropologique. Cela soulève plusieurs problèmes : pourquoi parlons- nous ? Pourquoi l’enfant dit-il « je » ?

Freud observe son petit-fils d’un an et demi soumis aux apparitions et disparitions de sa mère. C’est par le jeu que l’enfant crée son « je ». Cela se fait par mimesis (imitation en grec) : la mère est sous la forme de la bobine et l’enfant décide quand la bobine revient et donc quand sa mère revient : il est acteur, metteur en scène.page9image29036096

Le « Oh », qui deviendra « fort », - loin en allemand, correspond à l’absence de la mère et le « Ah », qui deviendra « da » - oui en allemand, à sa présence. Mais l’enfant n’apprend à s’approprier son « je » au prix de longs efforts qui s’étalent sur les quatre première années de sa vie. C’est cette évolution qui nous intéresse. Avant une acquisition parfaite, l’enfant parle à la troisième personne et se distingue mal de sa mère.

Tout enfant apprend la langue grâce à une opposition entre deux évènements qu’il associe à des sons en les articulant. Ce que l’enfant commence ainsi à saisir c’est que les oppositions de sonorités rendent compte des oppositions entre des situations contraires. Dire « je », c’est une sorte de pouvoir nouveau que l’enfant entrevoit lors du retour de la bobine. Il accède ausymbolique, il apprend à dire « je » et à s’en faire un pouvoir. La maîtrise de la parole le met au premier plan, c’est lui qui décide alors que la situation de l’absence de sa mère est une action qu’il ne maîtrise pas et cette perte de contrôle est contrebalancée par le jeu, univers connu de l’enfant. C’est ce qui lui permet plus tard de prononcer la phrase de « tu me manques » à sa mère.

Progressivement, l’enfant apprend à se faire une place dans le monde et ce « je » pour pallier à une absence devient au fil du temps une marque de détermination de l’homme, un biais d’intégration en société et d’affirmation de son opinion et d’intervention dans le réel. Cependant, l’opposition des sons « Oh » et « Ah » ne lui est pas soufflé par quelque inspiration divine, cela provient de la langue allemande, cette langue qui est fondatrice dans la construction de notre identité. Or cette langue est un système, elle est issue d’une société.

Par conséquent, en voulant s’émanciper de l’absence de sa mère, en voulant prendre le contrôle sur cette privation, l’enfant se réfugie dans la langue pour y trouver un certain réconfort, une approbation de son ressenti et entre dans l’asservissement du langage et l’épée de Damoclès de faire erreur sur la personne en parlant de soi, se crée. Est-ce que l’enfant est libre, une fois lalangue incorporée à sa vie ? On peut se demander si le jeu de la bobine et l’association des sons est une expérience de liberté, une acceptation des structures et de la formation de la langue ou si cela prédit un esclavage de la langue, cette barrière non-choisie. On ne choisit pas sa langue, on naît dedans et on y plonge tôt ou tard. S’affilier à une langue, c’est s’identifier comme « une personne », un membre de la société reconnaissable et définie : là l’erreur est facile à connaître car considérer que nous nous connaissons alors que nous changeons à chaque instant, c’est ne pas se laisser la possibilité de mûrir, de s’améliorer ou même d’empirer.


            Le psychanalyste Jacques Lacan peut nous éclairer sur notre sujet et plus particulièrement sur l’ancrage de la conscience. Cela passe par le stade du miroir : l’enfant, à travers cet objet, perçoit son corps tel qu’il le ressent et l’associe tel qu’il le voit. Le miroir donne le pouvoir d’unifier mon corps : l’enfant se dit « ceci est moi » grâce au reflet : c’est une étape est cruciale mais nous pouvons la nuancer : cette prise de conscience se fait par un moyen « hors de soi ».

Cela fait toute la différence et nous en voyons les conséquences tout au long de notre vie lorsque nous achetons un vêtement et que notre premier réflexe est de nous regarder dans un miroir : il ne s’agit pas de confort, de douceur, d’aise mais d’apparence qui prime sur le ressenti. Suis-je une image ou un ressenti de mes émotions ? Tout cela prend racine au stade du miroir dans ce reflet séculaire : nous assimilons notre corps en le voyant en dehors de nous-mêmes.

Je prends conscience que je suis moi en me voyant tel un autre. C’est déjà, intrinsèquement et irrémédiablement, une erreur sur ma personne. Une rupture se fait, une sorte de traumatisme. Le ressenti du corps du petit enfant disparaît et l’apparence prend toute la place. Serait-ce la première « persona » de l’Homme, ce corps réfléchi, cette représentation extérieure ? Est-ce à cause de cela que le poids du regard des autres pèse autant sur mes épaules ? Mais comment arriver à être soi sans miroir ? Nous sommes marqués par ce stade, cette rupture qui provoque cette pensée que nous sommes « autre », une image. Notre « moi » se constitue par le miroir. Finalement, avons-nous une autre authenticité que celle de notre image ?

A l’instar de ce dédoublement du corps, nous pouvons observer ce dédoublement au sein du langage, au sein même du « je » qui est plus complexe qu’on ne pourrait le penser et qui renforce l’ancrage de la conscience. Dans le propos suivant : « Je dis, moi je... » : Ces deux « je » sont-ils les mêmes ? Dans cette phrase, je conscientise une idée mais la temporalité est différente. Le « moi » appartient au passé et le « je » est ancré dans le présent. Être conscient, c’est un dédoublement de la personne. Ce dédoublement peut mener à de la clarté ou à de la confusion : je me dédouble en acteur et en spectateur. A noter que l’acteur n’est pas seulement le corps, on ne fait pas la distinction âme et corps.

A travers ce dédoublement, je constate un décalage temporel : quand je dis un mot, il est déjà dit, il appartient déjà au passé. Henri Bergson dit que « conscience signifie mémoire ». Ainsi, l’inconscient n’est pas relié à la mémoire, nous ne nous souvenons pas des moments où nous sommes inconscients. La conscience est la parole, quoique je dise de moi, c’est déjà dit.

Les stoïciens disent que chaque instant est le début et la fin de la vie car parler est formuler des paroles au passé : on reçoit le mot a posteriori, de manière non-synchronisée. Le rapport au mot est le même qu’à la vie. Sur cette notion de vie, Blaise Pascal considère que si nous sommes conscients, nous ne profitons pas de la vie et nous ne vivons pas. Ce philosophe janséniste évoque dans « les Pensées » l’angoisse à l’idée de faire face à son existence, être seul dans une pièce. Pour échapper à cela, l’homme se noie dans le divertissement afin d’éviter l’essentiel.

Ici, l’essentiel est accessoire et l’accessoire est essentiel. Nous nous détournons de la condition existentielle. Mais sommes-nous véritablement capables de s’y confronter ? Rien n’est pire que de rester sans rien faire. De nos jours, la réflexion pascalienne est flagrante lorsque nous sommes sur notre téléphone à la moindre occasion car nous revêtons la persona de l’Homme affairé, car nous fuyons le fait de ne rien faire et de se confronter au temps qui passe.

   Par conséquent, le seul moment qui compte c’est le moment présent, et pourtant, je ne le vis pas. Le présent pur est absent de ma pensée. On dit que le secret du bonheur, c’est de vivre dans l’instant présent, constamment devant l’abîme, devant la falaise de la mort. Je ne suis jamais aussi vieux qu’à l’instant présent et je ne serai jamais aussi jeune qu’à l’instant présent. Je ne suis jamais en parfait accord avec ce que je vis, je change et évolue en fonction des évènements. L’erreur sur la personne en parlant de moi est inévitable. Ce dédoublement permet seulement de contrôler ce que je dis.

Sur la différence des « je », Jacques Lacan émet une distinction particulière. Il revient sur le rôle du langage et cela nous permet de boucler la boucle du langage, le metteur en scène de notre parole qui détermine l’erreur. Pour Jacques Lacan, le langage nous prédétermine et nous est imposé depuis la naissance. Il permet de parler de nous et c’est une habitude.

Tout sujet humain est pris dans sa langue comme l’enfant à la bobine. Mais lors de la prise de parole nous pouvons constater une dissociation : quand je dis « je dis, je chante » le premier « je » se rapporte à un « je » d’énonciation. C’est le « je » qui parle, une sorte de metteur en scène, ce qui en nous parle de soi-même comme la personne qui tient le stylo de son journal intime. Ce « je » est toujours au présent, il a une valeur immédiate. A contrario, le deuxième « je » se rapporte à un « je » d’énoncé. C’est le « je » qui est parlé, celui qui est mis en scène : l’acteur , ce dont nous parlons quand nous parlons de nous-mêmes comme la personne qui vit les événements dans le journal. Il a toujours une valeur au passé.

Ce qui nous intéresse est de savoir si ces deux “je” peuvent coïncider ? La réponse pour Jacques Lacan est simple : si nous avons l’inconscient, c’est que les “je” ne se synchronisent pas. Physiquement, ce sont des “je” qui appartiennent à la même personne mais mentalement ils se distinguent. Cette constatation a donc un aspect tragique : on ne s’en relève pas. La totalité, la symbiose des “je” nous est refusée. Même si nous voulions qu’ils soient en accord, nous ne pourrions pas car ils ne sont jamais conformes. Ainsi, quand je dis “je chante”, je ne chante pas vraiment, je dis que je chante. L’Homme est un être scindé en deux car nous sommes des êtres de parole par conséquent, nous nous trompons toujours de personne car ce sont bien deux « je » distincts.

            Nous pouvons dire que le « je » s’expose, il agit alors que le « moi » est figé, il faut donc le remettre en question, c’est très important. Croire à l’existence du « moi », c’est croire à une identité figée et stable. Le « moi » est une substance qui signifie « ce qui se tient dessous » et fait directement référence à la notion de nature stable, figée mais aussi indépendante. Il faut donc remettre en permanence le « moi » en question : une nouvelle rencontre peut faire jaillir une nouvelle perspective de vie, avoir une révélation suite à une œuvre d’art qui nous bouleverse. La vie est un perpétuel bouleversement qu’on n’arrivera jamais à cerner.

 

Pour finir, une fois avoir dégagé les possibilités de faire erreur sur sa personne en parlant d’un autre que soi, puis d’un autre soi, une fois ces procédés détaillés rigoureusement, cette théorie se doit d’être mise en pratique. Que faire de ce constat de l’erreur de la parole ? Comment cela nous affecte-t-il au quotidien ? Il faut savoir comment cela nous touche et nous atteint dans notre intégrité, dans notre morale, cette force et idée régulatrice bien empêtrée dans ces considérations. Est-ce que la parole est-elle quand même, malgré tout ce que nous venons de soulever, un acte de morale, d’éthique tangible ? Comment puis-je faire pour me porter garant de moi si ces paramètres - tel que la persona sociale de Jung, le sur-moi qui censure mon inconscient, la langue qui m’assujettit dans l’erreur, brouillent mon discernement moral ? Nous avons vu que la psychanalyse est un moyen de se libérer de ces erreurs sur notre personne, mais existerait-il un autre biais qui divergeait de la méthode freudienne ?

Pour répondre à cela, il faut bien comprendre le concept de neutralité du psychanalyste qui ne juge et ne trie pas les pensées des patients dans un tableau à deux colonnes « Bien et Mal ». Pour Freud, Marx et Nietzsche, ces deux notions sont obsolètes, il faut arrêter d’y croire car pour eux, tout est une affaire de généalogie. Nietzsche l’explique dans son œuvre « la Généalogie du Mal»: ce dernier ne vient pas de Dieu mais époque après époque nous construisons progressivement ce qui est moral ou non. Le psychanalyste peut entendre les fantasmes les plus sombres de ses patients, il ne cherche, à travers la parole, qu’à les libérer deleur culpabilité.

Or, un autre type de dialogue est souvent comparé à la psychanalyse par le biais de la parole : c’est la confession. Mais leurs distinctions sont plus importantes que leurs similitudes et nous pouvons le voir dans le rapport à la religion. Freud y est fermement opposé, il juge cette dernière comme une infantilisation de l’humanité qui reprend le schéma familial telle une figure tutélaire. Le prêtre, aux antipodes du psychanalyste, écoute le pécheur pour punir et culpabiliser celui qui confesse ses péchés. En effet, il ne sert à rien de se confesser si l’on ne se sent pas coupable.

Dans ce cas-là, est-ce que l’aveu ne serait-il pas pour se déculpabiliser et s’assurer un avenir confortable au Paradis ? Avouer serait osciller entre repentir et escroquerie. Mais cette duperie peut être perçue d’un autre point de vue : la confession ne serait pas un but, une finalité en soi mais un moyen, un marchepied pour s’accomplir réellement. La confession pourrait bien, car contraint de parler de soi-même à soi-même, donner finalement naissance au mal.

C’est le cas de la Marquise de Merteuil, un des deux personnages principaux du roman « Les Liaisons dangereuses » de Pierre Choderlos de Laclos, œuvre iconique qui a traversé le temps et est encore l’objet de nombreuses réflexions et au centre de problématiques actuelles tant par sa perspicacité que par sa morale douteuse. Sous la forme d’un roman épistolaire, cette œuvre est un recueil de lettres qui retracent les intrigues de la Cour et met en lumière les stratagèmes de ceux qui tirent les ficelles de la société, en l’occurrence la Marquise de Merteuil et le Vicomte de Valmont.

 


Nous nous penchons plus directement sur la Marquise de Merteuil, personnage féministe dans un monde sexiste, elle est difficile à cerner car elle est en permanence en représentation. Telle une actrice née, elle module son discours selon la personne à laquelle elle s’adresse. Grâce à son pouvoir et son hypocrisie, elle donne l’impression de ne pas subir cette société duplice. Mais c’est justement à cause de cette société-même qu’elle est devenue cette libertine pervertie. Très jeune, elle comprend que la Cour doit primer sur sa nature même d’individu, femme qui plus est.

Comme elle nous le décrit très bien dans sa célèbre lettre autobiographique, la 81ème au Vicomte de Valmont, elle est passée de jeune fille apeurée à femme puissante et maitresse d’elle-même au fil des années grâce à un entretient décisif avec son confesseur qui s’attend à ce qu’elle ait commis des péchés. Dans cette société où la répression est tellement forte qu’on ne peut se faire une idée des choses uniquement que par le biais du mensonge. Puisqu’il faut avoir péché, elle agit donc comme si elle avait de l’expérience : « [...] et me vantant d’une faute que je n’avais pas commise, je m’accusai d’avoir fait tout ce que font les femmes. » pour voir la réaction du confesseur qui la conforte dans l’idée du plaisir extrême qui se dégagerait du péché. Elle voue donc sa vie à collectionner les amants. En mentant, en faisant effrontément erreur sur sa personne, elle trouve dans le Mal une sorte de vocation, un objectif pour exister, pour se faire une place.

Dans ce cadre-là, le Mal a un rapport à la liberté qui elle-même évoque l’idée de choix, d’éventualité, la possibilité du plaisir, de la volupté à pouvoir choisir le pire, le vice sur la vertu, idée d’Edgar Poe avec son « démon de la perversité », reprise par Baudelaire, Rimbaud et Verlaine qui savourent le fait de se saboter. Edgar Poe considère qu’il faut un esprit hypersensible pour entrevoir la perversité et non une intelligence particulière.

 


Cependant, il est possible de nuancer ce propos : nous pourrions croire qu’elle est émancipée car c’est une femme de pouvoir mais c’est en réalité un véritable sacrifice. En adhérant au caractère peccable de l’Homme, la Marquise de Merteuil fait erreur sur sa personne car elle s’interdit de tomber amoureuse, elle s’interdit de ressentir quoique ce soit qu’elle ne contrôle pas : elle se rate, elle passe à côté de la jouissance réelle de la vie. Elle choisit des petits plaisirs à un grand bonheur. Elle s’obstine à aller à l’encontre de son épanouissement car le seul homme qu’elle veut vraiment, elle le pousse dans les bras d’une autre, au nom de sa propre réputation. Nous pouvons comprendre sa démarche car dans cette société patriarcale, le paraître est la seule manière pour les femmes d’exister. De plus, la haute-société de l’époque dans laquelle elle évolue vit dans un cocon, une oisiveté qui entretient les apparences.

C’est d’ailleurs ce qui provoquera sa perte et sa déchéance : le Vicomte de Valmont, sa seule faiblesse, sa seule fissure dans son armure impénétrable. Elle ne va pas supporter sa jalousie lorsque le Vicomte de Valmont triomphe après avoir séduit la Présidente de Tourvel et qu’il réclame son prix. Elle n’est pas une femme de parole car elle refuse sa promesse de nuit d’amour. Elle perd le contrôle : le peu de morale qui lui restait lui échappe et l’escalade de violence et de trahisons entre elle et Valmont poussera ce dernier au duel et à la mort.

Une fois la véritable nature de la Marquise révélée, elle perd toute sa crédibilité au sein de la société et n’a pas d’autre choix que de fuir. Ce personnage incarne parfaitement la société car la Marquise domine ce microcosme tout autant qu’elle est dominée par ce dernier. Elle manipule, blesse, détruit des mariages pour la satisfaction d’exercer un pouvoir mais elle reste malheureuse, seule et s’est condamnée à faire erreur sur sa personne à partir de l’instant où elle s’invente une honte et s’accuse d’un faux péché qui a structuré toute sa vie.

La conscience du péché, pour la Marquise de Merteuil, fait naître la tentation. Elle s’invente une expérience fictive. Mais serait-il possible de prendre cette démarche à contre-pied et d’imaginer que nous pourrions inventer une expérience non-fictive, inventer du réel ? Cela permettrait de ne pas tomber dans l’erreur et de raconter un récit qui apporte à un passé, qui a déjà été vécu, une sorte de valeur ajoutée. C’est ce que Paul Ricœur développe dans « Soi-même comme un autre » à travers l’identité narrative. Ce concept est utilisé par certains psychologues comme Cécile de Ryckiel qui aident les personnes traumatisées qui ont vécu des ruptures dans leurs existences, à la manière d’une thérapie.

     


L'identité narrative permet tout simplement de renouer les fils de sa vie par un récit. Ricœur dit que si nous nous en tenons à la radicalité de la vie, nous ne pouvons pas nous remettre de nos traumatismes. Il faut retisser ce que la réalité a rompu dans la vie grâce aux fils de la fiction car le traumatisme est trop fort pour la conscience, trop lourd à encaisser. Ce qui va nous aider est la mise en intrigue : imaginer une trame qui unifie les événements d’un récit, une trame qui poursuit un sens : un fil narratif, qui suppose évidemment une fiction.

Il s’agit bien de distinguer le contenu d’une histoire et sa forme : cette dernière peut se dérouler comme un récit avec le fameux « il était une fois » sans pour autant modifier le contenu. Cette distinction, Rousseau ne l’a pas saisie. A aucun moment, il ne dit qu’il déroule une fiction, il pense dire la vérité : c’est un réel manque de lucidité, d’attention. Rousseau est bien victime de la langue. Avoir la ferme volonté de dire la vérité nous précipite dans l’erreur. Il s’agit donc, à travers l’identité narrative, d’admettre et de concéder la part de fiction dans notre parole pour éviter de faire erreur sur notre personne. Si parler de soi est de la fiction, il faut prendre la parole à son propre jeu et en faire une vérité.

 

Pour parvenir à cela, il faut comprendre la notion de sujet : nous devons croire que nous sommes tous un personnage, un héros comme Hercule ou Achille : ce qui m’arrive, m’arrive à moi. Il faut faire du passé un roman vrai, pas un vrai roman. C’est la seule manière de ne pas faire erreur sur la personne. Cela passe par l’écrit, soit pour quelqu’un d’autre, soit de soi pour soi. Se réapproprier son corps après un viol est primordial et fondamental pour se reconstruire. Cela passe par le fait de se narrer sa propre vie.

L’identité narrative me permet de me donner un engagement. L’intention de se remettre d’un événement et d’en parler comme une fiction va primer sur le résultat : c’est ce qui a fait défaut à Rousseau, il n’avait pas l’intention de raconter un récit. Il était sûr de lui, de qui il était. C’est ce que Paul Ricœur décrit comme une marque de mêmeté, cette identité génétique qu’il décrit : « Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus ; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. ». Croire en la mêmeté, c’est cette identité numérique : on ne me changera pas, s’ancre dans son identité, contrairement à Alice, et croit à l’identité de naissance : cela revient à vivre à reculons. L’identité est close sans aucun doute,contrairement à Descartes. La mêmeté incarnée serait tout bonnement incapable de faire erreur sur sa personne en parlant d’elle-même. Mais cette rigueur, cette rigidité condamne à une monotonie éternelle.

A contrario, l’ipséité, autre notion développée par Ricœur, se base plutôt sur l’intention. Elle décide de marquer son identité dans le futur, dans l’engagement ferme et éthique : c’est une rigueur dans la promesse, dans le changement cette fois-ci. Nietzsche considère par ailleurs l’homme comme un animal qui puisse promettre. Même si demain je ne peux pas respecter monengagement, j’en ai eu la plus authentique intention. Cet acte de foi forme la consistance éthique d’un être. C’est ainsi que l’ipséité permet de ne pas faire erreur sur la personne, il s’agit de la sincérité.

Si nous bouclons la boucle, Paul Ricœur conclut que l’identité narrative permet à la mêmeté de s’ouvrir à l’ipséité. Ce caractère fondamental marqué par le passé, marqué par la douleur fait que nous pensons que nous sommes définis parce que nous avons vécu mais à travers l’écriture, à travers la fiction, nous cicatrisons de ces souffrances et nous embrassons un futur plein de promesses et une certitude que nous avons trouvé comment ne plus nous fourvoyer car nous avons tous besoin d’être quelqu’un pour pouvoir répondre de soi-même.

Parler de soi est la consistance d’un être moral et permet de se porter garant de soi-même, à nous-mêmes et à autrui mais est-ce que la sincérité de notre propos est-elle assez forte pour soutenir n’importe quel propos ? Hors contexte, quelqu’un qui se raconte une fiction et croît dur comme du fer à son idée, cela semble un peu le début d’un délire.

 

Comment cadrer cela afin que cette parole ne dérive pas ? Cette conception semble en effet semblable à celle d’un prophète qui délivrerait la Parole de Dieu ou encore d’un politique légèrement autoritaire qui croirait un peu trop à ses idées farfelues et surtout dangereuses. Cependant, cette parole absolue, cette parole dépourvue d’erreur existe et il est nécessaire de ne pas la confondre avec le sophisme, cette éloquence corrompue, ce « raisonnement vicié, un argument séduisant mais faux, destiné à induire l'interlocuteur en erreur ». C’est Michel Foucault qui recentre cette parole menaçante sous le nom de « parrhésia ». Il la décrit comme un effet de vérité. La sincérité prône sur la démonstration, nous sommes vrais en la disant. Elle transcrit l’implication, le charisme et l’adhésion à la parole prononcée. L’orateur est en symbiose totale avec son propos tel un moment de grâce. Ainsi, Greta Thunberg réalise la prouesse suivante : par sa parole, elle touche le cœur du monde entier. Nous parlons d’elle parce qu’elle dégage quelque chose qui la distingue des autres : c’est la parrhésia. Serait-ce dû à son syndrome d’Asperger qui lui ôte la capacité à faire semblant ? Si nous sommes parfois indisposés par la crudité de ses propos, c’est probablement parce que cela nous renvoie à l’hypocrisie de la société aux antipodes de la parrhésia. Cette transparence de son discours, la conviction qui s’en dégage fait de son propos un propos sans erreur. Cependant, c’est une vision un peu utopique de limiter l’emploi de la parrhésia à une militante écologique pacifique âgée de 18 ans qui tente de raisonner des politiques peu scrupuleux. Que faire de la parrhésia provenant d’un être plus malfaisant ? Est-elle moins crédible ? Moins pertinente ?

De nombreuses questions se posent autour de la parole funèbre de Gilles de Rais, pédophile assassin du Moyen-âge dont la noblesse n’a pas protégé de la justice. Sur l’échafaud au sens littéral du terme, il trouve en lui les mots qui touchent les parents des enfants qu’il a assassinés, il trouve en lui une ressource, cette force un peu mystique de s’excuser auprès de ces parents broyés, meurtris et de plonger l’assemblée dans un silence à couper au couteau. Était-ce une parole parrhèsiastique ou tentait-il d’expier son péché avant de se retrouver devant Dieu et de devoir rendre compte de ses actes ? En effet, il convient de rappeler que le Moyen-âge était une époque de grande ferveur catholique régie par le Jugement Dernier, ce qui a pu influencer ce dernier élan de courage. Par conséquent, cette parrhésia dénuée de mensonge est recevable et envisageable à grand nombre de conditions sans quoi elle risquerait un détournement de son usage et cela entacherait sa puissance, sa pureté et son intégrité.

 


En conclusion, nous avons débuté notre étude sur l’erreur dans le regard des autres et l’opacité de notre société qui fausse le dialogue. Puis cet échec de communication s’étend à une dimension plus personnelle, celle de l’écriture pour dire la vérité : la rigueur et le perfectionnisme conduisent à l’opposé du but initial qu’est la clarté et l’honnêteté. Cette remise en question s’effectue au cœur même de notre identité : la concordance de cette dernière et la parole est un projet inexorable et ébranlant. Cela nous amène à douter, ce qui permet d’établir quelques certitudes sur notre intégrité. En notre sein, l’inconscient brouille les échanges avec le conscient et fait ressortir des incohérences que nous pouvons analyser à l’aide de la psychanalyse qui libère la parole opprimée et souffrante. Nous avons compris le rôle du langage et la construction d’un sujet acteur de sa vie dont l’objectif est ensuite d’en déterminer la moralité. Cette moralité peut être évincée par l’appât de la perversion ou reconquise à travers une écriture fictive libératrice et apaisante. L’aboutissement de cette réflexion tient dans le fantasme d’une parole inconditionnellement véridique : la parrhésia correspondrait à une parole libérée de la « persona », réponse subtile et controversée à notre début de réflexion.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire