dimanche 14 janvier 2024

Terminales HLP (groupes 1 et 2): Explication du texte de Henri BERGSON extrait de l'évolution créatrice


            §1 - De fait, nous sentons bien qu’aucune des catégories de notre pensée, unité, multiplicité, causalité mécanique, finalité intelligente, etc., ne s’applique exactement aux choses de la vie : qui dira où commence et on finit l’individualité, si l’être vivant est un ou plusieurs, si ce sont les cellules qui s’associent en organisme ou si c’est l’organisme qui se dissocie en cellules ? En vain nous poussons le vivant dans tel ou tel de nos cadres. Tous les cadres craquent. Ils sont trop étroits, trop rigides surtout pour ce que nous voudrions y mettre. Notre raisonnement, si sûr de lui quand il circule à travers les choses inertes, se sent d’ailleurs mal à son aise sur ce nouveau terrain. On serait fort embarrassé pour citer une découverte biologique due au raisonnement pur. Et, le plus souvent, quand l’expérience a fini par nous montrer comment la vie s’y prend pour obtenir un certain résultat, nous trouvons que sa manière d’opérer est précisément celle à laquelle nous n’aurions jamais pensé.

             §2 - Faut-il donc renoncer à approfondir la nature de la vie ? Faut-il s’en tenir à la représentation mécanistique que l’entendement nous en donnera toujours, représentation nécessairement artificielle et symbolique, puisqu’elle rétrécit l’activité totale de la vie à la forme d’une certaine activité humaine, laquelle n’est qu’une manifestation partielle et locale de la vie, un effet ou un résidu de l’opération vitale ?

     §3 - Il le faudrait, si la vie avait employé tout ce qu’elle renferme de virtualités psychiques à faire de purs entendements, c’est-à-dire à préparer des géomètres. Mais la ligne d’évolution qui aboutit à l’homme n’est pas la seule. Sur d’autres voies, divergentes, se sont développées d’autres formes de la conscience, qui n’ont pas su se libérer des contraintes extérieures ni se reconquérir sur elles-mêmes, comme l’a fait l’intelligence humaine, mais qui n’en expriment pas moins, elles aussi, quelque chose d’immanent et d’essentiel au mouvement évolutif. En les rapprochant les unes des autres, en les faisant ensuite fusionner avec l’intelligence, n’obtiendrait-on pas cette fois une conscience coextensive à la vie et capable, en se retournant brusquement contre la poussée vitale qu’elle sent derrière elle, d’en obtenir une vision intégrale, quoique sans doute évanouissante ?

§4 - On dira que, même ainsi, nous ne dépassons pas notre intelligence, puisque c’est avec notre intelligence, à travers notre intelligence, que nous regardons encore les autres formes de la conscience. Et l’on aurait raison de le dire, si nous étions de pures intelligences, s’il n’était pas resté, autour de notre pensée conceptuelle et logique, une nébulosité vague, faite de la substance même aux dépens de laquelle s’est formé le noyau lumineux que nous appelons intelligence. Là résident certaines puissances complémentaires de l’entendement, puissances dont nous n’avons qu’un sentiment confus quand nous restons enfermés en nous, mais qui s’éclairciront et se distingueront quand elles s’apercevront elles-mêmes à l’œuvre, pour ainsi dire, dans l’évolution de la nature. Elles apprendront ainsi quel effort elles ont à faire pour s’intensifier, et pour se dilater dans le sens même de la vie.

§5 - C’est dire que la théorie de la connaissance et la théorie de la vie nous paraissent inséparables l’une de l’autre. Une théorie de la vie qui ne s’accompagne pas d’une critique de la connaissance est obligée d’accepter, tels quels, les concepts que l’entendement met à sa disposition : elle ne peut qu’enfermer les faits, de gré ou de force, dans des cadres préexistants qu’elle considère comme définitifs. Elle obtient ainsi un symbolisme commode, nécessaire même peut-être à la science positive, mais non pas une vision directe de son objet. D’autre part, une théorie de la connaissance, qui ne replace pas l’intelligence dans l’évolution générale de la vie, ne nous apprendra ni comment les cadres de la connaissance se sont constitués, ni comment nous pouvons les élargir ou les dépasser. Il faut que ces deux recherches, théorie de la connaissance et théorie de la vie, se rejoignent, et, par un processus circulaire, se poussent l’une l’autre indéfiniment.

§6 - A elles deux, elles pourront résoudre par une méthode plus sûre, plus rapprochée de l’expérience, les grands problèmes que la philosophie pose. Car, si elles réussissaient dans leur entreprise commune, elles nous feraient assister à la formation de l’intelligence et, par là, à la genèse de cette matière dont notre intelligence dessine la configuration générale. Elles creuseraient jusqu’à la racine même de la nature et de l’esprit. 

                        L’évolution créatrice - Introduction (1907)


Afin de clarifier le plus possible ce texte difficile, nous allons essayer de revenir sur les thèses essentielles qui se déploient dans ce passage en l’expliquant paragraphe après paragraphe (il va vraiment sans dire que la lecture de cet article sera d’un grand apport en vue du prochain travail en temps limité dont ce texte fera l’objet):


§ 1 (De fait nous sentons bien….jamais pensé):  Nous ne comprendrons rien de cet extrait si nous ne partons pas de la distinction entre l’intelligence et l’intuition. Par intelligence, il faut ici entendre raisonnement, logique, pensée conceptuelle. Par intuition, il faut penser à quelque chose de plus immédiat, de plus instinctif dans quoi entre une part de ressenti. Nous pouvons connaître grâce à un travail rigoureux qui ne s’accorde à aucun moment le droit de se fier à des impressions, à des sentiments. Nous nous laissons alors conduire par des raisonnements stricts, logiques. De ceci que je peux sans aucun doute poser telle proposition comme vraie il s ‘ensuit que cette autre qui en est la conséquence logique l’est aussi. C’est rationnel. 



L’intuition, au contraire, est irrationnelle, davantage fondée sur ce que l’on éprouve, ce que l’on sent que ce que l’on déduit. Nous pouvons citer un passage qui précède de peu celui qu’il nous faut expliquer: « notre intelligence triomphe dans la géométrie où se révèle la parenté de la pensée logique avec la matière inerte, et où l’intelligence n’a qu’à suivre son mouvement naturel, après le plus léger contact possible avec l’expérience, pour aller de découverte en découverte avec la certitude que l’expérience marche derrière elle et lui donnera invariablement raison. Mais de là devrait résulter aussi que notre pensée, sous sa forme purement logique, est incapable de se représenter la vraie nature de la vie, la signification profonde de son mouvement évolutif. Créée par la vie, dans des circonstances déterminées, pour agir sur des choses déterminées, comment embrasserait-elle la vie, dont elle n’est qu’une émanation ou qu’un aspect? »

Comment pourrait-il exister une science du vivant si c’est évidemment parce qu’il y a d’abord du vivant qu’il y a science? Il y a la vie, et, dans la vie , entre beaucoup d’autres formes de vie, il y a l’animal humain et parmi les activités de cet animal humain il y a la science. Mais voilà que cette discipline dont la généalogie montre bien qu’elle est une partie, un moment, un sous-ensemble de la vie prétend comprendre, contenir ce qui pourtant  la contient.  On ne voit pas du tout comment la science pourrait, à bon droit, aspirer à la compréhension totale et objective de ce dont elle est une émanation, un produit, une petite partie.

La géométrie, l’algèbre, les mathématiques sont une science pure, abstraite, au sein de laquelle l’esprit humain n’est pas en contact avec l’expérience. Ce n’est pas une science expérimentale, mais une science dans laquelle ne s’exerce qu’une pure logique dans des rapports entre des propositions. Dans cette science, il n’y a que des symboles (x, y, etc)  et des rapports entre des symboles, des opérateurs. Bergson parle de « plus léger contact avec l’expérience ». Il existe en effet des mathématiques appliquées qui peuvent s’exercer sur des réalités données, mais en tant que mathématiques, ces propositions manifestent une efficience purement logique qui progresse nécessairement « en soi » et par rapport auxquelles l’expérience, c’est-à-dire l’épreuve du réel est nécessairement à la traîne. Bergson insiste donc beaucoup sur la distinction radicale qui doit demeurer très présente en notre esprit entre les mathématiques et les sciences naturelles. L’objet des mathématiques ne représente en aucune façon quoi que ce soit qui excéderait, qui dépasserait du cadre de notre pensée, alors que la vie la déborde, l’outrepasse de toutes parts. 


Est-ce le tout qui fait la partie ou les parties qui font le tout? Par ce genre de questions absolument insolubles, par l’embarras dans lequel nous plonge leur formulation, nous pouvons mesurer cet excès de sens de l’objet par rapport à la pensée qui prétend la contenir, la comprendre. Notre raisonnement est sûr de lui quand il chemine au beau milieu des figures géométriques ou des symboles algébriques, mais mis en présence des phénomènes biologiques, des manifestations de la vie, il réalise ses limites. Finalement nous pourrions dire qu’il est des sciences au sein desquelles l’esprit humain peut parfaitement n’être qu’actif, entreprenant. Ce sont les mathématiques, la géométrie, la logique et il en est d’autres dans lesquelles c’est absolument impossible et il convient alors que notre pensée soit purement observatrice, attentiste, passive devant ce qui est, ce qui se fait dans la vie et par elle. Après coup, il peut ainsi arriver que nous soyons purement admiratifs des mouvements et de l’ingéniosité des cellules, des neurones, des organismes. Nous sommes indiscutablement contraints de reconnaître que nous voyons à l’oeuvre une intelligence du vivant qui n’a aucun rapport avec l’intelligence conceptuelle, symbolique, logique que l’être humain déploie en mathématiques. C’est comme si ce que nous nous entendons par « penser » se révélait alors soulevé de terre, non seulement dépassé, mais aussi traversé, subverti par une pensée plus puissante, plus ancienne et en même temps plus imprévisible et plus susceptible de nouveautés. Je peux toujours essayer de mettre en oeuvre mon intelligence pour comprendre la vie, il me faudra bien convenir qu’il y a quelque chose de cette intelligence du vivant dont je suis le produit plus que le superviseur ou le penseur. Penser la vie c’est donc s’efforcer d’être en phase avec la vie qui se pense, et c’est pour cela qu’une intuition ici doit être sollicitée et pas une intelligence.


§ 2 (Faut-il donc renoncer….l’opération vitale?):  une fois que l’on a compris cet excès d’être de la vie par rapport à l’intelligence humaine, nous n’avons que deux options:


  • Soit nous nous contentons de cette connaissance abstraite et conceptuelle, qui finalement ne nous met jamais réellement en présence du vivant mais seulement de représentations conceptuelles, générales, caricaturales et symboliques de la vie, et alors cela signifie que nous renonçons à connaître cette intelligence du vivant qui n’est pas la nôtre, puisque nous ne pouvons pas la concevoir.
  • Soit nous nous mettons en quête d’une autre forme de connaissance qui puisse se détacher de toute prétention à globaliser, à circonscrire « l’objet Vie ». La condition sine qua non d’une telle intuition, c’est qu’elle abandonne définitivement toute modélisation de l’acte de connaître qui suivrait le schéma d’un sujet connaissant: le savant, et d’un objet connu: la vie.

Nous trouvons également  dans ce 2e § une référence à l’opposition de mouvement entre le mécanisme et le vitalisme en biologie. Le mécanisme, hérité de Descartes, réduit le vivant à un mouvement de machine, comme si le fonctionnement de la vie était comparable à celui qui circule entre les rouages d’un mécanisme. Au contraire le vitalisme affirme qu’il existe une force vitale qui anime tous les organismes et les gratifie d’un dynamisme propre au vivant, irréductible à un pur enchaînement de causes et d’effets. Il est de la nature même du vivant de ne pas être une mécanique mais un dynamisme incessant, imprévisible et improgrammable. C’est bel et bien la thèse de Henri Bergson, et c’est aussi cette conception qui l’oppose à Darwin, lequel a bien formulé et prouvé l’évolutionnisme des espèces animales humain compris, mais développe une théorie de la sélection naturelle qui ne cadre pas du tout avec ce vitalisme puisque le vivant selon Darwin  évolue en s’épurant, en se réduisant, en sélectionnant, c’est-à-dire un peu comme un comité de sélection qui ferait valoir des critères extrêmement sévères afin de ne conserver que les meilleurs. Pour Bergson, au contraire, le vivant crée, innove, ose multiplier les formes de vie.




§3 (Il le faudrait si….sans doute évanouissante?): l’être humain donc ne peut pas prétendre comprendre la vie mais plutôt exercer un effort sur son intelligence de façon à ce qu’elle s’intuitionne, se réalise comme faite par et dans la vie, pétri par cet élan vital qui l’anime, partie prise plus que partie prenante. Personne ne peut penser la vie, mais il est possible d’être en phase avec la vie qui se pense, et elle se pense en même temps qu’elle se multiplie, qu’elle s’auto-génère, qu'elle se donne des  naissances diversifiées. Ici la vie de Bergson est extrêmement proche du Dieu de Spinoza, c’est-à-dire de la nature naturante, c’est-à-dire de la seule substance qui puisse être cause d’elle-même, à savoir l’être. Si la vie n’était pas animée du désir de se comprendre elle-même, nous ne pourrions pas rendre compte de cette multiplicité de formes diverses de vie dont elle est génératrice. Or parmi ces formes de vie, toutes ne sont pas conscientes (même si elles peuvent le devenir), toutes ne sont pas aussi libres que l’espèce humaine, certaines sont moins abouties que d’autres mais il est absolument impossible que l’intelligence de la vie ne s’y exprime pas, d’une certaine façon, tout simplement parce qu’elles n’existeraient pas sans cela. La nécessité de travailler en nous une puissance intuitive qui soit autre que l’intelligence conceptuelle et généralisante de la pensée symbolique s’impose de toutes ces autres formes de vie par le biais desquelles la vie se pense elle-même et se comprend, dans les deux sens du terme. Nous avons vu précédemment à quel point la supériorité de Bergson sur la pensée de Pascal: « Par l’espace l’univers me comprend et m’engloutit comme un point, par la pensée je le comprends. » s’impose du simple fait que Bergson lui ne joue pas du double sens du terme comprendre. Au contraire, il les fait fusionner: c’est une seule et même chose de penser et d’être. La pensée est co-extensive à la vie, donc il nous revient de trouver cette conscience là qui ne peut pas ne pas être en nous, du simple fait que nous sommes vivants et donc partie prise de cette clarté. 




La vie se comprend en même temps qu’elle se diversifie. Il faut que nous arrêtions de croire à l’activation d’un mouvement de compréhension qui renfermerait ce qu’il comprend dans un ensemble fermé. Se comprendre, c’est diverger, se démultiplier, se diffracter. L’unité de la vie, c’est ce qui s’effectue en se dispersant, en se diversifiant. Plus la vie s’éclate en une multitude de faisceaux différents, plus elle se  comprend dans cela même qui la constitue et la caractérise. Peut-être est-il utile ici de rappeler que Bergson est le philosophe de la durée et que la totalité de ce passage finalement affirme l’identité de cette poussée du vivant avec ce dynamisme que chacune et chacun de nous éprouve en lui dans qu’il réussit à se défaire du préjugé faux de la division de nos états de conscience. Cette réalisation par tout être humain qu’il existe en lui un flux qui suit son cours et relie entre eux les sentiments, les pensées, les impressions et les ressentis au sein d’une même trame ne fait qu’un avec ce mouvement beaucoup plus large et même sans équivalent de la vie. 



Dés que nous déjouons la croyance dans la divisibilité de nos états de conscience nous ne faisons plus qu’un avec cette conscience co-extensive au vivant. Peut-être cette intuition nous semble-t-elle un peu moins abstraite ou confuse désormais. Coïncider avec le flux de nos états d’âme, c’est sortir du temps spatial des horloges pour coïncider avec la durée et la durée, c’est l’évolution vitaliste elle-même, ce par quoi nous coïncidons avec la nature, c’est-à-dire avec l’Aïon. Nos mots sont utiles dans notre vie sociale, mais quelque chose d’eux, de ce qu’ils font naître comme cadres de perception doit être abandonné si nous voulons coïncider avec cette conscience coextensive à la vie. Plutôt que de vouloir à tout prix enfermer cette poussée vitale dans des concepts et des schémas symboliques, réalisons intuitivement tout ce qui, en nous, l’effectue, la suit, la comprend, la réalise, au premier rang de quoi nous pouvons cibler nos sentiments mais dans la manifestation de cette confusion par le biais de laquelle ils ne se succèdent pas mais deviennent continument les uns les autres sans jamais cesser d’être une seule et même chose qui est l’évolution créatrice dont il est question dans le livre. C’est paradoxalement en nous que nous coïnciderons de la façon la plus efficiente avec un mouvement d’une amplitude absolument infinie et inégalable: la vie. Ici encore le rapprochement entre Bergson et Spinoza s’impose car ce dont il est question ici c’est le troisième genre de connaissance dans la philosophie de Spinoza. 

Mais pourquoi « évanouissante » ? Parce que confuse. Il n’est pas question de voir mais de voir vraiment (intueri: voir vraiment). Il n’est pas ici affaire de distinguer mais au contraire de confondre. Il ne s’agit pas de diagnostiquer (connaître en divisant) mais de coïncider (être en mélangeant: ce que l’étudiant lit dans son livre distinctement et successivement c’est ce que sa peau fait d’un seul mouvement et continument) 


§4 (On dira que…le sens même de la vie):  Bergson s’oppose alors à lui-même une objection.  Ces formes de la vie qui attestent de ce dynamisme par le bais duquel la vie se crée et se comprend dans cette diffraction: pourrions-nous la réaliser sans notre intelligence? N’est-ce pas encore cette intelligence conceptuelle, cette intelligence de la diagnose et du symbole qui nous donne les moyens d’observer ce jaillissement continuel de nouveautés? 

Nous serions forcé.e.s de répondre « oui » si nous ne faisions pas continuellement l’expérience de nos ressentis, de nos sentiments, de nos sensations. Cette nébulosité vague, faite de la substance aux dépens de laquelle notre intelligence s’est constitué, c’est exactement tous ces fragments de sensibilité et d’impressions dont nous sommes absurdement fait une profession de foi de les refuser, de les répudier, de les considérer comme des obstacles à la connaissance, sous l’influence de philosophes comme Platon, Descartes, Kant. Plus vous écoutez vos sentiments et plus vous êtes susceptibles de vous tromper: voilà exactement ce que ces philosophes célébrés voire révérés par toute une tradition philosophique nous ont inculqué. Bergson prend  fait et cause pour une option en tous points contraire à celle-ci. Plus nous faisons droit, en nous , à cette vibration, à cette rumeur confuse d’un dynamisme affectif et sensitif, plus nous nous rapprochons de l’évolution créatrice de la vie, plus nous accédons à une autre forme de la connaissance infiniment plus intuitive et coïncidente avec la durée, c’est-à-dire avec l’évolution, avec le seul temps authentique qui est l’Aïon. 




Sous l’influence malencontreuse de ces philosophes rationalistes, nous nous sommes défiés de notre sensibilité, de tout ce par quoi nous nous laissons émouvoir par des oeuvres d’art notamment, en pensant que cela nous éloignait de la vérité, mais c’est exactement le contraire qu’il faut faire, ramasser ces morceaux éclatés, ces brisures d’affects que nous avons sacrifié sur l’autel de la pensée conceptuelle et rationaliste et ressaisir le fil qui, en réalité ne s’est jamais rompu, de cette durée par laquelle nous coïncidons intimement avec le mouvement au fil duquel le monde est monde, le monde se fait monde, la nature se fait naturelle, et la vie vivante.  Bergson utilise ici une expression cruciale: « à l’oeuvre »: « puissances qui s’apercevront elles-mêmes à l’oeuvre, pour ainsi dire, dans l’évolution de la nature. » Nos sentiments, nos ressentis, nos sensations composent une fibre, un flux continu et « Un » au sein duquel  le mouvement d’un « devenir » ne cesse de muter, de confondre et de transformer toutes ces données impressives. Ce devenir est celui là même qui oeuvre dans le vivant, dans la totalité des manifestations du vivant, du plus infime brin d’herbe jusqu’aux supernovas les plus éloignées de notre système solaire. Comprendre ce mouvement ici c’est « prendre avec », coïncider avec ce que c’est pour la multiplicité des mondes de se faire mondes, univers, plurivers, être, nature naturante, vivant.


§5 (C’est dire que la théorie de la connaissance…l’une l’autre indéfiniment): Pour bien saisir l’esprit de la distinction opérée par Bergson ici, nous pouvons revenir à notre exemple de l’étudiant en biologie qui s’est coupé et qui en même temps que son épiderme travaille à la cicatrisation de sa plaie étudie dans un livre le processus de régénération du tissu. Deux intelligences ici se superposent: celle du connaître de l’étudiant  et celle de l’être des cellules épidermiques qui de fait se mobilisent « en acte » sur la peau de l’étudiant. Tout ce que nous dit Bergson en substance ici, c’est qu’il est possible de coïncider avec l’intelligence de l’être de ses cellules et qu’en fait cette intelligence intuitive là est plus en phase avec la vie que tout ce qu’il lira sur le livre, ne serait-ce que parce que le livre d’écrire le processus par des phases, des moments successifs alors que ce qui guérira sa blessure, c’est justement qu’aucune de ses phases ne va se diviser, se distinguer, se succéder mais au contraire se lier, se mêler, conspirer entre elles dans le flux d’une seule et même efficience réparatrice.

Il y a donc deux intelligences et il serait contre-productif de croire qu’il faut que l’une l’emporte sur l’autre. De fait l’étudiant va accéder à une certaine compréhension par le livre, mais il est tout aussi juste d’affirmer que cette connaissance là n’est pas identifiable avec l’autre qui est l’intelligence même de la vie cellulaire. Ces deux intelligences doivent collaborer, se reconnaître mutuellement et oeuvrer dans la pleine et entière conscience que l’autre existe. 



Il est un héros mythologique dont l’histoire est l’illustration même de la thèse idi défendue par Bergson, c’est Oedipe. Pourquoi? Parce que l’intelligence de la vie et l’intelligence de la connaissance ne cesse dans sa vie de s’opposer, déchirant par là même son existence et encaissant un enfer, une fatalité abjecte et quasiment inhabitable jusqu’à ce qu’enfin il réalise le drame absolu de cette non-coïncidence et l’aborde dans un final paradoxalement grandiose à condition que nous lecteur.trice.s acceptions de suivre correctement l’ultime épisode de la vie de l’ancien roi du Thèbes et sachions déceler dans la vie misérable d’un vagabond aveugle, la fusion accomplie des deux intelligences. Le fait qu’Oedipe ait sacrifié sa vision extérieure de roi au profit de la vision intérieure d’un « voyant » est fondamental. Contrairement à tout ce que l’on a dit sur la vie d’oedipe, elle n’est pas celle d’un humain brisé par la fatalité des dieux mais au contraire, le mode d’emploi de toute existence humaine heureuse et accomplie.

Pour comprendre cela il suffit de traverser la vie du fils de Laïos de cette même distinction opérée ici par Bergson. Tout s’éclairera alors pour nous d’un jour nouveau: qu’est-ce qui définit Oedipe en premier lieu, une fois que l’on sait qu’il est né maudit ?

( Si l’on connaît l’histoire on sait que c’est à cause de son père: Laos en effet avait été chargé par le roi de Pise, Pelops d’apprendre à son fils Chrysippe  à conduire un char. Mais Laïos tombe amoureux de Chrysippe. Il l’enlève et le viole. Pelops demande alors aux dieux de punir Laïos. Celui-c-i est averti que s’il a un enfant, celui-ci le tuera. Laïos se retient donc de faire l’amour à sa femme Jocaste mais il cède à la tentation un soir d’ivresse. Oedipe naît de cette union malencontreuse ) 




On sait que Laïos essaie donc de contourner la fatalité de sa mort annoncée autrement en demandant à l’un de ses bergers de tuer son fils, mais son serviteur préférera lui percer les pieds et l’attacher à un arbre en espérant qu’il sera dévoré par une bête sauvage. Un autre berger trouvera l’enfant et le portera à son maître Polybe roi de Corinthe qui élèvera Oedipe comme son fils. Lors d’un banquet, un convive ivre révélera la vérité à Oedipe qui prendra la décision de partir en quête de son vrai père et qui sans les avoir le tuera sur la route, lors d’une altercation entre voyageurs. Ce qui définit Oedipe c’est qu’il veut savoir. Il est donc dévoré par l’intelligence de la connaissance et comme l’attestera sa réponse à l’énigme de la sphinge, il est très doué dans cette connaissance là. 

Mais la fatalité d’Oedipe s’accomplit précisément dans le fait qu’il est guidé par son intelligence de connaître vers des directions et des choix de vie qui vont à l’encontre de l’intelligence de l’être, c’est-à-dire que plus il fait la preuve de son aptitude à connaître plus il se révèle particulièrement inapte à réaliser son être, ce qu’il est, fils de Jocaste et de Laïos. Il veut savoir qui il est sans se rendre compte que celui qu’il tue est son père et il veut connaître le résultat de l’énigme sans se rendre compte que cela va le propulser, en tant que roi de thèbes dans les bras de sa proie mère. Plus il gagne sur le terrain de l’intelligence de la connaissance plus il perd totalement sur celui de l’intelligence de l’être.

Dans la pièce de Sophocle Oedipe-roi, cette opposition culminera dans le dialogue avec Tiresias le devin aveugle qui connaît toute l’historie et qui avait déjà prophétisé sur son berceau qu’il tuerait son père et enfanterait avec sa mère. La peste détruit Thèbes et Oedipe veut savoir pourquoi les Dieux maudissent la ville. Devant le silence de Tiresias qui ne veut pas dire la vérité à oedipe, celui-ci s’énerve: « comment pourrais-tu savoir toi qui ne voit rien » à quoi Tiresias objecte: « à quoi te sert-il de voir toi qui ne sait rien? »



Une fois révélée la vérité par le berger même de son père qui raconte à la cour comment il l’a laissé dans la campagne, Jocaste se pend et Oedipe se crève les yeux, preuve qu’il a enfin compris l’avertissement de Tiresias. Il y a l’intelligence de la connaissance objective qui situe son objet dans le rapport à un objet visible, extérieur et il y a l’intelligence de l’être, de l’être à soi qui suppose davantage une intuition, un être en phase. On pourrait croire que par cet acte, Oedipe répudie radicalement l’intelligence du connaître mais ce serait sous-évaluer l’importance de deux faits: Antigone l’accompagne dans son errance, ce qui prouve qu’oedipe n’a pas renoncé à transmettre à autrui son savoir. D’autre part, il voyage. Il ne se détermine pas non plus à un voyage qui ne serait qu’intérieur. Mais cette fois ci il sait qui il est (intelligence de l’être) et il ne renonce pas à comprendre la vie, à exister enfin en marge de la malédiction des dieux (intelligence du connaître). Ce qu’Oedipe enfin délimite à la fin de son histoire c’est exactement une marge de manoeuvre humaine dans un mythe qui semble au contraire faire la part belle  (et écrasante) aux Dieux. 

Le danger dont nous avertit l’histoire d’Oedipe, c’est celui qui consiste à croire que l’intelligence de la connaissance peut s’émanciper de l’intelligence de l’être. Dans le dialogue entre Oedipe qui à cet instant est le héros de l’intelligence de la connaissance, le déchiffreur d’énigmes et Tiresias qui incarne l’intelligence de l’être, Oedipe fait preuve d’arrogance et d’étroitesse de pensée,  et cela alors même qu’il subit depuis le début les conséquences d’un certain aveuglement. En s’aveuglant volontairement il inversera ce mouvement là et deviendra voyant de la vérité au sein d’une dimension qu’il aura conquise en la payant au prix fort.




§6 (A elles deux…la nature et de l’esprit):  Ce dernier paragraphe consacre l’union de ces deux intelligences dans l’émergence fluide et avérée d’une seule et même intuition. Envisageons en effet la puissance d’une intelligence humaine qui sans rien abandonner de sa curiosité à l’égard du monde extérieur ne perd jamais de vue qu’elle est elle-même prise dans ce mouvement dynamique de la vie, de la durée. Nous ne pouvons connaître la vie qu’en nous tournant vers elle, mais alors cela suppose que l’on se trouve suffisamment pour se tourner sur soi comme à 180 degrés jusqu’à réaliser que tout effort de connaissance de la vie par moi est en réalité effort de la vie pour se comprendre elle-même. Connaître c’est consentir à n’être que l’intercesseur de la vie qui se connaît, réaliser la fusion du sujet et de l’objet qui, de fait, ne sont qu’un seul et même mouvement cyclique: la vie. Saisir en soi ce flux de la durée qui nous fait coïncider avec le devenir du vivant, c’est oeuvrer de telle sorte que nous puissions nous saisir tels que nous sommes, à savoir tissés dans le mouvement circulaire de l’aïon. 




Il ne faut pas s’y tromper: partis de la référence ciblée sur la seule biologie, sur la science du vivant, nous terminons par la mention de la philosophie, mais d’une autre philosophie que celle dessinées par ces figures rationalistes que sont Platon, Descartes et Kant. Là où ces philosophes n’avaient de cesse que de nous exhorter à nous détacher de nos sens, de nos sentiments et de nos affects, Bergson au contraire nous invite à les écouter à les suivre et à les vivre en tant qu’il se mêlent les uns aux autres dans un flux qui ne fait qu’un avec le dynamisme vivant de l’évolution. C’est une méthode philosophique que Bergson déploie et défend dans cette oeuvre, et finalement mieux qu’une méthode, c’est un ethos, une attitude, une option de vie dont le fin mot est de ne jamais tomber dans ce que fut d’abord la présomption d’Oedipe, à savoir croire que l’on pouvait penser la vie sans vivre au fil de ce que c’est que penser du point de vue de la vie. Stimuler sa pensée jusqu’à générer une pensée de la vie, c’est prendre conscience qu’à travers elle c’est nécessairement la vie qui se pense. 

Le temps utilisé par Bergson dans ces lignes qui datent de 1907 est le conditionnel. Deux guerres mondiales plus tard, force est de constater que nous sommes très loin de ce cahier des charges rédigé par Bergson. Il semble pourtant assez clair, notamment à la lumière des élucubrations transhumanistes qui jouissent aujourd’hui non seulement d’une certaine audience mais d’un développement aussi conséquent que dommageable qu’une pertinence se dégage de ses lignes, et plus encore qu’une justesse éthique s’y dessine à traits pleins. Comprendre l’évolution et son rapport avec la durée, c’est saisir à quel point il est absolument impossible de penser qu'il serait trop tard pour la suivre. Qu’une certain conception du temps productive et rentable  fondée sur la linéarité de Chronos connaisse aujourd’hui peut-être ses plus violents et ultimes atermoiements ne peut pas nous divertir de tout ce qu’impliquerait en nous et par nous la transformation de ce conditionnel en présent. Comprendre vraiment la thèse de Bergson, c’est nécessairement l’effectuer.





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