vendredi 8 décembre 2023

Terminales HLP: les métamorphoses du moi (2)

 


4) Cogito et Dasein

Mais cela pose une question: est-ce une certitude sur le moi que découvre Descartes ou plutôt une vérité sur le je?  En effet, nous ne voyons pas bien en quoi cette substance pourrait être celle d’un « moi », tout simplement parce que cette capacité de penser dans laquelle Descartes situe la première de toutes les certitudes ne me renseigne en aucune façon sur cet être singulier dans lequel je consiste mais au contraire dans une sorte d’activité universelle qui définit tous les êtres humains. C’est bien plutôt le je du « je pense »: un je dépouillé de toutes ces caractéristiques qui me sont propres, personnelles et qui constituent ce qui fait que moi moi n’est pas celui de mon semblable. C’est un je universel et métaphysique et pas du tout un moi personnel et psychologique. Ce que Descartes découvre et désigne avec le terme de substance c’est qu’il est un sujet au même titre que tout sujet pensant, et pas du tout un « moi »

Par comparaison, nous pourrions, au contraire trouver le moi dans les thèses freudiennes qui sont radicalement incompatibles avec celles de Descartes. Or rien n’est plus éloigné d’être une substance dans la description des trois instances chez Freud que le moi. Chacune et chacun de nous selon le psychanalyste autrichien est d’abord constitué par le fait d’être animé.e de pulsions majoritairement sexuelles (et cela donc dés l’enfance) puis d’avoir à composer avec le sur moi qui est l’intériorisation des interdits et des règles imposées par les parents (lesquelles préfigurent les interdits de la société de la religion, de la morale, de la loi) , surtout le Père ou l’image du Père. Le moi est l’instance qui n’a d’autre consistance que de dessiner une sorte de « zone tampon » entre ces deux influences contraires qui ne cessent de nous tirailler d’un côté et de l’autre de cette ligne qu’est la renonciation à nos pulsions à cause des interdits. II n’est vraiment rien de cela qui puisse aspirer au statut de substance.



Descartes (1596 - 1650) est né à la toute fin du 16e siècle et Freud (1856 - 1939) au milieu du 19e. Il n’est vraiment pas question ici de comparer ce qui ne peut pas l’être, mais simplement de préciser la nature de la découverte  de Descartes et de montrer à quel point elle consiste dans un Je métaphysique et universel plutôt que dans celle d’un moi psychologique et individuel. Le fait même que la formulation finale qui fera d’ailleurs la postérité de ce passage des méditations métaphysiques soit « je pense donc je suis » le prouve avec suffisamment d’évidence pour nous convaincre. 

C’est plutôt le mot « substance » qui pose ici question et, au-delà des siècles qui séparent Descartes et Freud, la différence impressionnante de nature entre ce que Descartes dit du sujet et ce que Freud en déduit de sa conception des trois instances (ça, moi et sur-moi).  Rappelons nous ici de notre problématique: il est question de savoir quel statut nous pouvons donner au moi au regard du Dasein. Comment avoir un moi, si nous prenons en compte qu’un dasein éprouve au contraire l’évidence de la contingence de sa condition (il aurait pu ne pas être et fait l’expérience, par la mort possible, de la fragilité de son être qui finalement rien ne fonde, ni ne justifie à être)?

Rien ne serait plus faux et plus anachronique que de voir en Descartes un précurseur du Dasein (comme il a été dit, c’est beaucoup plus envisageable pour Pascal) parce que même si sa démarche est celle du doute, c’est un doute résolu, volontaire qui manifeste une activité, une démarche active dont le but est une vérité. Pour Heidegger comme pour Pascal, le Dasein est une intuition, un sentiment, une angoisse. Descartes utilise le doute dans un raisonnement. On pourrait dire qu’il ne doute pas de douter et que c’est dans cette certitude indubitable qu’il va finalement situer le « je pense ». Je peux bien douter jusqu’à penser que je ne suis rien, encore faut-il que je sois quelque chose pour penser que je ne suis rien. Nous n’insisterons jamais assez sur l’importance de cette volonté du sujet cartésien dans la découverte du « je pense donc je suis », c’est-à-dire finalement dans cette affirmation de la substance pensante, ou encore de cette thèse selon laquelle la première certitude qu’un être humain pusse acquérir est celle d’être « une chose qui pense ».

C’est exactement comme si un être humain découvrait en soi qu’il a de soi-même les moyens de se faire advenir, de se fonder. Chacune et chacun de nous est né.e physiquement de ses parents et, au-delà de ses parents, de la vie biologique. Mais on comprend bien que Descartes ne nous parle absolument pas de tout cela. Recourir au film des frères Wachovski est assez éclairant de ce point de vue pour saisir la différence entre naissance physique et naissance métaphysique. Si nous sommes dans la matrice, le programme nous mettra dans la tête la fausse histoire de notre vie. Nous croirons avoir des parents alors qu’en réalité c’est la matrice qui nous fait naître de façon génétiquement programmée, artificielle. Les humains « cultivés » dans la matrice n’ont pas de parents mais ils sont persuadés d’en avoir. Qu’est-ce que cela prouve? Finalement la fiction du malin génie évoquée par Descartes ressemble assez singulièrement à la matrice du film des frères Wachovski. La croyance d’avoir tels ou tels parents, voire d’avoir des parents peut être donc intégrée à cette fiction qui sert à Descartes de principe de sélection de nos certitudes fondées. 


            On peut me tromper sur le fait que je pense avoir des parents mais on ne peut pas me tromper sur le fait qu’en le pensant, je suis au moins cela: une pensée, fusse-t-elle trompée. Et cette pensée selon laquelle «  moi, je pense »:  elle, elle EST même si ce qu’elle pense est faux. Quiconque réalise cela se fonde lui-même, c’est-à-dire réalise en lui, qu’il y a en lui de lui-même un raisonnement qui le justifie, qui fonde par sa pensée sa pensée comme la preuve la plus irréfutable de son être. Le je pense donc je suis nous fonde en raison. C’est comme si notre naissance physique était soulevée, dépassée, presque subvertie par l’évidence de raison de notre naissance métaphysique, naissance étrange par laquelle un sujet « Je pense » est à lui même son propre géniteur. On peut dire que la pensée de Descartes ici accomplit parfaitement l’unité des sens du mot français: « réaliser ». Cela signifie comprendre, saisir l’évidence d’une chose que l’on apercevait pas avant mais cela signifie aussi produire. En réalisant qu’il faut forcément que je sois une chose qui pense pour penser et même penser que je ne suis rien, je me fais exister, « venir au monde" en tant que pensée et c’est aux yeux de Descartes une certitude.

Qu’on y réfléchisse un peu et il nous apparaîtra que le raisonnement de Descartes et sa conclusion sont, point par point, le contraire absolu de l’intuition du Dasein, chez Heidegger, précisément parce que Descartes découvre ou croit découvrir dans le sujet de quoi fonder en lui sa propre raison d’être alors que c’est cela qui fait radicalement et définitivement défaut au Dasein.



On peut ainsi formuler la thèse de Descartes de telle sorte qu’elle répond parfaitement à notre problématique même si évidemment, cela n’a jamais été le souci de l’auteur (puisque le dasein est un concept du 20e siècle). Comment faire droit à la notion de moi une fois que l’on a saisi la condition qui est la notre du point de vue du Da sein? En la définissant comme une substance pensante. Le problème c’est que cette condition que découvre Descartes, à savoir qu’il faut bien que je sois quelque chose même pour penser que je suis rien, est une condition que le sujet conquiert en pensant, et plus encore en se pensant. Je pense que je suis et je ne me trompe pas, au moins, à ce moment là des méditations, c’est-à-dire tant que j’en reste l,à parce que dés que j’émets des suppositions sur ce que je suis, sur ma quiddité, je peux être trompé par le rêve, par l’auto-suggestion, par le malin génie. On pourrait en déduire, donc, que Descartes découvre qu’il existe de la même façon que le dasein éprouve son existence, mais ce serait totalement FAUX, parce que cette certitude d’exister est bien effective en tant que je suis la pensée d’exister. Et c’est exactement ce que Descartes affirme: je suis une chose qui pense, chose: cela signifie substance. Je suis une substance dont toute l’essence est de penser. Une substance désigne également ce qui est cause de soi (ce sera précisément la raison pour laquelle dans la philosophie de Spinoza, seul Dieu, c’est-à-dire la nature, est substance)  L’existence du sujet pensant se fonde en raison. On pourrait dire qu’elle est davantage déduite qu’éprouvée, ressentie. Il y a nécessité à penser que je suis, parce qu’il faut bien que je sois, même pour penser que je ne suis rien. Cette nécessité (ne pas oublier que la nécessité est le contraire de la contingence) est de très, très grande importance: elle constitue finalement la base conceptuelle de ce que l’on peut appeler les philosophies du sujet (on peut citer trois philosophies du sujet: Descartes, Kant, et Sartre et pour Sartre, justement il y a un problème parce qu’il essaie de réunir ce qui ne peut pas l’être à savoir le sujet et le Dasein)).


Nous devons absolument nous souvenir que tout le raisonnement de Descartes part d’une décision, d’une résolution de douter, d’activer cette machine du doute. Il VEUT activer un principe de sélection qui lui permettrait de découvrir une certitude. Ce principe de sélection est le doute, qui est un acte de pensée. Descartes VEUT donc douter et de ce doute qui finalement « dévaste tout sur son passage » il ne retire qu’une conclusion, à savoir qu’il est une chose qui pense. De ceci que je veuille douter, il s’ensuit qu’il faut bien que je sois, même pour penser que rien ne résistant au doute, je ne suis qu’une chose qui pense. 

  1. Je veux douter
  2. Je veux douter de tout y compris du fait que je sois
  3. Mais il faut bien que je sois pour douter que je sois
  4. Donc la volonté de douter m’impose logiquement de conclure que je suis, ne serait-ce qu’une chose dont toute l’essence est de douter donc de penser

Le problème c’est qu’à aucun moment de son raisonnement Descartes n’a poussé le doute jusqu’à envisager qu’un malin génie pouvait se glisser au coeur même de sa résolution de départ celle du « Je doute » , c’est-à-dire jusqu’à l’idée d’un doute assez puissant pour briser le rapport volontaire d’un sujet à sa pensée de douter. Nous pouvons parfaitement concevoir que la pensée du doute se réalise en nous quand précisément ce n’est plus nous qui doutons mais au contraire une pensée qui vient d’ailleurs et manifeste assez de puissance pour briser ce lien du sujet Je à ce qu’il pense. Le doute ne serait -il pas plutôt l’effraction d’une pensée autre qui casse l’idée même que ce soit moi qui pense?

Descartes pense aller très loin dans la représentation de cette effraction possible en se représentant le malin génie, mais à aucun moment il ne la situe dans le rapport d’un sujet je à ce qu’il pense. Or que l’acte de penser soit en lui-même le mouvement par lequel le sujet se fait dépasser par une pensée AUTRE qui prend en lui le contrôle de ce que c’est que penser, c’est exactement ce qui se passe en nous quand nous rêvons, quand nous faisons des lapsus, voire quand nous souffrons de troubles de comportement attestant du fait que notre pensée n’est plus vraiment « notre ». 


Mais qu'est-ce donc que je suis? une chose qui pense. Qu'est-ce qu'une chose qui pense? c'est une chose qui doute, qui entend, "qui conçoit", qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. Certes, ce n'est pas peu si toutes ces choses appartiennent à ma nature. Mais pourquoi n'y appartiendraient-elles pas? Ne suis-je pas celui-là même qui maintenant doute presque de tout, qui néanmoins entend et conçoit certaines choses, qui affirme celles-là seules être véritables, qui nie toutes les autres, qui veut et désire d'en connaître davantage, qui ne veut pas être trompé, qui imagine beaucoup de choses, même quelquefois en dépit que j'en aie, et qui en sent aussi beaucoup, comme par l'entremise des organes du corps? Y a-t-il rien de tout cela qui ne soit aussi véritable qu'il est certain que je suis et que j'existe, quand même je dormirais toujours, et que celui qui m'a donné l'être se servirait de toute son industrie pour m'abuser? Y a-t-il aussi aucun de ces attributs qui puisse être distingué de ma pensée, ou qu'on puisse dire être séparé de moi-même? Car il est de soi si évident que c'est moi qui doute, qui entends et qui désire, qu'il n'est pas ici besoin de rien ajouter pour l'expliquer.

Ce passage des méditations métaphysiques est vraiment crucial car c’est quasiment  de façon linéaire et suivie que Descartes évoque ce qui à tous égards ressemble à une toute puissance du sujet: « je pense » et  désigne sans s’en rendre compte le point de faillite de son raisonnement. Ne suis-je pas celui là même qui maintenant doute de presque tout, qui néanmoins…etc. » Ayant prouvé qu’il ne pouvait pas ne pas exister puisque qu’il faut bien qu’il soit pour penser, même pour penser qu’il n’est rien, Descartes élargit le domaine de ses certitudes à tout ce qui en lui manifeste une activité. Penser, en effet, ne signifie pas seulement raisonner mais aussi douter, affirmer, concevoir, imaginer, sentir. Tant que je maintiens ces activités hors de toute conclusion, tant que je les conçois en tant qu’actes, il ne fait selon lui aucun doute qu’elle manifeste bel et bien l’existence d’un je, d’un sujet. Il y a un "vouloir être » en tout sujet et ce vouloir être qui ne fait qu’un avec un vouloir penser, un vouloir sentir, un vouloir douter, un vouloir imaginer, etc. manifeste bien l’existence d’un je , d’un moi, d’une substance.

Dans la philosophie de Descartes, la volonté est infinie, cela veut dire que par la pensée un sujet se découvre doté du pouvoir de se fonder lui-même par lui-même, effectivement, activement comme si contrairement à la naissance physique, cette sorte de naissance métaphysique qui définit (ou qui justement « l’infinit ») le cogito ne nécessitait aucun autre pouvoir que le sien. Aucun Humain ne peut vouloir penser qu’il est sans par là même s’effectuer en tant que pensée d’être, en tant que pensée qu’il est, et cette pensée de fait « est », donc je suis. On aboutit donc à cette conclusion: « de ceci que je veuille penser que je suis, je suis ». Et cela pose problème: quiconque se répète cette dernière formulation perçoit bien une puissance thaumaturgique de la formule, une sorte de "sésame ouvre-toi! » qui finalement se donne trop à soi-même, s’octroie une facilité qu’il n’a pas justification à se donner. Mais laquelle?


5) Le moi, le sujet et le prédicat

Celle-là même que Descartes évoque en la qualifiant d’évidence: « car il est de soi si évident que c’est moi qui doute, qui entends et qui désire qu’il n’est pas ici besoin de rien ajouter pour l’expliquer. » C’est comme si Descartes ayant pourtant initié l’un des efforts métaphysiques les plus remarquables qui ait jamais été libéré philosophiquement afin de fonder une certitude avait négligé quelque chose précisément parce que cette chose est trop « là » pour qu’on la voit , tout comme la lettre volée dans  l’historie extraordinaire d’Edgar Allan Poe. 

Car d’où vient cette évidence absolue que c’est moi qui pense, qui doute, qui entends, qui désire, etc?  Appliquons nous particulièrement à ce dernier verbe d’ailleurs « désirer ». Est-ce vraiment moi qui désire? Si c’était le cas, ne serions nous pas toujours les maîtres de nos désirs? N’est-ce pas précisément du contraire dont nous faisons l’expérience, à savoir d’un manque radical de maîtrise de nos désirs?

Ce dont fait l’épreuve une personne qui désire c’est que son « je » n’est plus opérationnel, qu’elle n’est en rien celle qui commande l’action, ,qui  la contrôle, et qui la finalise. Ce dont fait l’expérience un je qui désire, c’est qu’il n’est plus un sujet mais un objet. Nos rêves libèrent des fantasmes et un fantasme est une pensée que je ne contrôle plus par aucun biais. Ce n’est donc pas « je désire » que nous devrions dire, mais plutôt le désir m’assujettit en ce sens que j’en suis le sujet mais comme on dit d’un serviteur qu’il est le loyal sujet de son roi, c’est-à-dire finalement l’objet plutôt. Et d’ailleurs n’en va t-il pas de même pour nos pensées qui ne sont nôtres qu’en tant qu’elle nous viennent, nous traversent, nous animent mais certainement pas au sens où nous en serions les auteurs. Mais alors d’où vient l’illusion du je pense? De ce que Roland Barthes décrit comme exemples du fascisme de la langue: « Dans notre langue française, je suis astreint à me poser d'abord en sujet, avant d'énoncer l'action qui ne sera plus dès lors que mon attribut : ce que je fais n'est que la conséquence et la consécution de ce que je suis. »

Descartes avait pensé à tout sauf aux usages grammaticaux de la langue dans laquelle il s’exprime, usages selon lesquels un verbe s’accorde toujours au sujet, ce qui accrédite l’idée que c’est toujours un sujet qui agit dans une phrase, alors même que rien ne prouve que dans la réalité, ce ne soit pas plutôt le verbe qui effectue le sujet: je ne suis pas celui qui désire, désirer est ce qui se fait en moi et finalement ce qui fait le moi. Si nous suivons cette phrase, nous aboutissons exactement au ça freudien.




Résumons: Descartes découvre dans le je pense de tout sujet, c’est-à-dire dans la capacité de tout sujet pensant à faire retour à soi et à y faire la distinction entre ce qui est pensé et l’acte de le penser une absolue certitude: ce « je pense » nécessairement existe.  Il se peut que tout ce que je pense soit faux, mais il n’est pas possible que cet acte de le penser ne soit rien. La pensée qui se formulerait de la façon suivante: « je pense que je ne suis rien » est fausse, parce que je suis, au moins cette pensée de n’être rien et qu’il faut bien que cette pensée soit puisque « de fait » elle « est ». Or cette pensée ne peut pas être émise sans l’être par le je qui la pense, donc je suis (c’est exactement sur ce dernier point que porte la contradiction que Nietzsche oppose à Descartes) 

Il est très éclairant ici de pointer l’opposition avec Freud, même si historiquement, il serait anachronique d’attendre ou d’exiger de Descartes qu’il reconnaissance quelque chose d’aussi déstabilisant que l’inconscient  Freudien. Pour le psychanalyse, d’où vient qu’il y ait un moi? De cette zone de contact et d’affrontement entre le ça  (pulsions) et le sur-moi (intériorisation de l’interdit paternel). Notre moi n’est rien de plus ni de moins que cette incessante tentative d’arrangement, de négociation entre nos désirs les plus fous, les plus déments, les plus ingérables (l’oedipe), les plus asociaux et la civilisation, les lois, la famille, la prohibition de l’inceste. Le moi est le champ de bataille du désir et de la socialisation, avec tout ce que cela implique de refoulement (nécessaire). L’être humain est un animal refoulé et le moi est la ligne de fracture qui se dessine entre les exigences intenables de ses désirs et l’imposition incontournable de la loi. Il faut remarquer à quel point le moi est la tentative de composition avec deux forces antécédentes qui sont toujours là avant: la nature et la civilisation. Nous pourrions presque dire que le moi est la pointe la plus avancée, la plus présente de ce combat d’arrière garde là (celui qui fait que nous  n’en aurons jamais fini d’être cet animal refoulé par les exigences de notre socialisation). C’est donc sur le fond de l’existence préalable et finalement exhaustive, pleine (notamment pour ce qui concerne la nature) que le moi se détache. Il est chronologiquement la dernière instance. Le moi est historique, pas du tout au sens d’importance historique, mais à celui de « chronologique ». Il est un processus d’accommodation de ce que Schopenhauer a appelé le « vouloir vivre » avec la société. Nous pouvons donc dire du moi freudien qu’il est 1) précaire, en perpétuel situation d’instabilité 2) historique (au sens où il improvise une ligne, un cheminement entre deux exigences contradictoires 3) contingent parce que la multiplicité des facteurs qui entrent en jeu dans cette tentative d’arrangement tient du hasard plus que d’une quelconque nécessité. Chacune, chacun de nous «  fait ce qu’il peut » et c’est cet effort pour être qui dessine le moi bien plus comme une ligne sinueuse et aléatoire que comme une substance.


Nous pourrions point par point reprendre ces trois caractéristiques et montrer que le je pense cartésien est le contraire du moi Freudien. Le « je pense »  est en effet 1) certain, posé comme hors de doute (puisque même en doutant de soi, il « est ») 2) anhistorique parce qu’il n’est pas un processus mais une faculté 3) nécessaire en ce sens qu’il situe sa nécessité d’être au même niveau que celle de l’être, il se déduit logiquement. C’est comme l’existence du je pense s’imposait de la seule rigueur d’un raisonnement. Je peux me tromper en pensant que j’ai un corps mais je ne suis pas trompé en pensant que je pense avoir un corps, même si je n’en ai pas. Je serai au moins cela et ce « au moins »  pointe vers quelque chose: la pensée que j’ai un corps, pensée qui n’est pas rien. A tout le moins, je suis cela: la pensée d’avoir un corps.

La réfutation de Nietzsche n’intervient pas dans l’évidence de cette pensée. Celle-ci « est » bel et bien. Par contre, que cette pensée vienne de moi, c’’est-à-dire que ce soit moi qui la pense: cela ne semble pas du tout assuré pour Nietzsche. Finalement c’est la déduction logique de l’existence d’une pensée à l’affirmation du je comme auteur de cette pensée que Nietzsche s’attaque:


Pour ce qui est de la superstition des logiciens : je ne me lasserai pas de souligner sans relâche un tout petit fait que ces superstitieux rechignent à admettre, — à savoir qu'une pensée vient quand « elle » veut, et non pas quand « je » veux ; de sorte que c'est une falsification de l'état de fait que de dire : le sujet « je » est la condition du prédicat « pense ». Ça pense : mais que ce « ça » soit précisément le fameux vieux « je », c'est, pour parler avec modération, simplement une supposition, une affirmation, surtout pas une « certitude immédiate ». En fin de compte, il y a déjà trop dans ce « ça pense » : ce « ça » enferme déjà une interprétation du processus et ne fait pas partie du processus lui-même. On raisonne ici en fonction de l'habitude grammaticale : « penser est une action, toute action implique quelqu'un qui agit, par conséquent. »

En logique comme en linguistique, prévaut le rapport entre sujet et prédicat. Dans la phrase « tout homme est mortel « , « être mortel » est le prédicat du sujet « tout homme ». Le prédicat, c’est ce qui peut être dit d’un sujet , étant entendu que c’est une propriété qui lui est « assignable ». Il est compris dans le fait d’être homme qu’il soit mortel. En d’autres termes c’est de ceci que l’homme est homme que l’on peut inférer qu’il est mortel. Le prédicat découle du sujet.  C’est une logique qui finalement fait toujours la part belle au substantif par rapport au verbe. Dire « je pense » signifie que penser peut être posé comme action du sujet «  je », autrement dit que c’est toujours d’un sujet que découle une action.



                    Si nous comparons ce dernier énoncé avec Freud, la contradiction saute aux yeux: ce n’est pas du sujet je que vient l’action de penser, c’est une pensée ou plusieurs qui vont mettre le moi en demeure de les refouler ou de les accepter, de telle sorte que mon moi se déduira de son rapport à des pensées qui sont là avant plutôt que le contraire. Mais quelles pensées? Celles qui viennent du « ça ». C’est précisément de cela même que ça pense que l’on peut en déduire qui je suis. Ce que je suis, le fait même que j’ai un moi, que je sois ce moi là, c’est ce qui se joue dans l’émergence d’une pensée qui finalement vient du ça. « Je suis » ce que c’est que c’est que de gérer comme je peux un « ça pense ».

Le « je » c’est ce qui pointe à l’entrecroisement de plusieurs actions impersonnelles: penser, désirer, ressentir, vivre, mourir, naître, etc. C’est exactement cela que vit Alice: une logique conjonctive qui bat totalement en brèche une logique prédicative, jusqu’à ce qu’elle avoue qu’elle ne sait plus bien qui elle est. Par logique conjonctive, il faut entendre ce « ET » qui relie entre eux tous ces évènements qui sont autant de verbe qui s’abattent sur elle: chuter, grandir rapetisser, etc. Finalement Alice n’est même plus la personne à laquelle il arrive toutes ces aventures, elle ne fait plus qu’un avec ce que c’est pour ces aventures d’être, elle est le trait d’union de tous ces verbes à l’infinitif (ET…ET…ET: logique conjonctive). La logique prédicative, nous pourrions dire qu’elle réside au contraire dans le « est », dans le « je suis ». Je suis un être pensant. Penser est le prédicat du sujet je. Mais en fait cette logique prédicative est celle qui s’active dans la grammaire. C’est une règle dans une langue. 




6) Le sujet pris dans la langue

C’est dans l’aphorisme 16 de son livre « Par delà le bien et le mal » que Nietzsche développe très clairement le fond de sa critique non seulement à l’égard de toute position qui adhérerait à l’idée de certitude immédiate, mais aussi très précisément à l’égard du « Je pense » de Descartes: »

« Il y a encore des observateurs assez naïfs pour croire qu’il existe des « certitudes immédiates », par exemple « je pense », ou, comme ce fut la superstition de Schopenhauer, « je veux ». Comme si la connaissance parvenait à saisir son objet purement et simplement, sous forme de « chose en soi », comme s’il n’y avait altération ni du côté du sujet, ni du côté de l’objet. Mais je répéterai cent fois que la « certitude immédiate », de même que la « connaissance absolue », la « chose en soi » renferment une contradiction in adjecto : il faudrait enfin échapper à la magie fallacieuse des mots. C’est affaire du peuple de croire que la connaissance est le fait de connaître une chose jusqu’au bout. Le philosophe cependant doit se dire : « Si je décompose le processus logique exprimé dans la phrase « je pense », j’obtiens une série d’affirmations hasardeuses dont le fondement est difficile, peut-être impossible à établir, — par exemple, que c’est moi qui pense, qu’il doit y avoir, en général, quelque chose qui pense, que « penser » est l’activité et l’effet d’un être, considéré comme cause, qu’il existe un « moi », enfin qu’il a déjà été établi ce qu’il faut entendre par penser — c’est-à-dire que je sais ce que penser veut dire. Car si, à part moi, je n’étais pas déjà fixé à ce sujet, sur quoi devrais-je me régler pour savoir si ce qui arrive n’équivaudrait pas à « vouloir » ou à « sentir » ? Bref, ce « je pense » laisse prévoir que je compare mon état momentané à d’autres états que je connais en moi, pour établir de la sorte ce qu’il est. À cause de ce retour à un « savoir » d’origine différente, mon état ne me procure certainement pas une « certitude immédiate ». — En lieu et place de cette « certitude immédiate », à quoi le peuple croira peut-être dans le cas donné, le philosophe s’empare ainsi d’une série de questions de métaphysique, véritables problèmes de conscience, tels que ceux-ci : « D’où est-ce que je tire le concept penser ? Pourquoi est-ce que je crois à la cause et à l’effet ? Qu’est-ce qui me donne le droit de parler d’un moi, et encore d’un moi comme cause, et enfin d’un moi comme cause intellectuelle ? » Celui qui, appuyé sur une sorte d’intuition de la connaissance, s’aventure à répondre immédiatement à cette question de métaphysique, comme fait celui qui dit : « je pense et sais que cela du moins est vrai, réel, certain » — celui-là provoquera aujourd’hui chez le philosophe un sourire et deux questions : « Monsieur, lui dira peut-être le philosophe, il paraît invraisemblable que vous puissiez ne pas vous tromper, mais pourquoi voulez-vous la vérité à tout prix ? » 

Il en fait même une sorte de ligne de fracture fondamentale entre le peuple et le philosophe. C’est dans l’encre d’un scepticisme fondamental et incontournable qu’il trempe ici sa plume. Il n’y a pas de «  chose en soi », c’est-à-dire qu’il n’existe pas d’observation « pure » d’un donné, quel qu’il soit. Quelque soit la chose, l’être ou la situation que nous nous mettons en tête de décrire, de comprendre, d’éclairer de telle sorte que nous le percevions dans sa vérité, il est absolument impossible de ne pas réaliser que cette observation même impacte la réalité observée. D’un pur point de vue scientifique, on pourrait illustrer ce scepticisme de méthode par le principe d’indétermination du physicien quantique Heisenberg. Selon ce principe, la localisation d’une particule, d’un électron est inversement proportionnelle à la mesure de sa vitesse. En d’autres termes, plus je pourrai évaluer la vitesse d’un électron et moins je pourrai savoir où il est, et inversement ce que je peux savoir de lui, c’est une estimation de la vitesse au gré de laquelle il est déjà en train d’être ailleurs. Savoir où il est c’est finalement plutôt décrire une zone dans laquelle je peux déduire par défaut mais avec certitude qu’il n’est pas (il pourrait d’ailleurs être très pertinent d’appliquer ce principe à la question du moi: que peut-on vraiment savoir du moi si ce n’est qu’il est passé par ici ou par là: « l’air est plein du frisson des choses qui s’enfuit » - Baudelaire. Nous retrouvons ici la piste des eccéités).

C’est finalement comme si Nietzsche définissait la philosophie comme étant non pas une discipline posant des thèses mais interrogeant constamment le présupposé des hypothèses (les couches de préjugés à partir desquelles une hypothèse s’énonce, l’hypo  (dessous en grec) de la thèse). 

« Il faudrait enfin échapper à la magie fallacieuse des mots » dit Nietzsche. Mais pourquoi relie-t-il la chose en soi et la référence aux mots? Que vient faire ici le terme de magie? Nous connaissons toutes et tous des histoires dans lesquelles une pure formule crée du simple fait de sa prononciation l’ouverture d’une porte ou l'apparition d’une chose ou d ‘un être. Le magicien accompagne parfois son tour de cette formule. N’y aurait-il pas un effet « sésame », parfaitement surjoué dans tout énoncé linguistique ? 




Comme le dira Ferdinand de Saussure dans son cours de linguistique, tout signe se compose d’un signifiant (c’est-à-dire d’une séquence sonore ou graphique) et d’un signifié. Or ce dernier terme ne désigne pas du tout les choses réelles que nous percevons mais leur idée, ce que l’on peut appeler leur « taxon » (unité taxinomique d’une espèce, d’un genre, d’une famille). Autrement dit quand nous disons de telle ou telle réalité que nous rencontrons dans notre vie qu’elle est ceci, un chat, un chien, une personne humaine, etc, nous ne constatons pas la présence de cet être ou de cette chose, nous la découpons de tout un fond de données perceptives multiples et surtout confondues, continues, à partir de ce taxon qui finalement agit comme le ferait un pochoir sur un dessin bien plus grand. Nous distinguons ce dont notre langue nous aura suggéré la découpe préalablement. Nous voyons ce dont la langue nous aura fait pressentir l'existence comme "découpable", l'essence comme "nommable".

L’activation toujours préalable de ce système de découpe linguistique en tout sujet immergé dés sa naissance dans sa langue maternelle explique que nous percevions des « choses », c’est-à-dire des « blocs » de sensations, de stimulations nerveuses dont nous ne réalisons pas qu’ils sont davantage dans cet appareil à faire des différences qu’est toute langue que dans la réalité. Chacune et chacun de nous adhère en tant que sujet linguistique au présupposé d’un principe de découpe qui s’exerce sur une trame continue d’affects dont finalement nous ne percevons qu’un très lointain écho, conditionnés que nous sommes à ne sentir que ce que notre langue aura investi, substantivé. Ce terme de substantivation (un substantif est un nom)   résonne à notre attention d’un timbre particulier: celui de la substance. Se pourrait-il que cette substance pensante dont Descartes nous a convaincu de prime abord que chacune et chacun de nous en était une soit une présupposition de notre langue?

Échapper à la magie fallacieuse des mots: ne serait-ce pas réaliser à quel point cette évidence d’être un moi à partir de laquelle nous organisons, centralisons, conjuguons tous les évènements d’une journée à la première personne de l’indicatif n’est ni plus ni moins qu’un leurre linguistique? 

Ce que le peuple croit en commençant la plupart de ses prises de paroles par « moi, je », c’est ce dont le philosophe doit démonter les rouages, déshabiller l’apparat pour exhiber la fibre à vif, le mécanisme cru. Sous la sentence de cette certitude prétendument immédiate: « je pense », Nietzsche découvre alors plusieurs médiations linguistiques, c’est-à-dire plusieurs présuppositions, préjugés. Il en détecte précisément cinq:

  1. Qu’il existe un je, une centralisation qui soit à l’œuvre dans des actes
  2. Que ce je peut être considéré comme une substance, c’est-à-dire comme ce qui existe par soi, qui soit cause de soi (causa sui)
  3. Qu’il y ait un principe de cause à effet qui s’active de « moi »  à « penser »
  4. Que l’idée d ’un moi soit fondée en existence
  5. Que penser soit, c’est-à-dire qu’on puisse réussir plusieurs affects sous la notion: « penser »

Un peu plus loin dans cet aphorisme, Nietzsche remonte presque trait pour trait (inversion du 3 et du 4) à contre-courant l’enchaînement de ces présuppositions:

 5) D’où est-ce que je tire le concept penser ? 

3)  Pourquoi est-ce que je crois à la cause et à l’effet ? 

4)  Qu’est-ce qui me donne le droit de parler d’un moi?

2) et encore d’un moi comme cause 

1) Et enfin d'un moi comme cause intellectuelle

 

Ce que Nietzsche met cruellement à jour, dans la thèse de Descartes, ce n’est pas seulement  qu’il existe sous cette affirmation de pleine conscience qui se trouve être aussi une affirmation du pouvoir de ma conscience de se fonder elle-même comme conscience un inconscient, mais, plus encore que cela, que cet inconscient réside dans ce qui fait que tout sujet humain est pris dans la langue lors même qu’il pense être celui qui use de la langue. Le fait que je pense être celui qui utilise une langue, c’est exactement ce que cette langue me fait croire en m’imposant d’adhérer sans que je m’en aperçoive à quantité de principes qui finalement ne sont jamais évalués, examinés. Si nous entreprenons de répondre aux cinq questions du philosophe, nous tomberons irrévocablement sur la langue

5) penser est un verbe, un taxon sous l’étiquette duquel nous mettons une multiplicité d’actions confondues

3) l’idée d’une causalité est un opérateur syntaxique grâce auquel nous faisons des liens entre des signifiants

4) le moi est une idée héritée de la notion grammaticale de sujet, de première personne

2) Le rapport sujet / prédicat est un postulat présent dans la langue, dans la logique, dans le « logos "

1) Si nous relions le 4 et le 2 nous aboutissons à cette abstraction qu’est l’idée qu’un sujet « je » puisse exister.




La fin du texte est une adresse directe à Descartes: « je pense et sais que cela du moins est vrai, réel, certain. » A la lumière de tous les présupposés, c’est-à-dire de toutes ces postulats inconscients auxquels finalement nous adhérons sans la moindre remise en cause, à savoir les notions de je, de causalité, de substance, de pensée, on voit mal en effet comment cette affirmation « je pense » pourrait être vraie, s’imposer à nous comme une évidence de fait, comme un donné puisque ce  que nous venons de mettre à jour, c’est qu’elle est construite à partir de préjugés qui se situent dans l’arbitraire d’une langue. Il est donc vraisemblable que Descartes ne puisse pas ne pas se tromper, qu’il soit induit à affirmer ce qu’il affirme non pas par le biais d’une idée claire et distincte, mais au contraire par le fait qu’il soit assujetti à des présupposés de sa langue, qu’il soit, comme le dit Nietzsche, dans un autre aphorisme « pris dans les filets du langage ». La toute dernière formulation du texte est bien plus qu’une simple pirouette: « pourquoi voulez vous la vérité à tout prix? ». Cela veut dire: « êtes vous vraiment sûr que votre besoin de vérité ne soit pas lui-même un effet de la magie fallacieuse des mots? Qu’est-ce qui fait de nous en effet des chercheurs infatigables de la vérité? Ne serait-ce pas tout simplement cette  ombre portée par le taxon sur ce flux continu et indivisible d’affects au fil duquel se passent nos vies? Que nous soyons continuellement en quête de beauté, de justice, de vérité, bref d’idéaux pourrait-il venir d’autre chose, en fait que de cette absence perpétuelle dans laquelle nous fait vivre le présupposé du nom, du concept, du signifié dont se voit invariablement plombé le signifiant? Ce qui nous condamne à vivre dans l’absence de ce dont pourtant nous pressentons la pesée à chaque perception, c’est tout ce dont le mot est lesté comme idée générale, comme principe de découpe d’une réalité fluide et continue, indivisible, de telle sorte que toujours porté à croire à l’existence d’un moi, d’un sujet maître et initiateur de ses actions, nous soyons voué.e.s à n’en faire jamais l’expérience effective, tout simplement parce qu’il est dans la langue mais pas dans la réalité. 

Tu veux la vérité et tu la trouves dans le « je pense » sans t’apercevoir que les dés sont pipés dés l’origine dés le premier « je veux ». De ce que je veuille douter, il s’ensuit que je veuille penser par quoi je fais l’expérience de ceci que je veuille être. Nous pourrions démonter ainsi la machine du cogito: « de ce que je veuille penser il s’ensuit que je veuille être par quoi il apparaît que je veuille penser que je suis mais de ce vouloir, il ne s’ensuit aucunement que tu sois. L ‘idée selon laquelle je suis, selon laquelle un « je » est une idée préconçue, préfabriquée par la langue.




7) Le je comme fiction nécessaire: identité narrative et ipséïté (Paul Ricoeur)

La critique de Nietzsche porte un coup fatal à la substance pensante, au « je pense » en la réduisant à l’arbitraire d’une pure et simple règle de grammaire. Mais alors, que peut bien vouloir signifier cette expression à laquelle il nous arrive d’accorder du crédit: croire en soi-même? Faut-il se résigner à l’idée qu’elle ne tend que vers le vide de la langue, celui d’une fonction grammaticale de sujet, de la pure "première personne". Croire en soi, croire au moi d’une personne, est-ce seulement lui reconnaître ce statut d’être pris dans une langue et donc, voué, un peu comme les humains dans Matrix, à être manipulé par cette langue que l’on devrait, à ce compte là qualifier de matricielle plus que maternelle. Apprenons nous autre chose que notre langue matricielle par quoi nous serions ainsi faussement portés à croire que nous sommes des sujets tout simplement parce que nous nous identifions au je de nos phrases? 

A bien y réfléchir, l’expression « croire en soi » n’est pas vraiment discréditée par le scepticisme linguistique de Nietzsche, au contraire, elle en ressort grandie, voire réhabilitée car effectivement rien ne semble plus nécessaire que de croire à ce moi là puisque, en fait, il n’y a rien d’autre à faire. Je ne peux pas « savoir » ce moi, je ne peux pas « savoir » que je suis moi. Le moi est un "credo" et pas un "scio". Je ne peux que le croire. Cette tautologie, cette boucle dont il est question depuis le début de ce cours n’est aucunement l’affaire d’un savoir, mais d’une croyance. Il faut croire en soi, parce que c’est la seule chose qui puisse le faire tenir et qu’en réalité nous ne consistons aucunement dans cette relation de savoir avec un moi validé mais uniquement dans cette tension de croyance avec un moi supposé. On parle parfois d’un suppôt de Satan en désignant une personne malfaisante désignant par ce terme la notion de « supplétif ». Mais alors ne pourrait on parler du moi comme du suppôt de la langue, du supplétif du sujet grammatical?

Croire à la substance, "abstraitement et quelques qualités qui y fussent", n’est pas admissible, comme le suggère Pascal, tant qu’on le fait inconsciemment, en étant trompé par la langue que l’on utilise et qui, en réalité, nous utilise plus que nous ne l’utilisons. C’est bien le sens de la célèbre phrase de Lacan selon laquelle «  le sujet est un signifiant pour un autre signifiant qui ne le représente pas. » Le sujet est pris dans la chaîne signifiante, c’est-à-dire dans la grammaire. Nous naissons dans un pays dans lequel déjà s’active une langue, laquelle se conçoit comme une structure fermée et arbitraire au sein de laquelle rien, en un sens, ne laissera jamais à qui que ce soit la moindre initiative individuelle. C’est comme si, à l’origine de notre existence en communauté, un régime totalitaire s’exerçait dans la socialisation, structurant cette socialisation de telle sorte qu’aussi puissante que puisse être ma position dans cette reconnaissance comme sujet que je gagne par mon intégration dans une société, dans une nation,  par une langue, le fait de cette intégration sera bel et bien une soumission, pour la bonne raison que je serai marqué au fer rouge de certains cadres de pensée déterminés, c’est-à-dire profondément déterminants. Devenir un sujet par la langue, c’est par la même devenir le sujet de cette langue, mais sujet au sens de sujétion, de soumission. Le moi, n’est que le suppôt de ma langue matricielle.




Le philosophe slovène Slavoj Zizek utilise une image exacte et parlante pour expliquer la phrase de Lacan: « le sujet est un signifiant pour un autre signifiant qui ne le représente pas ». Quand nous sommes hospitalisés pour une certaine durée, une feuille de soins est accrochée au chevet de notre lit, décrivant toutes les données mesurables de notre état de santé: groupe sanguin, courbes de température, etc. Le personnel de l’hôpital, aussi dévoué soit-il à notre « personne » utilisera cette feuille de soins comme référence médicale cruciale, fondamentale qui comptera dans l’ajustement de notre traitement. En d’autres termes, la personne que l’on est, dés le moment de son admission, est comme symbolisée par cette feuille de soins qui, à compter de cet instant, fera l’objet d’un « traitement », d’une interprétation (c’est ce que Lacan appelle les déplacements de sens du signifiant) dans un système que l’on pourrait désigner comme monde médical. Nous devenons le jouet du déplacement de la feuille de soins au gré des différentes interprétations, analyses, traitements que le système de santé déterminera dans le dynamisme de sa systématique propre (et surtout fermée). Comment l’histoire d’un moi pourrait-elle dés lors se tracer son propre chemin dans cette systématique là?

En n’envisageant aucune autre évasion possible que linguistique, ce qui veut dire plus précisément « narrative ». Puisque nous sommes pris dans la chaîne signifiante, c’est-à-dire condamné.e.s à n’être que des suppôts de la langue, acceptons-le, mais œuvrons au sein même de cette langue dans la perspective d’une narration de soi, d’un personnage de fiction auquel il n’est pas question se référer autrement que comme « héros » d’une histoire que l’on se raconte et qu’en même temps on « EST. » Je me raconte des histoires en croyant que j’ai un moi mais je suis bel et bien l’auteur  de l’histoire de moi que je me raconte de moi à moi-même. Cette histoire que je me raconte d’un personnage qui s’appelle « moi », que je me raconte jour après jour fait signe du devenir d’un auteur, devenir fragile, contingent, mortel mais pour autant bel et bien « là ». Ce n’est pas l’auteur qui porte en lui la fiction de l’histoire d’un moi, c’est l’histoire qui fait signe, comme par défaut, de l’existence questionnée, questionnable, questionnante d’un dasein à sa source.

Pour reprendre l’image de Zizek, pris en charge comme nous le sommes toutes et tous par le système de la langue qui nous enferme dans sa chaîne signifiante, nous n’en sommes pas moins libres de « travailler » la feuille de soins, d’y concevoir entre ses lignes la narration d’un pur sujet de fiction qui serait nous, non pas tant parce que nous serions attentifs à nous y décrire tel.le que nous sommes que parce que pointerait en filigrane de cette narration le devenir toujours en suspens d’un auteur. Ce qui s’ouvre ici par la narration c’est un cheminement, un peu comme une veine qui s’offre au burin du sculpteur dans un bloc de marbre. Le bloc, c’est la langue, la veine c’est la narration, le burin c’est l’auteur et si l’on va jusqu’au bout de cette comparaison, la statue qui va se détacher du bloc de marbre c’est l’histoire d’une vie. Ce n’est pas le personnage qui est en quête d’auteur comme dans la pièce de Luigi Pirandello (« Six personnages en quête d’auteur »), c’est l’histoire d’un personnage  qui induit la promesse toujours à tenir d’un auteur à devenir. 

De ceci que je me vis comme le personnage d’une fiction dont je suis aussi l’auteur  (et cela dans la vie quotidienne) il s’ensuit l’unité d’une personne à même de répondre de ses actes: telle est la thèse défendue par Paul Ricoeur qui finalement consiste à sauver l’idée de sujet des griffes destructrices de « l’aigle » Nietzsche en empruntant le sillon de cette veine narrative que nous venons de mettre à jour dans le bloc de détermination pure de la langue. Je suis certes pris dans la langue mais, de ce sujet pour lequel je ne peux pas éviter de me prendre, je peux au moins faire le personnage d’une fiction dont l’écriture même pointera vers le cheminement d’une unité en devenir, d’un moi responsable. En d’autres termes: de cela même que je ne puisse être rien d‘autre que le « jouet sujet »  (au sens de sujétion) de la langue, il s’ensuit que l’unité d’un sujet dont il me faut tenir la garantie éthique soit à ma portée par le récit que je fais d’un personnage dont je sais bien à la fois que je ne le suis pas strictement mais que je me tiens pour « dit », dicible, racontable par "moi". En d’autres termes, nous sommes tout sauf « inénarrable ». Nous sommes cette narrativité même non pas tant dans le récit achevé (d’ailleurs il ne le sera jamais) que dans l’effet de cohérence de sa trame. De ce dernier, il convient de tenir résolument la nuance éthique, ce qui nous donne une colonne vertébrale comme un personnage bien conçu dans un roman de Flaubert ou de Maupassant.

Je réponds de mes actes, de la même façon que par Madame Bovary, Flaubert tient un sujet de roman ou Maupassant par Jeanne écrit UNE vie. En d’autres termes, le moi est bel et bien une fiction mais c’est une fiction nécessaire parce que dans cette cohérence que tout auteur de roman connaît bien en ceci qu’il s’agit de faire naître la fiction d’un personnage plausible, c’est-à-dire « UN », c’est finalement toute la consistance éthique d’un rapport responsable à autrui qui se constitue dans la narration.  Je ne me raconte donc pas des histoires en me racontant ma vie, j’accomplis la nécessité d’être un ethos, un sujet éthique qui peut répondre de soi devant autrui et d’autrui devant la société par un pur effet de narration, de conformité à l'unité d'un personnage de fiction.

« Sans le secours de la narration, le problème de l’identité personnelle est en effet voué à une antinomie (un paradoxe) sans solution […] Le dilemme disparaît si, à l’identité comprise au sens d’un même (idem), on substitue l’identité comprise au sens d’un soi-même (ipse) ; la différence entre idem et ipse n’est autre que la différence entre une identité substantielle ou formelle et l’identité narrative. » Temps et Récit I, Points, Essais, 1991

Dans ce passage fondamental de son livre « temps et récit », à tous égards fondamental, Paul Ricoeur convoque les concepts dont il va se servir pour résoudre finalement la question dans laquelle nous sommes impliqués dans ce cours, depuis le début. Quel sens donner au Moi si le Dasein pris qu’il est dans le temps, c’est-à-dire dans la mort toujours possible et dans une temporalité qui le rend contingent, rend strictement impossible cette permanence à laquelle pourtant nous aspirons (la substance)?

La réponse est: « par l’identité  narrative », par la réalisation de ceci que l’identité est une affaire de narration et  de de la consistance éthique que j’y gagne, comme on dit d’une externalité positive. Racontant l’histoire d’un moi qui n’est sûrement pas tel que je le décris, je deviens la promesse d’un auteur qui s’écrit. Or il est impossible de comprendre le concept d’identité narrative si on ne le relie pas à deux autres notions conçues par Paul Ricoeur:

  1. La mêmeté (idem): c’est la représentation de soi comme fixité, comme support immuable et stable, figé. La tautologie que nous avons mise en question dés notre introduction avec le dasein, c’est justement  ce qui, du point de vue de la mêmeté est « réglé ». On juge de la caducité et du caractère obsolète de la mêmeté quand on la voit à l’œuvre soit chez ces personnes qui refusent toute nouvelle expérience parce qu’ils sont comme ça: « je suis comme ça, moi », soit dans ces familles où l’on est soucieux plus que tout autre chose de figer les enfants dans des caractères: « mon fils ou ma fille est comme ça, rien ne la fera changer »
  2. L’ipséité, au contraire, c’est la promesse, la nécessité dans laquelle nous nous éprouvons de tenir nos engagements, et plus humblement de faire signe, dans nos rapports avec les autres, d’une consistance, d’un Ethos, comme si au-delà des aléas auxquels nous sommes confrontés, au delà du temps et du fractionnement que la vie nous impose, quelque chose rassemblait quand même ces fragments épars dans l’effet de cohérence d’un flux de narration, d’une histoire même  (forcément) inachevée. Dans « A la recherche du temps perdu », Marcel Proust par la voix du narrateur, fait tenir ensemble, par ce pur et infime effet de cohérence d’une madeleine trempé dans du thé (eccéïté) toute une vie qui se tisse dans le fil d’une narration. Cette narration a pour objet le passé mais pour sujet la promesse d’un écrivain et dans cet équilibre entre un passé raconté et la dynamique d’un auteur racontant, c’est précisément l’effet de cohérence d’une ipséïté qui s’effectue comme un ethos.

Là où l’identité substantielle de Descartes échoue à fonder le moi, l’identité narrative de Ricoeur parvient à en faire signe, à en faire une œuvre. Évidemment tout le monde n’est pas Proust, même si rien ne nous empêche de suivre ses pas et de répondre positivement à la tentation toujours vive de l’écriture, mais tout le monde se raconte sa vie, tout le monde alimente  jour après jour la fiction d’un personnage dont il importe moins que nous revendiquions la vie (le contenu de sa vie)  que nous n’en assumions la promesse, que nous n’en maintenions le cap. En d’autres termes: quiconque veut vraiment quitter la croyance désastreuse à tous égards en la mêmeté (mythe de Narcisse) pour assumer l’effet de cohérence et d’assomption de l’ipséité (Antigone) doit accepter de passer par l’identité narrative (Oedipe: à l’identité du récit dont il est le jouet parce qu’il est écrit par les Dieux, Oedipe va substituer une nouvelle manière de faire récit en se crevant les yeux et en errant dans toute la Grèce guidé par Antigone dont l’ipséité renversera l’autorité décrété de Créon).

Hannah Arendt décrivant ce qu’elle appelle une mise en abîme de l’Odyssée, l’œuvre d’Homère, nous donne  une parfaite illustration de l’identité narrative.  Dans le chant 8 de l’Odyssée, Ulysse  revenant de l’île de Calypso est pris dans une tempête qui le jette sur le rivage de l’ile des phéaciens où il est recueilli par Nausicaa. Le soir même il est accueilli dans un banquet où sans avoir révélé son identité à ses hôtes il entend un aède raconter l’histoire de la prise de Troie et de ses héros grecs et troyens (dans laquelle évidemment il apparaît). A l’écoute de ce récit, il répand des larmes devant la cour des phéaciens médusé. Questionné par l’aède d’expliquer ses pleurs, Ulysse révèle à l’assistance et au roi des phéaciens:  Alcinoos, qui il est ainsi que toute son histoire à partir de la prise de Troie. Ce sera dés lors et dés lors seulement « son » histoire. 


Il s’agit bien d‘une mise en abîme parce qu’Ulysse est placé en situation d’auditeur de sa propre vie. Il se voit raconté, porté par la voix d’un autre à tous les convives comme héros d’une histoire. Ulysse pleure de n’être plus ce vainqueur d’une bataille gagnée il y a bien longtemps. Il est comme étranger au récit et ce que les larmes disent de juste à l’occasion de ce récit, c’est exactement l’effet de mise à distance de toute ces années. C’est comme si dans une légende totalement imprégnée de l’esprit atemporel de la mythologie grecque, un pur moment de réalité vive surgissait: nous ne sommes plus ce que nous avons été mais nous pouvons reconquérir cette identité nécessairement perdue par le récit. Nous pouvons nous faire l’aède d’une existence qui n’est pas oubliée et assumer pleinement l’identité narrative qui en découle. Quelque chose d’incroyable se produit alors dans l’Odyssée: Ulysse cesse d’être ce bouchon balloté par les évènements, maudit par Poséïdon, errant d’île en île au gré de ses aventures. Il trouve enfin un SOL, qui finalement est peut-être encore plus son sol que ne le sera le rivage d’Ithaque auquel il va accoster, à la fin de l’œuvre. L’aède raconte son histoire telle qu’elle peut être vue par les autres mais un éclair de vérité jaillit dans la réappropriation qu’il en fera lui-même après ses larmes. Il se reconnaît dans cette histoire dont il assume l’intrigue et porte la promesse en  reprenant à son compte la narration. Ulysse jusque là était brisé dans les « mots dits » (maudit par Polyphème) du fils de Poséïdon mais il reprend ici quelque chose d’un sens dans la puissance de faire malgré tout, à cause de tout, histoire. C’est la même chose quand, de ces fragments d’existence dont nous faisons la douloureuse expérience à chaque instant de notre vie contingente de Dasein, nous maintenons le fil d’une histoire qui nous arrive, qui nous est arrivée, par quoi à nouveau il est en notre puissance de tenir auprès des autres, et de nos proches, cette gageure géniale d’être une personne de confiance.



Avec les larmes d’Ulysse et la définition formulée par Paul Ricoeur, nous avons enfin de quoi répondre de façon claire et satisfaisante à notre problématique: que faire de ce concept de « moi » une fois acquise et comprise la condition de Dasein qui est la nôtre? Mais pour bien conclure ce propos, il nous faut revenir au passage de Paul Ricoeur dans Temps et Récit et le développer en entier:

« Sans le secours de la narration, le problème de l’identité personnelle est en effet voué à une antinomie sans solution : ou bien l’on pose un sujet identique à lui-même dans la diversité de ses états, ou bien l’on tient, à la suite de Hume et de Nietzsche, que ce sujet identique n’est qu’une illusion substantialiste, dont l'élimination ne laisse apparaître qu'un pur divers de cognitions, d'émotions, de volitions. Le dilemme disparaît si, à l’identité comprise au sens d’un même (idem), on substitue l’identité comprise au sens d’un soi-même (ipse) ; la différence entre idem et ipse n’est autre que la différence entre une identité substantielle ou formelle et l’identité narrative. […] À la différence de l’identité abstraite du Même, l’identité narrative, constitutive de l’ipséité, peut inclure le changement, la mutabilité, dans la cohésion d’une vie. Le sujet apparaît alors constitué à la fois comme lecteur et comme scripteur de sa propre vie selon le vœu de Proust. Comme l’analyse littéraire de l’autobiographie le vérifie, l’histoire d’une vie ne cesse d’être refigurée par toutes les histoires véridiques ou fictives qu’un sujet se raconte sur lui-même. Cette refiguration fait de la vie elle-même un tissu d’histoires racontées. […] L’identité narrative n’est pas une identité stable et sans faille ; de même qu’il est possible de composer plusieurs intrigues au sujet des mêmes incidents […] de même il est toujours possible de tramer sur sa propre vie des intrigues différentes, voire opposées. […] En ce sens, l’identité narrative ne cesse de se faire et de se défaire »

Comprenons bien la différence entre la mêmeté et l’ipséité. Dans la première le moi ne remet aucunement en question son identité. Celle-ci n’est pas questionnée. Elle est vécue comme une tautologie toujours déjà préalablement actée. Le problème ici, c’est qu’il n’y a rien d’humain dans un tel préalable, parce qu’il se vit comme totalement entièrement au dasein et au temps. Ce qui se fait jour au contraire pour l’être là, c’est l’évidence absolument incontournable et irrévocable de sa contingence, de sa mortalité, de sa temporalité. On se fige alors dans le faux préjugé de son inaltérabilité, d’un moi immuable qui ne se rend pas compte de l’essentiel, à savoir que cette identité fixe repose sur le fait que ce qui en nous regarde et ce qui en nous est regardé nous apparaît faussement non seulement comme UN mais aussi comme simultané, ce qui est absolument impossible. Je peux bien me voir, me saisir, faire de moi l’objet de ma propre considération mais je ne pourrais pas à la fois en même temps être de ce côté de la vitrine et de l’autre.  Je ne peux me regarder sans me dédoubler entre sujet regardant et sujet regardé et ces deux sujets n’existent pas « en même temps ».




(Parenthèses: Comme il a été beaucoup été question du regard d’Orphée dans le cours précédent, on peut ici simplement pointer qu’il y a dans ce mythe la plus juste et la plus littéraire modélisation du concept de « reconnaissance ». Orphée reconnaît Eurydice, il la reconnaît et la sauvegarde dans l’acte de se retourner dans l’espace et d’immortaliser dans le temps. « Tu es telle que tu es » dans l’atemporalité de mon souvenir, c’est-à-dire de ma rétrospection. Dans le retour à soi d’une pensée qui se souvient s’effectue la seule et unique possibilité de figer le moi des personnes que nous aimons et c’est un cadeau que nous leur faisons. C’est exactement cela qu’Orphée est venu chercher dans les Enfers, à savoir pas du tout une Eurydice  vivante qui se réinviterait dans sa vie présente, mais le cadeau d’une mêmeté qui ne soit plus en aucune manière offerte à la menace du temps, de la mort, du dasein. Il n’y a finalement aucune autre possibilité de mêmeté que celle ci, c’’est-à-dire que celle du cadeau qu’autrui (a priori parce que cette personne autre nous aime) nous fait d’un portrait authentique et irrévocable. Peut-on être suffisamment aimé.e par une autre personne pour qu’elle nous fasse cet incroyable don d’une mêmeté pure, c’est-à-dire finalement d’un Moi? Dans cette perspective là l’identité ne peut être acquise que par l’inspiration qu’on donne à l’autre de l’amour et du souvenir)


Mais précisément ici, notre réflexion ne porte ni sur l’amour ni sur la mythologie. Comment moi qui me vis comme un moi pourrai-je fonder ce sentiment identitaire sur autre chose qu’une croyance, ou qu’un préjugé qui finalement arrange bien mes affaires, ne serait-ce que par ce s affaires deviennent ainsi les miennes? 

Ce qui différencie totalement la mêmeté de l’ipséïté c’est l’axe temporel. Dans la mêmeté, le problème vient que celui pour qui je me prends, du simple fait que je me prends pour lui devient pas là même passé. Ce n’est déjà plus moi. Quoi que je dise de moi, quoi que j’en pense, quoi que j’en vive, ce moi vient déjà de tomber dans l’ineffectivité du passé, de telle sorte que tout ce que je pense être c’est ce que je ne suis plus. « Hélas, hélas » peut bien répéter Narcisse contemplant son reflet, il n’est déjà ce portrait de lui qu’il voit dans le reflet. Le drame de la mêmeté personnelle (c’est-à-dire pas amoureuse comme pour Orphée) c’est qu’on s’y enferme dans un passé caduque, inopérant (Narcisse, en un sens, c’est l’impasse dont Orphée  est la solution, mais pour cela, il faut un Autre).  C’est que j’ai à soutenir c’est une assomption de soi  qui tienne le coup durant ce trauma du présent, devant cette expérience de la mort possible contenue dans l’épreuve de tout présent. Ce à quoi il faut que je résiste c’est au fait que ce présent est forcément la venue au monde de moi comme Dasein c’est-à-dire de moi comme incapable d’ancrer ce moi dans un sol légitime, dans une justification d’être, bref une aspiration impossible à satisfaire d ‘être « moi ».

L’ipséité désigne exactement cette résistance qui ne se dérobe aucunement au traumatisme du Dasein dans le présent. Il intègre parfaitement la temporalité, c’est-à-dire l’impossibilité de la mêmeté (rappelons que cette impossibilité, c’est aussi ce qu’Orphée parvient à contourner mais par l’autre, et pas par le moi). L’ipséité c’est la puissance de se maintenir « malgré » cette scission entre les deux je, celui qui se décrit et celui qui est décrit. C’est cette affaire de description qui est au coeur du problème. Comment puis-je me « présenter » sans jeu de mots, c’est-à-dire dans les deux sens du terme: me décrire et me rendre présent au présent et la réponse est l’identité narrative: je peux me présenter à condition que je me raconte et c’est tout. Il faut bien rester en-deçà de toute tentation de rajouter « tel que je suis ». La question n’est plus du tout celle de l’authenticité du récit mais du fait du récit. 


« Il était une fois …moi ». Le moi est une fiction nécessaire dont seule la narration peut tenir et finalement encaisser l’exigence. Elle peut en répondre. De ce défi d’avoir à être moi, je ne suis tenu que par un souci éthique, souci de responsabilité. Je dois répondre de mes actes non pas réellement mais narrativement. Tout ce qui me positionne comme auteur de mes actes, c’est ce qui me situe comme l’auteur de ce récit du moi. Ce n’est pas du tout que je sois le mieux placé pour dire celui que je suis mais je suis le plus concerné par la nécessité d’en assumer la narration. Finalement il faudrait  presque se représenter la vie sociale, notre existence politique d’Humains pris dans les réseaux des cités comme celle d'un carrefour bruissant d’autant de récits de vie que d’évènements humains et dans cette cacophonies emplie des voix de tous les conteurs d’histoires, voilà que nous reconnaissons la notre et disons « je »; Ce n’est pas à proprement parler nos actes que nous assumons mais le récit qui les traverse, qui les ordonne en vie cohérente racontée par celui dont on peut par inférence narrative présumer l’identité. 

Nietzsche et Lacan après lui ont raison: le moi est une illusion et le « je pense » aussi. Pensons à l’effet de pertinence auquel les méditations métaphysiques de Descartes aurait pu prétendre si l’auteur, au lieu de le décrire comme la description exacte d’une réalisation métaphysique fondée l’avait racontée comme une sorte de roman philosophique: je vous raconte l’histoire d’un  homme qui croit qu’il est parce qu’il pense. La question se serait déplacée de celle de savoir si le je pense fonde mon existence à celle de savoir si le récit que j’en construis  fait signe de la présence d’une cohérence narrative et autant la réponse à la première question est négative, autant la deuxième est positive. Ce n’est pas parce que je pense que je suis.... que je suis c’est parce que je fais le récit d’un « je pense » qu’il faut bien que la cohérence de la trame du récit fasse signe d'un "auteur" comme pur effet de convergence.

Quoi que je vive ou que je décrive de moi, il faut bien qu’il y ait dés lors par cette description une scission entre celui qui raconte (je de l’énonciation chez Lacan) et celui dont je raconte l’histoire (je de l’énoncé). Il est absolument impossible que ces deux je se confondent en un seul moi. Mais il est tout aussi impossible que ne naisse pas de cette convergence entre ces deux je l’écho d’un sujet  se racontant, c’est-à-dire un être à soi. Au moi de la mêmeté se substitue alors le soi-même (l’être à soi) de l’ipséïté et celui-ci  peut, doit et prend plaisir à répondre de ses actes parce qu’il s’y retrouve à nouveau, ce qui ne signifie rien d’autre que ceci: il s’y reconnaît. 

Puisque être moi est condamné à la fiction, accomplissons-nous dans tout ce qui de cette fiction infère un sujet: à savoir 1) un personnage dont on raconte l’histoire, 2) un auteur qui en tisse la trame narrative 3) un conteur dont la voix porte le récit.



C’est ici que prend vraiment tout son sens le début du 6e livre de l’Odyssée. Mais il faut bien avoir en tête d’Ulysse est victime de la malédiction jetée sur sa tête par Poséïdon. Ulysse est maudit, ce qui étymologiquement signifie qu’il est « mal dit ». Rappelons nous que comme tous les héros grecs il est parti à Troie pour se faire un nom, pour se couvrir d’une gloire qui le crédite d’une postérité. S’il était revenu sans encombres, l’odyssée aurait totalement raté l’une de ses dimensions et se serait réduite à n’être qu’une épopée édifiante décrivant des portraits conçus comme des mêmetés (Ulysse y aurait été ce qu’il ne peut pas ne pas être une fois qu’on a dit qu’il est courageux, rusé, bref un amas de qualités) . Mais l’odyssée est aussi un roman existentiel dans lequel il nous est donné à nous de nous y reconnaître aussi, tout simplement parce que nous sommes aussi maudits qu’Ulysse. Notre nom fait à chaque moment présent l’expérience d’être "mal dit" par ce présent, contesté, ruiné, réduit à l’absurde. C’est cela vivre au présent, c’est être réduit à l’absurdité d’une existence mortelle parce que « juste là ». De même, Ulysse à compter de sa malédiction est ballotté d’épisodes hasardeux en tragédies cruelles. Il perd ses compagnons un à un et se voit à cet instant rejeté sur les rives de la Phénicie sans rien, sans qualités. 

Exister, c’est être « mal dit », maltraité par l’instant d’un présent qui nous interdit de boucler la boucle tautologique de l’identité.  Mais voilà que dans ce dépouillement total, la voix de l’aède le rappel au souvenir de ce qu’il fut, mais même pas présenté comme tel. Non, c’est juste une histoire qu’on évoque devant lui l’étranger à la cour d’Alcinoos comme celle d’un étranger:

  « L’illustre aède chantait la fin de ces hauts faits ; au contraire, Ulysse se lamentait et des larmes inondaient ses joues sous ses paupières. Et de même qu’une femme entoure son mari pour le réconforter par ses pleurs, lui qui avait mis ses cheveux blancs au-devant des corps tombés des (jeunes) recrues afin de repousser pour ses enfants et sa cité le jour fatidique (de la défaite) ; elle, d’une part, le voyant s’agiter convulsivement en mourant, se répand en larmes de lui et pousse des cris perçants de douleur ; or, eux (les ennemis), d’autre part, la frappant par derrière avec le bois de leurs lances sous la nuque et les épaules, l’emmènent en servitude, supporter les durs travaux et la misère ; ses joues se flétrissent par son chagrin très pitoyable ; de même Ulysse versait-il un épanchement de pitié sous ses sourcils. D’une part, à ce moment, il versait des larmes à l’insu de tous les autres (convives) et, d’autre part, le seul Alkinoos était attentif et réfléchissait, assis auprès de lui, et il l’entendait se morfondre lourdement. Cependant, Ulysse prend rapidement le relais du récit. « C’est pourquoi il [Ulysse] s’adresse sur le champ aux Phéniciens, adeptes passionnés de la navigation à la force des bras. »


Il faut bien comprendre ici la comparaison. Une femme réconforte son mari mort pour avoir combattu pour ses enfants. Puis elle pleure de le voir mort et est emmenée en esclavage par les ennemis victorieux. Ulysse est comme cette femme qui pleure et comme le mari qui est pleuré. Il pleure parce qu’il est aussi impuissant que la femme réduite à l’état de servitude au spectacle de la mort de son mari sauf que lui est à la fois la femme et le mari. Il comprend le ressort même de la tragédie, à savoir la catharsis, la puissance empathique dont est empreint tout récit, tout spectacle tragique. La femme ne pleure pas pour son sort mais pour le mari lequel lui-même est mort pour avoir protégé ses enfants. La catharsis fait signe d’une miraculeuse puissance à endurer les souffrances d’autrui et à les vivre avec pitié. Avec Ulysse, cet effet est décuplé: lui qui est mieux qu’aucun autre au fait de l’histoire racontée par l’aède la vit ainsi Mieux, de façon plus pure, plus totale parce qu’elle lui est présentée extérieurement. Il ne va pas seulement prendre sur lui le récit, il va aussi prendre sur lui le récit du récit, à savoir raconter une deuxième fois, en son nom, ce que l’aède vient de raconter comme « Un » nom. Il retrouve son récit, il se reconnaît dans l’une des mille et une histoires racontables de la mythologie et il dit: celle-ci est la mienne.

Il ne faut donc pas du tout se dire qu’Ulysse est différent de nous en tant que héros. Nos histoires se déploient comme lui dans ce brouhaha de toutes les histoires racontables. Nous vivons dans cette boîte de résonance de toutes les narrations possibles de toutes et tous les héroïnes et héros possibles. Quoi qu’on vive, quelque chose en nous le raconte (c’est la langue) et c’est à notre parole de l’assumer par le récit, par une écriture stylisée qui soit bel et bien la notre. Aucun autre moi ne peut se figurer qu’au fil de cette refiguration là. 




Conclusion

Quel crédit accorder au moi une fois comprise notre condition irrévocable de Dasein?  Celui d’un héros de récit dont on assume à la fois d’être 1) le personnage 2) l’auteur 3) le conteur. Être maudit, comme l’est Ulysse par Poséidon, c’est être sans cesse, mal dit, contrarié dans sa légende et de fait il n’est pas une seule seconde de notre existence qui ne soit autre chose que cette souffrance du dasein à s’éprouver privé de tout destin, de toute légitimité, de tout sens. MAIS précisément, ce n’est pas parce que l’idée selon laquelle notre existence est une totale fiction que l’on ne peut pas justement construire cette fiction, laquelle prend alors la forme d’une absolue et première nécessité du dasein, en tant qu’il en est un. Le moi n’est rien de plus qu’ « un film que je me fais », qu'une histoire que je me raconte et tout ce dont je fais l’expérience de la perte se voit alors transfigurée dans la joie créatrice de la conquête et de la narration. 

            On parvient ainsi à la totalité de l’expérience littéraire entreprise par Marcel Proust. Le narrateur a ce premier effet de reconnaissance purement gustative de la madeleine mais encore faut il que ce premier effet soit amplifié et finalement transformé comme on dit d’un essai par un second qui est celui de l’écriture elle-même. Nous sommes continuellement assaillis d’un flux ininterrompu de sensations mais voilà qu’un effet de reconnaissance nous permet de nous tisser nous-mêmes dans l’effet d’écho de certaines d’entre elles. Nous en épaississons le trait alors par le souvenir, lequel lui-même se voit intégré dans la trame de la totalité du roman de la recherche.  C’est seulement en deçà de cette somme que constitue le roman que pointe un peu comme l’ombre portée d’une perspective qui est plutôt une ligne de fuite Marcel Proust lui-même, son moi. La recherche du temps perdu compose donc plus et mieux que toute autre tentative littéraire l’ipséité conquise par une conception narrative de l’identité. Le narrateur de la recherche est "jeté là", mais où « là »? 

                Dans l’expérience de pure sidération d’une saveur oubliée qui refait surface. Pour se donner la consistance d’un moi, il ne fait pas que se rappeler, il insère dans l’effet de rétrospection de son souvenir le récit fictif d’une identité qui se constitue au fur et à mesure que tous les éléments de plusieurs mondes (celui de son enfance à Combray, du Paris mondain, de Balbec, de Venise, etc) s’insèrent dans une trame qui fait l’œuvre. Pour résister à l’épreuve à tous égards nécessaire du dasein, il convient donc de donner à son moi le sens d’une œuvre, laquelle nécessairement restera inachevée. Par conséquent si du Dasein, nous faisons l’expérience (et ne pouvons pas faire autrement), nous sommes incessamment impliqués par le travail de cette mise en demeure qui consiste à lui donner le sens d’une œuvre. Pour être soi, une seule action s’impose: donner au hasard le sens d’un roman, et, de ce roman, être à la fois le personnage de fiction, l’auteur ingénieux et la voix porteuse.



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