mardi 23 janvier 2024

Terminales 2/3: réponses aux questions 1 et 4 - Texte de Martin Heidegger ( l'alétheia)

 


1) Nous avons parfois le sentiment d’être dépassé.e par certaines innovations techniques. Nous savons bien qu’elles participent de notre confort, de notre bien-être, voire des progrès de l’humanité en ce sens qu’elles favorisent une certaine modalité de présence au monde spécifiquement humaine. Mais en même temps, elles semblent quelquefois poursuivre leurs finalités propres, utiliser leur utilisateur exactement comme une chaîne de montage dans une usine réquisitionne l’ouvrier et lui impose son propre rythme de production. Servons nous la machine ou bien nous servons nous d’elle?(Thème)  Ici Martin Heidegger illustre le type de rapport qui unit un objet technique à la force naturelle dont il extrait et rentabilise l’énergie par l’exemple d’une centrale électrique installée sur le Rhin. Il décrit le processus d’aliénation par le biais duquel il n’est plus possible pour le fleuve de s’effectuer tel qu’il est. Quelque chose de la technique moderne contrarie la technique artisanale dans l’utilisation de la nature, laquelle n’est plus en mesure de se réaliser au sens étymologique du terme (natura: ce qui est en train de naître) (thèse) . Mais comment cette technique moderne qui ne se caractérise que par une considération, une certaine façon de situer la nature dans un mode de réalisation qui n’est plus le sien propre peut-elle par la mise en place d’une simple installation opérer une dénaturation d’une telle ampleur?  (Problématique) De la réponse à cette question dépend celle de savoir ce que l’être humain y gagne ou y perd sachant qu’il est lui-même partie prenante, ou prise d’un tel processus, celui là même que Heidegger baptise « Gestell ». Ce qui se décide donc ici au-delà de l’exploitation aliénante que la technique moderne fait subir à la nature, c’est la question de savoir si l’être humain ne serait pas, lui aussi, tout comme le fleuve, arraché à l’authenticité de sa modalité spécifique d’être au monde, du style qui constitue sa vérité d’’existant. (Enjeu)



4) L’un des plus grands apports de Martin Heidegger à la philosophie consiste à avoir revisité la pensée des auteurs grecs de l’antiquité et à rappeler l’existence de nuances fondamentales oubliées, parmi lesquelles la notion d’aléthéia qui signifie « vérité » en tant que dévoilement. Pour bien comprendre cette notion, il convient de réaliser qu’elle remonte à loin, bien avant que Saint Thomas (1225 1274 après JC) donne de  la vérité la définition suivante qui fera autorité jusqu’à aujourd’hui encore « adequatio rei intellectu », c’est-à-dire conformité de le chose et de l’idée. La vérité « est » quand il y a accord entre une chose, par exemple une nappe blanche et une idée ou un jugement un prédicat: "la nappe est blanche". Cet énoncé est vrai parce qu’il correspond à la chose "nappe blanche". Nous voyons bien que pour la plupart des gens, aujourd’hui encore, c’est cette conceptin de la vérité  qui prévaut (la vérité se "dit", elle ne se vit pas)

Mais alors cela signifie que la vérité est une affaire de discours, de jugement, bref de langue. La vérité se « dit » et il est seulement au pouvoir des humains de l'exprimer,  la détenir, de la formuler puisque en fait elle est affaire d’observation et de formulation. Comme c’est la vérité d’un prédicat, c’est-à-dire d’un jugement on dira qu’elle est prédicative. Or il y a une condition pour que cette vérité se produise, c’est qu’il y ait « la  nappe » et qu’il y ait la blancheur, et qu’il y ait la langue et qu’il y ait un sujet parlant ou écrivant. Par conséquent, cette vérité ne saurait être première. Elle dépend de l’existence des choses, d’une situation. C’est donc une vérité de seconde main. Il en existe une autre plus fondamentale, plus essentielle et donc finalement plus vraie, c’est justement l’alétheia, à savoir la venue au monde de la nappe blanche. Avant la vérité prédicative il y a la vérité existentielle, vérité du surgissement des choses, des êtres et des forces, vérité antéprédicative bien perçue par les grecs, mais ignorée de la scolastique et finalement de la modernité avant que Heidegger n’aille rechercher et remettre au goût philosophique du jour « moderne » ce concept.



Comment se fait-il que le monde soit? Que le monde vienne au monde? Voilà une question à laquelle les philosophes adhérant à l’idée d’une transcendance ont une réponse toute faite: par Dieu ou par quelque principe supérieur surnaturel produisant par le haut l’opération de la création. Les philosophes de l’immanence comme Heidegger en ont évidemment une autre. Le monde « est » parce que le fleuve, le brin d’herbe, le mouvement de la terre, des planètes, celui des organismes cellulaires, bref tout être, quelle que soit sa nature, persévère dans son être pour reprendre les termes de Spinoza, et participe ainsi de ce processus immanent et total par le biais duquel un "devenir-monde" en cette seconde s’accomplit de concert (et ce concert, c’est la nature, c’est le dieu de Spinoza, c’est l’être de Heidegger, c’est l’évolution créatrice de Bergson, la volonté de puissance de Nietzsche, etc.). Pour un philosophe ou religieux transcendants que le monde soit monde: cela fût fait, mais pour les philosophes de l'immanence, cela est en train de se faire, et ne cessera jamais de se faire. L’aléthéia c’est la vérité du dévoilement de ce mouvement là. C’est la vérité de l’être qui se fait être et qui, en cela, fait advenir cet instant qui n’est rien d‘autre que la convergence, que la concertation de tous les conatus de toutes les parcelles de vie par le biais desquelles le monde est monde. Il est de la compétence du dasein et du dasein seulement de percevoir ce flux, notamment dans le fleuve et c’est exactement ce que fait Holderlin. Ce n’est pas seulement célébrer la puissance du fleuve « pour faire joli » ou bien parce que c’est « beau » mais parce que c’est VRAI au sens d’aléthéia, c’est la vérité d’un monde maintenant, d’une monde se maintenant, d’un monde se faisant s’exprimant dans l’œuvre de l’artiste qui écrit ou peint ou filme ou sculpte, etc. Parlant des souliers de Van Gogh, Heidegger écrit: « l’œuvre d’art nous a fait savoir ce qu’est en vérité la paire de souliers. », ce qui veut dire « comment elle vient au monde », « comment les objets, les êtres, les éléments se donnent, s’effectuent dans la lumière, la densité, le son, la température, la gravité, etc. » La présence d’un monde se dévoile au cœur des forces, elle s’effectue comme l’indice dynamique d’une certaine intensité sur l’échelle des forces physiques et c’est cela que van Gogh a peint et qu’Holderlin a écrit. C’est cela une œuvre d’art. 




Mais c’est aussi un objet technique, en tant qu’il participe de ce dévoilement là, comme le font le moulin, l’agriculture naturelle, le pont, le savoir faire du verrier, du métallurgiste , du forestier, du menuisier, tant que leur ouvrage participe d’une effectuation des éléments propres à ces éléments, c’est-à-dire faisant partie prenante de cette effectuation de tous les conatus de toutes les formes de vie de tous les êtres dans un seul et même mouvement qui est celui du devenir monde du monde.

Tout s’éclaire pour nous à présent, non seulement  la distinction entre le dévoilement et la provocation, mais aussi conséquemment celle de la technique artisanale et de la technique moderne, et enfin celle de la centrale et du temple. L’usine hydraulique « déchire la toile » de la vie dynamique, constitue cet élément monstrueux qui détourne l’œuvre même de l’être au monde du monde de sa puissance. On ne peut pas imaginer de pire arraisonnement, de pire dispositif, de pire « gestell ». 

Qu’est-ce que le temple, en effet? Comme tout œuvre d’art, comme tout objet ou bâtiment sacré, le temple est le contraire de l’arraisonnement, du détournement, de l’aliénation, il « restaure », repose, authentifie. Il réside dans l’effectuation d’une puissance d’ancrage "remettant toute chose d’équerre", dans le mouvement nourricier du rapport d’un sol au ciel, d’un don gratuit de soi émanant de tous les conatus et ne visant rien d’autre que la dépense en pure perte de son énergie. Mais cette dépense en pure perte n’est pas perdue puisque sans elle aucun monde ne serait. Tout église, tout temple, toute synagogue est cela: l’affirmation tranquille, inaltérable, en un sens, d’une consistance, d’une solidité, d’un bâtiment dont la présence n’appelle à aucune exploitation de ressources, à aucune consommation, à aucune obtention, acquisition bref à aucune volonté d’avoir, de posséder mais plutôt d’être, de s’obstiner dans son être, d’y puiser une tranquillité, une vérité, une authenticité, un vrai lieu d’être. Le dasein ici trouve enfin son lieu d’être, c’est-à-dire s’accepte comme être-là dans la tranquille assurance de l’être-là des choses et des puissances. Mais quel lieu ? Celui que lui révèle l’alétheia: celui de l’art, du sacré, de la technique, ou plutôt d’une certaine technique. Dans cette perspective, la création d’une œuvre d’art ne vise aucunement la beauté, ou bien nous pouvons dire qu’elle est belle mais seulement en tant que cette beauté est corrélative du dévoilement du vrai, c’est-à-dire du dévoilement de l’être, de ce flagrant délit de toutes les forces en action par le biais desquelles le monde est monde.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire