(C’est donc un conseil que je me permets d’adresser à toute personne lisant ce long article concernant la question de « l’humain et des limites »: si on rencontre une difficulté, il faut revenir presque obsessionnellement au Da Sein, à la compréhension de ce qu’implique « cette situation » et tout devrait finir par s’éclairer)
Encore un petit mot sur Heidegger avant de rentrer dans le coeur du sujet: nous n’adhérons pas du tout à la disqualification de l’oeuvre de Martin Heidegger à cause de ses compromissions avec le régime nazi, à ces « efforts » menés par certains pour soi disant prouver que les égarements à tous égards dommageables de l’homme sont présents aussi dans les travaux philosophiques du penseur. Et cela pour deux raisons:
- Quiconque lit avec un tant soit peu d’attention les développements sur le da sein et sur son rapport au monde réalise, notamment en faisant le lien avec les thèses de Jacob Von Uexküll, que la défense de la théorie nazie du lebensraum, de l’espace vital autrement dit de l’idée selon laquelle un certain type de territoire serait naturellement le milieu de telle ou telle race, est absolument le contraire de tout ce qu’implique la notion de da sein, soit l’absence de biotope humain.
- Nous ne pensons pas qu’une femme aussi impliquée que Hannah Arendt dans la compréhension et l’étude des régimes totalitaires aurait maintenu des relations avec Heidegger si elle l’avait suspecté d’adhérer sans réserves au régime nazi.
Que Martin Heidegger ait été lâche, ambitieux, qu’il ait vu dans la montée au pouvoir de ce parti une opportunité pour gravir les échelons de la hiérarchie universitaire, cela ne fait aucun doute, mais à trop regarder les philosophes par le trou de la serrure de leur vie personnelle, on identifierait Nietzsche à un intellectuel syphilitique et son oeuvre au délire d’un futur aliéné mental et cela dépasserait tout ce que l’on peut imaginer en terme de renonciation à faire de la philosophie. Regarder par le trou de la serrure des chambres des philosophes, c’est quand même pas bien reluisant, surtout celle de l’un des plus grands penseurs du 20e siècle, ce que Heidegger, sans aucun doute, est. La condamnation morale, c’est souvent tout ce qui reste à la compréhension réduite des esprits les plus étroits. Juger beaucoup, à tous égards, c’est faire le choix de comprendre peu.
En quoi consiste cette expérience? Dans le fait de percevoir notre existence comme « angoissante ». Le fait d’être n’est pas une donnée que nous intériorisons comme une évidence qui va de soi. Du coup, quelques soient les différentes manières que nous utiliserons plus tard dans nos vies pour « gérer » cette expérience, nous l’avons faite et, en réalité, nous gagnons vraiment quelque chose à la faire, à l’accepter, à l’assumer. Il y a une forme de dépouillement , de nudité dans notre venue au monde, nudité qui n’est pas du tout partagée avec les autres animaux. Par nudité, il faut entendre cette absence radicale de milieu à constituer, de tâche, de « suivi naturel » dans le fait d’être humain. Nous « venons au monde » alors que l’animal lui est d’emblée accaparé par son milieu. Il n’y a pas de temps d’attente, de suspension. Dés que la tique perçoit les trois désinhibiteurs: acide butyrique (odeur), 37° de chaleur (température), peau de mammifère sans poil (toucher), elle accomplit ce qu’elle est. Mais si ces trois stimulations ne sont pas actives, elle n‘est pas, elle reste mutique et cloîtrée dans une léthargie totale (qui peut durer 18 ans comme dans le laboratoire de Rostock).
Exister, si on est humain, est angoissant parce que nous advenons à un monde complètement dépourvu d’incitations à être ceci ou cela aussi bien qu’à faire ceci ou cela et autour de nous, nous voyons se tisser un magnifique entrecroisement de biotopes entre toutes les espèces végétales, animales, naturelles. Tout ce qui vit est animé par une harmonie préétablie comme ces oeuvres baroques structurées par la technique contrapuntique (Bach). Nous percevons cela, c’est-à-dire que nous percevons la beauté active et miraculeuse d’un ouvrage grandiose qui nous laisse sur la touche. Nous restons « là ». C’est ça aussi: « être là »: angoisser assez logiquement devant cette absence radicale de « rôle », mais plus dramatiquement encore d’ « être ». Nous sommes désoeuvrés, mais ontologiquement désoeuvrés. A bien des égards, quelque chose de la mollesse du poignet d’Adam au plafond la chapelle Sixtine peint par Michel Ange peut faire penser au da Sein. Dieu est porté par les anges et tout entier impliqué dans la dynamique de son ordre: « Sois! » Et Adam, répond: « peut-être » dans un temps de suspension: « Faut voir! »
Tant de philosophes se sont interrogés sur le grand secret sans se douter que telle araignée là ou tel grillon crissant était finalement en train de s’y atteler, de s’atteler à la tâche d’être.
- Mais le « da sein » est aussi!
- Oui mais « moins » puisque il est « là », puisque le fait d’être n’est pas investi par lui de la même façon que l’animal, puisque le fait d’être l’interpelle, le questionne, le rend « interdit », angoissé, ennuyé.
Que l‘homme considère la nature comme une ressource, c’est comme si Cézanne avait préféré manger les pommes plutôt que les peindre. Cela ne veut pas dire que Cézanne n’at pas le droit de manger des pommes mais sur un mode compatible avec son statut de Da sein et c’est ça qu’il va falloir déterminer, en gardant bien en tête que le Da sein, non pas par vocation, par décret divin, ou par une sorte de détermination supérieure et transcendante qui lui viendrait d’une instance souveraine est un mode d’être spécifique qui consiste à être moins que les autres étants, mais à réaliser ce que c’est qu’être, à jouir d’une puissance de contemplation. Au da sein seul est donnée la puissance de contempler ce que c’est qu’être et cette contemplation est « pure ». Nous en sommes gratifiés non pas par Dieu, non pas par un mérite quelconque ou par une désignation élective qui ferait de nous des êtres spéciaux. Nous en sommes dépositaires « comme ça », parce que c’est « comme ça ». Nous pourrions vraiment dire que la preuve évidente et totale de cette grâce qui nous est faite s’effectue dans l’acte même de la faire, de la mettre en lumière. La pratique de la philosophie et celle de l’art s’impliquent ici main dans la main. Que le da sein soit bien cela, cette nuance contemplative et éclairante du fait d’être, c’est ce que tout questionnement et toute célébration de l’être confirment, effectuent, produisent. (Et entre parenthèses, cela pose vraiment question au sujet de ces « philosophes » qui veulent disqualifier l’oeuvre de Heidegger alors que sans aucun doute elle déploie plus et mieux qu’aucune autre l’ancrage de la philosophie dans l’être).
Il y a une droiture éthique qui se dégage de tout ceci, et une droiture d’autant plus pure et verticale qu’elle ne s’élève d’aucune autre évidence, urgence que celle d’une existence effective, d’un présent éternel, d’une certitude ontologique qui dépasse toutes les autres. Oui, nous pouvons agir contre l’être, contre la nature parce que notre rapport, notre immersion dans cet environnement n’est pas accaparé d’emblée par un biotope. Nous sommes sans contestation le seul être qui ait à inventer son style d’être, et cela au milieu de tous ces autres êtres qui, eux n’ont pas cet incroyable défi à relever. Mais en même temps, il est clair que cette contingence à l’égard de l’être, c’est-à-dire le fait que nous ne soyons pas réquisitionnés par une nécessité biologiquement « typée », cadrée dessine une zone ténue mais habitable, une ligne de faille dans la fêlure de laquelle être un da sein n’est vraiment pas facile mais recèle aussi et exactement pour les mêmes raisons qui la rendent difficiles une justesse, ce qu’il faut bien appeler, en marge de toute religion, un « salut », ou un sacre. Quand un être humain accomplit une activité artistique, quelle qu’elle soit, il assume et réalise son statut de Da Sein, parce que cette condition qui nous fait être là, interdits, sidérés et questionnants devant le fait d’être, c’est ce que toute oeuvre d’art « est » aussi. Une oeuvre d’art est juste là et « c’est tout ». Il faut relier notre statut d’être existant sans réponse à la notion de gratuité.
Se pourrait-il que ce soit ça, être: se retrouver juste là, comme ça, sans avoir rien à faire sans avoir de but, ni de raison, ni de justification? Se pourrait-il que cela consiste dans cette nudité? Oui, et l’oeuvre d’art est dans la modalité d’une nudité en tous points identiques. On ne saisit vraiment une œuvre d’art que lorsque l’on a enfin épuisé toutes les justifications qui lui donneraient une raison d’être. Toute oeuvre se résout dans un pur « il y a ». Qu’est-ce que les peintres Néandertaliens (il y a 65000 ans) ont voulu « dire »? Ceci: « il y a » des animaux, des mains, des outils. Une oeuvre d’art n’est que la marque d’une présence, mais d’une toute présence, exactement comme le da sein n’est qu’un être là, mais aussi ce tout de la présence à soi et d’un certain mode de présence questionnant au monde. « Une oeuvre d’art n’est ni achevée, ni inachevée. Elle est. Ce qu’elle dit, c’est exclusivement cela, qu’elle est, et rien de plus. En dehors de cela, elle n’est rien. Qui veut lui faire exprimer davantage ne trouve rien, trouve qu’elle n’exprime rien. »
- Qu’est-ce que ça veut dire « verticaliser »?
- Dire que « c’est là », qu’il y a ça et ça et ça, autant d’oeuvres à faire, à créer, et chaque oeuvre n’est qu’une parcelle de l’être à souligner d’un trait bien ciblé, bien tracé. Nous sommes ce qui sacralise en désignant par un trait de plume ou de fusain, par un geste d’art, le mode d’être gratuit de la nature et de la vie. Ce faisant nous ne sommes rien de moins que cela même qui la sauve, au sens de « salut ». Etre un da sein, c’est être un moins que rien, un moins qu’être qui, par là même, s’active à peser sur l’être comme l’acteur de « sa plus value », mais ce terme doit s’entendre à l’exclusion totale de toute interprétation économique. Cette plus value, c’est l’art et le sacré, ou si l’on préfère le visage, au sens de « ce qui rend visible ».
On comprend bien maintenant que notre chemin n’est pas sûr, que ce n’est pas un sillon que nous aurions à suivre mais qu’il nous faut l’ouvrir très, très dangereusement parce qu’entre cette éthique là que l’on pourrait baptiser de la verticalisation et la pure abjection il n’y a pas de termes médians. L’homme est ainsi maintenu dans le balancement de cette oscillation entre la pire abjection qui se puisse concevoir dans la nature et cela même qui la sauve. Cela se comprend aisément, sans nous, rien ne sacralise ce que c’est qu’être, rien ne souligne chaque parcelle de l’être, de la nature et de la vie comme dignes d’être remarquée, comme revêtant de la « valeur ». Cela veut dire que, pour reprendre les termes mêmes de Sophocle, quand le deinos est du côté du terrible plutôt que du merveilleux (ce qui est bien le cas en ce moment!), ce n’est pas seulement que nous tombons dans l’hybris de la démesure, que nous faisons violence à l’être, à ce que c’est qu’être, c’est surtout que nous ne sommes pas à la hauteur la plus basse que ce que sans aucun doute nous sommes. Sacraliser la nature, c’est le moins que l’on puisse attendre d’une créature qui est moins que les autres. Ce que nous profanons en n’étant pas à la hauteur de notre condition n’est pas la nature, c’est la seule dimension possible de son sacre, c’est rendre inopérante la possibilité même de la perspective de sa gratuité. C’est ne pas même donner droit de cité à la possibilité de rendre l’être digne d’être vu, célébré, sacralisé.
Que s’ensuit-il pour nous? Un certain rapport au corps en premier lieu. Puisque être n’est pas une condition que nous habitons de l’intérieur, il va de soi que nous l’investissons de l’extérieur, que nous nous voyons exister. Ici le da sein s’article sans aucun doute avec le stade du miroir. Etre pour un homme c’est avoir un corps. L’animal est son corps et ne l’appréhende pas du tout comme une chose visible, et d’ailleurs pas comme une chose du tout. Le corps de l’araignée ne fait qu’un avec sa toile, quand elle chasse, celui de l’abeille ne se détache pas de ses actions. Les animaux ne perçoivent pas des objets, ils sont libérés par des signaux qui font déjà partie intégrante de leur être telle sorte que quand ces signaux se déclenchent c’est de l’intérieur de ce que c’est qu’être tique que la tique tisse son milieu. Nous nous percevons comme étant. Par conséquent, nous nous appréhendons comme un corps qui vit. Nous nous visualisons nous mêmes en tant qu’objet corps.
C’est exactement le point de départ de ce qu’Alfred Lotka a baptisé l’exo-somatisation. Le da sein est le seul être dont on peut dire que le corps est à l’extérieur. Puisque nous sommes à nous-mêmes en tant qu’objet, puisque être signifie pour nous avoir un corps et vivre avec ce corps dans un rapport d’extériorité, alors nous sommes à même de prolonger ce corps par des outils qui vont rendre nos capacités incroyablement plus étendues, et cela potentiellement « sans limite ». Evidemment ici, ce sans limite reprend exactement tout ce qui a été dit sur l’éthique du da sein. L’homme est l’être qui a à déterminer des limites partout, dans tous ces domaines d’activités et spécifiquement celui-ci, puisque finalement il n’est rien qui puisse vraiment résister au pouvoir de l’homme.
Or nous disposons justement du critère éthique absolu à la lumière duquel le Da sein devient un danger pour l’être, c’est quand disparaît en lui, de lui tout souci de donner cette plus value à l’être, ce sens, ce sacre. Rien de la nature ne peut être considéré comme sacré sans nous, nous sommes les seuls intronisateurs de ce sacre et il ne faut pas nous laisser intimider par ce terme: sacraliser, c’est juste marquer par une oeuvre, par une trace, par une certain type de signe très particulier qu’ « il y a », c’est oeuvrer pour pointer la gratuité de la nature et lui donner ainsi une forme de durée, de pérennité. Il n’est pas du tout interdit à l’être humain de chasser. Il faut bien qu’il se nourrisse, de toutes façons, mais l’abjection c’est de détacher la pratique de la chasse de ce qu’elle est fondamentalement à savoir un rite, une célébration de l’existence de la forêt, des animaux tués, des biotopes, etc. La seule possibilité pour l’homme de s’insérer dans les biotopes animaux sans porter atteinte à l’harmonie pré-étable de la nature et encore moins au miracle très concret de sa capacité d’auto-engendrement, c’est de toujours garder le sens de la ritualisation et du sacre, et donc d’entourer l’exercice de la chasse d’objets, de signes manifestant la gratuité de l’esprit dans toutes les gestuelles prédatrices. Il ne s’agit jamais tant de capturer l’animal ou de le tuer que de célébrer son existence et ainsi de verticaliser cette pratique. Cela correspond aussi à tout ce que la perspective d’un monde peut rajouter à ce fourmillement aveugle de milieux. Dans un entrecroisement de biotopes donc chacun fonctionne harmonieusement mais aussi en circuit fermé, au sens où les acteurs ne savent pas ce qu’ils font, la chasse insinue de la visibilité, de la clairière, de la lumière, mais à condition que cette chasse ne soit ni une tuerie, ni un pillage de ressources.
C’est là tout le sens du pharmakon, de son enjeu. Le phamakon désignait pour les grecs de l’antiquité la victime expiatoire de certains rites de purification et donc la notion de poison et de remède. Nous comprendrons mieux son sens en empruntant l’exemple choisi par Jacques Derrida dans son article sur le Phèdre de Platon. L’écriture est un pharmakon et en premier lieu il nous faut relier l’écriture à l’exo-somatisme. L’idée de prolonger sa mémoire par le support extérieur de l’objet manuscrit, de l’écriture ne peut naître que dans l’esprit d’un Da sein, parce que l’idée même de l’écriture ne peut advenir qu’à l’esprit de qui voit sa mémoire comme un objet dont on peut améliorer artificiellement l’étendue par des traces écrites. Suivre l’évolution de l’écriture, c’est la retrouver pleinement dans l’informatique d’aujourd’hui, c’est aussi donc pointer tout ce que cet instrument a apporté de dommages notamment dans la possibilité de contrôle et de gestion algorithmique des populations. Nous voyons le poison et le remède n’est pas à chercher ailleurs que dans le pharmakon lui-même, c’est-à-dire dans notre capacité à détourner et à neutraliser complètement ce venin par la perspective d’un sens, d’une verticalisation esthétique de cet usage.
En quoi cela pourrait-il consister concrètement? A mesurer et à actualiser tout ce qui de l’informatique porte en soi un potentiel esthétique hallucinant, à encourager les innovations ludiques, artistiques et cérémoniales. Il n’est rien du da sein qui soit davantage enclin à s’oublier dans l’informatique que dans la chasse ou l’écriture. Il suffit qu’au fil de ces pratiques, quelque chose de l’être soit éclairé verticalement par le Da sein en tant qu’il en va de notre condition même de le redoubler de l’extériorité d’un visage.
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