lundi 8 janvier 2024

Explication du texte de Heidegger extrait de "la question de la technique."

 


"Expliquer le texte suivant:

« La centrale électrique est mise en place dans le Rhin. Elle le somme (stellt) de livrer sa pression hydraulique qui somme à son tour les turbines de tourner. Ce mouvement fait tourner la machine dont le mécanisme produit le courant électrique, pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis aux fins de transmission. Dans le domaine de ses conséquences s’enchaînent l’une l’autre à partir de la mise en place de l’énergie électrique, le fleuve du Rhin apparaît, lui aussi, comme quelque chose de « commis » (1). La centrale n’est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des siècles unit une rive à l’autre. C’est bien plutôt le fleuve qui est muré dans la centrale. Ce qu’il est aujourd’hui comme fleuve, à savoir fournisseur de pression hydraulique, il l’est par l’essence de la centrale. Afin de voir et de mesurer, ne fût-ce que de loin, l’élément monstrueux qui domine ici, arrêtons-nous un instant sur l’opposition qui apparaît entre les deux intitulés: ”Le Rhin”, muré dans l’usine d’énergie, et “Le Rhin”, titre de cette œuvre d’art qu’est un hymne d’Hölderlin (2). Mais le Rhin, répondra-t-on, demeure de toute façon le fleuve du paysage. Soit, mais comment le demeure-t-il? Pas autrement que comme un objet pour lequel on passe une commande (bestellbar), l’objet d’une visite organisée par une agence de voyages, laquelle a constitué (bestellt) là-bas une industrie de vacances. »

Essais et conférences Martin Heidegger (1954)

  1. commis: ici commis veut dire « assigné », à quoi  ou à qui on a assigné une charge, une mission, comme un subordonné auquel on a donné un travail à effectuer
  2. Holderlin (1770 - 1843) est un poète allemand qui a composé un poème intitulé » le Rhin »


La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

1) Avant le passage

Le jour de l’épreuve du baccalauréat, nous n’aurons pas la possibilité de parcourir l’oeuvre dont le texte est extrait et, de toute façon, l’extrait aura été choisi de telle sorte que son découpage compose un Tout. Mais nous n’en sommes pas là et même si, en effet le texte est compréhensible en soi, nous pouvons faire des recherches afin de nous assurer de comprendre la pensée de Heidegger.

Ce passage est extrait d’une conférence portant sur la question de la technique. L’auteur essaie donc de saisir, notamment en allant interroger, comme il le fait continuellement dans son oeuvre, la pensée des Grecs de l’antiquité, la notion de technique parce qu’elle lui semble revêtir quelque chose de risqué, de dangereux. Il y a dit-il précédemment « un élément inquiétant » qui le pousse à se demander ce qu’est dans son essence même la technique. Le terme vient du grec techné qui désigne la production , la fabrication ou encore l’action efficace. La techné désigne finalement l’action d’une transformation par le biais de laquelle quelque chose d’une vérité au sens alethéia (dévoilement) se manifeste. Grâce au geste de la technique l’humain fait affluer à la surface du monde des possibilités qui s’y trouvaient dissimulées. 

Il y a quelque chose du moulin à vent qui dévoile la vérité du vent en la soulignant comme effort, énergie et cela avant même que nous prenions en considération le fait que cette énergie va servir à broyer du blé et à faire de la farine. Mais, de fait, c’est aussi cela. Nous avons besoin que le vent soit parce que c’est plus pratique pour faire du pain mais il est tout aussi exact que la vérité d’un monde où l’énergie du vent circule et s’offre à certaines utilisations est ainsi fondée sur la technique. On peut bien dire que le moulin est une instrumentalisation du vent, il n’en reste pas moins vrai que dans l’effectuation de cette instrumentalisation, la vérité du vent se dévoile. C’est comme si l’action de l’être humain sur le monde et sur les énergies qui s’y libèrent levait le voile (a/léthéÏa) sur ce qu’elles sont. Je ne fais pas que manger du pain grâce au vent, je sais ce qu’il est.

Mais, c’est à ce moment que Heidegger pointe une distinction fondamentale selon lui entre la technique artisanale et grecque d’un côté et la technique moderne de l’autre. La technique moderne est elle-même fondée sur la science moderne et cette dernière se définit par le rôle fondamental qu’elle accorde à l’expérimentation (avec l’expérimentation dans la science moderne c’est une autre conception de la science qui émerge, il n’est pas question de laisser la nature se dévoiler, il faut l’interroger cf la révolution de la science moderne selon Emmanuel Kant)

Ce qui va donc s’effectuer au 17e siècle avec l’avènement de cette nouvelle physique (Galilée, Descartes) c’est une relation de réciprocité, de dépendance mutuelle entre la science et la technique. La science a besoin d’appareils techniques de plus en plus performants pour faire des mesures et des expérimentations, et inversement la technique va pouvoir s’appuyer sur la science et ses progrès pour se perfectionner. 

Il faut vraiment saisir à quel point cette collaboration, cette interdépendance va totalement modifier notre rapport à la nature, notre compréhension de la technique et de la science. Ce qui s’est fait jour avec les physiciens du 17e siècle, c’est qu’on ne pouvait plus attendre que la vérité de la nature se dévoile à nous d’elle-même. Il faut provoquer le venue au monde de cette vérité par des hypothèses qui sont des questionnements. Dés lors la vérité dévoilée ne l’est pas de son propre mouvement. Ce n’est pas la nature qui nous révèle ce qu’elle est, c’est l’être humain qui à partir de ses questions fait apparaître quelque chose de ce que la nature « est ».  

Dés lors ces questions sont « intéressées », c’est-à-dire qu’elle manifestent nécessairement des attentes, des façons de penser, des epistémès qui valent en fonction du développement des sociétés humaines. Les êtres humains ne posent à la nature que les questions qui leur tiennent à coeur à cet instant là, instant indissociable d’un certain « seuil », d’un moment historique du développement de cette société là. Il y a quelque chose des préoccupations humaines d’une société donnée qui va donc se refléter dans ces vérités « mis à jour ». En fait elles ne seront mis à jour qu’à partir des attentes. On ne peut donc pas vraiment dire que la nature se dévoile, mais plutôt qu’elle est mise en demeure de se manifester et de se manifester là et quand l’expérimentateur le désire.

Parallèlement, les progrès que cette science moderne accomplit grâce à un appareillage de plus en plus performant et évolué techniquement vont dans l’autre sens, c’est-à-dire que la science donne à la technique des moyens de plus en plus importants de se perfectionner. S’il est donné à la science de connaître de façon plus efficace grâce à la technique, en retour la science procure à la technique des moyens de se perfectionner davantage en tant qu’instruments, que moyens. C’est ici que nous comprenons parfaitement la différence que fait Heidegger entre la technique artisanale des grecs de l'antiquité et la technique moderne. Nous pourrions l’illustrer parfaitement par la distinction entre l’exploitation du vent par le moulin et celle du charbon par l’extraction de minerai.  La différence c’est l’accumulation. Le moulin ne fait qu’utiliser la libération naturelle de l’énergie du vent, laquelle se fait au rythme de la nature. L’extraction du minerai déforme la nature, la creuse et la modifie de façon à en retirer une énergie accumulante qui est entièrement soumise aux besoins et aux usages humains.

Ce n’est pas la même chose de dire que la terre se dévoile comme bassin houiller et que le vent se dévoile comme énergie capable de créer du mouvement, de la mobilité parce que dans le premier cas, la nature est provoquée, réduite, déformée, dénaturée alors que dans le second elle est seulement utilisée, canalisée dans une direction déterminée qui ne l’affecte en aucune façon.

Nous comprenons précisément cette différenciation dans le domaine de l'agriculture: il y a une différence notable entre donner des semences aux forces de croissance naturelles de la terre, et stimuler artificiellement ces forces par des engrais chimiques qui vont épuiser la terre, la soumettre à des rythmes qui ne sont pas les siens. Dans ce second cas il y a provocation et finalement « industrie » de l’agriculture.

En fait il y a une distinction fondamentale entre utiliser des énergies naturelles qui de fait sont là et se libèrent dans le monde participent à ce qui fait qu’il est un monde et les provoquer, de la même façon qu’il y a une différence entre la conception aristotélicienne de la science et celle de la science moderne. 

Que ce soit dans le domaine de la science et dans celui de la technique, deux activités qui n’étaient pas corrélatives l’une de l’autre  avant le 17e, tout change à partir de là: c’est comme si l’être humain ne se satisfaisait plus du simple fait que la nature soit et qu’il fallait désormais qu’elle soit à son service aussi bien dans le domaine de la connaissance (science) que dans celui de son utilisation (technique).

C’est là tout le sens de « provocation », terme que l’on peut également restituer comme « mise en demeure ». L’être humain ne se satisfait plus de glisser la satisfaction de ses besoins et ses demandes comme des externalités positives du fonctionnement propre de la nature, ou plutôt (parce qu’après tout, il n’est pas dit que la nature « fonctionne ») comme des conséquences heureuses de cette libération constante d’énergie qui finalement caractérise la nature. La puissance énergétique du charbon est bien révélée mais elle ne l’est pas « gratuitement ». Elle est intégralement impliquée dans plusieurs processus au terme desquels les humains vont en tirer un bénéfice, un usage en termes de production. Quelque chose ici, donc se fait jour, de l’ordre d’un détournement.  Le charbon va être stocké, puis brûlé, consumé, pour produire de la vapeur laquelle sera à son tour utilisée pour faire fonctionner les turbines, etc. 

Ce qui se fait jour est de l’ordre de la sommation, de la même façon qu’un supérieur hiérarchique nous somme d’accomplir telle ou telle activité censée faire parti de notre service. Nous devons le faire parce que cela fait partir de notre statut d’ « employé ». De même la nature se voit réduite au statut d’employée. 





2) Structure du texte

Tout le texte est une illustration de ce qu’une certaine définition de la technique entraîne à titre de confiscation des éléments naturels de telle sorte que leur essence même se voit « commuée », transfigurée au coeur d’une autre dimension au sein de laquelle « être » n’est pas seulement détourné, transformé, utilisé mais purement et simplement redéfini. Ce que c’est qu’être pour la nature n’a plus droit de cité dans une conception moderne de la technique.  Pour ce faire Heidegger développe un exemple. Une centrale électrique est installée sur le Rhin. Il utilise d’abord le lexique de la subordination tel qu’il est utilisé au sein de la société pour désigner les ordres et les tâches subalternes telles qu’elle sont réservées aux employés.  Puis il fait jouer deux comparaisons: celle du vieux pont de bois (distinction avec la technique artisanale) et celle du titre d’un poème (art) afin de faire signe d’un élément monstrueux qui finalement ne sera jamais formulé (ce sera donc à nous de le faire). A la fin du texte il s’oppose à lui-même une objection dont la réponse ouvre une nouvelle piste dans la réalisation de tout ce qui se joue à partir de cette centrale, à savoir une perspective de la réalité consommable du Rhin aussi bien d’un point de vue énergétique que touristique.


3 ) Explication du texte

Avant d’entreprendre l’explication de ce texte, il convient de nous retenir de situer Heidegger dans la mouvance d’un courant de pensée quelconque, encore moins dans le cadre d’une pensée politique. Ce texte n’est pas du tout écologique. Heidegger essaie de comprendre ce qui définit la technique, ce en quoi elle consiste. Nous venons de percevoir (l’amorce d’une différenciation entre la technique artisanale et la technique moderne. Évoquant une centrale électrique, il est clair que nous nous situons dans la deuxième.

De fait nous pourrions insister sur tout ce que la nature « donne » et par ce don, il n’est pas du tout question de nous décrire, nous les humains, comme les destinataires de ce don, non seulement parce que de fait, nous n’en savons rien et qu’une telle conception a des arrières pensées religieuses (Dieu nous aurait donné la nature pourvue nous l’exploitions) mais aussi parce que ce « don » désigne finalement un mouvement qui se fait à perte, un peu comme lorsque nous disons d’une personne qui produit un effort pur, gratuit, considérable qu’elle se donne à fond. La nature se donne à fond: elle libère une multiplicité d’énergies qui de fait s’effectuent comme des flux. Il y a du vent, de la chaleur, du froid, de la pluie, de la densité, de la gravité, etc. Il y a des forces et finalement la nature avant toute autre chose, c’est l’effectuation concerté de ces forces. Par "concertée", il ne s’agit que d’affirmer que ces libérations se font en même temps et qu’en fait aucun moment de l’existence du monde ne peut se concevoir autrement que comme un certain moment chiffrable de l’intensité de libération de toutes ces forces qui finalement « font monde ». Que le monde soit, avant d’être la formule consacrée dans la bible comme lumière: fiat lux, c’est l’action de « se donner ». 

Le Rhin « est » et ce que cela veut dire c’est qu’un courant d’eau se déverse empruntant la direction creusée par son « lit » au milieu des plaines et des montagnes jusqu’à la mer. En coulant, le fleuve « donne », il se donne et produit quantité d’effets sur la nature qui l’environnent. Il se déverse. Grâce à lui, l‘être humain peut pêcher, cultiver, naviguer et quantité d’autres actions qui ne le dénature en rien. Mais poser une centrale hydroélectrique, c’est de fait construire un barrage et imposer ainsi une retenue d’eau, laquelle va produire une pression. C’est cette pression dont on va retirer une quantité d’énergie. Cela est important: cela veut dire que la construction d’une centrale ne consiste par du tout à utiliser ce que la nature donne mais à en extraire ce qu’on lui prend, tout simplement parce que le barrage impose à la nature et au fleuve ce qu’ils n’avaient pas du tout prévu de donner, en tout cas pas de cette façon là. 




Alors nous comprenons le mot « sommer ». Le fleuve est mis en demeure de livrer une énergie qui est bien contenue en lui, mais au gré d’une modalité qui ne fait pas partie intégrante de son mode naturel d’exister, lequel se trouve être de couler, de s’écouler, de s’épancher au gré de son débit dans la direction de son lit, en fonction des précipitations, etc. Etre retenu, et tirer parti du fait d’être maintenu par un barrage  c’est une idée d’homme. Pas de pression hydraulique sans qu’il y ait fleuve mais pas de pression non plus sans qu’il y ait « barrage ». Nous ne pourrions pas dire que le vent est sommé par le moulin, parce qu’il ne lui pas imposé de souffler d’une certaine façon ou sous une certaine forme. Il souffle quand il veut avec la puissance qu’il veut et ils e trouve que ce vouloir être du vent va servir les intérêts humains à vouloir de la farine. 

Aussi stupide que cela puisse sembler le Rhin ne veut pas être retenu mais il l’est. Comment donner du sens à ce terme de « vouloir »? Sommes nous en train de nous croire dans un dessin animé ou dans une prosopopée au sein de laquelle des éléments seraient dotés de mouvements humains? Nullement, par vouloir, il n’est ici question de rien d’autre que de donner, de se donner. C’est exactement le même sens que le désir du conatus spinoziste: « l’effort de toute chose pour persévérer dans son être n’est d’autre que l’essence actuelle de cette chose. » Ce que cela veut dire ici, c’est que l’action de se donner du fleuve par le biais de laquelle il coule, il se déverse, c’est ça: le fleuve. En le retenant, il y a donc une dénaturation de ce que le fleuve est.


                    Nous nous rapprochons ainsi, presque sans nous en rendre compte, de l’idée la plus puissante de ce texte, celle-là même que Heidegger pointe avec le terme d’ « élément monstrueux ». Ce que c’est qu’être le Rhin n’est pas seulement utilisé, détourné, mis à profit par la centrale, ce que c’est qu’être le Rhin c’est ce qui va voir son sens redéfini, chamboulé, transformé parce que c’est qu’être une centrale. En d’autres termes, c’est la question de l’essence, de l’être. Il y a quelque chose de cette technique là qui fait perdre au Rhin son essence. Il faut une analyse pour révéler le fond de cette critique là, au sein de laquelle on retrouve toute la philosophie de Heidegger. On pourrait dire qu’avec la centrale c’est finalement un « état d’esprit » qui s’impose sur le fleuve mais évidemment avec cet état d’esprit, c’est un détournement de l’essence même de ce que c’est qu’être le Rhin qui s’effectue et il ne s’effectue pas du tout dans l’esprit mais en réalité et c’est pour cela que le terme de « vouloir » est vraiment juste, pertinent, mais seulement si l’on est capable de pointer par ce terme un vouloir sans sujet, anonyme, vraiment différent de ce que signifie vouloir dés lors qu’on l’applique à une personne.

Dire que le fleuve « veut » s’écouler n’est pas du tout une façon de lui supposer une personnalité, un libre arbitre, une décision. C’est exactement  d’une forme de désir dont il est ici question: désir de ce qui est de persévérer dans le fait d’être ce qu’il est, désir au sens que Spinoza donne au conatus: chaque chose est animé du désir de persévérer dans son être et nous pourrions dire que les conclusions de Rudolf Clausius en 1865 sur l’entropie prouve que ce désir est contrarié. Ce n’est pas rien que de lutter pour demeurer ce que l’on est. On pourrait même dire que c’est une lutte voué à l’échec, c’est un effort qui e dispense dans le vide. Le fleuve ne s’écoule pas pour une autre raison que celle-là: il est de la nature même de ce qu’il est que de s’écouler parce qu’il en va de son essence de fleuve: « l’effort d’une chose pour persévérer dans son être n’est rien d‘autre que l’essence actuelle de cette chose. »

Retenir le fleuve pour provoquer l’énergie née de la pression hydraulique et alimenter en électricité un réseau urbain, ne peut en aucune façon coïncider avec cette essence là. Il n’est pas de la nature du fleuve de fournir des kilowatts puisque c’est justement en le restreignant que l’on obtient cette énergie là. A l’inverse, le moulin à vent révèle ou dévoile la puissance naturelle du vent, tout simplement parce qu’il n’effectue sa tâche de moulin qu’à partir de la libération de la force qu’est le vent. Que ce vent soit ce qu’il est, c’est finalement tout ce que le meunier demande pour faire de la farine. Par contre, ce que l’ingénieur demande au fleuve c’est de ne pas réaliser son essence, sa puissance et d’ailleurs  justement il ne leur demande pas, il le contraint à le faire, dans tous les sens du terme. 

Il convient ici de revenir au sens de technique à savoir la tekhnè en grec, qui désigne à la fois la fabrication et l’action efficace. La tekhnè est donc un moyen que l’on met en oeuvre en vue d’une fin. Le meunier construit son moulin pour avoir de la farine, de la même façon que l’ingénieur installe sa centrale pour avoir des kilowatts. Ce sont des moyens que l’on exécute parce que l’on a en vue une finalité. Mais alors que la finalité du meunier ne contrevient en rien à la puissance du vent, la finalité de l’ingénieur contrarie l’être même du fleuve, son essence de telle sorte que la finalité humaine réduit le fleuve à n’être plus qu’un moyen. On pourrait dire que le fleuve en lui-même ne poursuit aucune finalité, il est dans une sorte de praxis: il coule pour couler, il est une finalité en soi.  Le meunier installe un processus sur cette finalité, c’est-à-dire sur cette libération d’énergie pure et gratuite. Que le vent soit pour lui un moyen d’avoir du pain ne change strictement rien à cette finalité sans fin qu’est le vent. Le vent donne de lui en soufflant et de ce don pur, le meunier fait du pain utile aux hommes. Mais l’ingénieur hydro-électricien ne fait pas du tout la même chose avec le fleuve qu’il contrarie dans l’efficience pure de cette finalité. C’est en ce sens qu’il y a bel et bien ce que l’on pourrait appeler aliénation. Le fleuve est dans son être empêché d’être ce qu’il est. Le schéma technique par lequel des moyens sont mises en oeuvre en vue d’une fin s’applique au fleuve de telle sorte qu’il ne lui est plus donné d’être autre chose qu’au service de l’homme. Il existe donc un état d’esprit fonctionnel dans le mécanisme même de la centrale entre la pression et les turbines et c’est cet état d’esprit qui est imposé au fleuve pour fournir cette pression. On peut toujours dire que la centrale est seulement posée sur le fleuve. Elle ne l’est pas du tout au même titre que le pont, parce que le pont n’enferme pas le fleuve dans une logique de moyens à finalité. Le pont n’attend rien du fleuve.



Le domaine de ses conséquences s’enchaînant l’une l’autre à partir de la centrale électrique, décrit exactement cela: cette logique des moyens. On comprend ainsi comment alors même que la centrale est posée à un endroit du fleuve, c’est finalement le fleuve entier qui est muré dans la centrale, et ce n’est pas seulement du symbole ou de la philosophie abstraite. Dans la centrale le fleuve est réduit au comptant de kilowatts que la pression hydraulique engendre. Il y a retenue, compression du débit,  pression hydraulique, conversion en kilowatts, utilisation des kilowatts dans un réseau urbain, alimentation.  Ce que c’est qu’être la centrale pour la centrale ne rend plus possible pour le fleuve d’être le fleuve, c’est-à-dire de persévérer dans sa puissance, d’actualiser son essence. Tous le registre lexical de la subordination trouve ici sa pleine justification. De fait le fleuve est sommé par les humains de leur fournir de l’électricité en n’étant plus en capacité d’être ce qu’il est. Le fleuve est devenu l’esclave des êtres humains. Il est un « commis ».

Il est extrêmement éclairant de percer à jour ce processus par le biais duquel ce qui peut apparaître de prime abord comme une simple addition à une puissance naturelle en détourne totalement le cours et en aliène la gratuité. Si nous prenons l’exemple des fertilisants utilisés par les agriculteurs, c’est encore plus évident. On pourrait affirmer qu’après tout les fertilisants artificiels ne font qu’aider la nature à faire ce qu’elle produit d’elle-même puisque de fait la terre est animé de cette faculté de croissance des semences. Mais c’est totalement faux puisque cette adjonction modifie totalement l’équilibre des sols et impose à la terre un rendement et un rythme qui ne sont plus les siens. Les exigences d’êtres humains vivant dans chronos bouleverse la temporalité des cycles de régénérescence  de la nature. La terre est ainsi , tout comme le fleuve l’est dans la centrale, « murée » dans le fertilisant chimique, c’est-à-dire embarquée dans un processus au sein duquel elle est sommée de devenir ce qu’elle n’est pas. Il y a aliénation et c’est bien ce terme là qu’il convient de mettre derrière « l’élément monstrueux » évoqué par Heidegger.




Il existe donc deux techniques: l’une ne fait qu’intercaler dans la nature des processus humains de moyens à fins dont elle retire un certain bénéfice mais sans jamais contrevenir à ce que les puissances naturelles sont, en tant que puissances. Bien au contraire, ces techniques révèlent l’essence même des forces naturelles: brûler, couler, souffler, etc. Et puis il y a d’autres techniques qui littéralement enferment les forces naturelles dans des processus au sein desquels elles ne sont plus à même de d’effectuer en tant que puissances.

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