mercredi 20 décembre 2023

Terminales HLP: Peut-on jouer des sentiments? Théâtre et Politique (Dom Juan Acte 4 scène 6)



 Elvire: « Ne soyez point surpris, Dom Juan, de me voir à cette heure et dans cet équipage. C'est un motif pressant qui m'oblige à cette visite, et ce que j'ai à vous dire ne veut point du tout de retardement. Je ne viens point ici pleine de ce courroux que j'ai tantôt fait éclater, et vous me voyez bien changée de ce que j'étais ce matin. Ce n'est plus cette Elvire qui faisait des vœux contre vous, et dont l'âme irritée ne jetait que menaces et ne respirait que vengeance. Le Ciel a banni de mon âme toutes ces indignes ardeurs que je sentais pour vous, tous ces transports tumultueux d'un attachement criminel, tous ces honteux emportements d'un amour terrestre et grossier; et il n'a laissé dans mon cœur pour vous qu'une flamme épurée de tout le commerce des sens, une tendresse toute sainte, un amour détaché de tout, qui n'agit point pour soi, et ne se met en peine que de votre intérêt.

C'est ce parfait et pur amour qui me conduit ici pour votre bien, pour vous faire part d’un avis du Ciel, et tâcher de vous retirer du précipice où vous courez. Oui, Dom Juan, je sais tous les dérèglements de votre vie, et ce même Ciel, qui m'a touché le cœur et fait jeter les yeux sur les égarements de ma conduite, m'a inspiré de vous venir trouver et de vous dire de sa part, que vos offenses ont épuisé sa miséricorde, que sa colère redoutable est prête dé tomber sur vous, qu'il est en vous de l'éviter par un prompt repentir, et que peut-être vous n'avez pas encore un jour à vous pouvoir soustraire au plus grand de tous les malheurs. Pour moi, je ne tiens plus à vous par aucun attachement du monde; je suis revenue, grâce au Ciel, de toutes mes folles pensées; ma retraite est résolue, et je ne demande qu'assez de vie pour pouvoir expier la faute que j'ai faite, et mériter, par une austère pénitence, le pardon de l'aveuglement où m'ont plongée les transports d'une passion condamnable. Mais, dans cette retraite, j'aurais une douleur extrême qu'une personne que j'ai chérie tendrement devînt un exemple funeste de la justice du Ciel; et ce me sera une joie incroyable si je puis vous porter à détourner de dessus votre tête l'épouvantable coup qui vous menace. De grâce, Dom Juan, accordez moi, pour dernière faveur, cette douce consolation; ne me refusez point votre salut, que je vous demande avec larmes, et si vous n'êtes point touché de votre intérêt, soyez-le au moins de mes prières, et m'épargnez le cruel déplaisir de vous voir condamner à des supplices éternels.

Je vous ai aimé avec une tendresse extrême, rien au monde ne m’a été si cher que vous; j’ ai oublié mon devoir pour vous, j'ai fait toutes choses pour vous; et toute la récompense que je vous en demande, c'est de corriger votre vie, et de prévenir votre perte. Sauvez-vous, je vous prie, ou pour l'amour de vous, ou pour l'amour de moi. Encore une fois, Dom Juan, je vous le demande avec larmes; et si ce n'est assez des larmes d'une personne que vous avez aimée, je vous en conjure par tout ce qui est le plus capable de vous toucher.

 Je m'en vais, après ce discours, et voilà tout ce que j'avais à vous dire. »


 « Peut-on jouer des sentiments? » est le sujet de l’essai philosophique. Le texte proposé est un extrait des cours de conservatoire de Louis Jouvet pour une actrice qui est baptisée Claudia dans la pièce mais qui en réalité se nomme Paula Dehelly. 

Le propos ici est de revenir sur cette scène 6 de l’acte 4, pour de multiples raisons, mais notamment parce que le sentiment qu’il s’agit de jouer ici n’est pas courant et que l’on est en droit de s’interroger: la scène ne serait-elle pas injouable tout simplement parce que le sentiment « écrit » par Molière n’est pas susceptible d’être éprouvé vraiment? Est-il seulement habitable?

Ce dernier terme est vraiment intéressant notamment parce qu’il fait signe d’une expression: « être habité.e » et qu’on perçoit bien en lisant les conseils avisés de Louis Jouvet que c’est ça qu’il veut dire: tu n’habites pas le sentiment, tu l’analyses, tu t’analyses mais tu n’es pas « dedans ». Elvire est portée par un état de grâce. Imaginez que vous couriez vers une personne qui vous a  bafoué, humilié, trahi pour son bien, pour lui adresser : « un amour détaché de tout » à lui, à savoir probablement, de tous les êtres humains, celui qui le mérite le moins. Mais de fait, ce sentiment est juste. Il l’est même plus qu’aucun autre puisque en lui se dit la vérité la plus brute et la plus irrévocable de tout sentiment, à savoir qu’il n’a pas de raison dans tous les sens du terme: il n’a pas de cause ni de sens ni de justification et encore moins de légitimité. Pour jouer cette scène, peut-être faut-il que l’actrice en arrive à cette conclusion: c’est justement parce que je ne le comprends pas que je peux le jouer, que je ne peux faire que ça: le jouer. Si je le comprenais, j’en ferais la « démonstration », mais précisément ici pour un sentiment de cette nature là, il n’existe aucune autre possibilité de lui donner raison que celle de le faire exister ici et maintenant sur scène et alors seulement cela devient un ACTE, mais en fait toute autre façon de faire du théâtre est à côté de la plaque. Le théâtre ne consiste pas du tout à jouer des sentiments sur scène, à les simuler, mais à les produire. La scène est l’espace réservé de l’animal politique qu’est l’être humain. Jouer un sentiment c’est le faire authentifier publiquement et plus le sentiment sera réputé injouable, improbable, impossible à éprouver, plus le jeu de l’actrice et de l’acteur pourra finalement s’y impliquer « naturellement », spontanément, c’est-à-dire s’y effectuer tel qu’il est pour ce qu’il est, à savoir une fabrique des sentiments.



                    Cette scène est donc injouable parce qu’elle contient le secret du jeu théâtral, parce qu’un sentiment n’est aucunement détachable du corps qui l’éprouve et que c’est exactement cela qui est ici demandé à l’actrice. En d’autres termes, elle ne réside pas dans la limite ultime de l’art théâtral mais dans sa justesse la plus sobre, la plus primitive. Elle n’est pas la fin, elle en est le début. Pour jouer cette scène, il suffit d’ETRE sur scène et de dire son texte , mais on se rend compte que la plupart du temps, on vient sur scène avec ses soucis, avec ses joies avec son état d’âme antérieur, avec tout ce dont nous avons hérité de cette dimension inauthentique de notre existence quotidienne pleine de sentiments affectés, feints simulés. Or ici, il n’y a absolument rien de tout cet attirait de sentiments simulés dans la vie dite réelle qui puisse servir, mais ce n’est pas du tout parce qu’il faudrait situer le théâtre à cette dimension héroïque, magique, surnaturelle, extraordinaire de donner vie à du jamais vu. C’est plutôt que personne dans la vie courante n’incarne le sentiment qu’il éprouve, c’est plutôt que personne n’EST dans la pseudo réalité.

                        Etre actrice, acteur c’est faire un acte, et ça n’a jamais été autre chose. Ici l’acte en question est « aimer » dans toute la neutralité de l’infinitif, c’est-à-dire donner de l’amour. Elvire donne de l’amour à Dom Juan. Si elle lui en donnait en récompense de sa vertu, de son honnêteté, de sa bonté d’âme, ce serait un paiement, une rétribution, un échange, une distribution des prix. Quiconque aime de cette façon dans la vie courante s’abuse sur soi et nécessairement le sait bien. La vie n’est pas raisonnable, ni rationnelle. Toutes les personnes qui y jouissent de l’amour qu’on leur porte ne le méritent à aucun niveau, en aucune façon. On est aimé.e parce que l’on n’a aucun droit à l’être. Dés qu'on aime ou qu'on est aimé.e, on crée une zone d'illégitimité.  DONC aimer Dom Juan est vraiment l’acte vrai, l’acte pur, brut, donc l’acte théâtral et politique par excellence.  C’est l’acte que seule une actrice peut exécuter.

Par conséquent il y a quelque chose de cette scène par quoi c’est la fibre la plus nue et la plus « à vif » du théâtre qui se révèle au grand jour de la scène. Tant que tu rentreras sur scène pour jouer (simuler) ça n’ira pas, il faut rentrer sur scène pour être, pour faire un acte: c’est cela que Louis Jouvet essaie de faire réaliser à Claudia. 

                        Lorsque dans l’article consacré à la liberté dans son livre « la crise de la culture », Hannah Arendt décrit l’acte politique, elle fait référence à ce que les grecs appelaient les arts d’exécution: jouer de la flûte, danser, jouer sur scène. Il est absolument impossible d’accomplir ces actions dans un autre but qu’elles-mêmes. Ce sont des arts performatifs qui ne font advenir que ce qu’ils créent en se produisant. C’est de la praxis pure.




Cette scène n’est donc pas tant injouable que seulement jouable, mais en un sens particulier, il faut en prendre acte. Cet amour pur désintéressé, sans la moindre attente d’un retour, il n’y a vraiment rien d’autre à en faire que l’effectuer en montant sur scène et en disant les mots écrits par Molière.  Comme le dit aussi justement que cruellement Louis Jouvet, soit on la joue, c’est-à-dire on l’effectue, soit on n’est pas une actrice. On est ici à la croisée des chemins et de fait, la plupart de celles qui s’y sont essayées ont triché, c’est-à-dire qu’elles ont échoué et du coup n’ont incarné sur scène qu’elle-mêmes, que leur pseudo « moi », leur persona d’actrice, leur nom du sommet de l’affiche. Elle ont sur-joué ce qui n'aspirait qu'à être sous-entendu,  qu’à sous-venir du texte, qu’à surgir sur scène par le dessous du texte. Steve Kalka évoque cela avec l’actrice qu’il dirige sur scène. La plupart des actrices font ce qu’il est convenu d’appeler du « cabotinage » c’est-à-dire qu’elles se mettent avant pour compenser le vide de cette scène réputée injouable alors qu’elle n’est que cela: jouable. C’est donc une conception de l’art d’être actrice qui se dégage ici: contrairement à ce que la plupart des gens pensent, être acteur.trice, c’est cultiver l’art de raboter tous les ajouts, tous les ornements, tous les additifs à l’acte d’être. La scène de théâtre c’est le lieu dans lequel l’acte d’être s’authentifie publiquement c’est-à-dire politiquement. 



                           Mais comment et pourquoi cette scène peut elle ainsi prendre sur elle de constituer cette expérience cruciale, l’essence même du théâtre? On ne peut répondre qu’en s’immergeant dans l’intrigue de Dom Juan qui finalement est moins un athée radical qu’un expérimentateur de Dieu. Dom Juan c’est l’inverse la pièce de Beckett: « en attendant Godot ». C’est plutôt « en provoquant Godot ». Dom Juan explore les limites: jusqu’où faut-il aller dans l’abjection pour que Dieu n’en puisse plus de ne pas être et enfin SOIT. 

                    Mais précisément c’est ici que cette scène qui en fait précède de très prés le dénouement avec la statue du commandeur, peut donner lieu à une interprétation philosophique assez convaincante. Et si c’était plutôt ici, dans cette scène là que Dom Juan sans nécessairement s’en rendre compte trouvait Dieu, ou du moins ce qui de l’être humain peut se faire de plus juste, c’est-à-dire de plus divin: le don absolu de soi sans contrepartie ni arrière pensée ni justification. L’être là fait un don maintenant et c’est tout! « Rien au monde ne m’a été si cher que vous » dit Elvire, mais elle parle ici de l’amour que Dom Juan lui inspirait avant: amour en tant qu’Eros. Cet amour a été bafoué, trahi, nié, détruit. Il n’en reste absolument rien et c'est sur cette ruine, sur cette désolation qu’un autre amour prend le relais: amour en tant qu’agapé, pur, désintéressé, sans cause ni finalité. Un amour qui n’est qu’un « maintenant », le moment de grâce de la femme amoureuse d’un être qui ne peut « valoir » à ses yeux qu’en « étant », qu’en n’étant que cela: existant parce que dés qu’on se penche un peu sur ce qui le définit, lui, Dom Juan, ce qu’on trouve ce ne sont que des raisons de passer notre chemin, de ne pas nous y attarder. Dom Juan est aussi creux que sa quête, aussi insignifiant que sa démarche qui finalement consiste à désacraliser la vie, à rendre toute existence nulle et non avenue, caduque. Si donc aimer a du sens c’est ici plus qu’ailleurs: ici c’est-à-dire vers Dom Juan qui finalement est plus un lieu ou un non lieu qu’une personne. Par la beauté pure d’un acte sans raison ni but, ni contrepartie, quelque chose de la déclaration d’Elvire fait advenir sur scène un sentiment plus divin que Dieu lui-même. Sans qu’il s’en aperçoive, Dom Juan est ici « comblé » parce que sa recherche aboutit, parce que sa demande est satisfaite mais en empruntant un biais auquel il ne s’attendait pas. Dieu est finalement l’autre nom de cette capacité qu’ont les humains et surtout les humaines à agir, à donner. Face aux sceptiques de l’amour en tant qu’agapé pour lesquels il ne peut jamais exister d’amour sans contrepartie, sans attente d’un retour, Elvire donne à qui ne pourra pas recevoir, ne saura pas recevoir. Donc c’est là qu’il faut donner et ce don ne peut pas être efficient ailleurs qu’ici sur scène incarné par une actrice grâce à laquelle il est « acté », comme on dit d’un acte authentifié par huissier dans une procédure juridique.




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