dimanche 5 mars 2023

HLP Terminale: L'Humain et ses limites (3)


 5) Le Da Sein et le Sacre

Notre objectif est de situer les limites de l’humain, ou plus exactement d’interroger la notion de « limites » pour l’être humain, étant entendu que quelque chose de spécifiquement humain, de fait s’exprime dans et par cette notion de limitation, à la fois pour comprendre qui nous sommes et quelle est l’attitude qui correspond le plus adéquatement à cette spécificité (notre ethos). Plutôt que de nous interroger sur la morale, les lois, le bien et le mal, il nous a semblé incroyablement plus efficace de partir de notre différenciation avec les animaux. C’est la raison pour laquelle le cours de Martin Heidegger (1929/1930) portant sur  ce triptyque: « monde finitude et solitude », est le fil rouge de ce chapitre

Dans ce cours, Heidegger reprend les découvertes récentes de Jacob Von Uexküll sur les milieux animaux. Autant Von Uexküll oriente évidemment ces travaux vers la compréhension des animaux, autant Heidegger en conclue plutôt des apports pour la réalisation de ce qu’est l’être humain, mais précisément, toute la clarté (et c’est encore trop peu de dire ça, car aucune autre analyse n’est à la hauteur de ce qui est écrit dans ce cours)  du propos ici est de nous faire saisir que c’est dans la compréhension fine de cette limite que non seulement il sera possible de jeter un regard rétrospectif notamment vers Aristote et le zôon politikon, mais aussi vers ce qui se produit dans notre présent et vers cette opposition décisive et primordiale entre le surhumain de Nietzsche et le transhumain d’Elon Musk. 

Finalement la thèse fondamentale que Heidegger utilise à partir des travaux de Von Uexküll est la suivante: tout animal est enfermé dans le cercle de ses désinhibiteurs, c’est-à-dire qu’il existe pour chaque animal un principe premier de sélection des affects auxquels il est sensible, à partir duquel, non seulement il perçoit certains signaux et pas d’autres, mais plus encore il libère à partir d’eux la puissance qui lui est propre, en tant qu’il est cet animal là: abeille, mouche, araignée, tique (rien  ne nous interdit de penser que cette disposition sélective dépasse du règne animal et concerne aussi les végétaux). 

Si l’on veut être précis, on peut évoquer la tique puisque ces signaux déclencheurs sont au nombre de 3:

  1. L’odeur de l’acide butyrique que contient la sueur de tous les mammifères
  2. La température de 37 degrés correspondant au sang des mammifères
  3. La peau des mammifères généralement constituée de parties nues et de parties poilues, peau irriguée par des vaisseaux sanguins.

Par conséquent, une odeur spécifique, un degré de chaleur particulier et une certaine sensibilité tactile définissent le milieu de la tique. Ce que c’est qu’être pour la tique commence et finit « là », mais justement on mesure à quel point ce « là » n’est pas un « être là ». Il est, au contraire un « être tique ». Et la tique n’est rien d’autre que ce qu’elle est dans le périmètre dessiné par ces trois affects là (dont il faut bien remarquer à quel point il est cerclé, précis: ce n’est pas l’odeur en général mais c’est l’acide butyrique, propre aux mammifères, ce n’est pas de la chaleur mais seulement  du 37 degrés, la tique ne boit qu’à cette température là. Elle ne boit que du chaud, pas vraiment du sang (elle boirait un autre liquide à 37 degrés), un certain type d’épiderme irrigué et plutôt dépourvu de poils)). Autrement dit dans toutes variables de températures, d’odeurs, de support épidermique (de type de peaux) possibles, s’effectue une coïncidence entre ces trois « chiffres », ou si l’on veut, entre ces trois graduations précises, extrêmement ponctuelles, définies. Dans cette « situation », être tique s’ouvre à la tique. Qu’est-elle sans cela? Rien, comme l’a démontré une expérience à laquelle Von Uexküll revient souvent d’une tique restée inactive, « dormante », comateuse, pendant 18 ans (parce que privée de ses desinhibiteurs). 

Finalement toute la distinction Humain / Animal s’inscrit ici dans ce vide d’être de la tique qui n’est pas pour autant manque de vie, mais absence d’être. Pourquoi ? Parce que ce vide d’être, c’est exactement le « plein des humains ». Privée des désinhibiteurs, comme les qualifiera Heidegger, La tique n’est pas, elle ne libère pas l’énergie qui lui est propre d’être une tique et par quoi se produit son être propre. Au contraire, l’humain n’est que là. Il consiste dans ce désoeuvrement d’affects déclencheurs dont il est fondamentalement privé. L’être humain est une créature ontologiquement (ontos: l’être) désœuvrée dans une nature au sein de laquelle toutes les autres espèces animales vivantes disposent d’une feuille de route simple, enclenchée par des désinhibiteurs clairs et reconnaissables. 

Que l’humain soit Da sein, c’est-à-dire finalement qu’il reste là, un peu « en rade », « interdit » devant cette libération de milieux animaux et végétaux dont les entrecroisements constituent le fil tissé mais aussi «  se tissant » de l’ouvrage de la nature, c’est la donnée première et indéfectible de l’humanité. L’originalité et en même temps la supériorité de l’analyse de Heidegger, sur une multitude d’autres tentatives d’anthropogenèse (comment l’homme est homme), c’est précisément de ne pas chercher un « plus » mais de réaliser que nous consistons ontologiquement dans un moins. Nous n’avons pas de biotope. Il n’y a pas dans la nature de désinhibiteurs de ce que c’est qu’être humain, alors qu’il y en a de ce que c’est qu’être tique. Dés lors quand la tique ne perçoit pas ses signaux, elle ne reste pas « là », comme ça, désœuvrée, mais  elle « dort », elle se met en « stand by », elle vit dans un sommeil total dans lequel "être reste en suspension". Nous, humains, n’avons pas d’autre lieu d’être que ce « ne pas être » de l’être. De « ce que c’est qu’être » nous sommes le vide et non le plein. C’est comme si le fait d’être avait à se constituer, pour nous, « sans feuille de route », comme si à la rentrée des classes on n’avait pas été appelé et qu’on reste là dans la cour de récréation, sans classe à intégrer. 


Enfin, nous comprenons alors le vrai sens du Da Sein: être là, c’est n’être incité par rien à être quelque chose ou quelqu’un. Sans aucun jeu de mots, cela nous fait comprendre à quel point l’être humain plus que n’importe quelle créature vivante est en constant danger de devenir un « moins que rien ». Dans ce danger se dessine une limite que l’espèce humaine franchit par la barbarie, par les génocides, par l’exercice d’une violence inouïe dont nous seuls sommes capables dans la création. Pourquoi? Du fait de cette absence de biotope? Oui, mais pas seulement (et nous comprenons maintenant pourquoi dans l’approfondissement de cette notion des limites de l’humain, nous allons nécessairement trouver le fin mot de cette affaire qui nous occupait juste avant, celle du rapport entre violence et histoire).

Dans ce désoeuvrement qui nous échoit et qui nous condamne à l’ennui, nous sommes « interdits », au sens de frappés d’étonnement, interdits aussi au sens de privés de ces désinhibiteurs grâce auxquels les animaux autour de nous déploient magistralement et à plein régime l’énergie de ce qui les constitue en tant qu’êtres. Ce que c’est qu’être est un plein pour les animaux et ce « plein" contraste avec le « vide » dont nous faisons, nous, Da sein, l’expérience par défaut, l’expérience ennuyeuse ontologiquement parce que justement nous ne sommes pas ontologiquement un « tout ». 

Toutefois, si nous reprenons l’exemple de la tique, nous réalisons que ces signaux désinhibiteurs sont aussi nécessairement ceux qui, selon une modalité à laquelle elle reste fondamentalement aveugle, ignorante, la maintiennent et la guident dans l’accomplissement de ce qu’elle est: une tique et qui par conséquent la limitent, même si ce terme est un peu trompeur dans la mesure où la perspective au regard de laquelle elle est limitée se situe dans une totale absence de lieu d’être, dans un « no tique’s land », ce que l’on pourrait appeler mais en un sens radical une U-topie, un non lieu absolu. Il n’existe aucun moyen pour la tique de prendre conscience de cette zone. Si c’était le cas, elle s’activerait quand elle ne reçoit pas les affects désinhibiteurs, mais justement ce n’est pas le cas. Mais quel est ce non-lieu animal radical, ce « no animal’s land » fondamental? C’est ce que Heidegger et Hannah Arendt appellent « le monde ». On peut affirmer que l’animal est inhibé dans le monde si l’on désigne par ce terme d’inhibition le sommeil ontologique de la tique, l’errance de l’abeille à laquelle Fabre interdit de faire la deuxième entrée par devant. Ce qu’il faut néanmoins bien avoir en tête, c’est que cette inhibition de la tique dans le monde n’est en aucune façon l’inhibition d’un possible, ou en d’autres termes, que la tique n’est en rien inhibé de ce qu’elle pourrait faire. Il n’y a pas davantage de « possible » dans le monde pour les animaux qu’il n’y a de possible dans l’entrecroisement des biotopes animaux pour les hommes.  Il n’y a pas davantage « d’être humain » dans la nature pour l’homme, qu’il n’y a « d’être animal » pour l’animal dans le monde.


Cela ne signifie pas que dans un « même » lieu, les signaux désinhibiteurs » seront différents selon que l’on est un humain ou un animal, cela signifie qu’en lieu et place de ce monde dans lequel l’humain s’ennuie, l’animal lui est aveuglément, passionnément, dans son milieu, c’est-à-dire qu’il est pris dans la fièvre accaparante d’être, et d’être ce qu’il est: tique, abeille, araignée, etc. Le possible à l’humain dans le monde EST l’impossible à l’abeille dans le monde et pareillement le possible à l’abeille dans son milieu et l’impossible à l’humain dans les milieux.

Mais comment concrètement pourrait-il s’ouvrir à l’humain un monde dans cette nature pleine où finalement ne s’active que cet entrecroisement extrêmement serré, réglé par l’orchestration millimétrée d’une harmonique de biotopes? Car, enfin, c’est bel et bien d’une seule et même nature que nous parlons. Comment les milieux des animaux pourraient-ils se déployer dans ce qui apparaît comme monde pour les humains, et inversement? Le possible animal c’est l’impossible humain et le possible humain, c’est l’impossible animal. Comment ce qui s‘ouvre pour l’un peut-il être exactement ce qui se ferme pour l’autre et réciproquement?

Placés que nous sommes à ce moment crucial du cours, il peut être opportun de revenir à cette scène étrange dont nous pourrions dire qu’elle est comme un fil métaphorique et récurrent de cette limitation entre le da sein et l’animal. 


            Dans un théâtre,  des acteurs jouent les yeux bandés une scène avec des postures, des gestes parfaitement codés, cryptés. Il est clair qu’ils jouent une pièce dont les réparties et les mouvements scéniques ont été harmonieusement conçus. Il y a un public, mais les acteurs eux ne savent pas qu’ils jouent et ne savent pas qu’il y a des spectateurs, ils effectuent sans le savoir l’oeuvre d’un ou d’une auteure géniale mais ils sont passionnément pris dans leur jeu, à un point tel que rien, mais vraiment rien n’interfère avec leur implication. Ils sont pris, abîmés comme on dit, dans une pratique qui les accapare à un point tel qu’ils n’ont et ne peuvent avoir la moindre représentation de ce qu’ils sont en train de faire. Cette mise à distance de leur jeu les rendrait incapable de jouer leur partition dans cet ensemble conçu par l’auteur. Les spectateurs jouissent de la conscience et de la vision globale de cette pièce. Ils demeurent silencieux et envoûtés par la beauté pure et sidérante de l’oeuvre. Leur place est à tous égards privilégiée, car personne d’autre  ne voit ni ne sait ce qui est en train de se passer « là ». MAIS, la beauté de cette situation qui est la leur a comme contrepartie qu’ils ne peuvent en aucune façon jouer sur la scène, ni même interférer avec le jeu des acteurs. Leur place ne peut se justifier à tous égards que de ne faire qu’une seule et unique chose oeuvrer dans cette ombre à rendre visible cette scène invisible, puisque tous ses participants ne jouent que « sans le savoir ». Transformer le code de cette gestuelle en rite, cette pièce obscure en spectacle visible, cette invisibilité en « visage ». A cette oeuvre en tous points magistrale, il faut un spectateur, un témoin, un gardien, un « intronisateur », c’est-à-dire un faiseur de Sacre.
                Il n'est pas du tout indifférent ainsi de faire remarquer que cette pièce est quand même très étrange car en plus de ne pas savoir qu'ils jouent, de ne pas savoir qu'il y a des spectateurs à leur pièce, ils ne réalisent pas non plus qu'ils jouent ensemble, chacun étant pris dans SA partition, l'ayant apprise seul. Sous cet angle, le fait qu'ils jouent une pièce UNE ne peut se manifester qu'au spectateur, au Da Sein, bref à nous, humains. Cela fait aussi partie du Sacre.

Même si la lectrice ou le lecteur attentifs à ce cours a déjà parfaitement compris qui est qui dans cette scène, il faut ici clairement exposer la distribution: Les acteurs sont les animaux: la tique, l’araignée, l’abeille, etc. La pièce est l’entrecroisement de tous les biotopes. Elle a été conçue et mise en scène par la nature, ce qui d’ailleurs nous fait comprendre que si théâtre il y a c’est celui de l’harmonie du Vivant, ce qui veut dire en ce sens, qu’aucun acteur ne joue, si par jouer on entend « faire semblant ». Les spectateurs silencieux sont les êtres humains que leur statut de Da sein place dans cette posture exclusive. Quelle scène voit-il? Non seulement l’entrecroisement des biotopes animaux, mais cette miraculeuse et incroyable dynamique par le biais de laquelle chacun d’entre eux ne cesse de participer à l’autre de telle sorte que finalement c’est au spectacle de la nature en train de se créer qu’ils assistent. Cette scène n’est ni plus ni moins que l’efficience réelle du sens étymologique latin de nature: « natura », ce qui est en train de naître, et plus encore ce qui en train de naître de soi, d’accoucher de soi, dans une spontanéité absolue en laquelle n’entre en jeu aucun autre terme, acteur,  ni instance.

Il est cependant un point à propos duquel cette image ne convient pas, c’est que dans tout théâtre, il y a les gradins et la scène proprement dite alors qu’ici il faut se représenter une scène sans gradins, sans autre place pour le public que celle de la scène elle-même. Mais c’est paradoxal puisque justement il est clair que les spectateurs Da Sein ne peuvent ni ne doivent interférer avec le déroulement de la pièce. Ce que nous rejoignons ici dans le déploiement de cette image c’est que c’est dans les biotopes que l’humain vit, biotopes qu’ils ne peut voir que de l’extérieur de ce qu’ils sont. Ce qui se passe dans cette scène, c’est l’être avec des acteurs qui vivent intérieurement et passionnément ce que c’est qu’être (mais sans le savoir) et sur la même scène, des spectateurs à qui aucun rôle n’a été donné, de telle sorte qu’ils sont bien sur la scène mais extérieurement à ce qui s’y joue, extérieurs à ce que c’est qu’être mais bel et bien sur la scène de l’être.

Imaginez vous comme un spectateur brutalement projeté sur la scène de la pièce à laquelle vous assistiez avec autour de vous toutes les actrices et les acteurs qui ne font pas attention à vous, qui continuent à jouer. Dans un premier temps, vous ne pouvez pas vous sentir autrement que « pas à votre place ». C’est bien ça le Da Sein (même si vous vous seriez gênés d’être ainsi exposés au regard des autres sur la scène alors qu’ici il n’y a pas de regard de l’autre, il n’y a que la scène). Mais en même temps le Da Sein, c’est cette façon d’être qui consiste à susciter une intelligence scénique de la pièce en tous points remarquable, unique, ontologiquement exclusive et d’une exactitude éthique sans équivalent: éclairer sans l’angle du monde, ce que chacun joue dans « son » milieu, l’éclairagiste en somme, mais plus que cela en ce sens qu’absolument rien ni personne peut assumer à sa place, à notre place cette perception visible de la pièce, plus que cela: cette perception grâce à laquelle la pièce se fait aussi comme visibilité. Le Da sein, c’est ce "pas feutré" dans l’effervescence d’une nature qui, sans lui, ne revêtirait aucune nuance salvatrice, sacrée, considérable au sens "d’objet de considération", mais aussi « globale », concertée, orchestrée, unifiée.


Ce mode d’être ne nous a été dicté par rien, si ce n’est notre faiblesse, notre désoeuvrement, notre absence de biotope, « d’avoir à être », mais, du coup, avoir à être, chez l’être humain et seulement chez lui, c’est ce qu’il lui revient à tous égards de constituer, à partir de rien, de ce no man’s land qu’est la multiplicité de biotopes animaux et végétaux.

Ici VRAIMENT tout s’explique. L’homme peut décider de déranger la pièce, de parler à haute voix, de faire comme si la scène était son lieu, comme si l’auteur lui avait confié le rôle principal ou pire encore comme si lui pouvait écrire ici sa propre pièce. A quoi peut on voir que c’est faux et à un degré évident "profanateur" ? Parce que la scène est en train de prendre feu, parce que quand il dérange le jeu des autres acteurs, des pandémies se déclenchent et que des partitions (biotopes) violées, méprisées, outrepassées (Hybris) résultent des morts, des catastrophes humanitaires et écologiques. La pièce est déréglée, méprisée, rendue injouable. La bêtise sans fond du transhumanisme, c'est de dérégler le sens de ce que c'est qu'être (la pièce). Devant ces crétins réjouis que sont les transhumanistes et que l'on nous présente parfois comme des modèles de réussite sociale, il n'est pas vraiment besoin de chercher longtemps la faille: ils "sont" mais en même temps "ce qu'ils sont" corrompt et pervertit le sens même de ce que c'est qu'être. Ils ne peuvent pas libérer ce sens parce que ce dernier réside tout simplement dans l'observation assumée et heureuse du Da Sein. 


Eléments de réponse à la question: que faire des cons?...Euh.... Des photos?

Les signaux désinhibiteurs des animaux, c’est bien la preuve sans appel qu’une pièce est toujours déjà en train de se jouer, que dans ce temple qu’est la nature, les vivants piliers que sont les biotopes laissent sans cesse sortir de confuses paroles (référence au poème de Baudelaire: Correspondances). Notre inhibition à cette pièce est purement et simplement de jeu (nous ne pouvons pas jouer) mais pas de vue (nous pouvons voir et rendre visible). C’est même le contraire nous sommes la seule consciente vivante admise dans cette pièce et c’est à nous d’en faire, par l’émergence d’un possible qu'il nous revient entièrement et exclusivement de créer, une cérémonie, un sacre.


Tout le transhumanisme réside dans cette gravissime confusion entre désinhibiteurs d’êtres et obstructeurs de vue. La plénitude de vie des animaux par leurs biotopes se paient au prix de l’obstruction de leur vue, de l’oblitération de leur conscience et notre aptitude à saisir le monde et à jouir de la vue d’ensemble de tous les biotopes se paie de notre inhibition à être pleinement. «  C’ EST COMME ÇA! ».  « L’homme est un animal naturellement politique »: cela pourrait aussi s’entendre sous cette formulation: l’homme est un être fondamentalement éthique, là où les animaux ont un biotope, il ne dispose que d’un avoir à être qui ne peut lui être inspiré que par lui-même et dans lequel la tentation du pouvoir est constante, mais précisément cette tentation du pouvoir, c’est aussi la tentation d’abandonner toute feuille de route éthique. Il y a sans aucun doute un possible dans le monde pour le Da sein alors qu’il n’y a pour les animaux que des déterminations à suivre  dans leurs biotopes.

Mais en même temps, aussi délicat que soit pour nous l’exigence éthique de nous situer à la hauteur de ce possible qui nous est réservé, c’est-à-dire d’accomplir des actions dans un monde dont nous savons maintenant que sa doublure inversée est le tissage de tous les biotopes animaux, une base nous est donnée et c’est celle du Da Sein. Que le monde soit, qu’il ne soit que pour le Da Sein et plus encore qu’il « soit » en lieu et place de ce qui, pour les animaux ne se donnent à percevoir que par le filtre sélecteur des signaux désinhibiteurs, c’est ce qui dessine une voie, un ethos et dans cet ethos se détache une tâche que l’on pourrait définir par cette aptitude à construire des objets ou des pratiques qui soient à la fois comme des seuils à partir des quels le monde s’ouvre et des porteurs de sens investissant la pièce jouée par les acteurs aux yeux bandés d’une dimension sacrée. Envisageons maintenant la possibilité que les spectateurs de la pièce qui n’ont pas d’autre lieu pour être que la scène elle-même (puisque en fait tout n’est que scène dans ce théâtre) et qui ne peuvent pas jouer (puisque on ne leur pas donné de rôle, de partition) dessinent des marques, des tags, érigent des totems, construisent des objets sacrés, bref consacrent par des pratiques et des instruments sacrés cette scène et la pièce qui s‘y joue comme un rituel doté d’un sens. Quelque chose du Da Sein indiscutablement dans cette activité se  concrétise et se retrouve, s’assume. Pourquoi? Parce que ces objets, ces pratiques qui tout à la fois ouvrent un monde là où s’entrecroisent les biotopes et le gardent ou le maintiennent comme un lieu sacré dans lequel s’effectue la nature naturante sont eux aussi « là » et que là. 


De quoi sommes nous en train de parler? Entre autres manifestations, des gravures rupestres. Que des hommes, probablement occupés à devoir survivre dans un environnement plus menaçant que le notre aujourd’hui prennent sur leur temps de chasse et de cueillette pour s’enfermer dans des grottes et peindre des animaux devrait ici plus que toute autre chose attirer notre attention et prendre place dans notre image de la scène étrange jouée dans ce théâtre. 

Qu’est-ce qui définit finalement une oeuvre d’art? Rien mieux que d’être une présence pure qui est là, tout comme il est finalement implique dans le mode d’être du Da Sein qu’il soit « là » et c’est tout. Quelque chose d’une simplicité et d’une noblesse éthique se fait alors jour dans le da sein, puisque ce mode d’être en demi-teinte, d’être sans biotope, d’être moins a pour corollaire une quasi miraculeuse gratuité de vue. Le Da sein est désoeuvré, il est là pour rien mais de « cet être pour rien » il peut extraire comme une essence précieuse un type de vision et d’effectuation sans équivalent dans la nature, c’est d’y faire advenir des actes pour rien, des actes purs, des praxis, comme les animaux en fait, puisque les animaux pris dans leurs biotopes ne font ce qu’ils font que pour le faire, comme le contre-pied de l’analyse de Fabre nous l’a bien fait comprendre. Mais il y a une différence entre la praxis animale et la praxis humaine c’est que cette dernière est éclairée (consciente) par ce que Heidegger appelle l’éclaircie de l’être: l’humain. Le da Sein c’est la clairière de l’être.



                Apprenant la mort de son épouse, Macbeth, roi d’Ecosse formule cette célèbre tirade dans laquelle la comparaison entre la vie, ou l’Etre et une scène de théâtre est également développée. Macbeth est arrivé sur le trône par le meurtre et la trahison avec la complicité de sa femme. Cette « vue » sur la vie constitue l’ultime jugement d’un homme qui a tout sacrifié au pouvoir et qui réalise à la fin de la pièce l’absurdité, le non sens radical de l’existence comparée à une histoire dite par un idiot, un fou et qui ne signifie rien.

« Elle aurait dû mourir plus tard ; — le moment serait toujours venu de dire ce mot-là !… — Demain, puis demain, puis demain — glisse à petits pas de jour en jour — jusqu’à la dernière syllabe du registre des temps : — et tous nos hiers n’ont fait qu’éclairer pour des fous — le chemin de la mort poudreuse. Éteins-toi, éteins-toi, court flambeau ! — La vie n’est qu’un fantôme errant, un pauvre comédien — qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène — et qu’ensuite on n’entend plus ; c’est une histoire — dite par un idiot, pleine de fracas et de furie, — et qui ne signifie rien… »

A partir de Jacob Von Uexküll et de Martin Heidegger, nous disposons d’une toute perspective et rien ne saurait être plus pertinent que de les mettre en regard parce que par contraste, le rôle du Da sein apparaît clairement grâce à la citation. Les acteurs sur la scène ne sauraient « se pavaner » puisque ils n’ont aucune conscience de l’être. Ils jouent aveuglément (on pourrait dire « passionnément » une partition harmonieuse, orchestrée par la nature, et dont ils ne voient jamais l’ensemble. Chacun joue son rôle sans avoir conscience de la répartie de l’autre mais il se trouve que ça concorde, précisément grâce à cette cécité. Le seul être qui dispose de la conscience de la pièce parce qu’il n’a aucun rôle à y jouer est le Da Sein, qui se trouve aussi sur la scène, mais pour faire quoi? 

Non pas pour éteindre les courts flambeaux, mais pour les disposer, les allumer, les rallonger, pour donner à cette harmonie préétablie une visibilité, un éclairage et justement « un sens ». Les termes de « clairière » ou d’éclaircie utilisé par Heidegger vont exactement dans ce sens. Les animaux « sont ». Ils ne sont que ça mais ils le sont pleinement, ils sont « ce que c’est qu’être ». Le Da Sein « est », lui aussi mais pas du tout de la même façon puisque il est conscient d’exister et que cela lui pose question: « il est l’être pour lequel il est dans son être question de son être ». Il ce que c’est que se savoir exister. Il a une visibilité sur cette condition: « être » que du coup il ne peut habiter de l’intérieur. De fait sur la scène, il n’a pas de bandeau mais il n‘a pas de partition. Il est « là », il est ce que c’est qu’être là. Ce n’est pas qu’un rôle lui soit dicté par une transcendance quelconque. C’est exactement le contraire, c’est qu’étant « là », occupant cette place là dans l’être, il n’est rien de sa condition particulière qui se déploie autrement qu’à partir de cet être là.  Il faut bien comprendre que cette scène décrit « le plein de l’être » c’est ça qu’il y a derrière ce mot. Il n’y a pas d’intention transcendante. Heidegger nous décrit finalement ce que c’est qu’être et situe l’humain dans cette plénitude là qui EST.  Autrement dit, étant Da Sein, nous sommes Da Sein dans l’être.

Nous sommes ce que c’est qu’être visible pour l’être, et nous sommes également ce qui, n’ayant pas de rôle, de partition doit prendre le fait d’être comme un «  ethos », comme une oeuvre, un avoir à faire, un avoir à être. Ces deux conditions sont liées dans le Da Sein. C’est à nous d’écrire notre partition parce que de fait nous n‘en avons pas. Ce désoeuvrement nous place ipso facto dans la peau de spectateur.

Or si nous sortons momentanément de cet étrange tableau et regardons historiquement ou pré-historiquement l’évolution de l’être humain, nous réalisons que dans toutes nos pratiques humaines, il en est une qui est comme l’écho le plus pur, le plus direct de notre condition de da sein, c’est l’Art. A la fin du paléolithique, c’est-à-dire entre 20000 et 17000 avant JC, des humains ont peint dans des grottes des animaux. De multiples interprétations de ces peintures ont été faites, mais indépendamment de ces tentatives d’explication, on peut simplement et indiscutablement faire remarquer que ces productions « sont », qu’elle « sont là », c’est-à-dire que par rapport aux animaux elles sont ce que c’est que marquer la présence de ces animaux, comme si les hommes préhistoriques avaient souhaité marquer ou re-marquer cette présence, comme si de l’être des animaux, il revenait à l’homme d’en éclairer, d’en souligner « l’être là ».

D’autres manifestations, d’autres vestiges donnent à cette perspective une confirmation. Des manches de harpons de chasse ciselés attestent de la volonté des chasseurs d’investir la chasse d’une dimension particulière, cérémoniale. Il ne fait aucun doute qu’il y a dans le travail de ciselure du manche plus de temps passé que dans l’aiguisement de la partie tranchante. Il ne s’agissait pas de ramener de la viande à la maison mais d’accomplir une praxis, une activité gratuite, ou du moins recélant une dimension gratuite. Ces peintures ou ces manches de harpons sont des êtres là, sont des productions dont le mode de présence est d’être là, et d’ailleurs quiconque réfléchit vraiment à ce qu’est une oeuvre d’art réalisera qu’elle est avant toute chose, et finalement exclusivement un « être là ». Dans tout face à face avec une oeuvre, s’effectue entre l’humain et la réalisation une polarisation de Da Sein à Da sein.

Les oeuvres d’art ou les objets sacrés (mais c’est la même chose) sont les repères à partir desquels se lève dans la nature la perspective du da Sein, c’est-à-dire celle du monde, ce qui nous permet de compléter quelque peu notre schéma initial. Privé de bio-tope, l’homme est désoeuvré, mais il est aussi « nulle part », dans une zone désolée, déserte, une nature sans angle, sans abord, une nature qui ne l’accueille pas. Pour que de cette nature hostile naisse « le monde », il faut l’oeuvre d’art ou l’objet sacré, ou quoi que ce soit par quoi le Da sein s’effectue, comme un seuil créant la perspective du monde là où pour l’humain ne se déployait q’un lieu déserté de présence, un non lieu, un entrecroisement de biotopes sans biotope pour lui.

Tout est plus clair désormais: les animaux, les êtres naturels suivent respectivement leur biotope aveuglément. Ils y libèrent intégralement la puissance dans laquelle ils consistent mais dans une opacité totale. Le da sein est l’être aux yeux de qui cet entrecroisement de biotopes devient visible, et UN. Il est ce par quoi Etre acquiert comme une limite extérieure, une unité, un Sens. De la pièce qui se joue à côté de lui, si nous revenons à notre image, l’homme est le « visage », ce terme étant à prendre en plusieurs sens (et quiconque veut vraiment comprendre le rôle de l’homme a vraiment intérêt à creuser tous ces sens) mais ici nous nous intéresserons au plus simple, le visage d’un être, c’est ce par quoi cet être peut être visé, la dimension qui en fait du visible. De fait, donc, le da sein et l’être par lequel cette pièce peut être liée, et plus encore visée comme UNE pièce, ou comme un rituel dans le monde. Mais pour ce faire, il lui faut créer ces oeuvres, ces objets, ces « flambeaux » à la lumière desquels l’être acquiert un visage une unité, un Sens, une verticalité. 




La citation de Macbeth est donc intéressante à plusieurs titres parce qu’elle atteste d’un niveau de compréhension très, très limité de « la vie », voire totalement contraire à ce qui est.  L’homme n’est pas du tout ce regard désespéré qui éclaire cette pièce du côté du néant mais au contraire l’être par lequel l’être acquiert un visage et un sens. On pourrait dire que le Da Sein c’est cette perspective grâce à laquelle l’être, le fait d’être, acquiert la dimension d’un sacre, comme si c’était lui qui finalement l’installait sur une scène, dans un temple, à la lumière. Et c’est bien là tout le sens de ce poème de Rilke:

« Dis-moi poète, ce que tu fais – Je célèbre

Mais le mortel et le monstrueux ,

Comment l’endures-tu, l’accueilles-tu ? – Je célèbre

Mais le sans nom, l’anonyme,

Comment l’invoques-tu cependant ? Je célèbre

Où prends-tu le droit d’être vrai

Dans tout costume, sous tout masque ? – Je célèbre

Et comment le silence te connaît-il et la fureur,

Ainsi que l’étoile et la tempête ? - Parce que je célèbre. »


6) Le transhumain et le surhumain: l’animal exosomatique

Nous disposons maintenant de tous les éléments nécessaires à la compréhension de l’avertissement de Hannah Arendt:

« Cet homme futur (dont l’espérance de vie a été rallongée par les progrès de la médecine) que les savants produiront, nous disent-ils, en un siècle pas davantage, paraît en proie à la révolte contre l’existence humaine telle qu’elle est donnée, cadeau venu de nulle part (laïquement parlant) et qu’il veut pour ainsi dire échanger contre un ouvrage de ses propres mains. Il n’y a pas de raison de douter que nous soyons capables de faire cet échange, de même qu’il n’y a pas de raisons de douter que nous soyons capables à présent de détruire toute vie organique sur terre. La seule question est de savoir si nous souhaitons employer dans ce sens nos nouvelles connaissances scientifiques et techniques, et l’on ne saurait en décider par des méthodes scientifiques. C’est une question politique primordiale que l’on ne peut guère, par conséquent, abandonner aux professionnels de la science ni à ceux de la politique. »

L’existence humaine telle qu’elle est donnée, c’est celle du da sein et la capacité dont nous disposons d’échanger cette vie naturelle contre une vie artificiellement construite, prolongée, optimisée par les découvertes technologiques les plus récentes, c’est le transhumanisme et c’est aussi la conséquence du fait que nous sommes des animaux sans biotopes, sans désinhibiteur pour constituer notre milieu mais au contraire parfaitement désinhibés dans ce qui se dévoile à nous comme monde.

Mais nous n’avons pas assez insisté sur ce qui pour l’homme va tenir lieu de désinhibiteurs, sachant qu’en tant qu’il est Da sein, il ne peut être autrement que de l’extérieur de ce que c’est qu’être, c’est-à-dire que tout ce qui est naturellement et intérieurement donné à toute espèce animale ne pourra pour l’homme qu’être l’objet de sa main, de son oeuvre, de sa fabrication. Le da sein est Homo Faber, ce qui signifie qu’en tant qu’il est la seule créature qui ait à inventer son mode d’être, il lui revient de créer les instruments à partir desquels cette façon d’être peut s’implanter dans ce qui lui apparaît comme monde.  La cité n‘est pas seulement un lieu de parole et d’action, elle est aussi un décor, un lieu aménagé par l’Homme et pour l’Homme, elle est son habitat et traduit ainsi une modalité d’Habitation propre au Da Sein.


C’est évidemment dans cette aptitude qui lui est propre à construire des outils par l’utilisation desquels il installe un lieu, un « politope » que tout se joue, à savoir sa mesure ou sa démesure. C’est bien le sens du peser Stasimon d’Antigone de Sophocle:

« Il est bien des merveilles en ce monde mais il n’en est pas de plus grande que celle de l’Homme ( « Il est bien des êtres terribles en ce monde, mais il n’en est pas de plus terrible (deinos) que l’homme.) 

Il est l’être qui sait traverser la mer grise, à l’heure où souffle le vent du Sud et ses orages, et qui va son chemin au milieu des abîmes que lui ouvrent les flots soulevés. Il est l’être qui tourmente la déesse auguste entre toutes, la Terre,  (les périls de la mer et du temps terrestre)

 

La Terre éternelle et infatigable, avec ses charrues qui vont chaque année la sillonnant sans répit, celui qui la fait labourer par les produits de ses cavales.

Les oiseaux étourdis, il les enserre et il les prend,

tout comme le gibier des champs et les poissons peuplant les mers, dans les mailles de ses filets,

L’homme à l’esprit ingénieux. Par ses engins il se rend maître

de l’animal sauvage qui va courant les monts, et, que le moment venu, il mettra sous le joug et le cheval à l’épaisse crinière et l’infatigable taureau des montagnes. (Antistrophe: Domestiquer la vie animale)

 

Parole, pensée vite comme le vent, aspirations d’où naissent les cités, tout cela il se l’est enseigné à lui-même, aussi bien qu’il a su, en se faisant un gîte,

se dérober aux traits du gel ou de la pluie, cruels à ceux qui n’ont d’autres toits que le ciel ?

Bien armé contre tout, il ne se voit désarmé contre rien de ce que peut lui offrir l’avenir. Contre la mort seule,

il n’aura jamais de charme permettant de lui échapper, bien qu’il ait déjà su contre les maladies les plus opiniâtres imaginer plus d’un remède. (Strophe: éduquer l’être humain)

 

Mais, ainsi maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance, il peut prendre ensuite la route du mal comme du bien.

Qu’il fasse donc dans ce savoir une part aux lois de son pays et à la justice des dieux, à laquelle il a juré foi !

Il montera alors très haut au-dessus de sa cité, tandis qu’il s’exclut de cette cité le jour où Il laisse le crime le contaminer par bravade.

Ah ! Qu’il n’ait plus de place alors à mon foyer ni parmi mes amis, si c’est là comme il se comporte ! » (Antistrophe: le tyran et le fanatique) »

Il est une démesure propre à l’homme, c’est celle dans laquelle il peut tomber parce qu’il s’est rendu maître par son ingéniosité technique de tous les éléments et que, dés lors, aucune limite physique ne saurait s’imposer à lui. Ce sont donc des limites éthiques qu’il lui appartient de s’imposer à lui-même. Etrangement mais aussi assez logiquement au fond, tout ceci résonne à nos propos antérieurs sur les biotopes de façon extrêmement claire. En tant que Da sein, il n’est pas désinhibé par des stimulateurs à biotope, mais en même temps, il n’est pas limité par ce biotope. Les animaux sont désinhibés à l’intérieur des limites de leur milieu, limite dont ils ‘ont pas conscience. La tique ne peut en aucune façon dépasser du cadre du comportement dicté par ses signaux enclencheurs. L’homme, lui, est dans le monde et jouit d’une désinhibition naturelle totale. Il est donc libre de construire des outils et au-delà de conquérir par la technologie des avantages sans limite. Nous sommes bien Deinos, c’est-à-dire les animaux les plus dangereux du règne animal parce qu’un Da sein est un animal sans biotope donc sans milieu donc « sans être à être ». 

Lorsque Aristote affirme que "l’homme est un animal naturellement politique » , c’est aussi cela qu’il dit: il est un être sur les épaules duquel s‘impose cette charge d’avoir à inventer son mode d’être et cette charge est d’autant plus lourde qu’il est le seul susceptible de sombrer par ses actes dans la démesure d’être.  

Etre homme c’est donc être coincé entre un biotope que nous n’avons pas et une démesure qui, selon le chœur, devrait nous exclure de la cité (le stasimon se termine par une malédiction). Entre le biotope et la démesure se déploie la feuille de route de la citoyenneté politique.

Et c’est aussi ici que cette notion de sacre prend tout son sens, principalement si nous la relions à la tragédie d’où le chant du chœur est issu, car c’est bien une cérémonie, un rituel que Créon se donne le droit d’annuler, de refuser, comme s’il était au pouvoir d’un homme de refuser au corps d’un homme décédé les derniers sacrements.  Ce que décrit la pièce , c’est l’hésitation entre deux modalités d’auto-réglementation. Puisque l’homme est la créature éthique par excellence, il lui appartient de ne pas se tromper sur les lois qu’il lui faut s’imposer à lui-même puisque personne ne le fera à sa place. Antigone est bien hors la loi mais quelle loi? Celle qu’un homme seul arbitrairement décide et surtout loi violant le commandement sacré de l’inhumation, du rite grâce auquel le da sein humain donne à la mort le visage d’une cérémonie.  C’est bien Antigone et pas Créon qui dessine et suit la seule feuille de route du véritable zôon politikon. 




Il y a quelque chose du transhumanisme qui, d’une certaine façon, est déjà effleuré de très loin par Sophocle dans le Deinos: « maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources  dépassent toute espérance, il peut prendre ensuite la route du mal comme du bien. » Sophocle pointe avec exactitude et précision tout ce qui caractérise la créature humaine et principalement ce qu’il appelle ses engins: « par ses engins il se rend maître de l’animal sauvage qui va courant sur les monts » Mais de quels engins est-il ici question? Des filets, des lances, des arcs et des flèches, bref du fait que l’homme n’est jamais nu dans la nature et qu’il la maîtrise grâce à des artefacts, à des instruments, à des outils. Or cela est parfaitement en bien avec le Da Sein, avec l’absence de désinhibiteurs et de biotopes. Nous sommes, en tant que Da sein, de l’extérieur de ce que c’est qu’être, ce qui signifie que nous le vivons extérieurement et cela nécessairement se réfléchit dans notre façon d’être au monde et d’être à soi. 

Très concrètement, cela signifie qu’un Da sein habite le fait d’être un corps comme une extériorité. Il n’est pas ce corps intérieurement mais il l’a. Etre un da sein c’est avoir un corps, être doté de ce corps dont on peut optimiser les capacités comme celles d’un objet auquel on va rajouter de prothèses. La charrue, les lances, les flèches, l’arc, le harpon, les barques, la domestication des chevaux, etc, tous ces outils permettent à l’homme de donner à « l’objet-corps »le renfort, le prolongement d’objets qui augmentent considérablement son rendement, la longue de ses courses, l’ampleur de ses jets de flèches, etc. Tout ce qu’il ne peut pas faire physiquement il peut le faire par ses prothèses qui le dotent technologiquement de capacités proprement illimitées.  Ce décuplement de ses aptitudes et de ses performances par l’ajout d’outils, d’armes, de protections, le statisticien Alfred Lotka l’a baptisé du nom d’exosomatisme, étymologiquement « avoir son corps hors de soi », l’économiste roumain Nicholas Georgescu-Roegen prolonge la pensée de Lotka: « Seul l'homme en est venu, au cours des temps, à utiliser une masse qui ne lui appartenait pas génétiquement, mais qui prolongea son bras endosomatique et accrut sa puissance. Alors seulement l'évolution humaine transcenda les limites biologiques pour inclure aussi (et même au premier chef) l'évolution d'instruments exosomatiques, c'est-à-dire produits par l'homme mais n'appartenant pas à son corps. C'est pourquoi l'homme peut maintenant voler dans le ciel ou nager sous l'eau bien que son corps n'ait ni ailes ni nageoires ni branchies. » 

On retrouve ainsi sous sa plume en 2008 dans un ouvrage intitulé « la décroissance » l’écho exact du Deinos de Sophocle. Là où l’animal reçoit des affects désinhibiteurs, le Da sein, parce qu’il est cet être qui existe de l’extérieur de  ce que c’est qu’être, perçoit son corps comme un objet. Extérieur à ce que c’est qu’être, nous ne percevons pas la nature comme ce lieu à l’intérieur duquel des signaux déclenchent en nous les actions par lesquelles notre être humain s’accomplit. 

Nous n’avons aucune idée des actions par le biais desquels notre être de da sein peut s’effectuer, libérer l’énergie dans laquelle notre humanité consiste. Par conséquent nous construisons des outils, des prothèses grâce auxquelles ce corps qui est notre et qui se juxtapose à nous comme un objet, un corps que nous n’habitons pas de l’intérieur mais de l’extérieur, se dote artificiellement de capacités littéralement illimitées.  Nous n’avons pas de désinhibiteurs naturels mais nous construisons de quoi nous désinhiber, de quoi matérialiser cette absence d’appel, de mission, de biotope. Il n’y a pas de limites à ce qu’un Da Sein peut faire parce qu’il n’y a pas d’intériorité du sein dont l’être humain du Da sein pourrait se recommander,  qu’il n’aurait plus qu’à s’assumer,  dans laquelle il lui serait donné de se retrouver comme la tique dans le territoire cerclé ses trois désinhibiteurs.

Nous pouvons,  notamment grâce au philosophe français Jacques Derrida donner à ces objets, à cette capacité propre à l’homme de s’effectuer exosomatiquement , un nom dont l’étymologie grecque est très riche, à savoir le pharmakon. Ce terme désigne à la fois le remède et le poison. Il désignait dans la Grèce archaïque « celui que l’on immole en expiation des fautes d’un autre. » Afin de combattre une calamité ou une force toxique, on choisissait une personne innocente à laquelle on faisait revêtir des vêtements sacrés et on l’emmenait loin de la cité où elle était mise à mort. Parfois la victime expiatoire de ce rite purificateur était un animal, un bouc (tragos en grec qui a donné tragédie).


Quel rapport avec l’exosomatisme? L’extériorisation d’abord, mais surtout le fait que l’on trouve dans toute avancée technologique la même ambiguïté que dans le pharmakon: elle est  maléfique parce qu’elle cristallise tout le mal dont l’homme est capable (hybris) et bonne parce que   son utilisation est censée être profitable à la cité. Le pharmakon c’est finalement l’idée qu’en une chose ou qu’en un être « à part » on peut exorciser le mal et aussi violer, outrepasser le bien. En d’autres termes le salut ou la damnation: ce ne sont pas du tout des concepts abstraits, ou mystiques, ou religieux, c’est très concret: un harpon de chasse, une lance, un stylet, un silex, la peinture, l'écriture, le feu, la roue, l’imprimerie, internet, etc. Tout ceci sont des pharmaka. Ça se joue « là », et déjà Sophocle l’avait perçu.

Ce qu’il faut bien comprendre ici, c’est que cette condition qui est la notre, celle de n’avoir pas de milieu, de biotope, d’être (au sens d’être de l’intérieur de ce que c’est qu’être) nous place devant cette nécessité de créer de toute pièce notre style d’être, nous l’avons déjà dit (au moins une dizaine de fois) , mais nous rajoutons maintenant un élément  très concret, c’est « l’objet », le pharmakon. Nous vivons le fait d’être comme « ob / jeté ». Nous sommes jetés dans l’existence sans biotope, sans mission, sans désinhibiteurs, sans signaux, nous naviguons « à vue », comme on dit, sans projet. Cette conscience de soi comme objet, ce rapport au monde en tant que lieu qui s’offre à nos aptitudes de créateurs d’objets est fondatrice. Elle nous caractérise et il est illusoire de penser que nous pourrions nous retenir, nous empêcher de créer des objets, des infrastructures, des bâtiments, des outils, etc. Nous sommes des homo faber, des animaux exosomatiques, dont les corps sont en dehors de nous, en un sens. Nous vivons le fait d’être comme corps ob/etés dans l’espace, alors que ce n’est pas le cas des animaux qui sont à tel point dans la stupeur d’être qu’ils ne sont que ce que leur milieu leur dicte.

Ils ont leur partition et ils la jouent, mais nous, nous vivons non seulement notre présence sur la scène comme celle de nos « objets corps » présents dans cet espace là (qui est le monde), mais nous percevons aussi de cette façon extérieure  la présence des corps animaux, de telle sorte que la pièce n’acquiert un certain sens que pour nous, un sens visible, « supervisé ». Mais cette extérieur visible de la nature comme entrecroisement de milieux végétaux et animaux induit également que nous fabriquions des objets, que nous mettions en oeuvre des pratiques créatrices qui vont de fait prendre place sur la scène, voire qui vont participer de ceci qu’il s’agit bel et bien d’une scène. Bref l’homme agit sur la scène et même il donne un sens redoublé à cette notion d’ « action » puisqu’agir pour lui ne sera pas seulement libérer l’énergie dans laquelle il consiste, ou en tout cas pas au même sens que la tique ou l’araignée puisque décidément nous n’avons pas de rôle.

Agir pour nous, ce sera créer, libérer une façon d’être qui n’est déterminée par rien, ni dictée par rien. C’est ça le mode d’être du da sein: nous seulement inventer son style d’être, mais produire les objets et les pratiques au fil duquel son existence de Da sein se joue, c’est-à-dire se gagne ou se perd. C’est là qu’entre en jeu la ligne tendancielle et tranchante du pharmakon. L’humain est une créature dont l’ethos se joue à chaque pharmakon, parce que tout pharmakon est à la fois le poison et le remède et un poison dont il est le seul remède, un remède faisant toujours courir le risque d’être aussi un poison.


Plus que toute autre chose il ne faut pas oublier l’origine sacrée du pharmakon. Il absorbe et exorcise le mal . Mais de quel mal est-il ici question? Perdre de vue le da sein, oublier qui nous sommes, oublier que nous sommes ce que c’est être de l’extérieur de ce que c’est qu’être, c’est-à-dire ne plus être à la hauteur de ce visage que nous sommes censés donner à l’être. Il existe une noblesse éthique de ce rapport à l’être qui demeure empreint non seulement de notre spécificité mais d’un rapport assumé à l’être, à un ethos. Ce n‘est pas là quelque chose que nous devrions à quoi que ce soit ou à qui que ce soit, « c’est » et c’est tout.

Mais rien ne prévaut ici davantage que de manifester à quel point cette attitude est concrète, évidente et facile à comprendre. Nous pouvons donner très facilement idée de tout ce dont il est question ici: c’est de l’art, de créer des objets d’art, des oeuvres et des pratiques artistiques ou sacrées (mais en fait c’est la même chose).

Nous pouvons ici revenir à Fabre et à la deuxième entrée de l’abeille tête la première. Fabre se croyait dans une usine, dans une ruche à laquelle il a appliqué sans s’en rendre compte un schéma technique. Mais quand il voit des humains danser, il ne s’offusque pas qu’ils fassent des mouvements qui ne servent à rien. L’abeille suit un code très particulier parce qu’elle est dans une logique de signaux, de désinhibiteurs. Il n’est pas réellement question ici de dire qu’elle danse si par ce terme on entend décrire ce qui se passe dans son esprit quand elle revient tête la première mais il ne fait aucun doute que s’il y a des hommes et tant qu’il y aura des hommes, c’est pour que le regard de l’homme sur l’abeille installe cette gratuité esthétique là, pour qu’il transforme ce codage d’attitude en rituel, en cérémonie. Tant qu’on ne fait pas ça, on ne comprend rien aux milieux animaux. L’homme, c’est le regard qui impose à l’être la perspective de la gratuité, du Sacre. 

Et c’est la même chose lorsque l’être humain peint les gravures rupestres. Que les animaux soient, cela peut aussi être perçu, vécu, vrai du point de sa gratuité, de sa célébration, de son surlignement esthétique. Les animaux ne font pas de l’art si l’on entend par là que c’est leur objet, encore moins leur conscience ou leur volonté, mais qu’il y ait de l’homme, c’est ce qui ne prend sens qu’à manifester de l’existence des animaux la perspective artistique et sacrée. L’être humain est ce par quoi les milieux animaux et, au-delà d’eux, l’être effectué de l’intérieur de ce que c’est qu’être, soit célébré comme sacré. Tout ce que l’homme a construit de temples, de cathédrales, de pyramides, de mégalithes, etc, trouve enfin ici son sens et son lieu d’être. Nous sommes des marqueurs de territoires, des constructeurs de repères à partir desquels l’être acquiert son sens véritable et premier, exclusif: sacré. C’est aussi le sens premier du pharmakon, c’est le rôle joué par Ashitaka dans le chef d’oeuvre de Hayao Miyazaki. Il est finalement comme ce qui maintient la limite entre San, l’enfant louve (la nature et les biotopes animaux) et de l’autre côté Dame Eboshi (et la technologie tentée par le transhumanisme: trancher la tête du Dieu Cerf). 




Récapitulons: L’être humain est Da sein, ce qui ne signifie rien d‘autre que cela: il « est », mais « de l’extérieur de que c’est qu’être ». Pour être clair, nous pourrions ici faire référé à cette expression que nous utilisons parfois pour exprimer un geste ou une action que nous jugeons critiquable: « c’est limite! ». Il y a ici une forme de réprobation qui est exprimée tout en consentant à cette action: « c’est limite…mais bon, admettons! ». Nous pouvons dire que l’existence de l’être humain est « limite » et qu’en effet, dans notre mode d’être, il y a quelque chose d’offert à la réprobation. Mais de qui et pourquoi? Notre condition est limite parce qu’elle ne fait pas corps avec le fait d’être. Nous ne sommes pas aussi pleinement que l’animal, aussi aveuglément que lui. L’animal est entièrement pris dans le fait d’être ce qu’il est. Il libère l’énergie de ce que c’est qu’être en étant celui qu’il est dans la nature. La mouche se fait pleinement dévorer par l’araignée qui la capture pleinement, sans questionnement, ni conscience, ni distance. Cette plénitude d’être nous est A JAMAIS interdite et c’est en ce sens que nous consistons dans le statut de créature « réprouvée ». Il n’est pas du tout souhaitable de perdre trop de temps à se demander d’où nous vient cette réprobation. C’est une donnée qu’il nous faut acter et qui finalement consiste précisément dans tout ce que Hannah Arendt nous disait au début: il est « donnée que nous humains n’acceptons rien comme « donné », comme naturellement « là ». Si  nous sommes Da sein, être là, c’st justement parce que nous restons bras ballants devant le fait d’être qui ne porte en lui aucun consigne pour nous, aucun rôle que nous n’aurions qu’à jouer de l’intérieur de ce que nous sommes , de ce que c’est qu’être. Nous sommes « limite », c’est-à-dire qu’il est vraiment « limite » que l’homme soit. De ce que c’est qu’être, nous sommes, à tous égards, la frontière, la ligne de fêlure. 

Il n’y a pas lieu de se mortifier de cet état de fait et encore moins e tendre à toute force vers une condition qui de fait n’st pas la nôtre. Le biotope, ce n’est pas pour nous (et après tout, c’est bien ce que raconte la Genèse et l’exil d’Adam et Eve, jetés hors du jardin d’Eden (c’est aussi ce que décrit  le mythe de Prométhée dans le dialogue Protagoras de Platon). Nous réglions pourquoi le sujet de ce cours revêt un sens pléonastique: s’interroger sur les limites de l’homme, c’est  se poser la question de ce qui fait que l’homme est homme, mais vraiment au plus profond. Il n’y a pas lieu de s’interroger sur les limites d’un animal parce qu’il ne libère son être que dans les limites de son biotope. La limite n’est aucunement son problème. Il existe de l’intérieur de ce qu’il est sans ressentir le moins du monde le poids de son milieu comme une limitation d’attitude. Cette question se pose exclusivement pour l’humain et c’est la raison pour laquelle ile st la seule créature « ETHIQUE », à savoir qu’il est le seul être pour lequel son être s’impose à lui comme question, mais comme question qu’il faut trancher, parce qu’il est limite, parce qu’il est constamment sur une ligne de crêtes qui frise des deux côtés « l’abîme », la folie, l’hybris, la démesure, le sans fond, le chaos, c’est-à-dire le « sans-limite ».  C’est en ce sens que l’humain est l’être qui n’a finalement que deux options: être un héros ou un moins que rien, maintenir son statut d’être limite, c’est-à-dire continuer de marcher sur cette ligne de crête qu’il lui revient de tracer ou tomber dans le néant de se croire sans limites. 

Que l’homme soit, c’est limite, d’accord mais du coup, c’est aussi assez génial, parce que c’est comme si dans ce fourmillement d’attitudes aveugles qui fonctionnent et s’harmonisent à merveille, un être, et un seul, était à même de voir à l’œuvre cette merveille, de se rendre compte que c’en est une, car les acteurs de ce miracle le font et le sont sans le savoir. Ici la situation se renverse enfin à notre avantage. Nous occupons ce statut privilégié d’être l’efficience visible, consciente, d’être ce par quoi l’être se manifeste à lui-même comme « remarquable », susceptible d’être vu et donc célébré, en soi. Nous sommes le préfixe réflexif du verbe re-marquer appliqué à ce que c’est qu’être. Qu’être soit, ça se remarque, mais cela ne peut faire l’objet de cette attention redoublée que par un homme parce qu’il est la seule créature réflexive, et cela parce qu’il est de l’extérieur de ce que c’est qu’être. Tout cela se « tient ».

Mais évidemment le conséquences de ce que c’est qu’être un da sein ne s’arrêtent pas là. Pourquoi est-il vraiment indiscutable que nous le sommes? Parce que dans notre façon d’être, se détache clairement aux yeux de tout observateur attentif que nous ne vison pas le fait d^’être un cops de la même façon que les animaux qui ne se regardent pas agir ou constituer leur être dans et par le milieu. Nous vivons le fait d’être un corps comme un rapport à un objet « corps ». Nous nous  « chosifions », nous prolongeons donc nos organes par des outils grâce auxquels nos performances et nos actions n’ont aucune limite physique. Nous sommes des animaux exosomatiques.  Nous optimisons par exemple notre mémoire par des appareils qui gardent pour nous le souvenir des faits, des actions, des évolutions, et cela dan tous les domaines. Etant de l’extérieur de ce que c’est qu’être, être pour nous ne revêt pas la moindre limite et de fait il n’y pas de limite à ce qu’un homme peut être.

Mais alors il peut tellement s’enthousiasmer, s’enivrer à l’alcool de cette perspective du sans limite qu’il ne prendra plus en compte qu’il est précisément tout le contraire de ça, qu’il est l’être de la limite, de ce que c’est qu’être, l’animal de la célébration, du rite, du sacre. L’humain est « l’animal limite » dans l’évolution duquel se joue continument la question de savoir si Etre est une condition digne d’être admirée ou profanée.  C’est ça que nous avons en mains, c’est en cela que consiste notre « Ethos ». 

Ce n’est pas du tout que les animaux attendent de nous que nous les sacralisions, que nous les célébrions, que nous les sauvions (au sens de salut). Ils ne font qu’être et sont pris dans la stupeur de l’être. C’est plutôt qu’il nous REVIENT, à nous humains, et nous peinons à réaliser la profondeur de tout ce qu’induit alors le terme d’ethos, d’éthique, de « zôon politikon » d’assumer ce statut d’intronisateur de sacre, d’interface visible de l’être, de VISAGE de l’être.


Tout ce que nous retrouvons dans les livres fondateurs de certaines religions, comme par exemple les récits de création ou les formules comme « que la lumière soit » , ce n’est pas ce que Dieu a fait, mais ce que nous en charge d’être, nous. Nous consistons dans ce qui peut fair en sorte qu’être soit visible, offert à la lumière du regard. Que la nature soit, nous pourrions dire que c’est bien, en effet, ce que la nature fait, et elle le fait par cet ouvrage harmonique d’entrecroisement des biotopes, mais que cette puissance d’auto-engendrement de la nature se fasse, s’accomplisse, c’est ce que nous sommes les seuls susceptibles de voir, de comprendre et de remarquer. 

Mais encore faut-il que nous le remarquions, que nous le soulignons, que nous en marquions le territoire en créant des repères-limites. Si l’on nous demande des preuves concrètes de ce surlignement du sacre de la nature par l’homme, il suffit ici de situer les gravures rupestres, les mégalithes, les manches sculptés du harpon de chasse, les prières accompagnant les actes de chasse en le ritualisant, et plus généralement l’Art.  Cela signifie qu’il fut un temps où l’homme a été parfaitement à la hauteur de son statut de « da sein » et que tout créateur d’oeuvre coïncide avec cette pleine entente de l’être. 

Face à toutes ces manifestations, on mesure très clairement tout ce que la question: « à quoi ça sert ?» peut revêtir de décalage, de méprise et, osons le dire: de « dégoût de soi ». Il n’est pas d’activités au fil desquelles ce que c’est qu’être humain puisse s’assumer plus pleinement plus éthiquement que celle qui sont gratuites, sans finalité sociale et encore moins économique.  Tout être humain manifestant un désintérêt pour l’art, le sacré, le religieux (qui est distinct des religions) se range consciemment ou pas du côté de celles et ceux qui ne perçoivent pas l’intérêt « d’être ». Ils lui opposent la nécessité de « vivre », de « survivre » parce qu’ils commettent l’erreur de se croire dans une « nature-ressource », parce qu’ils se sont rendus aveugles à l’évidente harmonie des biotopes et le total désintérêt de l’opinion majoritaire de la population mondiale à l’égard de la pandémie est parfaitement représentative de cette illusion d’optique qui confine au DENI, à la dénégation. C’et comme si la nature nous donnait clairement à voir ce qu’elle est et ce qu’il ne faut pas lui faire et qu’en réponse, nous poursuivions notre sortie de route, nous profanions davantage notre seul véritable statut.

Il n’y a pas d’autre choix que celui-là pour l’homme: celui de la profanation ou de l’intronisation du sacre, par l’art et la gratuité. Or tout ceci concrètement se cristallise sur la question du « pharmakon », c’est-à-dire poison, remède et bouc émissaire ou rituel exutoire. Nous pouvons prendre l’exemple largement développé par Jacques Derrida dans la préface au Phèdre de Platon, l’écriture. L’écriture est un pharmakon, en ce sens que tout s’y joue. Elle est l’invention limite d’une créature qui, dans l’être, est « limite ». Elle est poison en ce sens que l’être humain peut en jouer comme d’un pouvoir sans limite. L’évolution de l’écriture, c’est ce qui nous guide aujourd’hui à l’informatique et chacun mesure notamment dans les conséquences du développement d’une gestion algorithmique et commerciale, consumériste des populations tout ce qui de l’écriture en tant que pharmakon nous fait sombrer dans l’hybris.


A ce poison il est illusoire de penser qu’un autre remède puisse être administré si ce n’est l’autre versant du pharmakon: nul doute en effet que l’écriture plutôt que de sombrer dans l’illusion d’un pouvoir sans limite puisse au contraire libérer la puissance efficiente d’un da sein soucieux d’être à la hauteur de sa feuille de route éthique, celle du zôon politikon, du créateur d’oeuvres, de l’intronisateur de sacre.


Conclusion (où l’on voit que le transhumanisme n’est pas à la bonne hauteur du vers de terre)


Chacune et chacun perçoit ici très nettement tout ce que le transhumanisme décrit ici comme perspective en terme d’hybris et de totale perversion du da sein, de l’éthique de l’être humain et de notre rapport à la nature. Nous atteignons le summum de la confusion lorsque parmi les théoriciens de ce mouvement, certains pensent pouvoir le situer dans le prolongement de l’héritage Nietzschéen, alors qu’il n’est rien de tout ce qui a été développé depuis le début de ce cours qui ne puisse au contraire être placé sous l’égide des philosophe allemand, particulièrement ce qui vient juste d’être exprimé sur le rapport à l’art et au sacré (pas aux religions mais au Religieux)? Un Da sein qui maintient ce cap d’être ce que c’et qu’être de l’extérieur, cela n’est ni plus ni moins que ce qu’il appelle le surhomme, celui qui dit « oui » à l’éternel retour.

Par conséquent le surhumain suit en tous points le trajet contraire du transhumain. Or parmi les défenseurs du transhumanisme, il en est: Max Moore qui revendique au contraire le rapport entre transhumanisme et surhumanité Nietzschéenne:

« Nous prenons notre responsabilité personnelle en prenant les choses en main et en créant les conditions de succès… . Cela signifie refuser de se lamenter sur ce qu’on ne peut pas éviter, apprendre de ses erreurs plutôt que de s’attarder sur elles en faisant de soi une victime, en se punissant, ou en se culpabilisant. Nous préférons être pour plutôt que contre, créer des solutions plutôt que de nous plaindre de ce qui existe. Notre optimisme est aussi un réalisme dans le sens où nous prenons le monde tel qu’il est et nous ne nous plaignons pas que la vie n’est pas juste. »

Quiconque a lu, un tant soit peu sérieusement l’œuvre de Nietzsche ne peut qu’être  consterné par le rapprochement implicite que fait ici Moore entre on entreprise de déculpabilisation et l’éternel retour Nietzschéen. Il est vrai que Nietzche ne cesse de célébrer les valeurs positives contre la culpabilisation et la repentance, mais il n’est résolument rien de l’œuvre du philosophe allemand qui puisse s’accommoder de ce blanc seing ici accordé à toutes les solutions technologiques.  Le oui à l’éternel retour induit au contraire une sacralisation continuelle et « répétée » à la moindre minute de notre vie. Le moins que l’on puisse dire de Nietzsche c’est qu’il n’est pas un philosophe « humaniste ». Etre un surhomme c’est exacerber en soi notre aptitude à sorti de tout anthropocentrisme. Il ne fait aucun doute que le transhumanisme , c’est au sens littéral du terme  « le trop humain » par quoi l’homme sombre dans le délire du dernier des hommes. Lire ce passage du discours de Zarathoustra c’est reconnaître trait pour trait  le transhumaniste  sous les traits de ce dernier homme.




« Qu'est-ce qu'aimer? Qu'est-ce que créer? Qu'est-ce que désirer? Qu'est-ce qu'une étoile? » Ainsi parlera le Dernier Homme, en clignant de l' oeil.
La terre alors sera devenue exiguë, on y verra sautiller le Dernier Homme qui rapetisse toute chose. Son engeance est aussi indestructible que celle du puceron; le Dernier Homme est celui qui vivra le longtemps.
« Nous avons inventé le bonheur », diront les Derniers Hommes en clignant de l'oeil.
Ils auront abandonné les contrées où la vie est dure ; car on a besoin de la chaleur. On aimera encore son prochain et l'on se frottera contre lui, car il faut de la chaleur.
La maladie, la méfiance leur paraîtront autant de péchés ; on n'a qu'à  prendre garde où l'on marche ! Insensé qui trébuche encore sur les  pierres ou sur les hommes !
Un peu de poison de temps à autre ; cela donne des rêves agréables; beaucoup de poison pour finir, afin d'avoir une mort agréable. »


Il n’est pas jusqu’à la référence finale finale au poison que l’on ne puisse prendre comme une sorte de résonance au pharmakon. De deux choses l’une soit Max Moore n’a pas lu Nietzsche et cela pose problème car il se décrit lui-même comme un spécialiste de son oeuvre, soit il manipule sciemment la lettre et l’esprit de l’oeuvre de Nietzsche. Comment un défenseur acharné du libéralisme économique et de la liberté individuelle voire individualiste peut-il sérieusement se réclamer d’un penseur qui n’a eu de cesse de détruire l’idée même de libre arbitre humain?  

Le pire malentendu de Max Moore consiste à faire comme si l’effort du surhomme consistait à oeuvrer en vue qu’un projet surhumain soit, que la totalité de l’univers soit à l’image de l’homme, alors que cette surhumanité n’est ni un projet pour les « progrès » d'une humanité future, ni un idéal technologique garantissant à l’être humain une vie de 1000 ans mais l’acceptation la plus attentive et la plus stricte du devenir, de ce qui devient toujours. Cette acceptation par le Da Sein de son statut, c’est-à-dire ce rôle qui lui est imparti d’être le visage de l’être, c’est-à-dire l’angle de vue par lequel Etre trouve en soi et seulement en soi de quoi s’investir d’un sens, d’une dimension rituelle, d’une valeur artistique et sacrée, c’est exactement ce que Nietzsche ne cesse d’exposer:

«  Voici que je vous enseigne le Surhomme ! Le Surhomme est le sens de la terre. Que votre volonté dise : que le surhomme soit le sens de la terre. »




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