mardi 28 mars 2023

Terminales 3/5/7: la distinction entre le sémiotique et le sémantique (Emile Benveniste)

« Le sémiotique se caractérise comme une propriété de la langue, le sémantique résulte d'une activité du locuteur qui met en action la langue. Le signe sémiotique existe en soi, fonde la réalité de la langue, mais il ne comporte pas d'applications particulières ; la phrase, expression du sémantique, n'est que particulière. Avec le signe, on atteint la réalité intrinsèque de la langue ; avec la phrase, on est relié aux choses hors de la langue; et tandis que le signe a pour partie constituante le signifié qui lui est inhérent, le sens de la phrase implique référence à la situation de discours, et à l'attitude du locuteur »

Emile Benveniste établit ici une distinction entre le sémiotique et le sémantique. C’est comme s’il rajoutait la perspective d’une autre articulation (sémiotique/sémantique) à un outil qui réside déjà dans une double articulation (monème/phonème). Il distingue nettement ce qui a trait au signe (le sémiotique) et ce qui a rapport à la phrase (sémantique). Le paradoxe est entier: c’est comme si les êtres humains au sein de chacune de leur langue respective utilisait l’instrument le plus fermé, le plus hermétique, le plus contraint, le plus global et le plus général pour s’entretenir étrangement de ce qui est le plus singulier.

Le sémiotique, c’est la mort. Le sémantique, c’est la vie. Est-ce que ces deux propositions font sens? Est-ce qu’elles ne sont pas trop théâtrales et trop solennelles pour revêtir la plus infime parcelle de vérité? Qu’y-a-t-il de morbide, de mortifère, dans le sémiotique? Je vois une rose ici, maintenant, et je l’exprime par un son qui est attaché à une idée générale, de telle sorte que j’évolue dans un système abstrait, formel, au sein duquel si cette rose ici, aujourd’hui, sent bon, je n’en restituerai le parfum qu’en des termes tout aussi propices à rendre compte de la bonne odeur de cette rose qu’à désigner la propriété algébrique de tel ou tel élément x.  Que cette rose « vit », je le restitue par des éléments symboliques reliés entre eux par des opérateurs de sens au sein d’une systématique qui ne vit pas et dans laquelle rien ne vit.  Je rends compte de la bonne odeur de la rose par des mots inodores dans le cadre totalitaire d’un système aseptique. Ce dont je dis qu’il est comme ceci ou comme cela, c’est par le biais d’un outil d’expression symbolique formel qui ne recèle absolument rien de physique. Nous ne restituons le physique qu’avec du métaphysique, au sens littéral (au-delà du physique). Quoi qu’on dise, c’est dans les « nuées », dans l’atmosphère irrespirable de concepts au sein de laquelle  rien ne vit, rien ne bat qu’on le dit.  Ce que je qualifie est momifié, figé, embaumé dans un concept. 

Nommer, c’est donc bel et bien en effet tuer ce que l’on nomme en le nommant, tuer au sens de momifier, de dessécher, de désincarner, retirer la chair sensible pour n’en conserver que l’écorce conceptuelle et ne plus évoluer que dans un musée aseptisé au sein duquel tout est protégé derrière des vitrines, dans une contemplation pure, idéale d’un « réel » dévitalisé, comme des papillons épinglés dans l’étal d’un collectionneur.  Nous restituons l’incroyable nouveauté d’une vie au sein de laquelle chaque présent est nouveau, fruit d’une nouvelle combinaison de variables physiques par des concepts métaphysiques figés à la lumière desquels tout ne s’effectue que « comme toujours ». Ce qui est différence, nous le traduisons et le trahissons par de la répétition.


C’est bien ce qu’il faut saisir en un sens par la référence de Benveniste à un intérieur de la langue: « le signe sémiotique existe en soi…on atteint la réalité intrinsèque de la langue…le signe a pour partie constituante le signifié qui lui est inhérent. » La langue est comme une maison qui n’a pas d’extérieur, à l’intérieur de laquelle on serait comme toujours déjà inséré, institué. Le vouloir dire qui ici s’effectue est figé, décidé arbitrairement. C’est le signe qui « veut dire quelque chose » et quoi que je dise avec des signes, en tant que signes, je ne dirai jamais autre chose que ce qu’ils veulent dire, pour eux-mêmes, en eux-mêmes, dans cette maison fermée de l’intérieur de la langue.

Seulement voilà, nous ne faisons pas que dire ou écrire des mots, nous produisons des phrases, et il faut bien que nous les réalisions dans un contexte. Je parle ou j’écris ici et maintenant, parce que quelque chose s’effectue maintenant par et dans cette prise de parole: « le petit chat est mort ». Le sens de cette phrase ne réside pas  exclusivement dans le fait que petit signifie « pas grand », ni dans le fait qu’un chat n’est pas un chien, ou  que le qualificatif de mort s’applique au sujet de la phrase: chat. Le sens de cette phrase est de me tenir au courant d’une « nouvelle » qui, hier encore, n’était pas encore actuelle, pas encore vraie, puisque le chat était encore vivant. Elle se tient par ce sens à l’extérieur de la maison sans extérieur de la langue.

Mais c’est miraculeux: comment en est-elle sortie? Comment, en articulant ces mots, qui, en tant que mots, s’inscrivent bel et bien dans un vouloir dire sémiotique, propre à une langue, cette phrase a-t-elle pu sortir de la logique sémiotique intrinsèque et m’informer de la réalité physique, bien réelle de la mort de ce chat là, ici, à tel moment? 

« Il n’y a pas de hors langage » dit Roland Barthes, et pourtant la dimension sémantique de cet énoncé s’effectue bel et bien sur un chat réel qui est physiquement mort. Son décès ne s’accomplit pas comme le pur produit d’opérateurs syntaxiques abstraits. De plus, il est clair que la phrase caricature, globalise, généralise une mort qui ne peut pas être identique à une autre mort. Il faut bien reconnaître que très paradoxalement, c’est parce que s’active dans cet énoncé une dynamique interne, intrinsèque au sytème des signes que cela, malgré tout, imparfaitement fait signe de la mort effective du chat.

Que ce petit chat soit physiquement mort, je vais en faire le propos, l’occasion, l’enjeu d’un « jeu ». Comment rendre compte d’une singularité réelle, par un calcul de fonctions générales linguistiques? Il n’y a aucun rapport entre  le ressenti de la mort du chat par le chat ou par moi et la phrase: « le petit chat est mort », mais vraiment aucun. Je ne fais que « jouer sur les mots », que pinailler. Les êtres humains sont comme des dieux étranges qui jouent à formuler des énoncés de langue totalement abstraits, conceptuels, idéaux, « purs », globaux, valant en tout lieu et en tout temps, universels, à l’occasion de ce qui est absolument le contraire: singulier, matériel, physique. Imaginez des êtres diaphanes, incorruptibles, éternels, qui, dans une dimension complètement irréelle, échangent des propositions quasi mathématiques: soit x un chat appartenant à l’ensemble des animaux morts. Et l’autre répond: « c’est triste! ». 

C’est un jeu de langage purement approximatif au sein duquel chacun des deux joueurs sait parfaitement que le but n’est pas vraiment de restituer l’évènement de la mort du chat. Il s’agit d’émettre des propositions universelles à l’occasion ‘un évènement singulier. Nous survolons la réalité comme des oiseaux et tout pour nous est matière à jouer, c’est-à-dire à structurer des énoncés dont la dimension sémiotique intrinsèque est l’occasion de faire jouer des rouages, des règles, des opérations qui s’apprêtent à des figures rhétoriques: les métaphores, les métonymies,  etc. 

- Le petit chat est mort

- C’est triste


A partir de là, c’est-à-dire une fois opérée la traduction conceptuelle et universelle de cette mort singulière, les jeux de langage peuvent se déchaîner dans une dimension virtuelle, abstraite, à tous égards "surréalistes", au sein de laquelle les humains jouent sans fin avec leurs cubes, croyant en délivrer le « fin mot », ce qui n’est pas faux, mais justement ce n’est qu’un mot. Cette notion de « jeu de langage » c’est exactement ce que nous retrouvons sous la plume de Ludwig Wittgenstein.

Et pourtant quelque chose cloche dans cet étrange tableau, c’est que cette dimension qui finalement a beaucoup à voir avec le monde des Idées chez Platon, est fausse.  Il y a un ancrage de l’énoncé: « le petit chat est mort » qui, comme le lest d’une montgolfière, l’empêche de s’élever vers un ciel de concepts universels et atemporels, qui au contraire est dans le même réel que la mort physique, singulière, matérielle de ce chat là, aujourd’hui. Mais quoi? 

L’énonciation et comme dit Giorgio Agamben, le fait qu’il y a dans la plupart des énoncés ce qu’on appelle des embrayeurs, des shifters, c’est-à-dire des mots qui font signe d’une situation particulière, d’une nécessité: ici, aujourd’hui, je, etc. Ce sont des mots qui dans l’énoncé, dans le sémiotique porte en eux la sortie vers l’énonciation, vers le sémantique. Tel mari rentre chez lui et dit:

- « c’est moi » 

à son épouse qui n’est pas dans la pièce

D’un point de vue sémiotique, ça marche, sauf que tout le monde est lui-même, c’est donc un pléonasme. Cela veut dire que le sens de la phrase (son information) est d'ordre sémantique. Mais alors cela signifie qu’il aurait pu dire n’importe quoi d’autre puisque le but est de signaler sa présence, de faire entendre sa voix. Nous retrouvons  la notion de « jeu » et nous pourrions dire que la situation est ubuesque, surréaliste.

         Jusqu’où peut-on aller dans la perspective que l’on sent poindre ici? Se pourrait-il que tout dans les échanges linguistiques, dans les échanges de parole se résolve dans le jeu étrange d’une pure manifestation de présence, dans des « cris » finalement, comme si ce que l‘on disait n’avait aucun sens mais valait simplement la peine d’été émis parce que ça fait signe de présence. Cela signifierait au contraire, que la seule chose qui ne soit pas un jeu dans ce que nous disons ou écrivons, c’est qu’on le dise au sens de l’énonciation, mais pas du tout ce que l’on dit. Dés que nous prêtons attention à ce que nous nous disons, nous sommes dans le jeu, et ces jeux sont vraiment pris au sérieux: notre aptitude à savoir ce que l’on dit, à approfondir des sujets, à faire signe de notre milieu social par notre utilisation des mots, etc, occupe une place déterminante, fondamental dans notre ascension sociale, mais bon, c’est juste un jeu.

L’importance du jeu réside dans un processus de retour à l’envoyeur, de rebrousse-poil du discours tenu jusqu’à l’énonciation de l’émetteur dont il est parfaitement indifférent qu’il ait dit ceci ou cela mais dont il faut mesurer la puissance d’impact à l’effectuation de la parole.

Plus rien dés lors n’est vraiment surprenant dans l’énoncé de Paul Eluard:

« La terre est bleue comme une orange. Jamais une erreur, les mots ne mentent pas. »


Qu’une orange ne soit pas bleue ne constitue un rien un démenti à cette phrase parce qu’il est parfaitement indifférent qu’elle dise la vérité. Ce n’est pas que sa vérité soit indifférente, c’est qu’elle ne réside par dans son adéquation sémiotique à une réalité, pour la bonne raison que cette adéquation est parfaitement impossible que la terre n’est pas exactement bleue. La vérité d’une parole poétique c’est qu’elle soit, et c’est tout, c’est qu’elle soit émise. Nous retrouvons exactement la définition de l’œuvre d’art chez Maurice Blanchot: « une oeuvre n’est jamais achevée ni inachevée, elle est. Ce qu’elle dit, c’est qu’elle est et rien de plus. Quiconque veut lui faire dire autre chose ne dit rien. »

Dans le même ouvrage: « l’espace littéraire », Maurice Blanchot poursuit:

« Y aurait-il, cachée dans l’intimité de la parole, une force amie et ennemie, une arme faite pour construire et pour détruire, qui agirait derrière la signification et non sur la signification ? Faut-il supposer un sens du sens des mots qui, tout en le déterminant, envelopperait cette détermination d’une indétermination ambiguë en instance entre le oui et le non ? »

C’est bel et bien du sémantique qu’il parle ici, ou de l’énonciation. Derrière le sens de ce qu’on dit, il y a le sens, ou le signe de ce que l’on a fait en le disant, d’avoir fait acte de présence par une parole. Et à tous égards, cet acte de présence est la vérité de cette parole, vérité assertorique et non apodictique. Ce qui compte dans l’énoncé: « le petit chat est mort », ce n’est pas qu’il soit mort mais qu’on me l’ait dit. Nous sortons ainsi du jeu de langage institué pour rentrer dans une autre sphère, celle de la prise de parole "se constituant", et c’est cette parole là qui en tant que « s’effectuant » suspend la question de la conformité de l’énoncé avec un réel supposé. 


Mais alors en quoi consiste la parole ou l’écriture littéraire, artistique? Peut-elle consister dans un pur n’importe quoi du sémiotique? Si ce qui compte c’est qu’on parle indépendamment de ce qu’on dit, voire si c’est dans cette vérité pure, gratuite de l’énonciation que réside la dimension esthétique, artistique d’un énoncé, pourquoi se fatiguer à chercher un effet de cohérence sémiotique?

De fait, il ne fait aucun doute que toute littérature se caractérise, comme le dit Roland Barthes par une tricherie, une outrance, un viol du sémiotique. C’est aussi exactement le sens de ce que dit Marcel Proust quand il affirme que "tout chef d’oeuvre est écrit dans une langue étrangère." Les poèmes de Mallarmé sont obscurs, opaques, limite incompréhensibles du point de vue du sémiotique. Mais ils ne sont pas n’importe quoi. Les poètes explorent quelque chose qui les guide, qui les incite à choisir tel mot plutôt que tel autre. On a vraiment l’impression qu’il s’efforce de conduire la langue à une certaine limite, de la pousser à bout, de la maintenir dans la  verticalité de son énonciation, dans l'ouverture d'une parole brute, nouvelle, inédite et imprévisible.

        Jusqu’à quel point peut-on aller dans l’acte d’assumer la dimension pure, énonciative, performative de la parole, de l’écriture? Je sais bien que ce qui compte n’est pas ce que je dis mais l’évènementialité agissante dans l’acte de le dire. Il n’est alors affaire que de créer une « résonance », une onde de choc, un trouble dont la réalisation suppose que l’auteur soit parfaitement au fait de cette vérité là, de ce "suspens" dont parle Maurice Blanchot. 

La littérature et l’art consistent dans des modes d’expression qui se concentrent entièrement sur l’acte d’expression, sur ce que fait la parole, et non sur ce qu’elle dit. L’énoncé est un pur prétexte à l’énonciation, mais en même temps, cette focalisation fait naître un certain énoncé qui n’est pas dément, mais au contraire extrêmement « tenu », sobre, fulgurant. La littérature, c’est sortir du jeu de langage décrit par Wittgenstein, et nous permet d’ailleurs de le contredire: « ce qu’on ne peut pas dire il faut le taire », dit le philosophe autrichien, mais c’est le contraire qui est vrai: ce qu’on ne peut pas dire, il faut faire effort pour le dire, parce qu’au final, jamais une oeuvre littéraire n’a existé pour nous dire quelque chose. Elle n’existe que pour exister, et c’est tout.

Grâce à Merleau-Ponty, nous saisissons bien le fond de cette opposition radicale à Wittgenstein: « Notre vue sur l’homme restera superficielle tant que nous ne remonterons pas à cette origine tant que nous ne retrouverons pas, sous le bruit des paroles, le silence primordial, tant que nous ne décrirons pas le geste qui rompt ce silence. La parole est un geste et sa signification un monde. »


Il suffit pour bien comprendre cette phrase d’opposer le silence du sémiotique et le silence du sémantique. Le premier comme le dit Maurice Merleau-Ponty est « bruissant de mots ». Le second est d’une toute autre nature. On pourrait dire que lui, seul est silence puisque le premier est plutôt murmure, n’est pas complet. Prendre la parole, c’est ne plus tenir la résistance d’un certain silence et cette résistance est une puissance. En d’autres termes, quiconque parle ou écrit rompt avec une forme de tentation de positivité du silence. Mais de quel silence? De celui des animaux qui manipulent bien des signes de communication mais dans un cadre naturel très rigoureux qui finalement est celui de leur biotope. Les animaux ne cesse de répondre et d’envoyer des signes mais toujours dans le cadre de ce que la nature leur prescrit comme limites à la constitution de leur biotope, de leur milieu. La tique répond à trois signaux à partir desquels elle libère la puissance d’être tique dans la triangulation de ce périmètre là.

Le propre de l’homme c’est de ne pas avoir de biotope. Mais qu’est-ce qui joue pour l’homme le même rôle que les signaux de la tique? Les signes linguistiques qu’il se crée lui-même et à partir desquels il naît dans le monde. L’animal est pauvre en monde parce qu’il est maintenu par les signaux naturels dans son milieu. L’homme est l’inverse, il n’a pas de milieu mais il est riche en monde, comme dit Heidegger. Cette ouverture suppose les oeuvres d’art. Nous créons des oeuvres parce que nous n’avons pas de stimulateurs biologiques. Nous sommes désoeuvrés mais ce désœuvrement nous ouvre un monde à condition que nous créons des objets sacrés et des oeuvres gratuites. C’est cette même gratuité dont nous parlait Blanchot à propos des oeuvres d ‘art. Elle « est » et rien de plus. Ainsi l’homme peut se tenir à l’égard du monde e dans le même étonnement que celui qui le caractérise face à son existence. Il s’étonne d’exister, il s’étonne que le monde soit monde mais pour cela il faut réaliser l’oeuvre dans l’émergence de laquelle l’oeuvre n’est que l’oeuvre. Elle est « là » et elle ne peut naître d’une autre créature que le da sein à savoir « l’être là ».




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