vendredi 17 mars 2023

Le Da Sein et la question du Sens



                    Il a été dit dans le cours sur Histoire et Violence que l’être humain était un animal mythomaniaque, en ce sens qu’il pouvait supporter n’importe quelle souffrance à condition qu’on lui dise qu’elle s’inscrive dans un but supérieur, dans le sens d’une intention transcendante que lui ne perçoit pas mais qui existe néanmoins, à condition, donc qu’il puisse se raconter à lui-même ce qui ressemble à une histoire avec un début une fin mais au moins une forme de récit et qu’il puisse se dire qu’il a un rôle à jouer dans cette histoire, même si c’est celui de la victime (on peut relier cette mythomanie à l’enfant à la bobine de Freud). Mais dans ce dernier cours sur les limites, nous partons et ne lâchons jamais le fil de Heidegger pour qui l’être humain est un Da sein. Comment saisir et situer l’une par rapport à l’autre ces deux définitions?

On pourrait dire que l’animal mythomaniaque, c’est très exactement ce qui se réalise quand nous n’assumons pas notre condition de Da Sein. Il est le déni du Da sein. « Etre là », c’est vraiment d’abord une angoisse, une peur, voire une panique. L’expérience d’être un Da Sein, c’est quand même d’abord ce qui nous arrive quand on est traversé par un immense doute:

- Se pourrait-il que ce ne soit que ça la vie: naître, exister, mourir

- Oui, ce n’est que ça!

Ce n’est que ça, mais en même temps, c’est totalement ça. Le Da sein s’étonne d’exister, perçoit le dénuement propre à cette existence qui ne consiste vraiment qu’en cela sans nécessairement percevoir tout de suite que ce qu’il est en train de faire: à savoir se rendre compte de cette vie nue, désoeuvrée, c’est tout ce qu’il est et que cela contient un germe une incroyable puissance, à condition qu’il accepte ce mode d’être, qu’il le cultive réellement comme son bien propre. Quelque chose se dit dans cette condition précisément parce que même si elle la plus nue, elle est aussi la seule consciente, c’est-à-dire la plus transparente. C’est dans la pleine lumière de sa conscience que le Da sein réalise qu’il n’est que là, existant et qu’exister en tant que Da sein, c’est porter en soi cette lumière qui éclaire le fait d’exister et qui le questionne.  Le Da sein est un point d’interrogation mais un point d’interrogation qui sait qu’il en est un, qui regarde en face cette situation et se découvre alors comme la seule créature susceptible d’éclairer une scène où tout, (absolument tout) se passe dans le noir, dans l’obscurité de tous les autres acteurs.

On comprend alors à quel point l’animal mythomaniaque est un Da sein inachevé qui ne tient pas la ligne de sa réalité, qui n’est pas à la hauteur de sa condition et qui flanche au premier coup d’angoisse en allant chercher ailleurs ce qui en réalité est en soi. Le da sein est le seul porteur de sens de l’être et quand nous sombrons dans le finalisme dans les théologies de l’histoire, nous nous dérobons à nous-mêmes, nous nous rétractons de ce que pourtant nous sommes le plus clairement le plus ontologiquement. Il nous faut aller jusqu’au bout de notre angoisse: « oui, la vie, ce n’est  que ça: naître, exister, mourir, mais la présence même de cette angoisse, le fait que je l’aperçoive, que cela me tétanise est aussi la marque d’une position qui est « limite », c’est-à-dire en marge de ce que c’est qu’être, et qui donc met à profit cette situation en bordure extérieure pour VOIR, pour, interroger le fait d’exister. Nous ne pourrions pas nous questionner, en étant un peu angoissés sur le fait d’être si ce fait ne se manifestait pas à nous en pleine lumière. Or cette lumière est exactement ni plus ni moins que le sens d’une existence qui ne fait que s’interroger mais qui s’interrogeant manifeste « des yeux ouverts ». Le sens de la vie, ce n’est pas du tout ce qu’il revient à ces yeux ouverts du da sein de demander, d’attendre, de constituer en inventant des fables auxquels ils vont croire, c’est ce qu’ils sont. Le da Sein n’est pas la créature qui demande du sens, il est la créature qui EST le sens, la créature dont la présence est sens à elle toute seule. C’est donc à nous qu’il revient d’éclairer PAR LE BAS et sûrement pas en cherchant dans les cieux ou dans une quelconque transcendance, l’Etre, la vie, la nature. Finalement la réponse à notre question: y-a-t-il un sens à tout cela ? C‘est la question elle-même, c’est le fait d’être la question de l’être et l’être même de la question.


            C’est là que nous pouvons relier le da Sein et l’art parce que toute oeuvre n’est, elle aussi, que ça: cette présence questionnante, énigmatique, cet espèce de seuil à partir duquel tout se décrypte comme présence gratuite, comme verticalité mystérieuse, puissante, interrogative. Dés qu’un être humain se trouve en face d’une oeuvre d’art il se produit comme un effet de polarisation entre deux Da Sein. Nous sommes aujourd’hui en présence de telle ou gravure préhistorique dessinée ou gravée il y a 65000 ans. Qu’est-ce qui nous sidère? Tout ce temps? Non, exactement le contraire, ce qui nous tétanise, c’est l’absence de temps, c’est qu’il y a dans ces peintures le même tremblement interrogatif que celui que j’éprouve ou que j’ai éprouvé à certains moments de ma vie d’aujourd’hui et qui constitue le propre du Da Sein. Ces humains ont ainsi dessiné la trace d’une forme de retrait, de marge de contemplation à l’égard de ce qui est: des animaux, des pratiques de chasse, des mains, des contours de mains tracés comme en pochoir. Une oeuvre d’art c’est une marque de présence de ce qui est créé et de celle ou celui qui crée, et c’est tout. Mais que l’on puisse faire « marque de présence » n’est pas donné à tout le monde, c’est le donné du Da sein et seulement de lui.  Que voulez faire dire à un menhir, aux mégalithes de Stonehenge, aux statues de l’île de Pâques, etc?  Ces oeuvres humaines ne nous interrogent pas, elles SONT l’interrogation, elles sont un mode de présence humaine qui en lui-même est déjà interrogatif et qui porte ainsi sur toute chose la lumière verticale de ce suspens, de cet effet de sidération dont on peut dire qu’il est azimuthé (azimuth: à l’aplomb vertical de l’étoile ou du soleil). Si quelque chose se dit au travers d’une oeuvre (si l’on y tient vraiment) c’est  juste ça:"tiens toi dans cette même posture que l’oeuvre: « verticale », c’est-à-dire questionnante, maintenant toute chose vue, ressentie dans l’oscillation du vertige née de cet aplomb. « C’est ». Comme le da sein, l’oeuvre d’art  EST et, en même temps, elle ne répond à aucune question mais elle est la trace de ce qui suscite la question

Susciter la question: c’est la marque de fabrique du Da sein, apporter au monde cette perspective de la question, et donc de la gratuité car toute question impose un suspens, un temps de contemplation, de neutralité, d’expectative, et cette expectative c’est exactement la même chose que ce décalage que nous marquons, que nous éprouvons à l’égard des animaux et de leur milieu, c’est-à-dire aussi au joyau de l’être, à être, de l’intérieur de ce que c’est qu’être.

C’est bien là ce qui explique que les animaux soient endosomatiques c’est-à-dire qu’ils vivent de l’intérieur ce que c’est qu’être un corps. Ils SONT leur corps, ils ne l’ONT pas.  Jacob Von Uexküll a cisaillé l’abdomen d’une abeille en train d’ingérer du miel et celle-ci a continué comme si de rien n’était, sans s’apercevoir que le miel tombait dans le vide. Evidemment cette opacité totale à la réalisation du corps, à la conscience d’avoir un corps n’est pas le propre de tous les animaux. D’autres auraient réagi, ou seraient mortes, mais cela ne changent rien à la distinction profonde de ressenti entre les humains et les animaux. Notre conscience nous permet de traiter la douleur, par exemple, comme un objet alors que les animaux sont la douleur qu’ils ressentent et ne s’en écartent pas. Ils vivent ce que c’est qu’être un corps de l’intérieur de ce corps si bien que celui-ci ne leur apparaît pas comme un objet. Les animaux ne sont pas « ob/jetés » alors que nous si! 


Les animaux sont en interaction avec leur milieu, avec tous les autres organismes qui font partie intégrante de leur biotope. C’est ce que l’on appelle la biocénose. L’araignée ne perçoit pas davantage sa toile comme un objet que la mouche qui se prend dans sa toile qui, elle non plus n’est pas une chose ou un être autre qu’elle dévore. La distinction sujet/objet n’est pas opérationnelle pour elle, de même que le poisson ne vit pas l’eau comme un « environnement », il « est » cette eau. Quand nous sommes piqués par une tique, les 37 degrés de chaleur de notre sang ne sont pas du tout « les nôtres », pas davantage que ce sang. Notre odeur, la chaleur de notre sang et cette partie de notre épiderme dépourvu de poils, c’est SON biotope, c’est peu de dire que l’idée d’individu lui est parfaitement étrangère. Ces trois désinhibiteurs qui sont en nous, de nous, c’est ce que c’est qu’être tique pour la tique. L’être de l’intérieur de ce que c’est qu’être est une dimension aveugle au sein de l’quelle rien n’est distinct de rien et c’est pour cela que c’est L’Etre (et pas des êtres). La tique ne perçoit rien d’autre que la stimulation d’être et cela veut dire qu’il n’y a rien d’autre qu’elle. C’est un univers sans Autrui. Il n’y a que du « dedans ». Pour saisir ce biotope, il faudrait envisager une maison qui n’aurait pas d’extérieur, dont les murs ne serait que l’intérieur de ce que c’est qu’être muré. 

Nous, en tant que Da Sein, c’est l’inverse, nous n’habitons la maison qu’à partir de sa doublure visible de l’extérieur (c’est le stade du miroir). C’est pour cela qu’il y a existence, qu’il y a corps, qu’il y a Monde. Le Da sein c’est ce par quoi  « Il y a » un monde, un corps, un espace. Tout s’articule ici, dans cette externalité de l’être au fait d’être, et donc aussi au corps. De ce corps que nous vivons de l’extérieur à ce qu’il est, et donc en tant qu’objet, nous percevons immédiatement sa faiblesse. Réduit à lui-même, il ne peut pas grand chose, précisément parce que lui n’est pas doté de ce qui permet aux animaux d’être en interaction avec le biotope qu’ils construisent. Nous n’avons pas de cornes, pas d’ailes, pas de vitesse, pas de mâchoires, pas de fourrure, bref rien. Mais de ce que notre corps nous apparaisse comme extérieur, c’est-à-dire comme objet, suit logiquement la possibilité de le perfectionner en lui adjoignant des outils le rendant plus endurant, plus fort, plus rapide, plus « impactant » dans les forces de la nature. Et c’est ainsi que nous devenons des Homo Faber (homme artisan, fabricant), c’est-à-dire des animaux exosomatiques. 

Cela suppose que notre corps c’est que nous allons construire à l’extérieur de nous: cette profusion d’objets techniques et d’infrastructures facilitant la vie humaine dans la nature, c’est notre corps prolongé par des prothèses qui font que nos organes ne peuvent réaliser que faiblement. C’est exactement ce que décrit  l’économiste roumain Nicolas Georgescu- Roegen:              

   « Seul l'homme en est venu, au cours des temps, à utiliser une masse qui ne lui appartenait pas génétiquement, mais qui prolongea son bras endosomatique et accrut sa puissance. Alors seulement l'évolution humaine transcenda les limites biologiques pour inclure aussi (et même au premier chef) l'évolution d'instruments exosomatiques, c'est-à-dire produits par l'homme mais n'appartenant pas à son corps. C'est pourquoi l'homme peut maintenant voler dans le ciel ou nager sous l'eau bien que son corps n'ait ni ailes ni nageoires ni branchies. » 

        


L’être humain, en tant que Da Sein est le seul à pouvoir dépasser du cadre donné de ses limites biologiques, et évidemment c’est ce qui fait de lui le seul animal de la création pour lequel se pose la question de la limite. Sophocle utilise le biais de la tragédie (c’st-à-dire d’une oeuvre d’art) pour pointer en 441 avant JC cette question de la limite.  C’est évidemment déjà le problème de l’exosomatisation qui est évoqué, mais le poète tragique lui adjoint l’épineuse question de la cité. L’homme est sans limites physiques, ce qui, dans les termes de Jacob Von Uexküll signifie qu’il n’a pas de biotope, de milieu. Il est dans le monde et non dans son milieu. Il lui revient donc de créer de toutes pièces son topos, son lieu, ce que son pourrait appeler, en faisant un néologisme un « politope » (Polis / Topos). Mais cette tâche est très ardue, puisque il lui faut se situer de part et d’autres de ses limites, à savoir être à la fois celui qui les subit et celui qui les impose. Aucune autre espèce de la nature n’est soumis à pareil défi et à vrai dire, nous vivons exactement et continument dans ce dilemme:

"L’homme à l’esprit ingénieux. Par ses engins il se rend maître

de l’animal sauvage qui va courant les monts, et, que le moment venu, il mettra sous le joug et le cheval à l’épaisse crinière et l’infatigable taureau des montagnes. 

Parole, pensée vite comme le vent, aspirations d’où naissent les cités, tout cela il se l’est enseigné à lui-même, aussi bien qu’il a su, en se faisant un gîte,

se dérober aux traits du gel ou de la pluie, cruels à ceux qui n’ont d’autres toits que le ciel ?

Bien armé contre tout, il ne se voit désarmé contre rien de ce que peut lui offrir l’avenir. Contre la mort seule,

il n’aura jamais de charme permettant de lui échapper, bien qu’il ait déjà su contre les maladies les plus opiniâtres imaginer plus d’un remède.  

Mais, ainsi maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance, il peut prendre ensuite la route du mal comme du bien.

Qu’il fasse donc dans ce savoir une part aux lois de son pays et à la justice des dieux, à laquelle il a juré foi !

Il montera alors très haut au-dessus de sa cité, tandis qu’il s’exclut de cette cité le jour où Il laisse le crime le contaminer par bravade.

Ah ! Qu’il n’ait plus de place alors à mon foyer ni parmi mes amis, si c’est là comme il se comporte ! "


Il n’est vraiment rien de ce Stasimon (chant du choeur) qui ne doive être négligé car, par bien des aspects, tout être humain est, dans son rapport à la nature, à la loi, et peut-être plus encore à lui-même, concerné par ce que Sophocle ici affirme par la voix du choeur. L’être humain est le seul être menacé par l’hybris, par la démesure. Mais alors en quoi consiste la mesure? C’est la vraie et la seule question, question qui se pose à l’être même de la question au Da Sein (ici il faut bien faire attention aux époques: Sophocle écrit en 441 avant JC et le da sein est un terme qui date de 1927, mais au-delà des siècles qui sépare ces deux auteurs c’est une même intuition qui suit son cours remarquable. La « mesure », c’est de tenir la ligne du Da Sein, c’est-à-dire de s’en tenir à ce que c’est qu’être, de l’être,  la lumière de la question, étant entendu que c’est la seule lumière possible de l’être. 

En l’occurrence, cela suppose un certain regard sur sa mort. Heidegger insiste sur le fait que le Da Sein est l’être pour la mort, c’est-à-dire le seul être pour lequel sa propre mort est en question et cela de façon continue. Tout ce que nous vivons est vécu dans son extériorité visible, y compris la mort. Nous nous savons voués à la mort et c’est aussi cela qu’il faut maintenir, ce rapport de pur questionnement, de pure contemplation à la mort. L’attitude des transhumanistes à l’égard de la recherche constante du dépassement de notre espérance de vie suffit à clairement marquer qu’ils sont du côté de la démesure. C’est aussi ce que fait Créon en outrepassant de la limite de son pouvoir politique pour changer cette règle immuable qu’est le culte rendu aux morts. 

Tout ce qui viole les attitudes de sacralisation, d’esthétisation, de célébration, de contemplation, de questionnement respectueux et ritualisé de l’être, de la nature et de la vie est  démesure. Dans le Stasimon, il nous revient de réfléchir continument sur la notion de cité: « il montera alors très haut au-dessus de sa cité, tandis qu’il s’exclut de cette cité le jour où il laisse le crime le contaminer par bravade ». Ici, il convient vraiment de saisir le terme de « cité » dans le sens qu’Aristote moins d’un siècle plus tard lui donnera dans son livre « politique », particulièrement dans l’affirmation selon laquelle l’homme est un animal naturellement politique. Cela signifie que par cité, on peut entendre « humanité ». L’humanité alors appelle à être dépassée (phrase de Nietzsche) , en ce sens que l’on demande à un être humain de se situer constamment dans la limite entre celui qui écrit la loi et celui qui la respecte. L’humanité, c’est ce qui reste toujours à tracer, parce que nous n’avons pas de définition naturelle (Heidegger dirait: « pas de milieu »). Etre un homme, c‘est n’avoir de directives à suivre nulle part dans la nature, donc c’est un défi sans équivalent qui nous impose d’être constamment à la pointe ultime de l’ethos, de l’éthique. 

Mais en même temps, dans notre condition de Da sein, tout est déjà implicitement présent, effectif. Nous sommes ce que c’est qu’« être là ». Nous n’avons pas à chercher ailleurs que dans cet être là ce qui nous incombe et ce dont nous en sommes en charge (non pas du fait des Dieux, ou de Dieu, ou de la morale, ou d’un quelconque impératif de « devoir », mais de notre simple et pure condition de Da Sein qui de fait EST), c’est maintenir de notre être en question la question de l’être. Qu’est-ce que ça veut dire? Eclairer ce qui est de cette gratuité qui consiste à se tenir debout comme une question sans réponse. De ceci que l’homme meurt, il convient de souligner simplement la trace par le culte, par le rite et par la célébration. C’est juste ça mais c’est ça qui est juste! Et c’est ça la justice, la mesure et l’éthique du zôon politikon. C’est donc cela qui est du côté d’Antigone et pas de Créon. L’avertissement du choeur s’adresse par avance à Créon et pas du tout à Antigone.  Il s’adresse à nous aussi. 


Il n’est vraiment pas douteux que Hannah Arendt qui a suivi le Cours de Martin Heidegger sur Monde, solitude et finitude de 1929, veut dire exactement ceci quand elle affirme , en parlant de la question de savoir si l’on peut remplacer la vie naturelle par une vie complètement construite scientifiquement et technologiquement que:

« C’est une question politique primordiale que l’on ne peut guère, par conséquent, abandonner aux professionnels de la science ni à ceux de la politique. »

Les professionnels de la politique et de la science ou de la technologie  sont des Da Sein, comme tous les êtres humains, mais à bien observer les comportements de certains d’entre eux, il ne semble pas que ce soit ce qui les guide ou oriente leurs choix aussi bien que leur recherches (et même si c’est le cas, leur travaux peuvent être repris par d’autres dans une intention qui est celle de la démesure cf Einstein). Le « Da Sein » est la partie la moins professionnelle de tout homme, elle est, en fait, ce qui nous relie le plus authentiquement les uns aux autres, ce qui fait de nous des « humains », ce qui correspond exactement à la notion même de rite fédérateur, de religieux (à bien séparer des religions: le religieux c’est la question de l’être avant qu’il reçoive la (forcément mauvaise) réponse de telle ou telle religion. C’est ce qui fait de Pascal , entre autres, un auteur qui malgré sa force et son talent n’a pas tenu la ligne du da sein).

Mais pour bien saisir l’ordre dans lequel notre ethos peut et ne peut que se constituer, il faut prendre les choses dans l’ordre: pour qu’il y ait « cité », et cité juste, il faut qu’il y ait « monde » et pour qu’il y ait « monde », il faut qu’il y ait un seuil à partir duquel l’être humain va se créer lui-même l’équivalent des désinhibiteurs animaux, c’st-à-dire des « signes » mais avec ceci de particulier que l’être qui les crée et celui qui les reçoit est le même. 

Ces seuils, pour Heidegger, ce sont les oeuvres d’art et les objets sacrés. A bien y réfléchir, on ne voit pas, en effet, ce que cela pourrait être d’autre. Evidemment et malheureusement, pour une écrasante majorité des êtres humains, les oeuvres d’art sont des chefs d’oeuvre créés par des êtres marginaux et que l’on va visiter, quand on a le temps, en guise de « divertissement », ou bien, pire encore, ce sont des espèces de passages obligés d’une sorte de soumission grégaire au fil de laquelle s’il « faut avoir vu une fois dans sa vie, la Joconde, la pyramide de Khéops ou le temps d’Angkor-Vat, on y va avec un tour opérateur, en troupeaux, pour s’extasier comme il faut devant ce qu’il faut en suivant les directives qu’il faut (et si possible en se selfiant à côté de la tour Eiffel).

            En vérité, il n’est absolument aucune activité humaine qui soit plus rigoureusement humaine et éthiquement juste que celle de créer et d’observer ces « seuils » que sont les oeuvres d’art, les rites et les pratiques sacrées. Avec toute oeuvre d’art, se lève la perspective gratuite de l’être en question, celle par laquelle non seulement nous assumons d’être sans biotope, mais surtout à partir de laquelle un monde s’ouvre, c’est-à-dire un monde visible. Ce n’est pas seulement qu’alors, nous éclairons tout ce qui est du point de vue de la praxis, mais plus manifestement encore que tout ce qui est s’offre à nous comme « étant », et c’est tout! Devant toute oeuvre d’art s’effectue à un degré plus ou moins conscient, une sorte de retour à soi du Da sein, de contentement d’être un da sein, et d’évoluer au sein d‘un monde au sein duquel tout, absolument tout peut s’éclairer ainsi non pas du haut vers le bas mais du bas vers le haut, comme en contre-plongée. Il y alors vraiment lieu de se satisfaire d’être un Da sein parce que la création et la perception de ces seuils (qui sont nos désinhibiteurs à nous) sont ce sans quoi, en effet être n’aurait aucun sens, aucune visibilité, aucun visage.


            Tout ceci nous fait parfaitement saisir l’enjeu qui entoure chaque innovation technologique: nous pouvons la perdre, la faire participer à la démesure et ainsi entériner notre propre défaite, notre défaillance, précipiter notre malheur ou au contraire lui donner cette dimension de seuil par le biais duquel s’ouvre un monde.  C’est le pharmakon, tel que Jacques Derrida en décrit la juste portée dans son travail sur la pharmacie de Platon à propos du Phèdre. L’écriture n’est ni un bien ni un mal, mais il est certain qu’elle peut avoir des effets toxiques et aussi des effets bénéfiques, plus que cela: il est impossible de guérir autrement son poison que d’utiliser pour cela ce qu’elle est en tant que remède. Combattre les effets pervers des réseaux sociaux, par exemple, ne se peut que par les réseaux sociaux sachant qu’il est tout à fait possible d’utiliser les réseaux sociaux dans la perspective du da sein ou du Zôon politikon (et en effet, c’est pareil). Le poète allemand Holderlin décrit exactement la dynamique propre au pharmakon quand il écrit: « Dans le péril croît aussi ce qui sauve ». Il suffit de nous rendre attentives et attentifs à ce qui au sein de toute innovation technologique est porteur du sens que seul le da sein peut éclairer, peut projeter sur le monde, étant entendu que tout pharmakon est en soi susceptible de valoir à titre de seuil du monde.

            Finalement du pharmakon, il faut toujours garder en tête la dimension sacrée. De telle ou telle innovation technologique, qu’est-ce qui peut « faire sens », ou mieux encore qu’est-ce qu’il s’y ouvre de perspective du monde donnant matière à l’humain d’en faire un seuil, de donner au monde le sens et le tremblement « d’un monde simplement là »?  Ce pharmakon est bel et bien « présent ». Il est donc possible de susciter en lui une efficience simple de marqueur de présence et d’utiliser toute sa puissance dans cet esprit.

Evidemment le transhumanisme est la culture des effets toxiques du pharmakon, et seulement de ceux là. Pourquoi? Parce qu’il n’y est question que de dépasser les limites au profit de la seule créature humaine. Tout ce dont il est question dans les textes écrits par les penseurs du transhumanisme comme Ray Kurtzwell et Max More, c’est de cela. Ils s’inscrivent en fait parfaitement dans tous les éléments ici décrits depuis le début de ce cours. Mais où?  Il ne fait aucun doute qu’ils visent à faire récit: ils décrivent un story telling au sein duquel l’être humain dépassera la mort, substituera à une nature donné une réalité construite et exploitera toutes les ressources de l’univers à son seul profit. Il n’est pas besoin de réfléchir beaucoup pour réaliser qu’ils ont bien comme tout être humain fait l’expérience du Da Sein et qu’ils en sont ressortis avec une intense et très dommageable « peur de l’existence ». Il n’est pas question de précipiter la mort mais pourquoi se laisser gagner par l’obsession de la faire à tout prix reculer, voire de l’anéantir? A quoi servirait tout ce temps gagné s’il n’est pas vécu authentiquement, c’est-à-dire dans la justesse et la justice que déjà Antigone nous indiquait?  Comment cette vie serait-elle vécue si la mort ne l’investissait pas du sens de sa gratuité grâce à laquelle le da sein peut éclairer l’entièreté du monde sous l’angle de ce sens ? 

« Le surhomme est le sens de la terre » dit Nietzche et c’est exactement cela que ça veut dire. Le transhumanisme n’est pas à la hauteur du ver du terre qui contribue à la nourrir.


Nous pouvons terminer ce cours par la conférence de 10 minutes de Laurent Alexandre, le représentant le plus exposé dans les médias d’un « transhumanisme à la française ». Cet exposé est fascinant par l’étroitesse de la perspective développée puisque pas un moment, Laurent Alexandre n’aborde la question de savoir ce qui de cette vie incroyablement rallongée à 1000 ans (euh…Bon d’accord!) serait vraiment de l’ordre de « l’existence ». La vie est exclusivement abordée comme une réalité organique que l’on va techniquement rallonger exponentiellement (et là je serai tenté de rajouter: «  jusqu’à n’en plus pouvoir de vivre »). Cette vie dont il nous parle, ce n’est pas de l’être, ce serait un peu l’équivalent des 18 ans de la tique privée de ses désinhibiteurs. Oui, c’est certain, on peut faire tenir nos carcasses très longtemps, on peut nous perfuser, nous greffer, nous connecter à de multiples machines qui nous donneraient plus d’espérance de vie. 

Mais comment assumer ça? Et surtout pourquoi? Quelle est le sol, l’ancrage éthique d’une telle espérance de vie ? Comment pourrais je y assumer ma condition de Da Sein puisque naître, exister, mourir, à savoir ces expériences mêmes dont je m’aperçois qu’elles sont le tout de mon existence, cela même qu’il me faut regarder en face pour éclairer à partir de l’angoisse dans laquelle me plonge ce juste regard de mon être le monde même, y sont éludées, niées, abhorrées. Ici la motivation du transhumanisme apparaît dans toute son évidence et c’est la peur. C’est le déni. Jusqu’où puis-je aller dans la haine de soi, c’est-à-dire dans la haine de toutes ces expériences qui font de moi un Da sein assumé, un ouvreur de monde. Tel est le chant du cygne du transhumanisme et des GAFAM qui les soutiennent. Il ne faut pas oublier que les PDG des GAFAM sont tous connectés de prés ou de loin aux thèses du transhumanisme, et particulièrement Elon Musk et Jeff Bezos.  L’image qui convient le mieux à ce spectateur qui vivrait 1000 ans selon Laurent Alexandre est celle du zombi, de celle ou celui qui aurait définitivement renoncé à être le sens de la terre, à errer, un peu hagard à la recherche de ses pilules, ou d’un organe à se faire greffer dans un lieu très étroit qui en aucune façon ne pourrait se faire appeler le Monde. 

- Donc, t’es gentil Laurent, mais ce sera sans moi…..Euh! Tu veux pas une boisson chaude plutôt? 




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