samedi 16 décembre 2023

Terminales 2 / 3 / 6: Des conseils UTILES pour l'explication du texte de Philippe Descola

La lecture de cet article devrait permettre à des élèves déjà avancé.e.s dans leur explication de se rassurer ou de remettre les compteurs à zéro. L'explication n'est vraiment pas un exercice "au rabais". A la lumière de plusieurs développement que certaines et certains d’entre vous m’ont envoyés, il me semble nécessaire voire URGENT de cibler cet article sur quelques points de méthodologie de l’explication et sur la 3e partie du texte de Descola, étant entendu que le dernier contient déjà de nombreux éléments qui peuvent vous aider pour les deux premières.

L’essentiel de ce que j’ai lu manifeste des qualités de compréhension mais PAS DU TOUT d’explication, ce qui pose vraiment problème. De plus, il est clair que même si le propos de l’auteur se situe délibérément dans le contexte de crise écologique que nous connaissons, son idée essentielle est la politique, le sens que l’on peut aujourd’hui à la politique. De ce point de vue, je vois mal comment on pourrait mener à bien une explication de ce texte sans accorder une grande part à l'étude d' Aristote, et de Hobbes (voir article « la politique n’est pas faite de rapports de pouvoir, elle est faite de rapports de mondes. »).


La progression du texte se compose de trois moments:

  1. Mise à mal de l’ontologie naturaliste et substitution d’une politique du vivant à la notion d’écologie 
  2. Description de la conception qu’il faut dépasser: celle d’une politique conçue comme rapport de force appuyée sur l’exploitation d’une nature posée comme ressource 
  3. Les modalités du changement à opérer pour qu’une politique du vivant voit le jour

Ce que l'explication doit entreprendre, c’est d’éclairer vraiment tout ce qu’implique,  tout ce que sous-entend un tel projet dont le moins qu’on puisse en dire est qu’il est littéralement bouleversant. Pour être plus clair, il faut faire venir à la surface de l’explicite de votre copie l’implicite de l’argumentation de Philippe Descola.





Ce que cela signifie clairement , c’est qu’on voit mal comment expliquer:

  • La première partie sans parler de tout ce qu’entraîne dans notre société le fait qu’on y fasse usage d'un mot pour dire « nature ». Qu’il existe ce que l’on appelle un « taxon », c’est-à-dire un concept recoupant l’intégrité de tout ce qui est non-humain et vivant rend possible l’idée même d’une culture s’effectuant comme travail du négatif de la nature (de l’en soi hégélien). La référence aux quatre ontologies Descoliennes semble également nécessaire à saisir le fond de sa revendication. Il existe d’autres comportements possibles à l’égard des écosystèmes. De plus, il faut justifier la thèse de Descola qui finalement discrédite la stratégie des écologistes défenseurs de la nature. Que ce soit pour la détruire ou pour la sauvegarder, la référence même à quelque chose que l’on dénommerait « la nature » est non seulement fausse (parce que l’homme décrit comme extérieur à lui l’ensemble dont il fait pourtant partie) mais aussi contre-productive, faible, timide, insuffisante, ne serait-ce que parce qu’aucune politique ne peut aspirer ici à la moindre efficacité à moins de se poser non pas comme l’initiatrice d’un mouvement de protection de la nature mais comme « l’auxiliaire », la coadjutrice de la libération d’une puissance toujours déjà effective d’une nature naturante (qui n’a pas attendu que l’homme lui donne le droit d’exister pour être le principe même d’existence de toute chose et de tout être)
  • La seconde partie évoque la façon dont s’est constitué un mode de civilisation toxique, naturaliste, au fondement duquel l’être humain ne peut constituer de culture ni de cité que dans le système clos sur lui-même d’un détournement de toutes les ressources naturelles au profit des seuls humains. Ici Descartes et la science moderne peuvent faire l’objet d’un rapprochement fructueux. D’un point de vue plus strictement politique, la référence à cette substitution qui, via Hobbes, a vu la politique se rapprocher d’un idéal de souveraineté fondé sur la sécurité des personnes et l’intégrité des territoires en abandonnant l’exigence première de sociabilité et de collectif telle qu’elle était pourtant exprimée par Aristote (l’homme est un animal naturellement politique) est requise.
  • Enfin on voit mal commet la troisième partie pourrait faire l’objet d’une explication pertinente sans faire droit concrètement à ce qui pourrait se substituer aux logiques nationales, étatiques ou tribales. Ici Descola prend à bras le corps la question délicate de l’identité, de l’individualisme et de l’individuation, des conditions rendant possibles que par peuples ou populations nous entendions autre chose que des Humains.


                    Quiconque lira attentivement l’article « la politique n’est pas faite de rapports de pouvoir, elle est faite de rapports de mondes. » trouvera largement de quoi travailler efficacement les parties 1 et 2. Pour la troisième, il peut être particulièrement éclairant de citer un auteur dont Philippe Descola utilise la référence à plusieurs reprises dans d’autres livres, à savoir Karl Polanyi. Dans son ouvrage intitulé la grande transformation publié en 1944,  Cet économiste s’interroge sur le phénomène du capitalisme à partir du 18e siècle. Comment a-t-il pu prendre une si grande amplitude et ce notamment en termes d’exploitation des ressources naturelles? 

                Pourquoi est-il vraiment essentiel d’évoquer ici plus que les aspects juridiques administratifs de la nouvelle politique que Philippe Descola appelle de ses vœux le capitalisme? Parce que c’est à partir de lui que nous pourrons vraiment saisir à quel point la perspective éclairante de la mondiation est battue en brèche par celle de la mondialisation, à savoir l’extension d’un seul modèle économique capitaliste appliqué à la question totalité de la planète. Trotsky insistait sur la nécessité d’une internationale communiste mais ce qui s’est déployé sur terre a contrario et qui explique en grande partie l’aveuglement actuel de tant de dirigeants « politiques » par rapports aux crises écologiques auxquelles nous sommes confronté.e.s c’est finalement exactement le contraire: une internationale capitaliste. Mais comment cela s’est il passé? Si nous répondons grâce à Karl Polanyi à cette question, nous nous ferons une idée claire de ce qu’il convient de concevoir pour inverser, autant qu’on peut son mouvement.



                    Ici encore, ce qu’il est vraiment troublant de réaliser c’est qu’Aristote avait déjà parfaitement identifié le danger. Dans un passage de son livre « politique », il évoque la monnaie et la situe par rapport au troc:

"Chacune des choses dont nous sommes propriétaires est susceptible de deux usages différents : l’un comme l’autre appartiennent à la chose en tant que telle, mais ne lui appartiennent pas en tant que telle de la même manière. L’un est l’usage propre de la chose, et l’autre est étranger à son usage propre. Par exemple, une chaussure a deux usages : l’un consiste à la porter et l’autre à en faire un objet d’échange l’un et l’autre sont bien des modes d’utilisation de la chaussure, car même celui qui échange une chaussure avec un acheteur qui en a besoin, contre de la monnaie ou de la nourriture, utilise la chaussure en tant que chaussure, mais il ne s’agit pas là toutefois de l’usage propre, car ce n’est pas en vue d’un échange que la chaussure a été faite. Il en est de même encore pour les autres objets dont on est propriétaire, car la faculté de s’échanger s’étend à eux tous, et elle a son principe et son origine dans l’ordre naturel, en ce que les hommes ont certaines choses en trop grande quantité et d’autres en quantité insuffisante. 

Pris en ce sens-là, il est clair aussi que le petit négoce n’est pas par nature une partie de la chrématistique, puisque, dans la mesure exigée pour la satisfaction de leurs besoins, les hommes étaient dans la nécessité de pratiquer l’échange. Certes, dans la première forme de communauté (c'est-à-dire la famille), il est manifeste que la faculté d'échange ne joue aucun rôle, son utilité se montre seulement quand la communauté s'élargit. En effet, les membres de l'association primitive possédaient toutes choses en commun ; puis, une fois divisés en familles distinctes, ils maintinrent la possession commune pour de nombreux biens, et en répartirent d'autres, qui durent, selon les besoins, faire l'objet d'échanges réciproques, comme cela se pratique encore chez un grand nombre de nations barbares, qui se servent du troc pour échanger l'une contre l'autre les choses utiles à la vie, mais rien de plus : on donne, par exemple, et on reçoit du vin contre du blé, et ainsi de suite pour toutes les denrées analogues. 

Un tel mode d'échange n'est ni contre nature, ni une forme quelconque de chrématistique proprement dite (puisqu'il est, avons-nous dit, destiné à suffire à la satisfaction de nos besoins naturels). Cependant c'est de lui que dérive logiquement la forme élargie de l'échange. En effet, quand se développa l'aide que se prêtent les divers pays par l'importation des produits déficitaires et l'exportation des produits en excédent, l'usage de la monnaie s'introduisit comme une nécessité. (…)

Une fois la monnaie inventée à cause de la nécessité de l'échange, une autre forme de la chrématistique vit le jour, le petit négoce, qui tout d'abord se fit probablement d'une manière toute simple, mais prit ensuite, sous l'action de l'expérience, une allure plus savante, en cherchant les sources et les méthodes d'échange destinées à procurer le maximum de profit. De là vient l'idée que la chrématistique a principalement rapport à la monnaie, et que son rôle est d'être capable d'étudier les sources où l'on trouvera de l'argent en abondance, car cet art-là semble être créateur de richesse et de biens. Et, en effet, on pose souvent en fait la richesse comme n’étant rien d’autre qu’une abondance de numéraire, parce que c’est à la monnaie qu’ont rapport la chrématistique et sa forme mercantile. 




                    Chrématistique vient de chrèmata en grec ancien  qui désigne la richesse en monnaie. On comprend dans ce texte qu’Aristote distingue deux chrématistiques: la naturelle et la commerciale. La première est bonne, voire nécessaire, la deuxième est dangereuse et toxique. En fait Aristote avait parfaitement pointé le danger inhérent à l’accumulation du capital, c’est-à-dire à la capacité que détient la richesse en monnaie de créer par elle-même plus de richesse monétaire, comme si un moyen en devenant sa propre finalité aboutissait à quelque chose d’absurde et de délétère favorisant l’inégalité et la richesse de quelques uns.

                        Une paire de chaussures a deux valeurs: sa valeur d’usage quand on la met à ses pieds, sa valeur marchande quand on l’échange contre autre chose au cours d’un troc.  Aristote souligne que les pays dits barbares pratiquent encore le troc ce qui implique que toute économie a pratiqué d’abord l’échange de biens. Puis la monnaie s’est imposée assez logiquement pour faciliter ces échanges (puisque il n’est pas évident de transporter toutes les marchandises à échanger). Une fois la monnaie apparue, la chrématistique a évidemment suivi. Qu’au sein d’un foyer (oïkos), il soit décidé d’accumuler de la monnaie en vue de donner à tous les membres de la famille de quoi se nourrir, se vêtir, être abrité ne pose aucun problème et cette chrématistique là, c’est-à-dire cette accumulation de monnaie n’est pas toxique parce qu’elle ne vise qu’à satisfaire les besoins vitaux d’une famille et qu’en fait s’il y a accumulation c’est exclusivement en vue d’un échange rapide. 

Il en va tout autrement de la richesse commerciale qui vise à tirer profit du bon moment auquel telle accumulation de richesse pourra d’elle-même procure un bénéfice à son propriétaire. On achète ici tel bien et on le revend ailleurs plus cher de façon à faire fructifier son pécule. La richesse engendre la richesse et finalement c’est exactement le point fondamental du capitalisme (capitaliser) qui ici est décrit dés l’antiquité. La lucidité d’Aristote est assez sidérante de ce point de vue.


                Karl Polanyi reprend exactement cette dénonciation par Aristote de la chrématistique commerciale en en enrichissant le concept par la notion de commensurabilité généralisée.  Une étude exhaustive des communautés révèle qu’il existait de nombreuses sociétés, y compris la notre à une certaine époque dans laquelle la chrématistique commerciale était totalement empêchée par l’incommensurabilité de certaines valeurs. L’économie ne peut en aucune façon devenir autonome au sein de communautés à l’intérieur desquelles par exemple, les échanges de biens sont limités aux marchandises satisfaisant les besoins vitaux: nourriture, bien de première urgence etc. Mais cela peut aussi être l’inverse, comme c’est le cas pour les Achuars. Pour les jivaros, en effet, tout membre de la tribu a droit gratuitement à la nourriture à l’habitat, aux vêtements, etc. Ce n’est que pour les biens dits de prestige que les échanges d’une forme de monnaie (coquillage ou autre) est requise. En d’autres termes, tout ne s’achète pas. Il existe des biens, des avantages, des réalités dépourvues de toute valeur d’échange.

                L’écart est absolument surdimensionné quand par exemple nous le comparons à une logique d’échanges sans limite efficiente dans nos sociétés capitalistes. Même si c'est dans le cadre d'un marché illégal, l’échange d’organes en est un exemple saisissant. Même légalement on demande toujours aux proches d’une personne défunte si l’on peut utiliser ses organes pour les donner à quelqu’un d’autre qui en a besoin. Il n’y a pas forcément à redire sur cet usage mais simplement pointer qu’il n’est pas jusqu’à son propre corps qui ne puisse finalement se retrouver dans un ensemble de tractations gratuites sur le plan du légal, tarifées dans un marché parallèle. C’est la même chose pour la prostitution, laquelle finalement est tolérée sur le territoire. 



                    Nous réalisons ainsi que le présupposé du naturalisme se reconduit littéralement dans le rapport que tout être humain entretient à son propre corps: puisque il y a une continuité des physicalités, rien ne s’oppose à une commensurabilité généralisée des corps sur un marché qui finalement les met en vente soit en tant qu’objets de plaisir, soit en tant qu’organes prêts à une redistribution médicale , soit en tant que supplétifs affectifs, etc. Ce que décrit Karl Polanyi c’est ce mouvement progressif par le biais duquel en Europe l’autonomisation d’une économie d’échanges monétaires fondés sur une chrématistique commerciale s’est opérée au détriment de tout un réseau de solidarités domestiques, paysannes, communales, au sein desquelles ne sévissait aucunement le principe de la commensurabilité généralisée des biens:

« Le coup extraordinaire du capitalisme fut de désencastrer l’économie des autres rapports sociaux et cela de façon paradoxale, en soumettant tous les aspects de l'existence à l’échange marchand, notamment du travail de la terre et des biens de subsistance . Avant le 18e siècle, les sphères de circulation des biens étaient séparées et l’on ne pouvait pas échanger n’importe quel type de bien contre n’importe quel autre. »

                La capacité de l’argent à produire par lui-même de l’argent conduit à faire céder l’étanchéité des opérations entre les sphères d’échange jusqu’à ce que tout étant susceptible ‘être commercialisé, plus rien ne s’oppose à la chrématistique commerciale. Du coup, quelque chose s’éclaire: pour lutter contre le mondialisme et le capitalisme, il faut détruire la chrématistique commerciale, c’est-à-dire la possibilité de l’argent à s’auto-générer, ce qui implique que l’on détruise aussi la commensurabilité généralisée des biens en reconstruisant les murs qui séparent entre eux des biens qu’on dira échangeables et d’autres que l’on dira inéchangeables. Il est clair qu’une société dit beaucoup d’elle-même dans cette définition qu’elle sera susceptible de donner des biens inéchangeables.



                  Ce n’est pas la monnaie en soi qui porte la menace de la commensurabilité généralisée des valeurs, ce n’est même pas la monnaie employée comme moyen de convertir des biens d’un certain genre en biens d’un autre genre, c’est le fait , comme le disait déjà Aristote, de se servir de l'échange pour vendre plus cher qu’on a acheté. Au lieu que l'argent serve d’intermédiaire pour convertir les produits agricoles que vend le paysan afin de se procurer les outils dont il a besoin, l’accumulation d’agent dans le capitalisme devient la finalité en soi et les marchandises qui circulent ne sont que le moyen de faire un profit.  Finalement pour reprendre les termes mêmes d’Aristote, autant dans la chrématistique naturelle, l’argent est le moyen de la marchandise, autant dans la chrématistique commerciale, c’est la marchandise qui devient le moyen de l’argent, et TOUT EST LA : dans cette dénaturation par le biais de laquelle le moyen est élu au rang de finalité.

Deux alternatives permettent de contrarier efficacement cette perversion dont les conséquences écologiques sont désastreuses: le retour à la division entre les biens commensurables et les biens incommensurables d’une part et d’autre part, ce qui déjà s’active dans certains collectifs: le SEL (système d’échange local). Dans un cadre assez limité, des personnes s’entendent  pour échanger des biens et des services à des taux négociables à l’amiable qui court-circuitent la monnaie officielle, très perméable à la chrématistique commerciale.




                    Quelque chose ici doit retenir notre attention: contre certaines thèses de Descola, peut-être a-t-on envie d’alléguer la question de l’échelle en disant que ce que préconise le philosophe est applicable mais à une échelle réduite. Et alors? Qui a décidé que la mondialisation était la seule échelle viable? Comment ne pas voir ici que c’est précisément l’échelle locale qui seule prend en compte la dimension authentique du vivant dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle n’est pas réduite ni cantonnée, ni close sur elle-même? Il faut tenir ferme ce paradoxe parce qu’une certaine évidence s’y énonce: le rapport au vivant ne peut se concevoir comme une extension horizontale aux solidarités exclusivement humaines, nationales, étatiques mais à un ancrage vertical aux écosystèmes, aux données climatiques, aux milieux animaux et végétaux. C’est par  l’ancrage à des économies locales que l’on parvient à situer son action dans le cycle du vivant, de la vie qui rassemble humains et non humains. Les économies locales sont paradoxalement les plus  cosmopolitiques.

  L’extension du modèle capitaliste à la totalité des états mondiaux va donc de pair avec 1) L’autonomisation de la sphère économique à l’égard des autres domaines d’activité sociale 2) L’écrasement du politique par rapport à l’économique 3) La perversion des fins et des moyens inhérente  à la chrématistique commerciale.  C’est par ce dernier point qu’il faut commencer en misant une fois de plus, comme cela apparaissait déjà dans l'analyse du zôon politikon sur l’extrême et sidérante lucidité d’Aristote. Répétons que le problème ne vient aucunement de l’argent ou de la monnaie mais de la tentation de jouer des déplacements des marchandises de façon à ce que le profit engendre le profit dans la logique systématique d’un circuit fermé. Si l’échange d’argent est maintenu dans la limite d’échange de biens de telle sorte qu’aucun profit ne puisse naître de la seule accumulation de capital, alors il est contenu dans la limite des besoins humains, ce qui rend possible la culture par l’homme des seuls vrais biens, à savoir précisément ceux qui ne sont pas réductibles à des nécessités vitales.

                    La phrase d’Aristote peut être comprise de différentes façons mais la réalisation de la distinction entre Bios et Zoé  permet de situer à sa juste place la situation de l’homme dans le vivant. Il n’est rien de sa présence qui puisse paradoxalement à ce qu’elle est aujourd’hui, s’entendre en termes d’exploitation des ressources naturelles. Le propre de l’animal humain est de cultiver une intelligence politique de tous les rapports entre les mondes, qu’il s’agisse des ontologies des sociétés humaines, des milieux animaux et végétaux ou encore de la plurivocité du multivers. Nous n’en sommes finalement qu’au début de l’exploration de tous les sens susceptibles d’être subsumé  par la notion de « cosmopolitisme », et c’est bien la signification de la citation de Jacques Rancière:  « la politique n’est pas faite de rapports de pouvoir, elle est faite de rapports de mondes. »



Nous avons évoqué trois moments décisifs pour la civilisation occidentale et son virage vers le naturalisme:

  1. le mythe fondateur de la faute et la place assignée à la nature comme impliquée dans l’expulsion d’Eve et d’Adam du jardin d’Eden. La nature cesse d’être d’essence divine ou sacrée pour devenir exploitable; Elle est clairement désignée comme ressource
  2. Le 17e siècle et l’influence conjuguée de Descartes sur la naissance de la science moderne et de Hobbes sur les conceptions de la politique centrée sur les notions d’autorité et de sécurité
  3. La révolution française et la déclaration des droits de l’Homme.

A la page 141 de son livre « Ethnographie des mondes à venir, Philippe Descola revient sur cette dernière référence et pointe la rupture de ton qu’impose à son égard la fameuse citation de Jacques Rancière sur la politique comme rapport entre les mondes.

Sur quelle représentation de l’être humain repose en effet les thèses de la Révolution française? Celle d’un individu libre, propriétaire de son corps, indépendant de toute institution (au sens où c’est justement à partir de cette conception d’un humain libre que vont se constituer des institutions au service de cet humain là) et lié par un contrat moral implicite à toute l’humanité. Mais d’où les humains sortent-ils? Comment adhérer à une conception aussi « pure », qui semble faire comme si les milieux, les structures sociales, les déterminations collectives n’existaient pas nécessairement AVANT? C’est exactement comme si nous prenions en considération une plante indépendamment de son terreau, une plante hors sol. De plus il va de soi qu’une telle représentation place l’humain au centre de tout. Finalement c’est comme si la politique constituait un domaine qui pouvait se déployer hors des blessures narcissiques décrites par Freud. L’idée selon laquelle le mouvement même de la connaissance se mesurait à l’intensité de la blessure narcissique qu’elle impose à l’être humain ne semble pas s’être diffusé au domaine de la politique et il est grand temps qu’elle le fasse.

Cette 4e blessure narcissique pourrait être infligée à cet idéal d’une connaissance objective et unificatrice qui part d’un principe non démontré selon lequel aucune réalité ne peut être étudiée sans être UN OBJET.  De ceci que la nature peut faire l’objet d’une étude scientifique, il semble alors aller de soi a) qu’elle est UNE b) Qu’elle est distincte du sujet qui en fait l’étude - à savoir l’homme.  La crise du naturalisme que nous vivons  est fondée sur une division entre la nature et l’humain qui s’est organisée de façon hiérarchique de telle sorte qu’avoir plus d’humanité supposait avoir moins de nature (les européens, les adultes, les lettrés, les propriétaires)  et qu’avoir plus de nature impliquait avoir moins d’humanité (les sauvages, les enfants, les femmes, les travailleurs). Dés lors en effet, il va de soi que la politique ne peut consister qu’à gérer cette hiérarchisation, c’est-à-dire à faire en sorte que chaque partie reste du côté qui lui été assignée de la ligne ainsi tracée.


Dés lors que cette ligne ne semble pas opérationnelle dans une société, elle n’est pas reconnue comme politique et c’est donc le cas, entre autres, des Achuars. Dans son livre: « la mésentente: politique et philosophie » sorti en 1995, Jacques Rancière écrit: « un sujet politique est un opérateur qui joint et disjoint les régions, les identités, les fonctions, les capacités existant dans la configuration d’une expérience donnée. » Qu’est-ce que ça veut dire concrètement?

En premier lieu, cette citation vise à se détacher entièrement d’une conception naturaliste de la politique dans laquelle un collectif, un parti s’exprime d’une seule voix et impose à une population donnée en la convainquant de la pertinence de ses thèses un rapport de force dans la vie sociale. Qu’on y réfléchisse un peu et nous constaterons que c’est bien ce modèle là que nous vivons: des partis s’opposent des « arguments » (dans le meilleur des cas) visant à nous persuader du bien fondé de ces analyses, lesquelles tôt ou tard vont aboutir à la stigmatisation d’une composante de la société.  Quand par exemple, des personnalités politiques défendant une conception nationaliste anti-immigrationniste assène là les opposants l’argument suivant: « dans quel monde vivez-vous? » (Sous entendu: pour ne pas voir l’immigration comme origine de tous les problèmes auxquels nous sommes confrontés), c’est au demeurant une très bonne question, mais il faudrait en retirer toutes les conséquences: on peut toujours interpréter le « monde » à partir du problème que l’on souhaite y dénoncer. Il n’y a pas un monde mais des interprétations dont chacune constitue un monde.  Aujourd’hui, la plupart des partis politiques ciblent le champ social des hommes et y appliquent « un crible » un « pochoir » découpé selon la silhouette de leur cible. On peut voir la société française comme lieu de prédilection d’une invasion étrangère. On peut également le voir comme territoire parcouru d’inégalités entre les riches et les pauvres, les patrons et les employés, les mâles et les femelles, les jeunes et les vieux, etc. Tout ceci ne conduira en fin de compte qu’à imposer sa perception du problème et qu’à partir du principe que la politique est une affaire de pouvoir. Il s’agit de gagner le plus grand nombre à sa cause, sachant que celle-ci ne consiste qu’à une dualité du bon camp contre le bon.



La citation de Jacques Rancière consiste à mettre au premier plan exactement le contraire: et si la politique n’était pas une affaire de pouvoir ni de division mais plutôt de puissance et de rapports entre des choses que nous ne sommes pas habitué.e.s à relier entre elles, notamment parce qu’elle appartiennent à des régions ontologiques différentes, comme par exemple un tsunami et une politique énergétique?

Une comparaison peut ici être utilisée avec profit: nous connaissons toutes et tous ces jeux d’enfants qui consistent à relier des points numérotés entre eux et à voir ainsi émerger un dessin au fil de ces traits d’union. Imaginons une multiplicité de points sur lesquelles pourraient se constituer une infinité de figures suivant la numérotation adoptée et nous aurons une idée de ce que veut dire Rancière et par association Philippe Descola. 

Au sens littéral le sujet politique y apparaît comme un brouilleur de lignes ça appelle de révéler d’autres possibilités de figures dans celles que nous y percevions obsessionnellement. Mais une donnée vaut ici la peine d’être prise en compte, c’est que la figure la plus juste ou la moins dogmatique sera forcément celle qui reliera entre les points les plus éloignés. Nous connaissons bien l’expression « être en intelligence avec » qui signifie entretenir des liens, « conspirer », « comploter ». Peut-on envisager que la politique loin de ressembler à ce terrain de jeu dans lequel des enfants ne cessent de vanter la seule figure qu’ils voient se dessiner dans les points et la réputer meilleure que les autres exerce son intelligence à y voir sans cesse s’y dessiner de nouvelles en changeant continuellement le principe même de leur distribution? Ce serait comme si le vivant était en réalité un peu comme l’école de Poudlard dans Harry Potter, à savoir un ensemble de seuils et de niveaux avec des escaliers facétieux qui relieraient sans cesse des étages avec des couloirs au gré d’une redistribution continuellement nouvelles.




Finalement dans cette perspective, la politique pourrait parfaitement se définir comme l’utilisation la plus conforme au schémas neuronaux de ce que nous appelons avoir une activité cérébrale. Nous savons bien que tout n’y est qu’une affaire de connexions synaptiques.  L’intelligence définit alors la capacité à se désengager sans cesse de tout schéma obsessionnel en mettant à jour dans le monde de nouvelles possibilités de mondes, une fois comprise l’insoupçonnable richesse de la notion même de mondiation. On comprend le monde quand on réalise qu’il consiste dans une combinatoire: celle de toutes les possibilités de figures susceptibles de naître d’un jeu sans cesse renouvelé de numérotation. Faire jaillir de nouveaux rapports entre les points afin d’y voir s’y dessiner de nouveaux mondes : telle est la définition du politique suggérée par Jacques Rancière. Et concrètement cela pointe avec évidence la lenteur et la violence de nos révolutions politiques.




Philippe Descola décrit finalement ce processus combinatoire en lui donnant le nom « d’universalisme relatif ». Finalement qu’est-ce que la naturalisme dans un tel schéma politique? C’est une réparation des points qui a l’ambition de figer, sous le prétexte qu’elle serait égalitaire (entre les humains exclusivement) toutes les autres figures possibles, du simple fait qu’elle se fonde sur les principes de la révolution française et que ces principes sont universels. Mais tout le problème vient de ce que cette intelligence universaliste du monde ne va pas jusqu’à envisager la possibilité qu’elle ne soit elle-même que l’un des moments, l’une des figures d’un relativisme universel perpétuellement en acte. C’est comme un point de vue posant l’égalité humaine des points de vue (et même cette égalité n’en est pas une en fait) sans activer cette présence d’esprit  par le biais de laquelle elle se percevrait elle-même comme l’un des points de vue d’une intelligence synaptique universelle, mais au sens où nous sommes dans un cerveau. Nous nous pensons détenteurs de la structure connective même dans laquelle nous sommes en réalité « partie prise » tout autant que « partie prenante ».

Ce n’est qu’une fois parvenu.e.s à un tel perspectivisme que nous pouvons enfin percevoir qu’un glacier ou qu’une forêt sont aussi susceptibles d’être considéré.e.s comme des sujets politiques parce qu’ils sont dotés de la capacité de brouiller les lignes des figures anciennes pour en faire affleurer de nouvelles sur à la surface de ce jeux de ligne et de points que constitue le vivant. On peut vélos faire un peu varier la citation d’Aristote: « l’homme est un animal qui a compris que la nature est politique. » Les glaciers, les fleuves, les montagnes sont susceptibles de faire advenir des relations d’un autre genre  entre des êtres qui n’étaient pas reliés auparavant (comme les étages de Poudlard) . Puisque notre système juridique est déjà opérationnel dans sa capacité à définir des ensembles ou des complexes industriels, commerciaux, comme des personnes morales, l’assignation d’un statut de droit à des milieux de vie, créait une nouvelle donne politique. Celle ci se définit donc comme ce jeu institutionnel capable de créer des nouvelles dynamiques de sens entre des éléments qui, ainsi désengagés, comme désenclavés des anciennes renouvellent les perspectives nouvelles d’alliances qui ne peuvent que satisfaire la vie, une fois bien assimilée l’idée qu’elle n’a pas d’autre définition que celle-là même qui correspond à cette combinatoire.



Il n’est donc aucunement question d’activer notre intelligence pour comprendre un objet qui serait devant nous et distinct de nous mais d’activer l’intelligence de saisir tout ce qui est déjà en soi, dans sa définition même, ce que c’est qu’être en intelligence avec une totalité dont l’efficience est combinatoire. Nous n’avons pas à être intelligent pour comprendre mais à activer l’intelligence dans laquelle nous sommes compris, à la susciter, à la vivre, à l’habiter parce qu’elle est toujours déjà là.


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