lundi 15 janvier 2024

Terminales 2 / 3 / 6: Texte de Martin Heidegger - Trois remarques liminaires

 


Dans le cadre d’un examen type baccalauréat, le texte doit être lu et relu plusieurs fois. Il va de soi que cette lecture, aussi première soit-elle, doit, dans le cas de ce texte de Heidegger faire tout de suite émerger plusieurs points:

1 - Tout le texte consiste dans le développement d’un exemple qui est celui d’une centrale électrique tirant son énergie d’un fleuve: le Rhin. C’est un exemple de technique « moderne » dont il faut bien saisir qu’il ne consiste pas seulement à utiliser la libération d’une force naturelle qui suit son cours mais qui au contraire  contrarie gravement ce cours, c’est-à-dire extrait un certain type d’énergie d’une façon qui n’est pas naturelle, qui ne consiste pas dans le mode de libération du Rhin. De plus cette énergie est accumulée, distribuée. Il y a aliénation parce que la nature est niée. On pourrait se dire peut-être: comme c’est un exemple, la validité de la thèse n’est pas vraiment très importante. Ce que dit Heidegger ne vaut que pour la centrale mais évidemment, ce serait complètement faux. Ce que Heidegger critique ici c’est la technique moderne.


2 - Quelle est exactement le style, la teneur de sa critique? Est-ce que Heidegger serait écologiste avant la lettre ? Non, non seulement Heidegger est un philosophe mais en plus, il ne cesse d’insister sur le fait que la question qu’il travaille dans ses thèses est celle de l’être. Qu’est-ce que ça veut dire? C’est quoi l’être? C’est ce qui existe, mais aussi ce qui fait exister, bref c’est probablement l’une des questions les plus difficiles et les plus puissantes de la philosophie. Pourquoi, comment se fait-il que l’existence « soit »? Reprenant une question déjà posée par Leibniz, Heidegger revient souvent sur cette question: « pourquoi y-a-t-il de l’existence plutôt que Rien? » Il ne faut pas oublier qu’en fait, Heidegger est vraiment le philosophe de référence d’un mouvement qui a eu beaucoup de prolongement en France grâce à des auteurs comme Sartre, Merleau-Ponty et Camus.



                 Il est le philosophe qui a inspiré l’existentialisme, même si Jean-Paul Sartre n’a pas repris toutes les intuitions heideggeriennes. La critique de la technique moderne par Heidegger se situe donc du point de vue de l’ontologie, l'étude de l’être, et pas du tout d’un point de vue politique ou écologique, et encore moins moral. Il ne dit pas que la technique c’est mal, il défend l’idée selon laquelle quelque chose du rapport de l’être humain au monde se pervertit, se corrompt, se perd irrémédiablement  par la technique moderne. On pourrait parler d’un oubli de l’être. Dans cette immersion ou cette soumission à la technique moderne, l’être humain oublie ce qu’il est et ce qu’il est c’est un Da Sein (un être pour lequel il est question de son être dans son être)


3 -  Il y a dans ce texte, comme dans toute réflexion philosophique, une sorte de pression de l’adversaire. Qu’est-ce que cela veut dire? Que même si Heidegger développe sa thèse, Sa philosophie, il ne sous estime pas la thèse qui lui est complètement opposée, laquelle en l’occurrence serait celle-ci: nous avons besoin de cette centrale et si l’on suit l’argumentation heideggerienne, est-ce que l’on ne reviendrait pas à l’âge de pierre?  Tout ce qui est défendu ici n’est-il pas anti-moderniste? Pire encore: il semble bien que Heidegger définisse l’être humain comme fondamentalement non-technique alors qu’en fait c’est justement par la technique que l’homme est homme. Nous reviendrons sur cette objection extrêmement forte à Heidegger et à la question de savoir si elle est justifiée ou pas.

Avant de le faire, prenons à notre tour un exemple posant finalement la question de savoir si le danger de la technologie est réel effectif, palpable.  Prenons l’exemple du téléphone portable, et situons le dans une situation de la vie quotidienne: l’une de vos amies les plus proches se trouve devant vous et demande à parler avec vous. Vous percevez immédiatement qu’elle est éprouvée durement par un drame récent, violent. Elle cherche le soutien d’une personne qui soit « à son écoute ». Mais la sonnerie de votre portable retentit. C’est un appel que vous attendiez mais vous n’osez pas prendre l’appel parce que votre amie a besoin de soutien, d’attention. La question ici n’est pas de qualifier votre refus de prendre l’appel de bonne attitude ni de vous donner des gages de bonne conduite, mais de s’interroger sur la possibilité offerte par la technologie d’être finalement potentiellement joignable partout, à tout moment. Avoir un portable c’est être en lien réel ou éventuel toujours partout. Il y a une sorte d’omniprésence de la communicabilité qui s’effectue dans cette donne technologique nouvelle. Quiconque remet en cause cette omniprésence là prend le risque de se faire passer pour un amish, pour un réactionnaire, pour une vieille personne qui fait un sermon moral parce qu’elle n’est plus en phase avec la modernité.



Il faut bien réfléchir à cet exemple: pourquoi n’avez vous pas osé prendre l’appel? Parce que votre amie attend de vous une présence véritable, authentique, mais en fait, elle attend simplement de vous que vous soyez « là ». Mais qu’est ce que cela veut dire?  Qu’elle ne se serait pas satisfaite de votre présence distraite, de votre présence impliquée dans l’appel d’un autre. Elle n’attend pas de vous que vous soyez vivant.e mais que vous existiez pour elle maintenant. C’est cela « être » et se vouloir disponible à toutes et tous, à tout moment à tout endroit, ce n’est pas du tout vivre avec son temps mais vouloir « être » moins, disponible partout, vous n’êtes vraiment nulle part, au sens authentique de ce terme qui signifie: « manifester une forte et authentique intensité de présence ». Pour bien saisir la pertinence de cette idée, il suffit d’analyser un peu la tentation qui fut nécessairement la votre de répondre à l’appel alors que votre amie était là. D’un côté, des qualités de présence sont requises et vous les avez manifestées parce que c’est une personne à qui vous tenez, Mais de l’autre, répondre à l’appel probablement moins exigeant émotionnellement que ce face à face  est « tentant ». « Etre » y est moins sollicité.

Ce qu’il faut comprendre ici, c’est l’importance du lien entre l’être pour Heidegger et le conatus pour Spinoza. Être n’est pas « un fait », un état, c’est la libération d’une puissance intensive et cette libération est aussi vraie qu’exigeante. La tentation qui se fait jour avec de nombreuses possibilités de la technologie moderne (qui sont d’ailleurs présentées comme des progrès) c’est celle du divertissement, du détournement. On peut vivoter, flotter à la surface d’une existence que l’on n’investit jamais vraiment, qu’on effleure, qu’on fait semblant d’habiter mais que l’on simule, qu’on surplombe ou qu’on explore seulement en surface.

Évidemment cet exemple semble très éloigné de celui de la centrale notamment parce qu’il se situe au niveau du rapport entre les humains et pas à celui de la nature mais il ne l’est pas tant que cela. Pensons à l’exigence de rentabilité qui se fait jour derrière le portable. C’est un peu comme si l’on préférait être joignable par toutes ses relations plutôt que d’exister vraiment dans l'une d'entre elles. Avoir un portable, de quelque biais que l’on prenne cette décision (mais cela n’en est plus une: quiconque n’est pas joignable aujourd’hui sur portable n’est plus tout à fait reconnu comme étant « dans » la vie sociale) c’est donner son aval à l’idée selon laquelle on peut être dérangé.e tout le temps: bien que faisant ceci ou étant avec un tel, on peut me joindre, me rappeler à la communication avec mes prochains, parce que exister en soi ne requiert aucun soin propre, aucune attention exclusive, aucune "solidité", aucune consistance éthique. C'est exactement l'existence liquide de Zygmunt Baumann. Déjà Montaigne nous avez mis en garde contre cette distraction:

« -  Je n’ai rien fait aujourd’hui

  -  Quoi, avez-vous pas vécu ? C'est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations. »



Nous pouvons reformuler cette réponse: vous avez vécu et il n’aurait tenu qu’à vous que vous existiez plutôt que de simplement vivre. Avoir le souci de l’être: c’est cela qui caractérise au plus profond l’être humain en tant que Da sein. Quelque chose dans notre condition nous fait les dépositaires de la question de l’être, du fait d’être en tant que question et cela pointe vers une éthique (plus qu’un devoir être). Ce n’est pas ce que l’on doit mais ce que l’on peut. Dans la technologie moderne, c’est ce souci là qui s’atténue et finalement disparaît. Dans l’aliénation du Rhin par la centrale, c’est aussi le Da Sein qui perd son essence, sa vérité, son lieu, son ancrage, parce que finalement la conversion du débit du Rhin en kilowatts c’est ce qui facilite les conditions de vie des humains, ce que les grecs auraient appelé leur oïkos, pas leur être, pas la question de leur être. Partout où l’être humain fait prévaloir le souci de l’amélioration de ces conditions de vie par rapport à l’ancrage de la question de l’être, il perd ce qui fait de lui son essence la plus désignée, la plus vraie. C’est cela que veut dire Heidegger lorsqu’il affirme que « l’être humain est le berger de l’être », pas le maître de l’être. Cela veut dire que l’humain est appelé par l’Être lui-même à la sauvegarde de sa vérité. Il est celui qui est finalement chargé de toujours maintenir les choses dans la lumière d’une bonne nouvelle: leur être, c'est-à-dire tout simplement le fait qu’elles sont, et qu’il n’existe aucune autre finalité que celle là. 
            Interrogeons nous aujourd’hui sur toutes ces expériences au sein desquelles nous pouvons relever si peu que ce soit l’intention de les vivre moins ou plus légèrement, de contourner tout ce qui attend de nous un minimum de présence, d’implication humaine, d’être là, comme l’écoute de notre ami et nous réaliserons tout ce qui, d’une technologie moderne, y contribue et même au-delà de ça, tout ce qui, des conditions de vie qui sont aujourd’hui  les nôtres encourage cet oubli, cette démission à l’égard  de l’éthique la plus évidente, la plus « donnée », la plus réalisatrice, la plus heureuse.

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