jeudi 2 mars 2023

HLP Terminale - L'humain et ses limites (2)

 


3) La stupeur animale et l’ennui du Da sein

            Ce que l’on touche du doigt ici, c’est la limite d’une compréhension, le malentendu complet d’un observateur qui croit comprendre quand il ne comprend rien, qui croit voir quand il s’aveugle, qui croit réaliser une expérimentation quand précisément il rend impossible une réalité, voire « La réalité », puisque ce qu’il suspend par sa paille qui interdit l’accès à la cellule n’est ni plus ni moins qu’un biotope dans lequel l’entrée tête la première de l’abeille prend place comme réponse désinhibée à des signaux. Il pense assister à « quelque chose » quand en fait il est en train de supprimer l’avènement de la condition même, du cadre à l’intérieur duquel « quelque chose » s’effectue mais quoi? Un milieu animal. 
            C’est surtout la question de la temporalité qui importe au premier chef dans la radicalité du malentendu. Pour Fabre, cette seconde entrée est inutile. Elle n’a pas « lieu d’être »puisque le contenu du jabot a déjà été déversé et qu’il ne voit plus à partir de quelle nécessité cette seconde entrée, tête la première pourrait se justifier. Il établit une chronologie de l’action de l’abeille. Chacune de ses actions à ses yeux se succèdent dans une perspective linéaire qui est celle de Chronos: après avoir déposé son premier chargement il lui reste à faire le deuxième, donc à entrer par derrière, à reculons. Pourquoi, après que cette seconde entrée à reculons ait été empêché, revenir tête la première? C’est absurde. Dans une chronologie, dans une Histoire, oui, sans aucun doute, mais précisément les animaux n’ont pas d’histoire, pas de chronologie. Ils sont dans la temporalité cyclique de la nature, dans l’éternel retour de l’Aiôn, ce qui signifie que tout ce que Fabre croit pouvoir interpréter avec ses yeux d’humains comme de la poiesis (une action qui a pour finalité autre chose qu’elle-même, à savoir entrer par derrière pour déverser du pollen) se trouve être en réalité une forme de « praxis ». L’abeille rentre à reculons pour rentrer à reculons ou mieux encore parce que c’est son être d’abeille qui s’effectue se libère dans la désinhibition de ce mouvement par lequel un milieu se tisse entre des signaux, entre des stimulateurs: Pollen/ Cellule/ Octogone/ Position du corps, etc.

L’interprétation de la soi-disant « persistance » de l’abeille à revenir tête la première est consternante mais révélatrice du bien fondé de toutes les thèses de Von Uexküll. C’est un mouvement « machinal » selon Fabre alors que c’est très exactement le contraire: on ne peut pas assister à un mouvement qui soit plus « spontané » que celui ci, même s’il est vrai qu’il est suscité, provoqué par des signaux, quelque chose de ce qu’est qu’être abeille pour l’abeille se produit là dans ce qui du point de vue du monde humain est sans objet, vain, inutile, infondé. Autrement dit, c’est exactement dans cette absence de « lieu d’être » que se produit le milieu et le temps venu pour l’abeille d’être abeille. Dans cette absence humaine de lieu d’être c’est le milieu de l’être animal qui se pose.

Cet accomplissement de soi par le milieu à l’intérieur duquel être « soi-abeille »  se peut et ne se peut que dans ce milieu se réalise dans la « stupeur », c’est-à-dire que l’abeille ne se voit pas agir. Cette libération de son être en ce lieu, en ce milieu est inconsciente. C’est la raison pour laquelle Heidegger ne cesse d’opposer la stupeur de l’animal dans son milieu avec l’ennui de l’être humain dans le monde. Commentant Heidegger, le philosophe Italien Giorgio Agamben écrit dans son livre l’ouvert, de l’homme à l’animal:


« Dans la stupeur, l’animal est en relation avec son désinhibiteur, exposé et comme pâmé en lui, de manière, cependant qu’il ne peut jamais se révéler (à lui-même) comme tel. Ce dont l’animal est incapable, c’est précisément de suspendre et de désactiver sa relation au cercle de ses désinhibiteurs spécifiques. Le milieu animal et constitué de façon telle que jamais en lui quelque chose comme une pure possibilité ne peut se manifester. L’ennui profond apparaît comme l’opérateur métaphysique où s’effectue le passage de la pauvreté en monde au monde, du milieu animal au monde humain: avec l’ennui il ne s’agit rien de moins que de l’anthropogénèse, du devenir Da Sein du vivant homme. Mais ce passage, ce devenir Da Sein du vivant homme n‘ouvre pas sur un espace nouveau, plus ample et plus lumineux, conquis au-delà de milieu animal et sans relation avec lui: au contraire, il n’est ouvert qu’au moyen d’une suspension et d’une désactivation du rapport animal au désinhibiteur. Dans cette suspension, dans ce rester inactif du désinhibiteur (pour l’homme), la stupeur de l’animal et son être exposé en un non-dévoilé peuvent être pour la première fois saisis comme tels (…) le joyau enchâssé au centre du monde humain et sa « clairière » (Lichtung) n’est que la stupeur animale. La merveille que l’étant existe n’est que la saisie de l’ébranlement essentiel qui est donné au vivant  par son être exposé dans une non-révélation. La Lichtung (clairière) est vraiment en ce sens un  lucus a non lucendo (une forêt sacrée d’où rien ne brille »: l’ouverture qui en elle est en jeu est essentiellement ouverte à une fermeture  et celui qui regarde dans l’Ouvert ne voit qu’un « se refermer », qu’un « non voir ».

L’abeille ne se voit pas, ne se « rend pas compte » qu’elle se présente une 2e fois la tête en avant devant la cellule, tout simplement parce que prise qu’elle est dans le mouvement inconscient de sa désinhibition, elle est entièrement impliquée dans la tâche d’être, de constituer le milieu dans lequel elle « EST », au sens le plus pu du mot être. Quand on EST, on ne sait pas qu’on est et l’homme qui, lui sait qu’il est,  n’est pas vraiment, pas totalement. C’est exactement la raison pour laquelle il est un « être là », il ne sait pas ce qu’il est censé faire ici, alors que l’abeille le sait d’un savoir qui s’ignore et qui, du coup,  FAIT.  Il est vraiment essentiel de bien comprendre ce passage de Giorgio Agamben pour saisir au plus profond la limite de ce qui constitue le monde humain et le milieu animal. 

L’observation totalement ratée de Fabre est comme le contrepoint, c’est-à-dire la conséquence de la vérité décrite par Von Uexküll, Heidegger, Agamben. Quiconque veut saisir la vérité du rapport humain animal doit se confronter à ce texte jusqu’à en avoir une compréhension totale, cristalline (y compris la fin). Dans tout ce travail d’analyse, il importe vraiment de suspendre toute inclination à hiérarchiser l’animal et l’homme, dans un sens ou dans l’autre. Le problème n’est vraiment pas de savoir qui de l’animal ou de l’homme est plus ou moins. Ce serait vraiment passe à côté de l’essentiel qui consiste à réaliser non seulement leur différence mais aussi leur rapport.

Venir au monde nous ennuie, nous humains, et c’est pour cela qu’il y a monde. Etre, pour l’animal, n’est pas ennuyeux mais obscur, inconscient, investi, entier, total. Dés que les signaux agissent l’animal libère cet être plein, entier et obscur à soi-même qu’est la constitution de son milieu, la récolte et la dépose du pollen dans des octogones pour l’abeille. Tout cela c’est ce que c’est qu’être pour l’abeille et elle le fait d’autant plus qu’elle le fait dans la stupeur (la stupeur n’est pas la stupidité). Une pure possibilité ne peut pas se manifester à elle tout simplement parce que cette possibilité manifeste un décalage, un projet, une projection dont elle est absolument incapable. Elle n’en a vraiment rien à faire puisque elle est prise dans l’ouvrage de faire son milieu, c’est-à-dire en fait qu’elle est occupée dans la tache d’Etre. 


Mais nous qui arrivons dans une nature où ne s’activent aucun désinhibiteurs, nous sommes privés d’être, ou disons qu’être est une action dont nous ne faisons l’expérience qu’en en étant exclus. Ce que l’homme sait de ce que c’est qu’être, c’est ce qu’il en perçoit de l’extérieur à ce que c’est. Quand nous voyons une abeille, nous voyons « ce que c’est qu’être de l’intérieur », et c’est pour cela que Fabre a l’impression d’en savoir plus qu’elle et qu’il voit du mécanisme là où il y a de la spontanéité pure: celle d’être. Finalement cet ennui qui caractérise au plus haut point le Da Sein, l’humain, coïncide avec une situation au sein de laquelle « être au monde » se manifeste à lui comme un faisceau de possibilités qu’il peut « choisir », par rapport auxquelles il a « le temps de la réflexion », mais, en même temps, cette latitude cache quelque chose de très profondément décalé, une anomalie dans le fait d’être. Nous avons entièrement bâti notre normalité humaine sur cette anomalie en laquelle consiste le fait d’être privé de désinhibiteurs. 

C’est très troublant de réaliser cela parce qu’en fait ce que nous n’avons cessé d’appeler « liberté » (avoir des possibilités) repose en fait sur une radicale inhibition du point de vue de l’être.  C’est à partir de notre inhibition dans l’être, c’est-à-dire de notre absence de milieu, de notre statut « d’interdit de séjour en tant que milieu » que nous disposons d’un monde dans lequel s’ouvre à nous des possibles. Notre inhibition dans l’être nous ouvre la porte d’une désinhibition dans le monde. Si nous avons des possibles technologiques dans le monde, c’st fondamentalement d’(abord parce que nous sommes inhibés dans l’être, dans le fait d’être. Ce que nous voyons quand nous regardons l’abeille, c’est rigoureusement l’inverse: une inhibition au monde (l’animal pauvre en monde de Heidegger) et une désinhibition dans l’être. Animal et humain sont comme un chiasme entre Inhibition/Désinhibition et Monde/Etre.

L’ennui est anthropo-génétique, c’est ce par quoi l’homme est homme. En parallèle, l’animal est dans la stupeur? Chacune de ces deux conditions ouvre à « un terrain de jeu » différent: le milieu pour l’animal et le monde pour l’homme, sauf que l’expression de terrain de jeu est à spécifier car précisément ce n’est pas le même jeu: pour l’animal c’est être, pour l’homme c’est se poser la question de son être, vivre le fait d’être comme étonnant.  Il n’est rien dans ces conditions là qui puisse être remis en cause. Cela veut dire qu’il n’y a pas de biais par lequel nous pourrions essayer de passer ce seuil et d’entrer de plain pied dans ce que c’est qu’être.

C’est à ce moment que le texte se complique: « mais ce passage, ce devenir « Da Sein » du vivant homme n’ouvre pas sur un espace nouveau, plus ample et plus lumineux, conquis au-delà des limites du milieu animal et sans relation avec lui ». Il ne faudrait pas croire que le monde s’étende au-delà des milieux animaux, c’est la même nature mais vue différemment, très, très différemment. L’inhibition de l’homme s’effectue exactement là où s’effectue la désinhibition animale. Nous pouvons voir extérieurement ce que c’est qu’être pour l’animal puisque justement l’animal lui ne le voit pas (mais il l’est). 

A condition de ne pas faire comme Fabre, nous pouvons voir ce que l’animal lui ne peut pas voir, ce qui ne lui est pas révélé de ce qu’il est parce que justement il est tellement impliqué dans le fait de l’être qu’il ne peut pas savoir qu’il l’est. Le da sein est l’être auquel est réservé le spectacle de l’être, comme un public interdit de scène dans une pièce, sauf que les acteurs ne se rendraient pas compte qu’ils jouent. Ils seraient à tel point pris dans leur pièce que non seulement ils ne se rendraient même pas compte de la présence du public, mais plus encore, ils ne se verraient même pas en train de jouer. Imaginons que nous surprenions un rite étrange dans lequel les officiants ou les vestales accompliraient les yeux bandés une cérémonie cryptée,  codée, très strictement orchestrée, parfaitement huilée et nous avons une idée à peu prés conforme de ce que c’est pour l’homme (ou de ce que cela devrait être) que l’observation du milieu animal. Il faudrait rajouter un élément fondamental, c’est le fait que cette cérémonie serait celle de la matrice de la nature, quelque chose qui a rapport avec l’ordonnance la plus avérée du vivant, dans cette opacité même des participants à ce qu’ils font, c’est la nature qui se constitue comme entrecroisement de tous les biotopes.

L’acte même par lequel nous serions étrangement « conviés » à ce spectacle, autorisés à le « voir » a comme contrepartie irrévocable que nous sommes interdits de cérémonie en tant que «  participants ». Peut-être comprenons nous mieux le terme de « joyau » utilisé par Agamben, ainsi que celui de « clairière ». Quel est ce secret de notre existence qui tout au long de notre vie ne cesse de peser sur nos pensées, sur nos attitudes? C’est « ça », c’est cette cérémonie même, c’est ce que c’est qu’être mais non plus vu comme évènement au sujet duquel je me pose des question et je me pose comme Question, mais bien plutôt comme acte, efficience accomplie en soi, par soi, spontanément. C’est ce que fait l’animal.

Dans la vie animale, s’active le secret le plus fondamental de toute vie, de tout être, LA question que nous nous posons (et que nous sommes seuls à nous poser en tant que Da Sein), à savoir pourquoi la vie EST? La réponse c’est très précisément ce que Fabre n’a pas su (ou peut-être pas voulu) voir: cette seconde entrée (qui en fait n’est pas du tout seconde), cette Praxis pure par quoi l’abeille libère sa puissance de faire son milieu, c’est-à-dire libère ce que c’est qu’être abeille, libère l’énergie par quoi se fait son biotope, biotope avec lequel vont coïncider  et s’entrecroiser d’autres biotopes jusque à ce que Nature se fasse, jusqu’à ce que nature naturante se fasse. 

Nul doute en effet que c’est un « joyau ». C’est exactement comme si le Da sein faisait en quelque sorte « retour à soi-même », à ce qui le constitue en tant que Da Sein. L’humain « voit » en ne l’étant pas ce que l’animal « est » en ne le voyant pas, comme si être un Da Sein revenait à un pur rôle de voyant de ce que c’est qu’être, à se constituer dans l’observation d’une condition qui nous touche certes mais extérieurement de telle sorte que nous sommes le témoin de l’être. Nous avons ce billet pour cette cérémonie, à tous égards, fondamentale et fondatrice au cours de laquelle des vivants accomplissent dans le noir un rite d’initiation, sauf que cette initiation n’est rien moins que celle par le biais de laquelle la nature se donne naissance au fil de cet entrecroisement de tous les biotopes animaux et végétaux. Il n’est pas exclu que se trouve ici l’une des explications les plus profondes de ce fragment de Héraclite: « la nature aime à se cacher. »


Si nous voulons comprendre quelque chose à ce que c’est qu’être, il nous suffit de regarder les animaux, de voir comment s’effectue leur biotope, de percevoir avec la plus grande acuité possible que c’est une praxis, c’est-à-dire que tout regard chronologique sur une action animale est faux, tronqué, raté à la racine même parce que la dimension temporelle où elle s’effectue est aiôn et pas chronos. Il existe bien une réponse à l’énigme de notre existence de Dasein mais elle n’est pas à chercher ailleurs qu’à l’origine même de la question.  Nous sommes comme la nuance voyante de l’être, nous sommes à l’être ce que c’est que « voir ce que c’est qu’être » mais cette lumière se paie au prix fort de ne pas être vraiment pleinement, intérieurement. 

C’est exactement ce que signifie Agamben (et donc Heidegger) à la fin du passage. Qu’être soit, qu’être s’effectue, c’est ce dont on comprend que le processus pur, entier intérieur à soi se réalise par le désinhibiteur et la libération animale dans le biotope. Mais cet ébranlement qui n’est pas autre que celui par lequel la nature et nature, naturante s’expose dans une non révélation aux animaux qui le font. « La forêt sacrée où rien ne brille » , c’est cette exposition non révélée dont l’être humain est le témoin et par le bais de quoi un ethos du témoignage se profile et se dessine.


4) L’ethos du témoignage et du gardien: le visage

Dans ce rapport entre l’animal et son biotope, dans cette stupeur et cet accaparement de l’abeille par une désinhibition dont il faut vraiment mesurer la nature puisque elle consiste non pas tant dans la libération d’une pulsion vitale qui serait conditionnée par la nécessité brute de survivre, de pourvoir à ses besoins primaires, mais tout au contraire, par ce que nous pouvons appeler en reprenant terme à terme la définition du conatus par Spinoza « l’effort d’une chose pour persévérer dans son être qui n’est rien d’autre que l’essence de cette chose. » 

C’est comme si, nous trouvions dans l’observation pure et attentive des biotopes animaux, une sorte d’illustration parfaite et claire du désir chez Spinoza et cela d’ailleurs conforte, même si telle n’était pas l’intention de Heidegger ( qui ne fait pas du tout le rapprochement mais rien ne nous empêche, nous, de le faire) le terme qu’il utilise de « désinhibiteur ». Le désir d’être abeille est cela même que déclenche un certain nombre de signaux déclencheurs, désinhibants, lesquels rendent effective une puissance constructrice  du biotope, qui à son tour participe à l’avénement de la nature (tous les biotopes entrecroisés dans une harmonie préétablie, orchestrée). 


L’erreur de perspective de Fabre apparaît dans toute son évidence et reconnaissons qu’elle est humaine comme on dit de l’erreur qu’elle est humaine. Il lui a finalement été impossible de considérer ce geste de la dépose de la récolte autrement qu’en terme d’utilité, de « besoin ». Là où l’abeille libère la puissance d’être ce qu’elle est, il établit un rapport de moyen à fin: entrer dans la cellule permet de déposer le pollen, afin d’alimenter la ruche. Non seulement il interprète à tort une praxis dans les termes d’une poiesis, mais plus gravement encore il prend un conatus, un désir pur pour un besoin vital, de telle sorte qu’il analyse comme du temps perdu et absurdement répété, une authentique et neuve effectuation, voire l’efficience naturante de la nature. Si nous récapitulons nous obtenons donc ce triple schéma de confusion: Poiesis/ Praxis, Besoin/ Désir, Répétition / Naissance (Natura: veut dire en train de naître).

Par contraste, nous pouvons nous faire une idée de la bonne expérimentation qui en l’occurrence ne peut justement pas consister dans une expérimentation, mais dans une pure observation. Ce que rend impossible Fabre en écartant la deuxième entrée de l’abeille, c’est non seulement ce que c’est qu’être pour l’abeille, mai aussi ce que c’est qu’être pour le biotope, donc ce que c’est qu’être pour la nature et finalement ce que c’est qu’être pour l’être, de l’intérieur de ce que c’est qu’être. C’est exactement comme si dans cette étrange cérémonie où des officiants, les yeux bandés, accomplissent ces gestes rituels dans le cryptage desquels se tisse la nature et l’être lui-même, l’humain, c’est-à-dire celui dont la présence, en tant que Da sein ne consiste qu’à voir de l’extérieur la mise en oeuvre de cette matrice de biotope, de nature, de « ce que c’est qu’être du point de vue de l’être » sortait de son « rôle », de sa condition pourtant bien délimitée de « témoin » pour interrompre la cérémonie, pour suspendre le cours d’un rituel dont le moins que l’on puisse dire est qu’il est « sacré », fondamental. Il est assez difficile de nous représenter un blasphème plus dérangeant, plus inopportun, plus indésirable (au sens littéral de ce terme, puisqu finalement c’est le « désir » spinoziste, désir de la nature naturante qui se voit ici contrarié, outrepassé). Ici nous sommes en face de l’hybris dans sa plus grande violence, dans sa démesure. Fabre illustre l’absence de limites humaines, a fortiori parce qu’il se prend pour un entomologiste.


Il suspend le cours d’une désinhibition, il l’inhibe, donc parce qu’en fait il est lui, en tant qu’homme inhibé de milieu, de biotope, ce qui signifie si l’on va jusqu’au bout du réseau d’implications que nous avons mis à jour que le désir d’être humain se désinhibe dans la cité, dans la politique mais est inhibé de milieu. Notons d’ailleurs que c’est exactement ce qui revient à prendre l’exact contrepied du corps de doctrine nazi et du Lebensraum. Ce que c’est qu’être de l’extérieur de l’être ne peut se concevoir, se cultiver et se déployer que dans la cité, celui en fait est une autre façon de dire que l’anthropogénèse du da sein après avoir été justement connoté par Heidegger comme ennui est aussi Polis, cité et conséquemment une certaine nature de possibilités. L’être humain est bien en charge de cette tâche désinhibante de libérer son essence spécifique, son désir d’être humain mais ce qui au regard des biotopes est utopique (c’est-à-dire qu’il n’y pas de lieu biotopique pour l’être humain) ne peut se réaliser que dans un « politope ». Un politope, si l’on accepte ce néologisme, c’est une cité. L’être humain iqui est interdit de séjour biotopique est en charge d’explorer les possibilités politiques (ou politopiques), c’est-à-dire tout ce qui est à même de se libérer d’un être voyant ce que c’est qu’être mais de l’extérieur de ce que c’est qu’être. Le da sein occupe une place à part dans la nature: celle de témoin ontologique.

Qu’est-ce que ça veut dire? Si nous reprenons notre image de la cérémonie des officiants aveugles, cela signifie qu’il est bien un certain type d’action, de style d’être par quoi être humain se profile dans la nature, dans l’être, et que cette attitude est particulièrement délicate dans la mesure où elle consiste à jalonner cette cérémonie de signes linguistiques inhibiteurs grâce auxquels ce privilège de ce que Heidegger appelle la clairière, indiscutablement réservé au Da Sein s’impose à lui-même des limites infranchissables. En d’autres termes il importe que nous développions un mode de gestion de la cité qui ne soit pas biotopique, qui ne transgresse pas les biotopes animaux et assume au plus haut degré notre mode d’existence de Da Sein. Pour donner un exemple clair de cette éthique du témoignage qui résulte directement de notre statut de Da Sein, nous pouvons pointer pour illustrer l’erreur de croire à une humanité biotopique la définition de la nature comme « ressource ». L’araignée trouve dans la nature la mouche qu’elle prend dans sa toile, de telle sorte qu’en effet quelque chose de la nature est pris dans les croisements des biotopes comme des ressources mutuelles, nécessaires à l’être de telle ou telle espèce. Mais l’homme n’a pas de biotope, son désir d’être homme se libère dans le monde et non dans un milieu, de telle sorte que la ressource de l’homme pour être homme n’est à chercher nulle part ailleurs que dans l’activation d’un mode d’agir spécifique, d’une praxis humaine qui, contrairement à celle des animaux, n’est pas celle qui est dictée par le biotope mais par la politique. La tâche très difficile du Da Sein Humain consiste à activer une Praxis exclusivement humaine qui ne soit pas, comme celle des animaux dictée par son biotope, puisqu‘il n’en a pas mais par le mode d’être politique. C’est donc par l’exercice d’une praxis politique qu’il sera donné à l’homme  de déployer exactement ses possibilités d’être humain dans le monde et non dans un milieu. 

Or cette praxis ne peut se libérer que dans le cadre de limites non pas naturelles  mais concertées, réfléchies, pensées (ce qu’on appelle des lois ou des interdits comme l’inhumation des corps de nos défunts).  Etre de l’extérieur de ce que c’est qu’être, cela ne doit pas sombrer dans le non être, mais s’intensifier dans un « plus qu’être », dans un ethos du « plus qu’être », très exactement celui que Nietzsche appelle la Surhumanité du Surhomme et que nous pouvons opposer terme à terme à la trans-humanité d’Ellon Musk.

L’équilibre à trouver est donc le suivant: nous n’avons pas de biotope. Il est parfaitement illusoire de croire que nous pourrions trouver ou retrouver notre place dans cet entrecroisement de biotopes que constitue la nature naturante. Mais nous ne sommes pas non plus cet être sans limites qui, sous prétexte que le monde lui serait ouvert pourrait disposer de la nature comme d’une ressource vouée à entretenir sa vie. L’humain est Da Sein, il est ce que c’est qu’être de l’extérieur de ce que c’est qu’être. Toute intériorité de l’être lui est interdite et le monde s’ouvre à lui comme terrain privilégié d’un certain type d’action: « politique ». Or ce monde ouvert n’est que le doublure inversée des biotopes. Couper dans l’étoffe de l’un c’est déranger et violer l’ordonnance de l’autre. 

Par conséquent, le rôle assigné à l’homme s’éclaire  et ce d’autant plus qu’il réside spécifiquement dans la Lichtung, dans la clairière. De cette cérémonie des officiants animaux aveugles, le Da sein est le gardien tout autant et pour autant qu’il en est le témoin, celui qui précisément prend en charge le « sacrement », la nuance de célébration, de cérémonie de la nature naturante. Il est ce qui se porte garant de la valeur rituelle de ce que c’est qu’être de l’intérieur de ce que c’est qu’être et ce qui l’institue en tant qu’accomplissement sacré.

D’accord mais qu’est-ce que ça veut dire concrètement? En 441 avant JC, le tragédien grec Sophocle met en scène une héroïne porteuse au sens le plus haut du terme d’un mode d’action politique propre au Zôon Politikon qui sera philosophiquement décrit par Aristote un siècle plus tard en 323 avant JC, Antigone s’y oppose à la démesure de Créon qui décrète l’interdiction d’enterrer le corps de Polynice, frère d’ Antigone après qu’une guerre civile ait éclaté à Thèbes avec Etéocle autre frère d’Antigone, tous les trois (plus Ismène) enfants du couple incestueux d’Oedipe et de Jocaste. 

En suivant Heidegger et Hannah Arendt, nous avons finalement pisté, comme on pourrait le dire de traces quelque chose d’une anthropogenése qui commencerait avec l’ennui (Heidegger) puis avec la politique (Aristote et Arendt), et enfin avec le sacré (Sophocle). Mais pourquoi ce dernier terme? Parce que ce questionnement, cet étonnement dans l’être du « da sein » à l’égard de « ce que c’est qu’être » est seul de nature à faire éclore l’émerveillement. Nul ne peut s’émerveiller de ce qu’il est, de l’intérieur du fait de l’être. Mais à l’homme qui n’ « est » que de l’extérieur du fait d’être se voit comme allouée éthiquement en tant que « Possible », la célébration de l’être, ce qui va nécessairement de pair avec des sacrements dont on pourrait dire qu’ils se situent en-deçà même de toute religion. Ce dont il est question ici n’est pas même de l’ordre d’un devoir ou des prescriptions d’un dogme religieux mais de ces jalons qui n’ont rigoureusement aucun rapport avec la construction d’un biotope quelconque mais dans l’interdit duquel quelque chose d’une auto-inhibition propre à l’être humain se formule en toute clarté. A l’homme qui n’est limité par aucune inhibition dans la construction de la polis, de la cité parce qu’il est né dans le monde et non dans son milieu, l’impératif de l’inhumation et d’un rituel honorant les défunts s’impose. Et c’est par cette modalité de sacrement que seul un mode d’existence politique s’impose, mode de vie qui n’est dicté par la désinhibition d’aucun biotope. C’est l’autolimitation de la politique comme mode de vie spécifique du da Sein qui s’exprime littéralement dans la protestation d’Antigone.


Ce qu’il faut bien mesurer ici, c’est que cette attitude de respect et de ritualisation à l’égard des défunts ne saurait à aucun égard se dire « naturelle » ou « allant de soi » mais qu’en même temps, quelque chose d’un émerveillement ou d’une révérence interdite (au sens de rester interdit devant…) et digne s’énonce dans « cet égard », ce que l’on peut appeler une « considération ». 

De par son statut de Da Sein seul l’être humain est à même dans la nature de marquer cette considération. Parce qu’il faut « voir » pour manifester cette « considération ». L’image de la cérémonie d’officiants aveugles (animaux) est particulièrement de nature à faire comprendre le sens profond, ontologique qu’il convient de donner à ce terme. L’homme voit ce que c’est qu’être de l’extérieur de ce que c’est qu’être et dans cette limite, dans cet interdit qui lui est fixé de pouvoir « officier » dans cette scène  mais, en même temps à être le seul qui puisse la voir puisque les animaux le font dans la stupeur, les yeux bandés, s’énonce la feuille de route du Da Sein qui consiste bel et bien dans une action (terme favori de Hannah Arendt). Laquelle? Celle de donner à cet interdit cette nuance par le biais de laquelle on reste interdit devant ce que l’on voit. L’animal, lui, s’active dans l’effervescence d’une limite qui ne lui apparaît jamais comme telle et qui donc ne peut faire l’objet de sa part d’un «  sacre », d’un « visage » tout simplement parce qu’il n’est pas « visé ». Le Da sein, au contraire, est le visage au sens de "considération", ce qui rend visible de la nature naturante. De l’homme on peut dire qu’il est le visage de l’être, de ce que c’est pour l’être de se donner à voir, une limite abordable du point de vue de la visibilité, bref un visage.





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