samedi 13 janvier 2024

Terminales 2 / 3 / 6: Texte de Heidegger - Le dévoilement (aléthéia), l'être là et la technique moderne



                Récemment  une question toute simple mais très éclairante m'a été posée en terminale 3 (merci beaucoup Anaïs) : " je comprends bien le texte de Heidegger, ses mouvements, sa progression, mais je ne vois pas vraiment ce qu’il veut dire. Qu’est-ce qu’Heidegger veut prouver en fait?"  Cette interrogation me semble interpeller en fait le passage dans lequel Heidegger évoque  « l’élément monstrueux », à savoir l’aliénation du fleuve par la centrale. Elle l’aliène, c’est-à-dire qu’elle annexe son être, qu’elle l’exploite, le colonise, bref que ce que c’est qu’être n’est plus habitable par le fleuve une fois que la centrale est posée. Il y a une violence inouïe et finalement insoupçonnable dans l’installation de cette usine hydraulique sur le Rhin qui précisément ne sera plus le Rhin, exactement comme un aliéné qui non seulement n’a plus sa raison mais n’a plus d’être. Un aliéné, c’est finalement une personne qui a été dépouillée de son conatus, qui ne peut plus persévérer dans son être, dans le fait d’exister. C’est quelqu’un qui vit sans exister (en fait les camps de la mort nazis sont exactement cela: des lieux dans lesquels des humains entreprennent de dépouiller d’autres humains de leur conatus avant de leur enlever aussi la vie pour la plupart d’entre eux).

C’est ça l’élément monstrueux (et c’est aussi l’idée essentielle de ce passage) mais en prévision du travail en temps limité de la semaine prochaine, je vais revenir sur tout ce qui précède cet extrait. Je sais bien que le jour du bac, cette connaissance là ne sera pas requise, mais nous ne sommes pas encore dans ces conditions là. Nous essayons de gagner à la fois de la maîtrise méthodologique et des références exploitables, des connaissances, donc tout ce qui va suivre me semble à la fois très éclairant pour l’explication et en même temps utilisable pour le travail en temps limité de la semaine à venir.



Pour les puristes, je rappelle que ce texte est extrait d’une conférence qui s’intitule « la question de la technique » donné en 1954, et qui finalement essaie de traiter la suspicion selon laquelle il y aurait dans la technique quelque chose de dangereux pour la nature et pour l’humain. 

Quelle est la définition la plus simple et la plus claire de la technique? Avoir la technique, c’est savoir comment faire, c’est avoir une juste idée des moyens qu’il faut mettre en oeuvre pour parvenir à la fin, au but  qu’on s’est fixé. C’est un savoir faire, une maîtrise. De prime abord, donc, on ne voit pas comment la technique pourrait être dangereuse puisque elle n’est qu’un moyen. Une technique ne peut pas « mal tourner » si la fin qu’on lui fixe est bonne, juste, bienveillante. Peut-être le danger pourrait-il consister dans la possibilité qu’il se produise une confusion à ce niveau et que ce qui est censé être un moyen soit, à tort pris pour une fin, un peu comme lorsqu’on désire absolument le I-phone 10 pour la bonne et simple raison que ça vient juste après le I-phone 9 qu’on avait et qui est maintenant « techniquement »   dépassé. 



Ce qui intéresse Heidegger n’est pas cet aspect là des « moyens ». Il fait d’abord un rapport entre la notion de moyens et celle de cause. Le rapport Moyens / Finalité se rapproche de lui qui relie entre elles des causes et des effets: « Là où des fins sont recherchées et des moyens utilisés, où l’instrumentalité est souveraine, là domine la causalité ».

                Il faut savoir que la référence privilégiée de Heidegger est Aristote. Or c’est chez ce dernier auteur que nous trouvons la définition la plus canonique (la plus utilisée depuis l’antiquité) de la causalité. Il dénombre quatre type de causes:

  1. La cause matérielle. Par exemple, la cause matérielle d’une coupe en argent, c’est l’argent.
  2. La cause formelle pour la coupe d’argent c’est la forme de coupe
  3. La cause finale, pour la coupe d’argent, c’est le sacrifice si c’est une coupe cérémoniale
  4. La cause efficiente, c’est l’orfèvre qui a ciselé la coupe.

                    Selon Heidegger, comprendre la technique c’est réfléchir sur ces quatre types de causalité. Il fait alors une remarque fondamentale, c’est que la cause efficiente a totalement pris le pas aujourd’hui sur la cause finale. La réflexion de Heidegger ne s’arrête pas là, elle prend une tournure étymologique. Chez les grecs, cause se dit "aitià" et signifie « ce qui répond de ». Ce qui est redevable à l’argent d’être, c’est la coupe d’argent, laquelle est aussi redevable à la forme de la coupe, à ceci qu’il y a un cérémonial sacrificiel au sein duquel elle pourra se manifester à titre d’objet sacré. Finalement ce que veut dire Heidegger en invoquant les nuances les plus subtiles de la langue grecque de l'antiquité, c’est qu’il existe quatre éléments, quatre agents qui à bon droit ont à répondre de ceci que la coupe d’argent « est »: l’argent, la forme de la coupe, la cérémonie sacrificielle, l’orfèvre. Ils endossent la responsabilité de cela: du fait que la coupe est. 

                Les quatre causes sont ce qui peut être invoqué pour rendre compte de l’existence de la coupe à des degrés divers de paternité, de « causalité », mais de fait, sans argent, sans sacrifice, sans forme et sans orfèvre il n’y aurait pas de coupe sacrificielle en argent. "Avoir à répondre de..." pour nous aujourd’hui revêt un sens moral, mais ce n’est pas du tout le cas ici. 

                Il y a bel et bien ici un mode de production et c’est tout. Il n’est pas affaire d’engagement ou d’avoir à rendre des comptes à qui que ce soit. Il est seulement question de pointer les « causes », les responsabilités de ceci qu’il y a bel et bien ici et maintenant une coupe en argent. Ces quatre causes ont fait advenir dans le réel. Elles l’ont pro-duit qui vient de pro (devant) et de ducere « conduire, amener ». C’est un peu comme si l’on disait qu’il y a de l’argent de la forme de coupe, du sacrifice, du savoir faire d’orfèvrerie et que dans ces quatre « il y a » se fait advenir à la naissance cette coupe d’argent. Ces quatre éléments auraient pu ne pas se rencontrer, ne pas se relier les uns aux autres , mais ils l’ont fait de telle sorte que de possibilité, elle devient réelle. Les quatre causes sont ce qui ont fait voir le jour à la coupe en argent.  

C’est vraiment le vocabulaire et la modalité très spécifique, le style de philosophie de Heidegger: rendre compte de ceci que les choses sont, rentrer dans le détail de cette sorte de co-responsabilité complexe au croisement de laquelle une coupe en argent existe. Et c’est bel et bien une vérité. Par dévoilement (aléthéïa), c’est cela qu’il faut comprendre, cet affleurement à l’existence effective d’une coupe en argent à partir 1) de l’argent, 2) de la forme de coupe, 3) de la cérémonie sacrificielle, 4) de l’orfèvrerie.  Il fallait bien que la coupe soit puisque de fait elle est mais dans cette « fatalité » dont le fin mot n’est pas à chercher ailleurs que dans le présent (il n’y a nulle part de Dieux qui auraient présidé à l’existence de la coupe) quatre facteurs sont causes de ceci que la cause est là et bien là « vraiment », véritablement. Les quatre causes sont porteuses de la vérité qu’il y a bel et bien ici et maintenant cette coupe. Par conséquent ces quatre causes qui sont aussi des moyens prouve que la technique est aléthéia. C’est le point crucial de tout ce passage qui précède le notre. 


La technique et les quatre causes d’Aristote créent cette vérité à la lumière de laquelle la coupe d’argent « est ». Elle est dans le secret de ce miracle qu’est la présence des choses. Il est parfaitement miraculeux et énigmatique que la fleur soit, mais je peux rentrer dans le secret de cette vérité de la fleur qui est bien là en réfléchissant à la responsabilité du rosier, du bouton de rose , de la fructification, etc.  C’est là la vie mais dans la technique aussi il y a de la vérité, de l’aletheia à savoir que le secret de la présence des choses s’y dévoile. La technique est dévoilement. Les autre causes font venir à la vie la coupe d’argent par des moyens techniques, parce que l’argent, la forme, le sacrifice ont des exigences techniques et que l’orfèvre va en quelque sorte synthétiser ces moyens techniques les rassembler et s’y adjoindre pur faire advenir la vérité de la coupe, son effectivité, sa présence, son être-là.

                Il est impossible ici de continuer sans faire un peu référence à la philosophie de Heidegger et à l’importance qu’il donne à la vérité, celle-là même qu’il appelle aléthéia, c’est-à-dire dévoilement. La vérité selon Heidegger est reliée à l’être. Qu’est-ce que ça veut dire?



                        Pour la pensée classique est commune, il y a vérité quand on émet un jugement qui est en accord avec ce qui est. Si je dis que le soleil brille et qu’en effet il fait beau, je dis la vérité.  J’émets une proposition sensée « le soleil brille » et la perception extérieure ratifie cet énoncé sensé.  Mais cette vérité est finalement seconde selon Heidegger parce qu' elle se caractérise par ma capacité à dire ce qui est, mais avant ce discours ou ce jugement, il faut bien que ce qui est "SOIT" et il n’est pas dit que cette vérité là ait vraiment besoin de mon discours pour être ce qu’elle est déjà c’est-à-dire vraie, c’est-à-dire « là ». La vérité première, pure c’est finalement la présence, l’être des choses. Pour que j’accède à la vérité qu’il fait jour, encore faut-il que je sois ouvert à la visibilité. Il y a donc, avant toute vérité du jugement (ce que l’on appelle la vérité prédicative)  une vérité de l’être, une ouverture à l’être même des choses, c'est une vérité "antéprédicative". Cela peut sembler abstrait mais, en fait, c’est assez similaire à la vérité du da sein: nous ne savons pas ce que nous faisons ici mais nous ne doutons pas que nous sommes ici, et ce n’est pas là de la présomption ou de l’orgueil parce qu’être là nous angoisse plutôt. Mais de fait, nous sommes là. Il y a une vérité dans l’ouverture du da sein à l’être. 

                    C’est la même chose pour la coupe d’argent parce que sa vérité c’est qu’elle est là. Avant que la vérité soit dans le jugement que j’émets, il y a une vérité première plus donnée, plus pure, plus irréfutable encore, c’est le fait qu'être "est", et cela n’est pas une proposition mais un fait, un fait qui finalement précède toujours mon discours ou ma pensée. Avant même que je puisse penser que telle chose est vraie, s’effectue cette vérité antérieure (antérieure à tout) dans l’instantanéité de laquelle elle EST. C’est ça l’alétheia. Et nous comprenons exactement maintenant ce que Heidegger veut dire: c’est que la coupe d’argent « est » et que, comme elle est parce que l’argent, la coupe, le sacrifice et l’orfèvre en répondent, ces quatre causes qui se mêlent techniquement afin que la coupe soit participent du dévoilement de la coupe, c’est-à-dire de son être là, de sa venue au monde. La vérité de la coupe d’argent tient davantage à ces quatre causes qu’à moi qui dit, par exemple que « la coupe d’argent est ici » (parce que ça c’est une vérité seconde, dite, formulée et donc décalée par rapport à la vérité de son surgissement dans la présence). 



                    Donc il est de l’essence même de la technique d’être cette vérité ontologique là, cette vérité de la présence. Maintenant enfin, nous pouvons revenir à la centrale. Elle est là, elle aussi, elle a été construite, installée, elle est effective. Elle est donc dans l’ouverture de sa présence, comme toute chose existante. Mais, dit Heidegger en parlant de la technique moderne (donc de la centrale entre autres), « le dévoilement qui régit la technique moderne est une provocation par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée. »

                        L’être là de la centrale ne se produit pas dans la nature en s’harmonisant avec l’être là de toutes les autres forces qui s’y effectuent ni de toutes les choses qui s’y trouvent. Le moulin à vent (c’est-à-dire de la technique artisanale) au contraire ne provoque pas l’être là du vent, c’est-à-dire sa présence, sa libération gratuite de puissance. L’être du moulin ne s’accomplit pas dans le parasitage ou l’annexion de l’effectuation du vent en tant que présence venteuse. Au contraire, il en a besoin pour être moulin. Par contre, l’être là de la centrale ne s’harmonise absolument pas avec la gratuité de l’être là du fleuve.  S’il y a dévoilement c’est à-dire ouverture à la présence de la centrale en tant qu’elle est bien là, c’est en tant que provocation, mise en demeure du fleuve de ne plus libérer sa puissance, l’efficience même de sa présence gratuite.

                Il n’est donc vraiment pas question pour Heidegger de critiquer LA technique mais la technique moderne (en tant qu’elle a rapport avec la science moderne). La technique fait être des choses, des processus, des objets, des relations, donc elle participe de cette ouverture à la présence d’une réalité. Mais il est un certain type de technique qui aliène l’être là des puissances naturelles et le convertit en énergie utilisable. L’être là des réalités naturelles est une finalité pure, gratuite désintéressée. Le Rhin n’est pas là « pour quelque chose », il est là pour être il est une finalité sans fin, c’est-à-dire qu’il est à lui-même et en lui-même sa propre finalité. Mais l’être là de la centrale qui se réduit à un enchaînement de causes et d'effets, donc de moyens, le réduit à n’être plus qu’un moyen.  La centrale, c’est une machine abjecte à réduire à l’état de moyen tout ce à quoi elle est commise. Commise elle transforme en commis tout ce qu’elle exploite. Sommée, elle somme. Elle est bien «  là » au sens de présente, mais sa présence est intéressée. Elle n’est là qu’ayant en vue autre chose qu’être simplement là et elle fait perdre à tout ce qui l’environne son être là. Elle est point par point le contraire d’un temple ou d’une oeuvre d’art. Elle est une présence asservie et asservissante qui ne s’effectue qu’en arraisonnant les puissances naturelles à une utilité extérieure. Une œuvre d’art au contraire est une verticalité pure qui fait se tenir debout tout ce qui se situe à proximité humain.e.s inclu.e.s. 


En effet, être à proximité d’une œuvre, c’est se trouver confronté.e à une pure présence qui ne vise rien, qui n’attend aucun usage, qui n’est en attente de rien. Qu’on y réfléchisse un peu et nous réaliserons que c’est exactement cela qui fait des musées des lieux silencieux, des églises et des temples des espaces lourds, graves, solennels et sacrés, c’est-à-dire des périmètres dans lesquels la présence est pure, dévouée, vouée par elle-même à s’effectuer dans une simple célébration de la vie. Tout ce qui nous demandé.e dans un musée, c’est "d’être là" en présence d’objets d’art qui pareillement "ne sont que là" et nous déconcertent parce que nous ne sommes pas habitué.e.s à vivre au milieu d’autres objets que nos ustensiles si pratiques dés qu’il s’agit de se donner des activités des buts, des finalités humaines. Toute œuvre d’art est porteuse d’un secret:l'existence n'est pas un phénomène humain (c'est une évidence mais il faut vraiment réaliser tout ce que ça implique).

En présence d’un temple, la campagne environnante est traversée de la perspective du sacre et de la célébration. Rien n’est là dans une autre finalité que celle d’être là. C’est cette gratuité de l’être qui est aussi celle du fleuve et de sa puissance d’agir que la centrale détruit et c’est en ce sens que son aliénation est monstrueuse.




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