dimanche 10 décembre 2023

Terminales 2 / 3 / 6: Expliquer le texte de Philippe Descola - « la politique n’est pas faite de rapports de pouvoir, elle est faite de rapports de mondes. » Jacques Rancière


Notre époque est difficile à vivre, notamment parce que l’idée d’une fin au sens de terminaison de l’humanité n’est plus décrite dans les termes apocalyptiques du dernier livre de la Bible, mais fait son chemin dans une multitude de données chiffrées qui reviennent sous la plume de plusieurs scientifiques dont les analyses relèvent la liste de toutes les incompatibilités entre les modes de vie des êtres humains et la faune, le climat, l’atmosphère, les océans, bref tout ce que nous nous sommes habitué.e.s à appeler « la nature », entendant par ce terme, tout ce que nous humains ne sommes pas.

La crise récente de la pandémie du Covid 19 a révélé une multitude de dysfonctionnements évoqués Par Philippe Descola dans une interview: 

« On sait que les zoonoses, c'est-à-dire les maladies pouvant se transmettre d’une espèce animale à l’être humain, sont très anciennes – cela n’a rien de nouveau. Mais la modification profonde des environnements fait que des espèces sauvages, qui étaient dans le passé assez éloignées des humains, sont maintenant beaucoup plus proches de centres denses de populations humaines et d’animaux domestiques. Les réservoirs de virus deviennent plus facilement des sources de contamination pour les humains. La transformation accélérée des milieux peu anthropisés – c’est-à-dire où l’homme est peu présent –, est donc une cause importante de l’accélération de la propagation des maladies émergentes.
Par ailleurs, on observe un peu partout dans le monde que des populations humaines cohabitent sans difficultés avec certaines espèces animales qui sont pourtant des réservoirs de pathogènes, comme les chauves-souris. Cela veut dire qu’il y a des accommodements écosystémiques qui se sont développés au fil du temps entre ces populations humaines et ces populations animales. Mais ces équilibres sont encore très mal connus. La crise actuelle le montre bien : cela ne nous avance guère de penser celle-ci dans les termes abstraits des rapports de l’homme avec la nature. Ce qu’il faut, au contraire, c’est mieux comprendre le réseau dense et complexe d’interactions, d’interrelations et de rétroactions entre des êtres et des phénomènes qui ne sont pas définissables a priori. »

Si nous portons réellement  notre attention à la réponse de Philippe Descola, nous y relèverons l’importance qu’il y accorde à la temporalité. Comment expliquer en effet la violence de l’épidémie de covid 19 et son origine la plus probable à savoir la mise en relation de certaines espèces animales avec des populations humaines très denses alors même qu’il existe certaines communautés (probablement en Amazonie) dans lesquelles cette cohabitation s’effectue sans encombres depuis des siècles?  Nous savons bien que le temps n'est pas vécu ni décompté ni même structuré de la même façon dans les sociétés naturalistes occidentales et les sociétés animistes des Jivaros en Amazonie.

Le naturalisme est l’une des quatre ontologies dont Philippe Descola définit le modèle comme englobant la totalités des sociétés humaines. Pour toutes les communautés de type naturaliste dont l’Europe et les EU en particulier, les Humains se différencient des non-humains du point de vue de l'intériorité et se rapproche d’eux du point de vue de la physicalité.  C’est sur le fondement d’une telle conception que l’idée selon laquelle il serait envisageable pour l’homme de devenir, grâce à ses connaissances scientifiques et technologiques, «  comme maître et possesseur de la nature », pour reprendre les termes mêmes de Descartes, a vu le jour et s’est développé, via un modèle d’économie de type capitaliste dans la question totalité du monde humain. La notion même d’un « progrès » a alors émergé fondée non seulement sur une capacité d’exploitation de la nature optimisée par plusieurs découvertes techniques comme la machine à vapeur (1776) mais aussi par un certain rapport au temps que l’on peut définir comme celui de Chronos dans la répartition grecque de l’antiquité (avec Aiôn et Kaîros) 

    


« La pandémie nous rappelle que l’on ne sait pas de quoi le futur sera fait, que tout peut basculer assez rapidement dans le chaos… alors, on commence à se poser des questions, à prendre conscience que l’incertitude est une donnée de la vie humaine. En réalité, celle-ci l’a été pendant très longtemps, de même que la précarité de la subsistance et l’imprévisibilité des alliances humaines. L’émergence de l’État-providence, en Europe, au XIXe siècle, s’il n’a pas empêché les guerres et les génocides, avait rendu moins incertain le futur des habitants des nations industrielles et nous a fait oublier, au fond, cet état d’incertitude. L’ampleur de la pandémie est en train de nous le rappeler tout d’un coup. Nous pensions avoir un filet de sécurité, dont on a vu qu’il ne fonctionne pas si bien : soudain, on s’aperçoit qu’on manque de médicaments, parce qu’une grande partie de leur production est réalisée hors de France. On s’aperçoit que le marché n’est pas si clairvoyant lorsqu’il délocalise la production industrielle là où ses coûts sont les plus faibles. Et les Français, habitués à se reposer sur l’État, se rendent compte que l’État a abandonné toute prétention à la planification. Mais cette incertitude, qui a gagné le monde entier, peut être un extraordinaire stimulant pour la réflexion et pour nous faire envisager d’autres façons de vivre ensemble. » 

                Impliqué.e.s comme nous le sommes dans les présupposés d’une société naturaliste, nous ne prenons aucunement en compte l’aptitude des animaux, des plantes à faire monde, ce que Philippe Descola appelle la « mondiation » et que nous pourrions rapprocher des conclusions de l’éthologue Jacob Von Uexküll sur les milieux animaux. Mais pire que cela encore, nous articulons cette méconnaissance des milieux végétaux et animaux sur la nécessité humaine et économique de la mondialisation d‘un modèle économique libéral fondé sur la libre circulation des marchandises. 

Il n’y aurait rien à reprocher à cette mondialisation dont déjà plusieurs auteurs notamment des lumières comme Montesquieu vantaient la propension pacifique: « le commerce apporte la paix » mais ici encore la crise du Covid 19 a souligné l’incapacité totale à s’entendre et une lutte acharnée des états pour se sortir individuellement le plus vite possible de la crise.




Il n’est pas vraiment possible de désigner le naturalisme comme seul origine de cette catastrophe à échelle planétaire que fut la pandémie, mais il n’est pas du tout possible non plus de l’en disculper et encore moins de ne pas pointer son incapacité chronique à nous en faire sortir.  L’analyse de Philippe Descola repose sur une analyse précise et fine de l’opposition entre mondiation et mondialisation. C’est parce qu’une mondialisation économique de type libéral s’active à l’échelle planétaire sans pour autant s’accompagner d’une prise se conscience cosmopolitique de l’humanité que l’incapacité naturaliste à envisager la mondiation des espèces non humaines aboutit à des catastrophes du type de celle que nous venons à peine de traverser, et finalement rien ne semble vraiment faire signe à l’échelle des États d’une amélioration de cette coopération, que ce soit aux EU où la menace Trump est toujours effective, en Inde, en Russie, en Chine,  en Argentine ou en Europe où la montée en puissance des partis nationalistes semblent faire signe d’une peur panique d’une bonne partie des populations qui les incitent à se réfugier derrières leurs frontières et à donner leur assentiment à des logiques de préférence nationale, lors même que notre rapport au monde souligne l’urgence de se vivre d’abord en tant qu’humains capables d’étendre sa conception du politique aux non-humains.

A bien y réfléchir, on ne voit aucun autre spécialiste que l’anthropologue qui puisse mieux que lui, nous permettre de comprendre ce qui se passe et comment nous comporter face à ce qui est en train de se produire, car même si les climatologues, les éthologues, les biologistes, les physiciens, les démographes,  nous fournissent des données et des mesures grâce auxquelles nous pouvons nous efforcer de prendre la mesure de la catastrophe qui sévit aujourd’hui, l’anthropologue possède cette connaissance de toutes les modalités cultivées par les hommes pour faire société et plus que cela faire prendre corps au travers de leur communauté à une certaine façon politique de faire monde. Il bénéficie ainsi de la distance aussi bien dans le temps que dans l’espace par le biais de laquelle nos usages contemporains sont relativisés, c’est-à-dire situables sur une échelle bien plus vaste à  la hauteur de vue de laquelle nous pouvons « comparer » et réaliser que ce que nous avons tendance à considérer comme incontournable comme nos habitudes de consommation, la définition de la nature comme ressource, l’idée d’un progrès observable et jugé comme nécessaire à notre « évolution sociale », etc, n’est après tout qu’une façon de penser et d’être parmi tant d’autres. 

Cette considération est vraiment fondamentale parce qu’à bien des égards, tout ce que Philippe Descola développe dans ce texte peut apparaître comme révolutionnaire. Comme il a été dit, c’est une sorte de mise en abime de la notion même de révolution culturelle parce que ce n’est pas seulement de culture qu’il nous faut changer au sens de culture occidentale mais aussi d’une certaine idée de ce que la culture « est » au sens humain du terme. C’est vraiment ce que l’on comprend par le rapprochement avec cette pensée célèbre de Pascal:  « Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais c’est du règlement de ma pensée. Je n’aurai point d’avantage en possédant des terres. Par l’espace l’univers me comprend et m’engloutit comme un point, par la pensée je le comprends. » 



A bien des titres, on pourrait dire que Descola prend ici Pascal au mot:  l’humain pourrait-il comprendre assez précisément et intelligemment l’univers jusqu’à saisir que justement il ne le comprend pas mais qu’il est compris par lui, en lui et qu’il est grand temps qu’il donne à cette réalisation qu’il est DANS l’univers de la même façon que toutes ses composantes un sens, une reconnaissance administrative, juridique et sociale et que cela s’appelle comme aux plus beaux jours de l’antiquité grecque « la polis »?

C’est bel et bien derrière une nouvelle forme de dignité que nous sommes voués à « courir », à rattraper au vu du retard accumulé par un aveuglement naturaliste extrêmement dommageable à la planète mais aussi à une certaine partie de la population: la plus nombreuse, en fait.  Mais pourquoi l’analyse ici développée ne prend-t-elle pas la forme d’un appel à la révolution? 

Tout simplement parce que justement cette transformation, aussi radicale qu’elle puisse nous apparaître, n’a rien de vraiment inédit sur le fond. D’autres peuples la pratiquent depuis très longtemps et nous-mêmes ne sommes engagés dans un naturalisme toxique que depuis quatre siècles.

Toutefois, si nous devions rapidement dessiner une fresque chronologique qui pourrait éclairer cette évolution et ses plus récentes inflexions, nous pourrions en relever trois:

  1. Il ne fait aucun doute que le monothéisme transcendantal (Dieu créateur et supérieur) a joué un rôle conséquent. Il suffit de réaliser tout ce que la malédiction d’Adam et Eve dans le livre de la genèse implique par rapport à une nature souillée par le pêché originel. A compter de son exclusion du jardin d’Eden et de l’exil qui s’ensuit, l’humain n’a plus d’autre choix que de se comporter à ‘largo de la nature comme du lieu d’où il retirera sa subsistance. On ne voit pas trop comment mieux signifier qu’elle devient une ressource offerte au travail humain et à toutes ses évolutions.
  2. Au 17e siècle apparaît une nouvelle conception de la science fondée sur la notion d’expérimentation au gré de laquelle Galilée, Descartes, Bacon entre autres infantilisant la nature, si nous reprenons les termes mêmes utilisés par Kant pour rendre compte de qu’il a appelée une révolution Copernicienne. : « Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu'elle produit elle-même d'après ses propres projets et qu'elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements suivant des lois immuables, qu'il lui faut forcer la nature à répondre à ses questions, et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d'avance, nos observations ne se rassemblent pas en une loi nécessaire, chose que la raison cherche et dont elle a besoin. Il faut donc que la raison se présente à la nature, tenant, d'une main, ses principes qui seuls peuvent faire que la concordance des phénomènes ait valeur de loi, et de l'autre, l'expérimentation qu'elle a imaginée [ausgedachten] d'après ses principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se fait souffler toutes les réponses que veut son maître, mais, au contraire, comme un juge en fonctions qui force les témoins à répondre aux questions qu'il leur pose.  »
  3. La révolution française et la place qu’y occupe la notion de propriété entérinent ces évolutions de telle sorte que si les humains se voient « égalitairement » rehaussées à l’idée d’une égalité juridique et morale, les non-humains, se voient clairement rabaissés au statut de ressources ou de biens offerts à la mise sous séquestre ou osé tutelle des hommes.

D’un pur point de vue philosophique les remarques de Philippe Descola touchent encore plus juste car c’est bien dans cette sphère  que le naturalisme prend toute son ampleur sous la plume de Descartes, de Friedrich Hegel (donc de Marx) ou d’Auguste Comte.  L’importance fondamentale que Friedrich Hegel accorde au « pour soi » c’est-à-dire à la conscience ainsi qu’à la dialectique qui va s’en détacher aussi bien dans la rapport Humain /Nature que dans la relation Maître/esclave le prouvent manifestement et irrévocablement. 

"Les choses de la nature n'existent qu'immédiatement et d'une seule façon, tandis que l'homme, parce qu'il est esprit, a une double existence; il existe d'une part au même titre que les choses de la nature, mais d'autre part il existe aussi pour soi, il se contemple, se représente à lui-même, se pense et n'est esprit que par cette activité qui constitue un être pour soi. Cette conscience de soi, l'homme l'acquiert de deux manières : Primo, théoriquement, parce qu'il doit se pencher sur lui-même pour prendre conscience de tous les mouvements, replis et penchants du coeur humain et d'une façon générale se contempler, se représenter ce que la pensée peut lui assigner comme essence, enfin se reconnaître exclusivement aussi bien dans ce qu'il tire de son propre fond que dans les données qu'il reçoit de l'extérieur. Deuxièmement, l'homme se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu'il est poussé à se trouver lui même, à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement, dans ce qui s'offre à lui extérieurement. Il y parvient en changeant les choses extérieures, qu'il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il ne retrouve que ses propres déterminations. L'homme agit ainsi, de par sa liberté du sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger et pour ne jouir des choses que parce qu'il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité."

Le présupposé de la thèse naturaliste ne peut pas être plus clairement formulé que dans le début de ce passage: l’homme a bien une existence matérielle comme les « choses de la nature » « continuité de physicalité) mais il existe aussi pour soi (il a une conscience: discontinuité d’intériorité). Tout ce qui sera dit par la suite n’est que la confirmation de cette thèse affirmée dés le départ comme une évidence. C’est comme si Hegel définissait comme universellement juste et indépassable le pur préjugé d’une  et d’une seule ontologie parmi 4 toutes aussi viables.

Pour Hegel, l’humain existe « pour soi » . Il n’est pas dans le monde, il est tout d’abord à lui-même dans le monde, par quoi il se pose des questions que seul un être conscient peut se poser théoriquement: a) qu’est-ce que j’éprouve? Qu’est-ce qu’être humain? Qui suis-je, moi? Mais cette conscience de soi a aussi des implications pratiques, et c’est ici que le présupposé naturaliste donne sa pleine puissance.  L’être humain n’est vraiment lui-même, en tant qu’humain qu’en manifestant cet être pour soi par l’effort de distinction matériel avec l’en soi. Plus l’être humain transforme l’en soi, plus il conforte son être pour soi en le modélisant au gré de ses évolutions techniques et sociétales. Nous métamorphosons des matières premières en matières secondes et ce qui s‘accomplit au fil de cet ouvrage, c’est « nous », c’est la civilisation, c’est le progrès de notre être culturel qui s’effectue à mesure que se voit changé l’être naturel de l’en soi. 



Ce dont Hegel est le promoteur en philosophie, c’est de la mise en valeur d’un travail du négatif (on se fait devenir soi en se distinguant de ce qui n’est pas soi)  et de sa corrélation avec la notion de reconnaissance. Pour être reconnu.e, je dois effectuer la positivité de mon être au monde en la travaillant, en la faisant émerger de la négativité à l’égard de ce qui n’est pas moi, et cela aussi bien dans la relation que nous entretenons avec la nature qu’entre nous.

C’est ainsi que depuis toujours entre les hommes s’est exercé une dialectique du maître et de l’esclave. En face d’autres humains, nous luttons pour être reconnu.e.s par eux. Mais comment? Par le risque que nous prenons de notre vie au sens organique du terme. Nous devons manifester notre essence humaine en prouvant que nous ne sommes pas exclusivement animé du besoin de survivre. Cela va donner la première victoire  ceux que l‘on va appeler les maîtres. Mais une fois reconnus des autres, des esclaves, les maîtres vont « en tester là », à la victoire de ce premier duel. Mais pas celles et ceux qui l’ont perdu. Les esclaves vont chercher dans la nature et la transformation des choses la reconnaissance qu’ils et elles n’ont pas obtenue du maître. Ce travail va faire advenir un « monde » qui sera à ‘limage non du maître mais de l’esclave, de telle sorte qu’à la toute fin du processus, c’est l’esclave qui gagne la dialectique. Ce mouvement est à l’origine de toute la philosophie de Marx qui en fera le moteur de sa compréhension de la lutte des classes et de la nécessité de l’avènement d’une société sans classes (celui-ci étant donc dans les mains de la classe des producteurs contre les propriétaires des biens de production).

Peu de philosophes (à part Descartes et Comte) peuvent être situés avec autant de clarté doctrinale du côté du naturalisme que Friedrich Hegel et ce que cela nous permet de saisir par rapport à Philippe Descola, c’est qu’il ne se situe évidemment ni dans ce camp, ni dans celui des marxistes, ni dans celui des écologistes. 

Ce point est vraiment essentiel à pointer parce que finalement il permet de réaliser un positionnement extrêmement précis et peut-être très pertinent. Dans la nécessité dans laquelle nous nous trouvons de dépasser le naturalisme et le capitalisme qui finalement lui est inhérent (consommation et exploitation de la nature/ressource), Philippe Descola ne penche ni vers le communisme ni vers l’écologie. Pour le premier, c’est tout simplement parce que Marx partage avec Hegel une définition de l’être humain fondé sur le travail et le productivisme à outrance et pour la seconde, il s’appuie sur la place accordée par l’écologie à la nature. Il n’est question ni de la réduire dans le travail du négatif hégélien ni de la défendre dans une idéalisation Rousseauiste. La nature n’est tut simplement pas, elle ‘na jamais été, pas plus que la forêt amazonienne n’est vierge. Elle ne l’a jamais été pour les Achuars et finalement , c'est vrai.



Qu’entendons-nous par là, en disant que c’est vrai »? Non pas que les esprits cultivent les parties de la forêt qui ne sont pas travaillées par les tribus humaines, mais, dans le prolongement d’esprit de Jacob Von Uexküll, parce que la forêt est un lieu au sein duquel s’entrecroisent des mondes dont les animaux, les plantes et les milieux sont les SUJETS, et cela, c’est une vérité dont le naturalisme nous a tenu éloignés jusqu’à maintenant, jusqu’au Covid 19 dans l’émergence duquel éclate pourtant sa justesse et sa pertinence. Tout est cultivé dans la forêt amazonienne, soit par des hommes au gré d’une politique agricole , soit par des animaux, des plantes au gré d’une efficience de monde, de biotope mais au fil d’une logique qui n’est pas moins « agricole » en fait. Le biotope est un milieu de vie mais il n’est nulle part inscrit ni implicite qu’elle soit plus naturelle chez les animaux que pour la politique humaine. En d’autres termes, les Humains et les animaux font tous deux « monde », culture, mais, comme l’avait si bien vu Aristote, les animaux ne sont pas politiques, ils sont « biotopiques », raison pour laquelle c’est à nous humains qu’il revient de concevoir une politique du vivant: « réguler dans les mêmes termes la vie de l’ensemble des êtres ».

Faire entrer, comme nous l’avons fait, un signifiant recoupant sous l’effet totalisant de son empreinte mentale, une globalité d’êtres aussi divers allant de la bactérie à la baleine en passant par tout ce qui est minéral, ne peut en aucune façon ne pas avoir de conséquences quant à notre façon d’être à « la » nature. Nommer, c’est entretenir le présupposé d’une essence distincte, « autre ». 

A l’heure où un projet de loi est débattu à l’assemblée nationale, nous pouvons tenter un rapprochement quand à l’efficience stigmatisante de toute dénomination « globale ». Parler de « l’immigration » par exemple, n’est pas totalement neutre, comme si nous nous préparions déjà à ne pas faire droit à toutes les variables de ce mouvement par le biais duquel des personnes nées dans un pays étranger sont amenées pour des raisons différentes, à partir de cultures différentes et de façon de penser différentes à demander la nationalité de notre pays. Il n’y a pas d’ « immigré ». Il y a des trajectoires de vies distinctes, dans des pays distincts, amenées pour des raisons différentes à venir ici ou là. Parler d’immigration, c’est déjà prendre exclusivement le point de vue global du pays « entrant » et non toutes les variables du processus de l’exil. Il est toujours extrêmement fécond ici d’utiliser toutes les ressources de notre langue contre elle-même et la France n’est pas la moins riche de ce point de vue (de cela oui, nous pouvons être fier.e.s). Aucune politique d’immigration ne peut être viable ni décente à moins de la rendre capable de pointer toutes les variables des demandes, et de combattre la globalisation essentialiste et discriminante de la dénomination. Qu’est-ce qu’un nationaliste, à cette aune là? Un inculte plus ou moins lettré qui se satisfait d’un niveau grossier de caricature des taxons.



Revenons à l’idée de nature: même si Philippe Descola, tout occupé qu’il soit à atténuer, le mieux qu’il peut, le caractère vraiment détonant, déstabilisant de la thèse qu’il défend s’efforce de relativiser à juste raison le glissement naturaliste de la société occidentale (qu’il fait remonter à quatre siècles (naissance de la science moderne: Descartes)), il n’en demeure pas moins qu’il faut mesurer l’amplitude, les couches d’epistémés, la masse historique et sociétale de tout ce qu’il résume en deux lignes voire deux expressions: aspirations confuses et projets informulés. Ce qu’il évoque par ces deux termes, c’est l’inefficacité de la plupart des mouvements écologistes et particulièrement de ceux qui sont politiquement représentés.  Tant que l’on défend la nature contre celles et ceux qui l’exploitent et au sens propre la dénaturent, on ne conteste pas efficacement, c’est-à-dire radicalement (à la racine même) le fond naturaliste du problème, à savoir la croyance qu’il existe une « chose » que l’on pourrait appeler « nature » et qui serait constitué de tout ce qui n’est pas humain. A cet égard il est vraiment très éclairant de constater que le seul philosophe ayant produit un effort authentique de re-baptême de la notion, à savoir Spinoza: « Dieu c’est-à-dire la nature » a été excommunié et chassé de la communauté juive (monothéiste et naturaliste) d’Amsterdam. Contre cette défense écologiste inefficace qui ne réalise pas qu’elle contient en elle-même sa propre limite, Descola cite dans un autre livre le mot d’ordre des Zads: « nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend » (slogan que Spinoza ne contredirait pas). Tant que l’on considère qu’il y a quelque chose à défendre de la nature, on ne réalise pas à quel point c’est le naturalisme qui est l’intrus, qui est arrivé à un moment donné et, espérons le qui partira par le même chemin. Défendre la nature, c’est comme se mettre en tête que quelque chose du Cosmos, de l’être, de l’univers attendaient que nous, humains, le défendions. 


Nicolas Sarkozy s'attribue une note correspondant à son bilan écologique au sommet de l'état


Le président Nicolas Sarkozy, sans le savoir, a parfaitement illustré cette thèse en déclarant: « l’écologie, ça suffit », ce qui signifiait: "moi président de la république décrète qu’il y a des limites à la considération que l’on peut accorder à des revendications écologistes dans la gestion publique d’un état ». Il lui aurait été absolument impossible d’affirmer: « le vivant, ça suffit » à moins de se tuer lui-même par la suite. Tant qu’on laisse  un peuple croire qu’il y a des revendications écologistes comme d’autres sont de droite ou de gauche, on entretient en lui l’idée qu’il y aurait hors de nous une « nature » dont  on pourrait  prendre soin ou pas. Il ne peut exister aucun seuil de suffisance à soi « à part » du vivant. La notion même de nature laisse croire que l'on pourrait être vivant sans que cet ancrage à la vie soit naturel. Il serait alors culturel, mais c’est totalement faux. Rien n’est naturel ou culturel, il n’existe qu’une multitude de façons différentes et variables d’être vivants, c’est-à-dire de persévérer dans son être.

Même s’il peut exister une petit utilité tactique à poser qu’on « défend » la nature, en ceci que l’on prend position contre une idéologie dominante, il n’en demeure pas moins qu’on le fait dans ces termes à elle, de la même façon que ‘son peut défendre une posture féministe avec des termes et des modalités de pensée patriarcales ou une position en faveur des immigrés avec des concepts hérités du nationalisme. A la fin des fins, de telles postures apparaîtront comme ce qu’elles n’ont jamais cessé d’être, à savoir bancales et, qui plus est,  elles retarderont la réflexion efficiente grâce à laquelle enfin des nouveaux comportements verront le jour. C’est vraiment essentiel, notamment dans le cadre de cette réflexion juridique au terme de laquelle un fleuve, une montagne, un paysage voire un climat peuvent être considérés comme des personnes morales dont des collectifs humains seraient les fondés de pouvoir (les représentants). Tant que l’on pense que c’est de notre mouvement à nous humains que nous donnons des droits à la nature, on est à côté de la pertinence de la démarche. Ce qui est « est » et le non humain n’a pas attendu de l’humain  le droit d’être pour être, pas davantage que l’Aiôn n’a attendu quoi que ce soit de chronos pour s’effectuer dans la multitude des cycles qui s’effectuent dans les galaxies. La question est de savoir quand les humains naturalistes vont enfin saisir l’anomalie grotesque et dommageable de leur conception et faire droit dans leur  droit à ce qui ne cessera jamais d’être de plein droit, mais par ce dernier terme, ce dont il est question n’est rien moins que la nature au sens Spinoziste du terme, à savoir l’être, natura: ce que est  en train de naître, puissance de l’être de se donner naissance en cet instant par la grâce de cet instant: du kaïros. C’est toujours le bon moment pour être quand on est la nature, sachant que de cette nature là, on ne peut se faire que le coadjuteur, l’heureux.se coïncident.e. 



Philippe Descola effectue deux opérations dans ce premier paragraphe: 

  • II invalide l’existence du concept de nature dans tout ce qu’elle induit de sous-entendus dans la permanence de sociétés naturalistes, sachant que les civilisations fondées sur cette ontologie développent des habitus incompatibles avec le vivant.
  • Il pose et définit l’idée essentielle de ce passage qui consiste à redéfinir en profondeur la notion de politique en y incluant la totalité du vivant. Ce faisant, il reprend à son compte une formulation du philosophe Jacques roncière selon laquelle : « la politique n’est pas faite de rapports de pouvoir, elle est faite de rapports de mondes. »

Dans la deuxième partie de cet extrait, il s’agit pour lui de décrire tous les schémas de pensée et d’action, ou de pseudo-action qui ont façonné l’exercice de la politique tel qu’il fut déformé par le naturalisme surgi au 17e siècle, avec la science moderne. La pensée occidentale a choisi Descartes plutôt que Spinoza de telle sorte que l’une des affirmations les plus simples et les plus pertinentes du philosophe hollandais est restée lettre morte: « L’Homme n’est pas un empire dans un empire ». Il n’est pas un îlot de liberté dans un monde régi par la nécessité. Bien au contraire, il est lui-même partie intégrante de la nature laquelle est non seulement là « AVANT » mais est aussi, puisque elle est Dieu, c’est-à-dire substance cause de soi, CAUSA SUI.

Cette nécessité, nous pouvons nous en faire une idée plus précise en empruntant à Jacob Von Uexküll sa découverte des milieux ou des biotopes animaux, végétaux. Ce qui prévaut dans la nature, c’est l’existence de cet enchâssement de milieux grâce auquel des espèces différentes vivent dans une parfaite harmonie grâce à un jeu d’interactions, à une subtile adéquation de porosités et d’imperméabilités entre ces mondes. On comprend parfaitement en quoi les deux postulats de l’ontologie naturaliste sont totalement incompatibles à cette conception de l’intrication des mondes animaux, végétaux, minéraux. La continuité des physicalités globalise dans un ensemble matériel, physique et fonctionnel les corps naturels de « l’en soi ». La discontinuité d’intériorité accorde aux humains le privilège de l’exploitation de ce dont on ne voit pas comment on pourrait lui accorder le statut de « sujet ». 

La référence négative à la philosophie de Hegel est constamment présente dans ce passage. « Acquérir une identité et une destinée historique »: c’est là le propre du travail humain selon les philosophies Hégélienne et Marxiste. Dans la transformation du donné naturel en construction humaine, nous développons une certaine temporalité fondée sur les innovations technologiques, sur un temps linéaire et chronologique au fil duquel nous transformons la nature et nous transformons nous-mêmes au rythme de cette transformation, ce qui crée l’histoire. C’est point par point le contraire absolu de la thèse Spinoziste. L’homme crée bel et bien un empire de liberté et de progrès dans un empire de nécessité et d’Aiôn. Dés lors, c’est peut-être le mot empire qui pose le plus de problème dans la mesure où il fait signe d’une certaine définition de la politique comme pouvoir.

L’être humain lutte pied à pied contre la nature et pour sa reconnaissance. Il est « producteur », c’est-à-dire que la reconnaissance de soi en tant qu’être humain est totalement conditionnée, dépendante  d’un travail de reconfiguration et de réduction de la nature. Socialement cette lutte se reconduit dans le combat du prolétariat contre les propriétaires des biens de production et cela c’est Marx qui le développera. Les sociétés humaines sont donc dans un tel schéma conçues comme des systèmes régis par des lois qui leur sont propres et qui fonctionnent en circuit fermé, ce qui signifie qu’elles détournent à leur seul profit, au bénéfice de leurs seules exigences de rendement la nature sur laquelle elles sont posées exactement comme des « bulles énergivores et biophages » 



La « nature » est alors déchue et réduite au statut d’environnement d’un homme qui s’est artificiellement mais aussi juridiquement doté du statut de sujet par opposition à un environnement « objet ».

Si nous cherchons l’origine d’une telle conception de la politique, nous pouvons la faire remonter à Thomas Hobbes  dont la théorie du politique  est parfaitement représentative du naturalisme qui ‘est développée en Europe au 17e siècle. Puisque il n’est rien dans la nature qui puisse garantir à l’individu sa survie, il faut s’extraire de cet état de guerre permanent en créant de toutes pièces un ordre politique artificiel, une machine. Notre habileté d’artisan grâce à laquelle nous fabriquons des artifices mécaniques et rationnels peut et doit s’appliquer à la chose politique afin que nous sortions de l’irrationalité dangereuse et intenable d’une nature au sein de laquelle ne règne que le chaos.

C’est la raison pour laquelle toute l’ingéniosité de la sphère politique consiste à imposer à  chaque individu humain un pacte tacite dans lequel il renonce à l’exercice de sa liberté totale en échange d’une liberté restreinte mais garantie par le souverain. Puisque il n’existe pas dans la nature pour l’homme de liberté « pure », donnée, radicale, il lui faut participer au fonctionnement de cette machine qu’est le corps politique, dans laquelle tout citoyen ayant conclu pareillement ce pacte, il n’a ^plus rien à craindre de ses semblables. La seule instance qui soit à même de faire usage de sa force c’est le souverain quel Hobbes donne le nom d’un monstre biblique: le Léviathan. C’est lui la machine artificielle du corps politique grâce auquel la cité s’est définitivement arrachée au règne naturel pour devenir un Etat.



Il suffit de prêter attention aujourd’hui à la récurrence de thèmes comme ceux de la sécurité, de la protection des biens et des personnes, de la défense des frontières, de l’utilisation d’un vocabulaire lexical du siège et de l’invasion, pour réaliser à quel point nous sommes totalement pris dans cette conception. Tout comme nous l’avons bien perçu dans la philosophie hégélienne et Marxiste, le présupposé de ce rapport de négation active de la nature (par le biais duquel nous gagnerions notre identité) se reconduit au sein même des sociétés humaines par des stratégies d’exclusion et de lutte entre des partis, des classes sociales ou des populations culturellement « autres ».




A partir du moment où la politique est perçue exclusivement comme cet ordre qu’ouvre un pacte au coeur même d’un état naturel de guerre permanente et larvée, il est logique de ne la considérer qu’au travers de la seule question de la souveraineté, c’est-à-dire du Léviathan. Toutes les théories politiques héritées de cette conception ne posent en réalité qu’un seul problème qui est celui de savoir à qui revient l’existence de l’autorité, voire comme le dit Max Weber de la violence légitime. Si rien ne peut se concevoir ni se construire autrement que sur le fond d’une violence naturelle aussi perpétuelle qu’omniprésente, la seule véritable préoccupation politique ne peut consister qu’à définir les conditions et le cadre à partir desquels une certaine violence pourra revêtir le statut d’une violence légale, et c’est bien ce que constitue toute la philosophie de Thomas Hobbes, laquelle s’est avérée suffisamment marquante pour finalement entraîner à sa suite toutes les théories politiques, incluant d’ailleurs celle qui s’y opposaient comme Rousseau.

Le fond de la question est ici celle de savoir sur quoi fonder l’identité d’un peuple. Faut-il se limiter à penser qu’elle n’est envisageable que dialectiquement, c’est-à-dire par un rapport de domination, de colonisation, d’exploitation ou de destruction de ce qu’elle n’est pas?




Or nous retrouvons, sous la plume de Gilbert Simondon une autre conception qui déplace la question de l’identité vers celle de l’individu, conception d’autant plus intéressante et pertinente qu’elle ne se conçoit qu’en s’opposant à toute notion de conformité avec tout ce que ce concept recèle de risque et de totalitarisme comme de nombreux exemples historiques récents l’ont largement démontré.  Gilbert Simondon insiste sur le fait que l’individuation est un processus, c’est-à-dire qu’il ne peut se concevoir qu’inachevé. D’autre part il est triple: psychique, collectif et technique. La dimension psychique décrit le processus du je, collective celle du « nous » (on n’est soi que par rapport à un Nous) et technique celui du milieu dans lequel s’opère cette individuation. Toute la difficulté de ce processus réside dans le fait que ces trois directions ne peuvent s’effectuer que de façon concertée, sans que jamais l’une ne s’efface ou ne s’atténue par rapport à une autre. Les thèses de Gilbert Simondon ne peuvent se concevoir dans toute leur amplitude qu’à la condition de rapprocher l’analyse qu’il fait de la capacité des objets techniques à créer leur milieu de celle de Jacob Von Uexküll. Bien qu’il y ait des différences entre les façons de faire monde des humains et des animaux (notamment dans ce que Heidegger appelle les Désinhibiteurs: il n’y en a pas pour les humains) , les objets techniques créent des milieux de concrétisation à l’intérieur desquels les êtres humains s’individuent.  

Les hommes et les animaux ne se distinguent donc pas autant qu’on pourraient le penser, en ceci qu’ils sont l’un comme l’autre des sujets menant à bien le processus leur individuation dans le rapport qu’ils entretiennent avec leur milieu. La seule différence réside dans le fait que les mondes des animaux sont des biotopes alors que le monde des hommes est celui de la polis, donc de la politique.




                    Nous réalisons ici que le deuxième moment du texte réside en grande partie dans l’opposition de deux modèles de conception de l’humanité et plus encore de ce que l’homme fait au monde pour en extraire une forme d’identité ou de reconnaissance de soi. Le premier modèle est celui de Hegel que nous pourrions appeler dialectique au sens de contradictoire. C’est dans la contradiction de l’être humain avec la nature, contradiction dans laquelle consiste finalement le travail de transformation des matières premières en matières secondes, que s’effectue un destin historique, une réalité proprement technique, un mode d’être humain (le pour soi) qui se distingue radicalement d’un mode d’être naturel (l’en soi).  Dans ce modèle, ce que c’est qu’être humain se conquiert pied à pied dans une réalisation de soi comme culture par opposition à la nature. Il est alors entendu que l’animal notamment est naturel et qu’il serait totalement incongru d’évoquer la notion de « culture animale ». 

L’autre conception fait droit comme l’indique Philippe Descola à « ce qui est premier », ce qui est « avant ». Dans la représentation précédente, celle de Hegel, on comprend bien que l’être humain est un être à part qui est le seul à avoir à faire sa place dans le monde, ou bien en d’autres termes, à avoir à faire son monde dans le monde. Or nous avons montré notamment avec l’exemple de l’observation de Jean Henri Fabre à quel point, c’est pour ne pas avoir pris en compte cette capacité de l’abeille à constituer son monde par le biais de gestuelles, de postures, d’attitudes qui lui sont propres et qui sont comme des signaux par l’intermédiaire desquels des ethos particuliers prennent corps dans tout un réseau de recoupements mondains qu’il passait complètement à côté de la plaque de la compréhension de ce qui se passait sous ses yeux. 



C’est Jacob Von Uexküll qui a théorisé cette autre conception de l’éthologie qui prend acte de la mondiation comme de l’aptitude des animaux à se continuer dans un rapport avec un milieu. Les hommes et les animaux ont ce point commun de se définir par cette relation avec un monde qu’ils constituent. Toutefois il existe une différence notable dans cette construction: c’est celle d’un biotope pour les animaux et de la politique ou si l’on préfère d’un politope pour les humains. Nous comprenons mieux l’importance que revêt la politique dans ce texte quand nous la situons précisément là , c’est-à-dire dans un sens particulier de la phrase d’Aristote selon laquelle « l’homme est un animal spécifiquement politique », laquelle ne peut plus du tout résider dans l’art de diriger voire de soumettre des populations mais plutôt de s’insinuer dans cette texture de biotopes que tisse continuellement le vivant. 

Il existe des biotopes animaux, végétaux, cellulaires, et au cœur de ces biotopes des êtres humains qui sont des «  Dasein ». Cet « être là » des humains, il convient de le rapprocher de ce que nous avons désigné sous le terme de « zone blanche »  dans un autre article désignant par ce terme le potentiel d’un être humain qui se situerait à la croisée des quatre ontologies. La mise en relation des travaux de Jacob Von Uexküll et de Philippe Descola aboutit à cette conclusion selon laquelle les Humains ont quatre façons de faire monde, étant entendu que chacun de ses mondes naturaliste, animiste, totémiste, analogiste constitue non pas un biotope mais un « politope », une certaine façon d’organiser un rapport avec le non humain selon des rapports de continuité ou de discontinuité.

Il ne saurait être question de choisir l’une de ces ontologies en affirmant qu’elle serait plus « vraie » que les autres, mais de relever en chacune d’entre elles ce qui va dans le sens d’une meilleure régulation des biotopes de telle sorte qu’une politique du vivant puisse en émerger, étant entendu que c’est bien ce qui aujourd’hui pose problème. La politique, c’est l’affaire des humains, mais la mondiation, ou si l’on préfère la capacité à se faire exister dans le type de rapport qui se noue avec un milieu, c’est l’affaire de tous les êtres vivants. Par conséquent la place de l’être humain dans le vie se détache un peu plus clairement pour nous.

Comment jouer correctement sa partition dans un orchestre où tous les autres musiciens semblent déjà connaître la leur et la jouer à la perfection? La réponse est assez claire: en suivant le rythme, en observant très attentivement les accords, les jeux de dissonances et d’assonances, en se mettant parfaitement au diapason de cet incroyable enchevêtrement de biotopes dans lequel se construit le vivant, bref en œuvrant dans le sens d’une modalité d’appréhension et de gestion politique des milieux de vie. Évidemment il va de soi que ce projet va entièrement à l’encontre de la conception naturaliste, c’est-à-dire Hobbesienne de la politique, laquelle ne saurait être une affaire de souveraineté, d’autorité mais d’intéressement.


Ce terme est capital pour bien saisir le passage entre la deuxième partie du texte et le troisième. Intéresser vient du latin Inter esse: « entre être ». Quand nous disons que nous sommes intéressé.e.s par telle ou telle chose, nous signifions que nous nous sentons partie prenante de cette chose, mais jusqu’à quel point? Nous pouvons modéliser de mieux en mieux notre existence dans la vie en empruntant cette image de l’orchestre dans laquelle les autres concertistes ont les yeux bandés et joue une partition préalablement apprise à la perfection. En tant que dasein, nous n’avons les les yeux bandés et pas de partition de telle sorte que nous sommes jetés dans la vie comme dans un lieu étranger. Les non humains ont des biotopes mais nous avons des politiques et grâce à Descola nous savons que nous en avons quatre: quatre façons de faire monde, quatre façons de gérer nos relations avec les non humains. 

Mais quelle est la spécificité du Dasein dans ce que nous pourrions définir comme « un concert, ou un orchestre de l’être »? La réponse est évidente: nous en sommes la clarté questionnante, ou ce que Martin Heidegger appelle la clairière (lichtung). Cette clairière qualifie tout autant le fait que nos yeux ne sont pas bandés dans l’image de l’être-orchestre que cette zone blanche à la croisée des ontologies. Cela signifie qu’à la source des quatre politiques respectivement constituées dans les quatre ontologies, la réflexion anthropologique ouvre la perspective d’une politique du dasein, c’est-à-dire d’une réflexion politique qui se situe au plus prés de cette ouverture dans laquelle réside la spécificité du dasein: celle de voir, mais de voir quoi? L’inter-être des biotopes, Heidegger définit le dasein comme la clairière de l’être, c’est-à-dire ce qui voit au cœur même de la complexité les réseaux mêmes dans l’entrecroisement desquels être est comme une symphonie instrumentale qui s’accorde. De l’être nous sommes la vision, la perspective éclairante, extérieure et questionneuse, c’est-à-dire que nous voyons sous l’angle de la politique ce que les non humains font sans le voir, ni le savoir de l’intérieur de l’être. En d’autres termes, le Dasein est le regard politique de l’inter-être agissant dans l’être.

Que l’homme soit, comme le dit Aristote un « animal naturellement politique » prend ici un sens considérable. L’être humain n’est pas que vivant. Il est ce que c’est que se savoir vivant, avec tout ce que cela peut impliquer d’angoisse devant l’absence de sens de cette condition brute, donnée, contingente, ouverte à un futur non programmé, non programmable. Mais cette conscience qu’il possède de l’absence radicale de toute transcendance, de toute légitimité de l’être (du fait d’être) le dote d’un regard acéré, pertinent, juste sur la nature de ce que l’être est. Mais qu’est-il? Une conspiration, comme ou dit d’un complot qui se trame clandestinement. L’être est une conspiration entre des membres qui s’ignorent et sans le savoir ourdissent clandestinement des stratégies d’existence dont chacune se matérialise dans des cellules complotistes qui miraculeusement s’accordent. Nous pourrions dire de ces cellules qu’elles « inter-sont ». Seul le dasein peut voir à l’oeuvre cet inter être et c’est en ce sens qu’il peut se définir comme la fibre politique du vivant. Il est cela même qui perçoit l’inter-être de ce que c’est qu’être, et cela tout autant chez les animaux que les végétaux ou les minéraux. Le dasein est la bordure extérieure de ce que c’est qu’être (ou la clairière pour reprendre le vocabulaire Heideggerien) et cette situation particulière est tout à la fois porteuse d’une angoisse d’autant plus vive qu’il en a l’exclusivité et d’une justesse de vue exceptionnelle puisqu’elle le maintient au fait de l’efficience interstitielle du vivant.



Il se pourrait bien que la place de l’être humain dans le concert du vivant ne consiste pas du tout à jouer finalement mais à « veiller » à ce que cette harmonie qu’il est le seul à percevoir s’effectue politiquement. Ce qui s’ouvre à nous alors est un territoire d’observation sans équivalent et peut-être sans limite à la lumière duquel on mesure tout ce que nos perspectives nationalistes, patriotiques, raciales ont d’obsolète, de vain et surtout de « faux ». De ce que nous avons tort de concevoir comme la nature puisque nous en sommes partie prenante, nous sommes la conscience de la fibre interactive et politique.

L’erreur du naturalisme est d’avoir défini comme pouvoir une perspective politique dont l’essence est au contraire d’acter la puissance. Il n’est strictement rien que l’être humain ait à imposer de lui-même dans le monde. L’existence pour un dasein  consiste dans une pure exploration questionneuse de ce qu’elle est, de ce suspens interrogatif dans lequel elle consiste, et dans l’incroyable richesse des interactions grâce auxquelles elle se tient là, ici, maintenant, dans l’aplomb vertical d’une instance, d’une présence instamment « là ». De "l’être là" du monde ou plus exactement des mondes, l’humain n’est pas l’orchestrateur, mais l'interprète, ce qui, en un sens, ne l'empêche par d'en être l'auteur.

                    Plusieurs perspectives historique, philosophique, étymologique se rejoignent ici pour donner sens et raison à la thèse défendue par l’auteur. Historiquement la publication du livre de Hobbes, le Léviathan se produit 14 ans seulement après celle du discours de la méthode de Descartes (se rendre comme maître et possesseur de la nature). Quelque chose de radical donc en effet, s’effectue au 17e siècle (naissance d’une nouvelle science et conception politique du contrat). Mais il faut bien saisir le sens authentique de la phrase d’Aristote, du moins autant qu’on le peut. 

Le livre d’où est extrait cette fameuse citation est « politique » (écrit entre 335 et 323 avant JC). On sait que le terme utilisé par Aristote est Zôon politikon. Deux termes peuvent être utilisés en grec ancien pour signifier la vie: 

  1. Bios qui désigne les modes de vie
  2. Zoé qui signifie la vie organique telle qu’elle est partagée par les plantes, les animaux, les organismes.

On comprend bien ce qui se joue dans le terme choisi par l’auteur. S’il s’était agi de « Bios », Aristote aurait voulu dire que l’être humain disposait entre autres modes d’existence d’une façon d’être politique.  Or c’est Zoé et Zôon qu’il a choisi. Par conséquent, ce que veut dire Aristote c’est que le fait d’être vivant, chez l’être humain, n’est pas biologique mais politique. La vie, c’est une condition que l’être humain « habite », investit comme un champ politique. Nous ne sommes pas une créature qui, en plus d’être vivante cultiverait la politique comme l’une de ses façons excédentaires, artificielles, ajoutées au fait d’être, d'être. Nous sommes au contraire un être qui vit ce que c’est qu’être politiquement, c’est-à-dire socialement. Notre ontologie est fondamentalement politique. Notre rapport à ce que c’est qu’être, c’est de la socialisation, ce que l’on pourrait appeler en un sens particulier (qui n’est plus du tout le sens actuel) de la politisation (faire partie de la cité, d’un collectif). 




C’est donc ici que nous rejoignons, en faisant un grand bond dans les siècles (très grand: 25 siècles), la perspective de Descola et le fait que c’est bien le terme d’ « ontologie » qu’il utilise, en affirmant qu’il y en a quatre. Chaque culture a sa spécificité mais grâce à ses travaux, nous pouvons considérer qu’il en existe  quatre, donc. C’est ici que la notion de mobilier ontologique prend tout son sens, un animiste ne perçoit pas davantage que la tique ce qui ne fait pas partie de son ontologie. Il existe donc bel et bien un rapport entre la constitution réciproque de soi et du milieu chez l’animal (biotope) et chez l’être humain (polis). Toutefois, la différence tient dans l’effort possible de symétrisation qui révèle chez l’homme cette zone neutre potentielle dans laquelle tout être humain peut se socialiser différemment de sa politisation originelle par l’animisme, le naturalisme, etc. 

Cette zone neutre présente un rapport aussi évident qu’existentiel avec le dasein. Contrairement à l’animal dont le rapport avec le biotope est biologique, l’être humain est originellement jeté dans un monde sans rôle à y tenir et sans partition à y jouer. Il n’a pas de désinhibiteurs  pré-ontologiquement définis (comme nous l’avions vu, l’être humain se donne à lui-même des interdits fondateurs comme la prohibition de l’inceste). Ce que nous retrouvons ici dans cette condition neutre du dasein, c’est l’angoisse inhérente à un être dont l’être n’est pas, contrairement aux animaux, soutenu par une raison d’être.

La politisation ou la socialisation se glisse précisément dans cette béance, dans cette brèche là, dans un vide.  Etre est une condition avec laquelle l’animal non humain se situe immédiatement de plain pied. L’animal humain lui est politique, son rapport à l’être est constructible. Il y a du mou dans cet ancrage là, comme une zone de brouillage ou de suspens que l’on peut parfaitement rendre par le terme latin d’inter/essement. Entre l’homme et l’être il y a de la médiation, ce que l’on pourrait appeler de l’intercalage. L’être humain s’intercale entre l’être et l’étant. Dans la totalité du vivant, c’est comme si quelque chose dés lors dans sa vacuité même, dans ce suspens dont il porte le poids comme on le dirait d’une croix le désignait comme seul intercesseur possible. 

En d’autres termes, la phrase d’Aristote, particulièrement si on prête attention à la distinction Bios/Zoé (et comment faire autrement?) ne pose aucunement les bases d’une cité fermée, close sur elle-même, et fermée au monde mais le désigne comme le porteur exclusif d’une intelligence politique des rapports de tous les vivants au sein même du vivant. Il est un intercesseur du vivant, un intermédiaire. Il n’est pas, il « inter-est ».

             Il n’est pas du tout question ici de croire à une destination divine ou naturelle de l’être humain mais au contraire de prendre acte de ce vide, de cette absence de biotope qui fait de nous des dasein. Nous ne sommes pas du tout le chef d’orchestre de cet étrange concert de musiciens aux yeux bandés auxquels participent toutes les autres créatures. Nous n’en sommes que l’éclairage, que la lumière comme le dit Martin Heidegger: la clairière, parce que nos yeux à nous ne sont pas bandés et que nous sommes aux premières loges de cette harmonie entre les biotopes que constitue le vivant. Nous ne sommes là que pour la célébrer, pour la comprendre, mais aussi pour la politiser, pour produire une version politique du vivant. Nous avons pour tâche de traduire en termes politiques, ce qui s'effectue en termes génétiques et ce qui doit ici nous troubler, voire nous sidérer de justesse, c’est qu’en fait dans cette œuvre là, art et science agissent main dans la main.





Du coup, le 17e siècle apparaît clairement à nos yeux comme le siècle de la rupture radicale avec l’extrême justesse de la phrase d’Aristote, avec la superbe et pertinente feuille de route éthique qu’elle nous fixait à nous Humains, d’une part avec ce tournant scientifique formulé clairement par Descartes: « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » (où pointe déjà le transhumanisme)  et d’autre part par cette direction imposée par Hobbes dans le domaine politique.

Ce qui caractérise totalement la démarche de Hobbes est la nature utilitaire, fonctionnelle, vitale du passage de l’état de nature à l’état civil. C’est comme si Philippe Descola, quatre siècles plus tard, avait, avec la perspective naturaliste, parfaitement révélé les ressorts communs et fondamentaux des démarches conjuguées de Hobbes et Descartes, au-delà des différences radicales entre ces deux auteurs. De la même façon que Descartes entend rendre la science utile et pratique (sous entendu pour l’humain), Hobbes définit le contrat comme la seule option possible à l’existence durable d’un état civil humain sur la base duquel l’humanité peut enfin déployer isolément son « potentiel. »

L’autre point commun de ces deux auteurs est le mécanisme: de la même façon que la machine devient pour Descartes le modèle d’intelligibilité des modes végétal et animal, le Léviathan de Hobbes est une machine, un artifice grâce auquel tous les hommes ne vivent plus sous la menace de l’agression ou de la mort violente puisqu’ils ont délégué à un seul pouvoir leur liberté totale et peuvent jouir en échange d’une liberté citoyenne limitée mais sûre, garantie par lui. L’exercice de la souveraineté est devenue la garantie de la sécurité grâce à laquelle la liberté réduite est assurée pour chacune et chacun.

Ce qui s’amorce donc avec ce tournant opéré par Hobbes, c’est la substitution de la question de savoir comment exercer un pouvoir sur une population humaine à celle de savoir comment réaliser ce rapport politique à la vie qui définit en propre l’animal humain. Autant les non-humains sont entièrement exclus du premier (ce qui n’annonce rien de bon peur eux) autant ils font partie intégrante des termes mêmes de la seconde. Nous comprenons ainsi parfaitement ce que veut dire Descola lorsque il écrit: « Il faut substituer à ce modèle issu des théories classiques de la souveraineté un tissu d'écosystèmes, de milieux de vie, qui sont à la fois urbains et ruraux, interdépendants et en partie autonomes. » 

Il faut insister sur l’importance cruciale que revêt la substitution par Hobbes d’un schéma politique tourné vers la survie à la conception aristotélicienne de la vie politique de l’animal humain. La politique n’est nullement pour le philosophe grec la seule possibilité offerte à l’humain de survivre mais plus simplement la définition de son être, le fil rouge de sa persévérance mais dans son être, pas dans sa survie. Et c’est précisément de  cette persévérance là que nous nous sommes écartés, à partir de Hobbes, en ne posant comme problème politique à résoudre que celui de la souveraineté, de l’autorité,  et surtout de la sécurité alors que la politique est originellement et exclusivement l’art de cultiver l’aptitude de l'être humain à s’intercaler dans les interactions des non-humains, entre les lignes de tous ces biotopes dont l’enchevêtrement compose autant de mondes vivants que d’espèces et de milieux.

Dés lors, nous comprenons qu’aucun sujet ne saurait être plus éloigné de la politique que celui de la sécurité, tout simplement parce qu’il rate entièrement la réalité incontournable de la phrase d’Aristote. La vie dans son acception organique, c’est justement ce que l’être humain ne connaît pas. La politique c’est le biais par lequel et grâce auquel quelque chose d’unique, de propre à l’être humain, s’effectue dans le monde, ou plutôt dans les mondes, en n’étant pas biologique. Ce que l’humain EST, c’est ça: une modalité non génétique de venir au vivant, en y insinuant de la politisation, de la socialisation C’est comme si Hobbes ramenait l’être humain à ce qu’il n’est pas en faisant prévaloir à son endroit une logique vitale là où ne peut se déployer qu’une libération d’être. L’être et la vie organique constituent en effet deux pôles absolument irréconciliables au sein de toute réflexion philosophique. 


            
                                 La représentation de la nature par Hobbes est, pour le moins, caricaturale. Tout ne semble y être régi que par la violence, particulièrement l'être humain lui-même de telle sorte que seule la menace d'un pouvoir artificiel composé de toutes ces libertés auxquelles les citoyens renoncent sera, selon lui, à même de garantir un état de paix suffisamment durable pour que les êtres humains puissent y développer leurs facultés et constituer une culture, un état civil. La politique, dés lors, se réduit à la gestion d'un rapport de forces entre les hommes et le léviathan. Il n'est question que d'une seule chose: l'exercice d'un pouvoir exercé sur la population d'un État appuyé sur le contrat tacite qui fait de chacun de ses membres un contractant à cette machine artificielle du pacte avec le souverain.
                                Nous ne sommes plus du tout dans une ontologie politique, c'est-à-dire dans une considération de la politique comme faisant partie intégrante d'une humanité définie par un mode spécifique et exclusif d'être. Au contraire, c'est l'humain en tant qu'impliqué dans le seul et unique but de survivre dans la nature qui se retrouve de force imbriqué dans un rapport de pouvoir qui ne peut se gérer que dans un contrat. L'Humain n'est pas du tout un animal naturellement politique, il est un vivant qui n'aspire qu'à demeurer sauf en souscrivant à la diminution contractuelle et artificielle de sa puissance.
                        Nous mesurons tout ce que la conception Hobbesienne a bouleversé dans notre modernité politique en pointant l'importance accordée à la sécurité, à la défense des frontières d'un territoire alors même qu'il n'est rien de tout cela qui puisse prétendre au titre de politique dans la conception aristotélicienne qui finalement repose sur la spécificité et l'intelligence d'un lien social.
                                Or cette intelligence des interactions, nous voyons mal comment elle pourrait s'effectuer dans le seul cadre de la cité puisque de fait elle a toujours été "avant". "Ce qui est premier, ce sont des environnements fragiles où coexistent des humains et des non-humains." Que les hommes aient en eux à inventer des contrats susceptibles de gérer la contradiction entre leur nature et leur citoyenneté est une idée somme toute étrange dont on voit mal d'où elle aurait pu émerger si ce n'est du présupposé naturaliste selon lequel la nature existe.

Tous les théoriciens politiques qui de Locke jusqu’à Rousseau ont posé à la source de leur réflexion la distinction entre l’état de nature et l’état civil sont profondément naturalistes. Que ce soit pour affirmer que l’homme à l’état de nature est mauvais (Hobbes) ou qu’il soit bon (Rousseau), ils ne posent finalement qu’une seule question qui est celle de la source de légitimité de l’exercice d’un pouvoir comme si le seul objet posé par la politique était celui de la souveraineté de l’état.


Ce qu’il est vraiment fascinant de réaliser c’est qu’en un certain sens, les thèses de Descola, aussi révolutionnaires, utopistes et réformistes qu’on puisse les juger reviennent en fait à une certaine conception qui remonte à l’antiquité et à Aristote, même s’il est absolument impossible de suspecter Aristote d’avoir la même représentation des milieux animaux et végétaux que celle de Von Uexküll.

il est d’ailleurs assez difficile de classer les thèses d’Aristote à partir des ontologies de Philippe Descola car la philosophe grec distingue quatre types d’âme:

  • L’âme végétative (qui désigne les mouvements vitaux comme se nourrir, se reproduire. 
  • L’âme sensitive qui désigne la sensibilité, l’aptitude à ressentir
  • L’âme motrice ou appétitive qui signifie la capacité de se mouvoir
  • L’âme intellective qui ne peut être acquise que par les animaux rationnels (humains)

Or de ces quatre types d’âme, il n’est qu’une qui dessine clairement une différence entre les humains et les animaux et c’est la 4e. La pensée d’Aristote oscille donc entre l’animisme et le naturalisme. Toutefois, il est clair que pour lui, l’âme intellective est précisément celle qui est mobilisée dans la constitution de la cité. Par conséquent, le rapprochement avec tout ce que Philippe Descola développe a ses limites.

Il n’en reste pas moins que quelque chose du zôon politikon d’Aristote se déploie, suit son cheminement jusqu’à ce texte, dans la mesure où déjà pour Aristote, la politique était une question d’inter-essement, d’entre-Etre. L’être humain est une créature d’intermédiation.



Mais alors, que faisons-nous? L’explication du deuxième moment du texte nous a clairement permis de distinguer dans notre histoire le fondement même d’une théorie politique chez Aristote dont le mouvement a été détourné par Hobbes et dont il nous revient aujourd’hui de suivre la feuille de route en l’adaptant aux conditions qui sont les nôtres, à savoir une situation écologique catastrophique et une prise de conscience qui tarde et qui, nous savons maintenant pourquoi, ne semble pas tellement préoccuper nos dirigeants (imprégnés qu’ils sont des postulats naturalistes d’exploitation de la nature ressource).

Bien qu’écrit en 2014, le livre d’où est extrait ce texte: « la composition des mondes » contient en germe des thèses dont les travaux les plus récents de Philipe Descola développent les implications de façon plus claires, ce qui nous permet de mieux comprendre l’expression utilisée ici: « un tissu d'écosystèmes, de milieux de vie, qui sont à la fois urbains et ruraux, interdépendants et en partie autonomes. Et dans ces espaces, des interactions complexes impliquant des échanges d'énergie, d'information, se produisent, qui doivent être menées au mieux, de façon à ce que la perpétuation de la vie des humains passe aussi par une meilleure prise en compte de leurs échanges avec les non-humains. »

  Nous sommes aujourd’hui coincé.e.s entre d’une part des politiques menées par des dirigeants qui ont fondé leur succès et leur arrivée au pouvoir sur le mondialisme, c’est-à-dire l’étendue au monde entier des thèses économiques libérales (totalement naturalistes, c’est-à-dire fondées sur une représentation d’une croissance n’ayant d’autre finalité que de toujours maintenir les échanges et la surconsommation) et de l’autre côté des projets violents prônant une révolution brutale par la destitution de ces régimes par le « peuple » (même si précisément les signes émanant de la part du peuple en faveur d’une telle révolution font totalement défauts comme en témoignent les résultats les plus récents des votes dans plusieurs pays).


Il existe une 3e voie qui déjà s’amorce dans les thèses formulées ici, à savoir dans la troisième parie du texte. Ce qu’il convient de faire émerger non seulement dans l’esprit mais aussi dans le corps des humains, ce n’est pas la destitution de l’Etat selon Philippe Descola, c’est plutôt un certain type de rapport avec la notion de territoire et le consentement à une forme de coexistence entre l’Etat et des collectifs prenant autrement en charge l’occupation d’un territoire:

« Cette troisième voie suppose une forme d‘accommodement entre un Etat providence et des collectifs qui, en partie grâce à lui et en partie hors de lui se consacrent à développer des formes de vie communes alternatives à celles qu’il (l’état) promeut. » Plus loin , dans ce livre « Ethnographies des mondes à venir », Descola poursuit « On sait maintenant que l’Etat ne se détruit pas lui-même même s’il peut temporellement s’effriter, parce qu’il continue à vivre dans la tête de celles et ceux qui en ont été les sujets  ou qui l’ont combattu. Mais il peut changer de nature si, comme cela a souvent été le cas dans l’histoire de l’humanité, il est environné de collectifs qui le tiennent à distance et constituent autant de zones refuges pour celles et ceux qui fuient leur emprise (…) 

C’est pourquoi une cosmopolitique nouvelle pourrait prendre la forme d’un archipel mondial d’Etats sobres et fonctionnant selon le principe d’une démocratie continue, c’est-à-dire établie sur la participation personnelle des citoyens à l’action publique. Des états qui abriteraient ici et là en leur sein un tissu de communes égalitaires, organisées autour de la défense de communs (ressources gérées par une communauté) ayant statué de personnes morales; pour celles qui le souhaitent, elles auraient le loisir de se réunir dans des structures fédérales servant d’interface entre des Etats et des non-humains juridiquement représentés à ce niveau, depuis les grands fleuves et les glaciers jusqu’aux bassins versants des forêts tropicales et aux atolls du Pacifique. »




Il existe en effet une tâche que seul l’être humain peut accomplir, en tant qu’animal politique, c’est celle de traduire en termes politiques, cette intelligence des rapports entre les biotopes qui constituent finalement la nature naturante telle que Spinoza  en décrit la dynamique. Ce qu’il faut bien saisir, c’est que la nature n’a pas attendu que l’homme lui donne juridiquement des droits pour se donner à elle-même toute légitimité à être. Celle légitimité n’est rien d’autre que la libération de cette puissance observable au coeur de tous les milieux humains et non humains. Ce qu’il nous faut conquérir c’est l‘intelligence d’un vivant qui finalement ne se déploie qu’en myriades ou de façon kaléidoscopique, exactement comme un visage qui ne pourrait se refléter que par la multitude de fragments d’un miroir brisé. Etre c’est à la fois tout un (parce que ce visage est UN visage) mais en même temps cette unité ne se dit qu’au fil de cette fragmentation de reflets. Quelle politique saurait être à la hauteur d’une telle ontologie?

Celle qui saurait mêler la revendication centralisatrice de l’Etat avec cela même qui la rend heureusement impossible. Il faut se mettre au niveau de la diversification des territoires et des écosystèmes sans pour autant renoncer à l’expression étatique d’une puissance naturante si continuellement efficiente.

 




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire