dimanche 26 mars 2023

Terminale HLP: Texte de Nietzsche extrait de Aurore (1881) - Epreuve du baccalauréat 2023



Ce qu'on appelle le « moi ». La langue et les préjugés sur lesquels elle est fondée sont souvent des obstacles pour sonder nos processus internes et nos pulsions, notamment parce qu'il n'existe véritablement de mot que pour les degrés superlatifs de ces processus et de ces pulsions. Or, là où les mots nous manquent, nous sommes accoutumés à ne plus faire d'observations précises parce qu'il nous est pénible alors de penser avec précision ; et même autrefois on décidait sans trop réfléchir que là où cesse le royaume des mots cesse également le royaume de l'être. La colère, la haine, l'amour, la pitié, le désir, la connaissance, la joie et la douleur, autant de noms pour des états extrêmes : les degrés intermédiaires et atténués, et même les degrés inférieurs toujours présents, nous échappent, et pourtant ce sont eux justement qui tissent la toile de notre caractère et de notre destin. Ces manifestations extrêmes – et même le moindre plaisir ou déplaisir dont nous sommes conscients, quand nous mangeons, quand nous entendons un son, est peut-être encore, tout bien pesé, une de ces manifestations extrêmes – déchirent fréquemment la toile et constituent alors des exceptions violentes, la plupart du temps sans doute à la suite d'une accumulation, et à quel point elles peuvent, comme telles, égarer l'observateur ! Guère moins qu'elles ne le font pour l'être agissant. Nous sommes tous autre chose que ce que nous paraissons du fait des états pour lesquels seuls nous disposons de conscience et de mots – et par conséquent d'éloge et de blâme. Nous nous méconnaissons à cause de ces manifestations grossières qui seules nous sont connues, nous tirons une conclusion d'un matériau dans lequel les exceptions l'emportent sur la règle, nous lisons de travers cet alphabet apparemment tout à fait lisible de notre moi. Or cette opinion sur nous-mêmes, que nous avons trouvée par cette mauvaise voie, ce qu'on appelle le « moi », ne laisse pas de participer de notre caractère et de notre destin.

Nietzsche, Aurore (1881), trad. Éric Blondel.

D’après ce texte pourquoi sommes-nous tous autre chose que ce que nous paraissons être ?


Nous vivons dans la méconnaissance de ce qui nous constitue authentiquement comme une personne unique  et irréductible à une autre. Quelque chose, donc,  nous maintient à une distance respectable de nous-mêmes de telle sorte que croyant toujours nous connaître nous ne cessons de nous dissimuler à jamais. C’est à cause de la langue et de sa tendance à généraliser, à ne nommer que des états extrêmes , c’est-à-dire exceptionnels. Nous vivons dans la caricature incessante de soi. Nous ne cessons d’être à nous-mêmes la caricature de nous-mêmes tellement les qualificatifs nous situent à distance: « Tu es joyeux, triste, amoureux », mais ce ne sont jamais ces mots qui conviennent authentiquement à cibler les états intermédiaires, subtils, équivoques dans le fond ressenti desquels se tisseréellement notre caractère. 

Le terme de subtilité est ici de première importance tout simplement parce qu’il vient du latin « sub tela »  qui veut dire «  sous la toile ». De fait, Nietzsche nous invite à mettre en opposition deux types de toiles, sachant que l’une déchire l’autre: il y a la toile de mots caricaturaux au fil desquels se tisse notre autoportrait et il y a la "sous-toile" effective où se trame notre authenticité « caractérielle », idiosyncrasique. Plus un sentiment se fait jour sans nuances dans nos états d’âme, plus il est nommable et nommé, de telle sorte que nous allons nous croire ceci ou cela lors même que précisément cet état est celui dont nous éloignons le plus.

Il existe donc en chacune et en chacun un ouvrage subtil et inconscient qui finalement est sans aucun doute la plus grande affaire nous concernant et en même temps celle dont nous nous maintenons le plus éloigné(e): c’est cet entrelacement d’affects infraordinaires, souterrains, indétectables, maintenus constamment à l’écart des radars de la nomination. 

Une fois réduite ou plutôt traduite et trahie par ces extrémités, notre personnalité devient « jugeable » et alors c’est comme si nous avions des comptes à rendre sur ce que finalement nous ne sommes authentiquement en aucune façon. La situation ne saurait être plus absurde, je me juge coupable de tel ou tel sentiment de haine, par exemple, alors même que la haine n’est qu’un mot, c’est-à-dire que ce que ma langue maternelle avec son crible grossier est seulement à même de percevoir d’un fond affectif incroyablement plus riche, plus circonstancié, plus nuancé que ça. 

Nietzsche nous invite ainsi à nous rendre sensibles à des processus d’accumulation d’affects qui au sein de nos états d’âme vont progressivement engendrer des « réactions ». Mais précisément tout ce qui est réactif n’est pas le moi, c’est la réponse excessive par le biais de laquelle notre caricature juge excessive telle ou telle situation. Mais la trame effective dans laquelle nous consistons en elle-même ne juge pas, ne se défausse de rien, accepte tout dans un ouvrage extrêmement subtil et continu en quête duquel nous devrions probablement constamment nous maintenir. De cet ouvrage, il est sûrement possible en effet de se maintenir aux aguets.

Finalement nous consistons dans une sorte d’alphabet crypté que nous nous pensons à tort continuellement capable de décrypter. Cette erreur est à ce point dommageable qu’elle finit bel et bien par peser sur nos actes, comme si nous laissions la marionnette se substituer à la vraie personne, le clone devenir le moi authentique et dés lors ne consistons plus que dans la caricature de nous-mêmes.

Une solution à ce problème apparaît en filigrane dans cette critique évidente de la langue et de la conscience, c’est qu’il convient de substituer à l’adage de Socrate de se connaître soi-même celui de devenir soi-même.


Qu’il existe un effet de paresse à se satisfaire de la vision caricaturale que notre langue nous renvoie de nous-même est absolument hors de doute, mais cela ne suffit pas néanmoins à dissimuler une possibilité que Nietzche évidemment connaît particulièrement bien (pour ne jamais cesser de la pratiquer), c’est celle d’utiliser les mots à contre-courant de leur paresse ordinaire, de les investir d’une puissance inusitée et littéraire afin de leur donner comme à une lame, un tranchant, une puissance de précision, de désignation incommensurable. Mais le moi qui s’y révèle n’est plus le moi qui s’observe. Il est celui qui crée. Aucun homme ne peut se révéler à lui-même dans toute la puissance de son caractère et de son destin authentique sans devenir ce qu’il est, c’est-à-dire créateur.  L’alphabet de notre moi n’est donc en aucune façon de ceux qui se lisent ou qui se décryptent mais de ceux qui s’inventent, s’improvisent en s’écrivant. Aucun examen de conscience ne me livrera jamais le secret de mon âme. J’ai bien autre chose à faire que de partir en quête de ce moi là. Mais quoi exactement? Devenir par mon oeuvre l’auteur de cette vie qui en elle-même n’a pas à s’effectuer autrement qu’en tant qu’oeuvre (Idéal stoïcien du souci de soi).

Si, par conséquent, nous sommes tous autre chose que ce que nous paraisons être, il n’est pas hors de notre portée de devenir ce que réellement nous sommes, mais à condition de faire cesser en nous toute ambition de nous connaître, et cela particulièrement par les mots. L’utilisation des mots n’est aucunement vouée à la connaissance de soi. La littérature est un usage des mots par l’invention duquel on se met à la hauteur des effets subtils de nos ressentis, mais toujours en les maintenant au service d’une oeuvre, ou disons: d’une visée créatrice. C’est bien là le fin mot de cet alphabet: devenir ce que l’on est en l’ignorant plutôt que croire le connaître en le perdant tout autant de vue que de vie. 




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