4) Comment s'en sortir (sans sortir )?
A force de rendre les expériences partageables par la communication, nous en perdons la justesse, la densité, la puissance. Tel est le constat de Friedrich Nietzsche et il est vraiment difficile de nous y opposer tant son argumentation est non seulement juste mais incroyablement en phase avec la pauvreté des contenus échangés actuels notamment au sein d’une sphère médiatique déboussolée qui semble avoir renoncé à sa mission de restitution des expériences du monde.
Nietzsche pointe une dynamique propre à la langue comme responsable de cette évolution abêtissante de l’humanité. Mais il n’aura échappé à personne que Nietzsche écrit, qu’il écrit beaucoup, et donc évidemment dans sa langue. Comment peut-il critiquer aussi durement le vecteur de transmission qu’il utilise dans sa critique même? Comment peut-on critiquer la langue par la langue? Par ce que Roland Barthes (1915 - 1980), critique littéraire français appelle ici « la littérature »
« La langue, comme performance de tout langage, n'est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n'est pas d'empêcher de dire, c'est d'obliger à dire.
Dès qu'elle est proférée, fût-ce dans l'intimité la plus profonde du sujet, la langue entre au service d'un pouvoir. En elle, immanquablement, deux rubriques se dessinent : l'autorité de l'assertion, la grégarité de la répétition. D'une part la langue est immédiatement assertive : la négation, le doute, la possibilité, la suspension de jugement requièrent des opérateurs particuliers qui sont eux-mêmes repris dans un jeu de masques langagiers ; ce que les linguistes appellent la modalité n'est jamais que le supplément de la langue, ou ce par quoi, telle une supplique, j'essaye de fléchir son pouvoir implacable de constatation. D'autre part, les signes dont la langue est faite, les signes n'existent que pour autant qu'ils sont reconnus, c'est à dire pour autant qu'ils se répètent ; le signe est suiviste, grégaire ; en chaque signe dort ce monstre : un stéréotype : je ne puis jamais parler qu'en ramassant ce qui traîne dans la langue. Dès lors que j'énonce, ces deux rubriques se rejoignent en moi, je suis à la fois maître et esclave : je ne me contente pas de répéter ce qui a été dit, de me loger confortablement dans la servitude des signes : je dis, j'affirme, j'assène ce que je répète.
Dans la langue, donc, servilité et pouvoir se confondent inéluctablement. Si l'on appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir, mais aussi et surtout celle de ne soumettre personne, il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage. Malheureusement, le langage humain est sans extérieur : c'est un huis clos. On ne peut en sortir qu'au prix de l'impossible : par la singularité mystique, telle que la décrit Kierkegaard, lorqu'il définit le sacrifice d'Abraham, comme un acte inouï, vide de toute parole, même intérieure, dressé contre la généralité, la grégarité, la moralité du langage ; ou encore par l'amen nietzschéen, ce qui est comme une secousse jubilatoire donnée à la servilité de la langue, à ce que Deleuze appelle son manteau réactif. Mais à nous, qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des surhommes, il ne reste, si je puis dire, qu'à tricher avec la langue, qu'à tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d'entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d'une révolution permanente du langage, je l'appelle pour ma part : littérature.
Roland Barthes : leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire au Collège de France
Ce texte est suffisamment difficile et essentiel pour que nous en fassions une explication linéaire très stricte, très suivie, de façon à ne rien en laisser filtrer qui puisse laisser de ‘l’incompréhension. Son esprit, comme l’illustre une référence finale à Nietzsche, est très proche du philosophe allemand.
La langue, comme performance de tout langage, n'est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n'est pas d'empêcher de dire, c'est d'obliger à dire.
Il existe un fascisme de la langue, c’est-à-dire une dictature qui nous est imposée avec une violence inouïe sans que nous nous en rendions compte, tout simplement parce que ce despotisme ne prête à aucune discussion, vraiment. Nous naissons dans un milieu qui est déjà structuré par la langue de telle sorte que le bain de signes dans lequel nous venons au monde est déjà celui de cette langue-ci contenant telle ou telle règle grammaticale, telle ou telle syntaxe, telle ou telle conjugaison, avec des temps qui lui sont propres et qui varient selon les langues.
Ce que cela veut dire, c’est que contrairement à ce que nous pensons, nous ne sommes pas d’abord mis en contact avec un monde extérieur, physique, brut, mais toujours déjà dans le monde découpé par la façon de percevoir imposée par une langue. Bien sûr nous pourrons éventuellement en apprendre une autre après mais ce sera nécessairement après ce premier fascisme, cette empreinte qui est comme un fer rouge imposé sur notre chair de la langue maternelle.
Supposons que nous soyons éduqué.e grâce à des parents de deux nationalités différentes, dans deux langues, c’est certes extrêmement éclairant mais cela n’en donnera pas moins naissance à deux fascismes combinés (dont la liaison pointera mieux la relativité des mondes vécus à la langue apprise, mais cela reposera néanmoins sur des langues précises, celles-ci).
On peut bien concevoir une conception réactionnaire de la langue, un peu comme l’académie française pour laquelle il ne faut pas changer ceci ni cela, pas introduire d’écriture inclusive ni de termes anglais, ni le pronom iel, etc. On peut aussi développer une vision plus progressiste, cela ne change rien au fond de l’affaire qui est qu’une langue est toujours antérieure à l’individu qui ne la choisit évidemment pas, de telle sorte qu’il ne pourra penser, parler, percevoir, ressentir que dans les cadres imposés par cette langue là, ou cette langue ci
Dès qu'elle est proférée, fût-ce dans l'intimité la plus profonde du sujet, la langue entre au service d'un pouvoir. En elle, immanquablement, deux rubriques se dessinent : l'autorité de l'assertion, la grégarité de la répétition. D'une part la langue est immédiatement assertive : la négation, le doute, la possibilité, la suspension de jugement requièrent des opérateurs particuliers qui sont eux-mêmes repris dans un jeu de masques langagiers ; ce que les linguistes appellent la modalité n'est jamais que le supplément de la langue, ou ce par quoi, telle une supplique, j'essaye de fléchir son pouvoir implacable de constatation. D'autre part, les signes dont la langue est faite, les signes n'existent que pour autant qu'ils sont reconnus, c'est à dire pour autant qu'ils se répètent ; le signe est suiviste, grégaire ; en chaque signe dort ce monstre : un stéréotype : je ne puis jamais parler qu'en ramassant ce qui traîne dans la langue. Dès lors que j'énonce, ces deux rubriques se rejoignent en moi, je suis à la fois maître et esclave : je ne me contente pas de répéter ce qui a été dit, de me loger confortablement dans la servitude des signes : je dis, j'affirme, j'assène ce que je répète.
Nous nous parlons à nous-mêmes, sans arrêt, ce qui veut dire, comme l’écrit Platon, que la pensée est le dialogue de l’âme avec elle-même et donc que nous sommes aussi dans notre rapport sensible avec nous, dans ce que nous appelons notre ressenti, déjà exilé hors de nous-mêmes. Ce que je vis de moi, c’est ce que les cadres de ma langue me permettent de relever. Ces cadres viennent d’une langue qui n’est pas « moi » mais paradoxalement sans laquelle il me serait impossible de me vivre comme moi. Ce que nous sommes en train de dire, c’est que toute langue maternelle est paradoxalement une langue étrangère qui nous exile de nous pour nous faire revenir à « nous-même » comme à un être que l’on peut qualifier extérieurement comme « moi ». Une dialectique (dualité problématique) s’instaure ici immédiatement dés notre venue au monde entre le soi-même et l’autre. Je ne suis moi-même qu’en tant que je suis cet autre à moi-même que ma langue me permet de qualifier, de voir, de décrire. Finalement c’est exactement ce qui se passe dans le passage de la 3e personne à la première personne. Le fait que l’enfant commence par parler de lui à la troisième personne, c’est la trace de la langue, c’est le fait que nous sommes déjà pris dans ce « marqueur de découpe » par le biais de laquelle je distingue le soi du monde, des parents, des sensations.
Une petite fille qui s’appelle Lily et qui dit, après être tombée: « Lily bobo » affirme qu’elle est suffisamment détachée d’elle-même pour se définir par son prénom extérieur et suffisamment détachée de la douleur pour exprimer son ressenti douloureux. Et tout cela déjà lui fait partager son expérience de la douleur. C’est comme si la perception était déjà partageable à la racine même du ressenti, et cela résout déjà, en substance, notre question: il n’y a d’expérience que déjà originellement partageable, puisque nommable.
Mais en même temps ce partage là revêt quelque chose de fasciste parce qu’il m’est imposé, parce que par exemple, Lily est un prénom considéré comme féminin, ce qui déjà fait pencher le ressenti de soi comme genré selon telle ou telle langue. D’autre part, la langue impose à la petite Lily d’exprimer ce ressenti là, alors qu’il est évident qu’il existe d’autre ressentis que celui-là qui l’animent en même temps. En disant cela, elle veut attirer l’attention de ses parents vers cette douleur là qui est sûrement le ressenti le plus vif qu’elle éprouve et celui pour lequel elle attend une réponse de ses proches. C’est très bien et c’est déjà la communication parentale qui s’organise. Mais cela induit que cette lumière que l’on va braquer sur la douleur va projeter dans l’obscurité une multiplicité d’autres émotions, d’autres sentiments, réputés moins importants, moins exprimables, moins urgents. C’est indiscutablement une méconnaissance de soi qui par la même mouvement s’instaure (et l’on serait tenté de dire « insensiblement »). La dictature des sentiments que l’on peut désigner par les mots au détriment de ceux qui sont moins exprimables commence ici et n’en finira jamais de se développer. C’est comme si les bases d’une lutte continuelle entre ce que l’on peut signifier et ce que l’on ne peut pas signifier s’instaurait ici et à tout jamais, comme si « être un humain » trouvait dans cet écartèlement premier, originel, fondamental son difficile lieu d’être, difficile parce que structurellement « double », tiraillé, contradictoire, contrariant. Être humain c’est avoir continuellement à se situer sur cette ligne de combat perpétuel entre dire et non dit, dicible et non dicible, nommable et innommable.
Roland Barthes décrit ensuite deux caractéristiques nécessairement à l’œuvre dans toute langue: l’autorité de l’assertion et la grégarité de la répétition (grégarité: conformisme de celles et ceux qui vivent en troupeau)
De quoi s’agit-il. Quand vous émettez un énoncé linguistique, quel qu’il soit, il y a quelque chose que vous assénez (comme on dit d’un coup de poing). C’est là, incontournable comme une présence dure et instante. C’est particulièrement net et clair dans toutes ces discussions entre proches au cours desquelles on échange sur les défauts, sur les manies énervantes de tel ou tel, ou bien dans un couple qui estime qu’il est nécessaire de « se dire les choses ». On formule des mots que l’on regrette immédiatement prés les avoir formulés parce qu’ils jettent sur une sorte « d’arène publique », de scène visible et compréhensible par toutes et tous, un mot " brut " qui déjà nous fait bizarre rien qu’à l’entendre issu de notre bouche. C’est sorti. C’est trop tard et on a envie de dire: « non c’est pas complètement ça! Ce n’est pas que ça! » C’est un peu violent de dire cela comme ça mais en même temps c’est ce mot là et pas un autre qui est venu. On a déjà envie de s’excuser de l’avoir dit. On éprouve le besoin de dire ce mot, on le dit, on s’excuse, on le nuance, comme si l’on ne faisait continuellement que tergiverser, pinailler, atténuer les chocs imposés par le coup de poing du mot. On parle comme à la lisière des ondes de choc créés par les déflagrations extrêmement dures et violentes des termes assénés. « Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire » affirme-t-on alors, c’est-à-dire « mon intention est vraiment à chercher dans le voisinage des ruines créés par ce bombardement de mots que je n’ai pas voulu même si c’est bien moi qui ai lancé les bombardiers. »
C’est toujours dans les ruines des dommages prés par les mots qu’on a dit sans les avoir vraiment voulus que l’on doit s’efforcer de chercher, comme un Graal, le fond de la chose exprimée, la rapport profond et authentique entre la chose dite par l’émetteur et l’intention efficiente de son discours. Parler c’est jeter des bombes, c’est agresser, c’est brutaliser. On ne peut dire un mot à quelqu’un qu’en heurtant ce quelqu’un par des mots. Nous insistons tellement, à juste raison sur les violences physiques que nous passons un peu trop sous silence la violence inhérente à l’utilisation des mots quel qu’il soit. Roland Barthes pointe ici avec justesse cette dimension structurellement violente de la profération des mots. C’est cela que veut dire Roland Barthes quand il évoque l’autorité de l’assertion.
(Est-ce qu’un.e enseignant.e réalise vraiment la puissance de déflagration de tous les mots balancés dans le bombardement d’un cours? C’est vraiment une très bonne question)
Il évoque la notion linguistique de « modalité ». Si nous recherchons la définition de ce terme dans les dictionnaires, nous allons trouver ceci:
La modalité modifie un fait énoncé par une proposition en le présentant comme nécessaire, possible ou vrai de fait. Il est nécessaire que Paul vienne est par exemple la proposition « Paul vient » modifiée par le concept de nécessité. La catégorie de modalité joue un rôle en logique et ce tout particulièrement dans le cadre des logiques de modalité. Elle est également fondamentale en linguistique, qui prend en compte les divers moyens de l’exprimer.
Entre l’énoncé: « Paul vient » et cet autre « il est nécessaire que Paul vienne », il y a en effet une différence de sens. Dans le deuxième, on se justifie ou l’on ouvre un peu à la discussion la possibilité que Paul vienne. Mais cela n’en est pas moins « dit », asséné. On insinue des nuances dans l’énoncé, comme si l'on voulait nuancer par une forme, un fond et un « acte ». De toute façon, la venue de Paul est évoquée et que ce soit pour l’accepter ou éventuellement pour la discuter, nous avons polarisé et confisqué la conversation vers cet évènement là. C’est comme ça! Et cela ne peut pas être anodin. C’est vraiment troublant: vous avez peut-être envie de relativiser en disant que vous avez juste dit ça « comme ça », comme vous auriez pu dire autre chose, c’est quand même cela: la venue de Paul que vous avez posée là, ici et maintenant. Dire un énoncé c’est mettre les pieds dans le plat. Toute neutralité est dés lors impossible: même votre réserve ou votre silence seront interprétés comme des résistances au fait qu’il vienne.
C'est cela que veut signifier la formulation compliquée de Roland Barthes: « la négation, le doute, la possibilité, la suspension de jugement requièrent des opérateurs particuliers qui sont eux-mêmes repris dans un jeu de masques langagiers ; ce que les linguistes appellent "la modalité" n'est jamais que le supplément de la langue, ou ce par quoi, telle une supplique, j'essaye de fléchir son pouvoir implacable de constatation ». Vous pouvez ajouter des opérateurs de modalités, c’est-à-dire des catégories de nécessité, de possibilité ou de factualité, cela ne s’en fera pas moins 1) par des mots qui seront aussi écrits ou proférés donc assénés 2) par des mots rajoutés à un énoncé de départ qui est la venue de Paul. Toute diction est acte par lequel vous « dictez » et nous devrions être vraiment frappé.e.s par cette évidence: nous dictons des ordres. Quoi qu’on dise, on ordonne quelque chose en disant, on impose, on contraint. Il existe donc une dimension de pouvoir sans équivalent dans tout énoncé proféré, fût-ce celui de l’excuse.
En effet, s’excuser est aussi un acte de commandement par le biais duquel je ne donne absolument pas le choix à mon interlocuteur.trice de recevoir ou pas cet acte. Elle peut bel et bien dire qu’elle n'accepte pas mes excuses ou me faire comprendre que « c’est trop facile ». Je n’en aurai pas moins exprimé ma position qui sera comme un coup de force, ce que dit bien l’étymologie du terme (ex / causa): « j’exprime mon souhait de m’extraire de la causalité de l’évènement pour lequel je m’excuse . Je m’excuse de ce dont j’ai bel et bien été la cause, autrement dit je vois bien que c’est à cause de moi mais cette causalité là, justement je m’en détache par mes mots, par ma déclaration. Il y a du discours performatif dans l’excuse ». Je dis que je ne suis pas auteur assumé de ce que j’ai bel et bien fait.
« La grégarité de la répétition »: j’exprime un énoncé. Il est évident que je puis le faire que par un signe qui symbolise son contenu, quel qu’il soit. Par conséquent, ce signe suppose qu’il sera reconnaissable pour le destinataire de cet énoncé, et l’on ne voit pas comment cette reconnaissance pourrait s’opérer indépendamment du fait que ce signe sera celui qui sera repris part toute autre personne, faisant face à la même situation (c’est bien la démonstration de Nietzsche que l’on retrouve ici). Cela signifie quelque chose d’assez incroyable, en fait, qui pourrait s’exprimer de la façon suivante: il est absolument impossible de dire quoi que ce soit sans le « redire » en un sens, puisque la forme dans laquelle vous allez l’énoncer n’est compréhensible qu’en tant qu’elle a été déjà dite. C’est comme si tout avait déjà été dit et qu’en disant ceci ou cela, nous ne fassions que rappeler à notre interlocuteur.trice ce qu’elle savait un peu déjà, du moins en ce sens que l’on n’a pas inventé le mot et que par conséquent le destinataire du message savait déjà que son contenu était dicible, s’intégrait à du déjà dit. Nous ne nous exprimons que sur le fond de cette certitude à la lumière de laquelle tout a déjà été dit. Tous les énoncés possibles insiste de façon sous-jacente à cet énoncé réel que j’ai proféré ici et maintenant.
Pour dire du neuf, il faudrait inventer le mot que l’on dit en même temps qu’on le dit. Une langue est sans extériorité, sans nouveauté. Elle ne fonctionne que pour autant qu’elle est fermée, renfermée dans du déjà dit. Il arrive que la langue soit bousculée dans ces usages par des nouveautés qui viennent de la parole, de la poésie, de la littérature (ce sera justement ce que dira la fin du texte). Il existe des gens assez fous et libres pour décadenasser ce verrou, mais 1) c’est exceptionnel 2) c’est de la parole, pas de la langue 3) c’est courir le grand risque de dire n’importe quoi, de ne pas être compris. C’est un pari assez fou que font ces personnes là ou ces usages qui viennent toujours du peuple par le biais desquels une langue évolue.
En fait, ce n’est jamais en tant que langue qu’une langue évolue, mais en tant que parole. Une langue qui ne s’offre plus aux révolutions et aux agressions qu’une parole lui fait subir devient une langue morte (mais en fait toute langue pure, c’est-à-dire qui ne serait pas parole, deviendrait morte. La langue est morte, de ce pont de vue et la parole est vive. Elle est la vie). Ce que veut dire Roland Barthes c’est cela: la langue est fasciste parce qu’elle est parcourue en tant que langue par cette mort, par cette répétition morbide du même. Quoi que je veuille dire, je ne pourrai l’exprimer qu’avec ces mots qui jonchent le sol de cette déchetterie que l’on appelle une langue. Il va falloir que je passe par ces formules consacrées par la tradition, par les habitudes anciennes, par l’histoire. Aussi nouveau que soit le sentiment que j’éprouve, je ne trouverai pour le qualifier que des mots qui ont déjà été utilisés, des mots usés donc par des générations et des générations antérieures.
C’est exactement comme si le fascisme de la langue nous écrabouillait à chaque fois que nous sommes soulevés par une expérience nouvelle et nous répondait: « toi qui t’extasies à l’idée que tu serais le premier à avoir éprouvé tel ou tel ressenti, regarde un peu derrière toi au lieu de faire le malin et tu auras la preuve par a+b que tu ne fais que prendre place dans la longue file de toutes celles et tous ceux qui ont déjà utilisé le même mot pour dire la même chose. Pourquoi? Mais parce qu’il y a le même mot justement, donc il y a toujours eu aussi la chose. Prends ton ticket, intègre toi dans la file et sois plus modeste. »
Mais est-ce seulement une question de modestie? Est-ce vraiment prétentieux que d’aspirer vainement à exprimer la nouveauté de ce que l’on sent, ou justement ressent (c’est très intéressant ce préfixe « re » devant senti dans « ressenti »: il est censé exprimé le rapport réflexif à soi mais ici on réalise qu’il dit aussi que le mot comme le facteur de John M Cain, sonne toujours une deuxième fois)? Non évidemment, c’est aussi en prise avec l’évidence d’une vie constituée d’héccéïtés.
Une telle réalisation a de quoi nous surprendre: nous existons dans un flux d’héccéïtés que nous ne pouvons restituer que par des stéréotypes. Avoir une langue maternelle c’est naître dans une déchetterie dont ne nous sortirons probablement jamais et dans laquelle nous n’aurons jamais d’autre possibilité que d’utiliser des mots usés, vieilli par l’usage des générations antérieures, identiques, répétitifs pour qualifier des expériences qui pourtant nous semblent nouvelles (et qui forcément le sont du point de vue de l’heccéité) . Tel est le fascisme de la langue.
Nous sommes donc doublement tiraillé.e.s par la langue: par la tension née du conflit entre le dicible et l’indicible d’une part, mais aussi par le conflit entre notre soumission grégaire aux stéréotypes et l’autorité dictatoriale dont nous faisons preuve en « disant » d’autre part. Il y a l’exercice d’un double pouvoir dans la langue: celui qu’on subit en ne pouvant dire que le déjà dit ce cette langue et celui que l’on exerce soi-même en disant, en étant le « dicteur » de nos énoncés, lesquels sont imposés à celles et ceux qui nous écoutent.
Dans la langue, donc, servilité et pouvoir se confondent inéluctablement. Si l'on appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir, mais aussi et surtout celle de ne soumettre personne, il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage. Malheureusement, le langage humain est sans extérieur : c'est un huis clos. On ne peut en sortir qu'au prix de l'impossible : par la singularité mystique, telle que la décrit Kierkegaard, lorsqu'il définit le sacrifice d'Abraham, comme un acte inouï, vide de toute parole, même intérieure, dressé contre la généralité, la grégarité, la moralité du langage ; ou encore par l'amen nietzschéen, ce qui est comme une secousse jubilatoire donnée à la servilité de la langue, à ce que Deleuze appelle son manteau réactif.
Supposons que la liberté désigne notre capacité à nous soustraire à la catégorie même de « pouvoir » pour ne pas être soumis.e et également pour ne pas avoir à soumettre, à imposer, à asséner, alors il nous faudrait pour être libre, ne pas avoir de langue maternelle, exister sans passer par la case « langue maternelle », en marge de cette immersion dans le bain linguistique de ce rapport aux signes qui nous est finalement imposé originellement , « toujours déjà ».
Or c’est absolument impossible, pour des raisons qui finalement sont aisément compréhensibles dans tout ce qui été dit de la grégarité de la répétition. Si nous le faisons nous ne serions plus des êtres humains. Roland Barthes évoque alors deux philosophes qui prônent l’un et l’autre des possibilités d’évitement à ce huis clos mais elles sont tellement exceptionnelles qu’il les rejettera par la suite.
Kierkegaard est un philosophe danois qui développe une conception philosophique de la foi assez fascinante, reposant sur l’épisode du sacrifice par Abraham de son fils Isaac sur le mont Moriah. L’éternel demande à Abraham de prouver sa foi par cet acte insensé et de fait, Abraham s’exécute avec une obéissance tellement aveugle qu’il faut le bras de l’éternel pour retenir le coup fatal et le remplacer au dernier moment par un agneau. C’est un acte dément, innommable à tout point de vue. Par cet infanticide, Abraham s’exclut de toute généralité linguistique, voire de toute notion de bien ou de mal publics, de loi légale, de conformité à une communauté quelconque. Ici la verticalité du rapport à Dieu l’emporte sur l’horizontalité du rapport communautaire et c’est cela qu’il faut, en toute dernière analyse pour fonder la foi, la croyance, ce que l’on appelle aussi le numineux, le sentiment de la créature d’avoir un créateur et de tout lui devoir).
La référence à Nietzsche nous intéresse peut-être davantage en ce sens que nous avons bien perçu depuis le début de ce texte, son parallélisme avec les thèses que nous avions vues chez le philosophe allemand. L’Amen Nietzschéen dont il est question ici est celui de l’éternel retour, de l’idée que nous vivons finalement dans l’éternel recommencement d’une conception cyclique du temps (l’aiôn). Le style très particulier de l’écriture de Nietzsche notamment dans son œuvre: « ainsi parlait Zarathoustra » trouve aussi une explication dans la pensée de l’éternel retour. Une personne convaincue qu’elle ne vit pas vraiment dans la succession chronologique de journées qui s’arrêteront le jour de sa mort, mais dans le flux infini et cyclique d’instants qui ne font que revenir circulairement sur eux-mêmes n’écrit pas superficiellement, génériquement, couramment. Elle écrit par des aphorismes courts, explosifs, percutants, tâtonnant la frontière de l’incommunicable. De fait les œuvres de la fin de vie de Nietzsche ne sont pas d’un abord facile parce qu’il n’y est vraiment pas question de communiquer, ni de se rendre compréhensible, mais de créer un effet de sidération poétique.
Mais à nous, qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des surhommes, il ne reste, si je puis dire, qu'à tricher avec la langue, qu'à tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d'entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d'une révolution permanente du langage, je l'appelle pour ma part : littérature.
C’est la raison pour laquelle il est possible d’émettre une très légère réserve sur ce passage de Roland Barthes dans la mesure où l’écriture de Nietzsche est précisément par certains aspects littéraire et qu’il est vraiment possible de lire ces œuvres comme des poésies ou comme des dithyrambes ainsi qu’il les a parfois appelées: « Dithyrambes à Dionysos ».
Mais pourquoi la littérature permettrait-elle de sortir là où il semble justement impossible de le faire?
Ghérassim Luca poète roumain écrivant en français répond précisément à cette question par un poème dans lequel on trouve ces vers:
On s’en sort par lapsus lingua? Par lapsus vitae par lapsus lingu par lapsus Vito, on s’en sort
Ce poème s’intitule: « comment s’en sortir sans sortir » et il correspond exactement à la définition de la littérature donnée par Roland Barthes. Il s’agit bien, sans aucun doute du même problème comme sortir de la langue sans sortir de la langue puisque de toute façon, nous ne le pouvons pas. Nous faisons des lapsus lorsque nous notre parole devance notre langue et que ce qui sort de notre bouche ne correspond pas à ce que nous voulions dire. Si je dis ce que je veux dire, de fait, je vais me retrouver dans la déchetterie avec des mots communs, usés qui traînent partout. Mais si je me laisse aller à parler sans trop faire attention, sans forcément avoir quelque chose à dire, ce qui va venir au premier plan ce sera la sonorité des mots, leur musique, comme Verlaine déjà l’avait bien compris, mais tout écrivain, poète, compositeur de chansons sait déjà cela. On fait de la littérature lorsque l’on fait entrer en ligne de compte la musicalité de la langue. Que se passerait-il si l’on ne faisait plus du tout attention au sens mais que l'on joue uniquement sur des effets d’homophonies, d’allitérations, de sonorités, de rythme, de musicalité, de tonalité ?
Alors dans les mots, par les mots eux-mêmes, quelque chose d’autre que les mots va surgir: la littérature, un style, une parole qui ne se soumet plus du tout à la communication, qui revendique l’obscurité et la beauté opaque des sons. On balance les mots comme une formule rituelle qui ne vaut pas du tout par un sens compréhensible pour un autre individu mais comme une formule magique qui ouvrirait des portes, des passerelles jamais empruntées. Certes l’autre pourrait les entendre. Il pourrait même s’y retrouver mais pour des raisons qui n’ont vraiment rien à voir avec un sens commun, et rien à voir avec la langue. Ici naîtrait un partage d’expériences profondes et inédites qui explique sans le moindre doute que l’on lise et écrive de la littérature.
5) Autrui est la structure d’un monde possible (et toujours déjà partageable)
Résumons: Avec Aristote, nous sommes partis d’une expérience fondamentalement partageable entre les humains qui est celle de se sentir exister. Puis, en portant notre intérêt vers des auteurs comme Max Scheller, Samuel Beckett, et Surtout Friedrich Nietzsche, il est apparu que l’humanité était animée par un mouvement de banalisation et de caricature des expériences vécues du fait de la langue et de sa logique de classification et de généralisation. Roland Barthes, en évoquant « la grégarité de la répétition » et « l’autorité de l’assertion », suit la direction proposée par l’auteur allemand mais il évoque également la seule solution à cette dynamique de la médiocrité au fil de laquelle l’exigence de communication semble aboutir à la disparition pure et simple d’expériences. C’est un peu comme si nous étions de plus en plus en situation de pouvoir partager mais qu’en même temps, et à cause de cet impératif de la communication, du « commun », il n’y avait précisément plus rien à partager parce que nous ne percevons les choses qu’au travers de ce crible qu’est celui de la banalité et de la bêtise.
De fait certaines caractéristiques de notre modernité semble bel et bien aller dans ce sens (dans celui de Nietzsche). Ce que propose Barthes est la littérature, c’est-à-dire finalement la re-création de la langue par la parole et ce dans un langage dont il est de toute façon exclu que nous puissions sortir. Qu’est ce que cela veut dire: « re-création de la langue par la parole » ?
Il suffit de reprendre le texte de Roland Barthes en le prolongeant un petit peu, en songeant à certains auteurs comme Ghérassim Luca notamment, mais en fait ce poète roumain ne fait que pousser à son paroxysme la tendance même de la littérature. Chacun.e peut remarquer en effet que tout usage artistique de la langue consiste dans une diminution accrue de sa communicabilité. Les vrais écrivains ne cherchent pas à se faire comprendre par le sens des mots qu’ils utilisent, ou en tout cas, pas seulement. D’autres qualités entrent en compte comme la musicalité, les rythmes, les allitérations, ce que l’on appelle la paronomase, c’est-à-dire le jeu sur les sonorités (ex: « qui s’excuse s’accuse »).
Ainsi par exemple si nous considérons cet extrait du poème de Gherasim Luca intitulé « Comment s’en sortir sans sortir (de la langue)? »
Sorcier par onde, rythme, horde
Pour le rite de la mort des mots j’écris
Mes cris, mes rires, pire que fou
Faux
Et mon éthique, phonétique
Je la jette comme un sort sur le langage
En deçà de ceci et en delà de cela,
Hors de moi
car être ailleurs
Raille l’heure d’abord…
Les deux derniers vers sont de la paronomase: « être ailleurs raille l’heure ». Mais il se trouve qu’il y a également dans ce poème la formulation du projet poétique suivi par Luca dans ce qui confirme précisément le propos de Roland Barthes:
Et mon éthique, phonétique
Je la jette comme un sort sur le langage
C’est comme si par cet éclair de sens au coeur même d’un poème qui ne semble pas vraiment s’en soucier jaillissait la foudre même d’une direction possible par l’ouverture de laquelle nous pouvons nous échapper de la banalisation propre à la langue. Il n’est pas possible d’échapper au langage, à moins de revenir sur notre condition humaine, sur tout ce qui fait de nous des humains. Mais au sein même du langage, il y a la langue et la parole. Or la langue est un outil qui nous permet de faire sens (ou d’être pris dans le sens) et la parole est un acte par le biais duquel nous entrons de plein pied avec une réalité physique. Si nous souhaitons nous faire comprendre d’autrui, il FAUT que nous utilisions tout ce dont Roland Barthes a démontré l’usage commun, voire l’usure, l’effet de contrainte, le rappel. Nous nous retrouvons dans cette déchetterie dans laquelle nous sommes toujours déjà né.e.s comme dans la cage de Beckett, déterminé.e.s à reprendre les sillons creusés d’un sens univoque qui est celui de la fonctionnalité systématique de notre langue maternelle.
Seulement voilà, nous ne faisons pas que « dire » quelque chose (sens), nous parlons (acte) et par cette ouverture de la parole, c’est toute la vitalité d’un échappement à la dictature de la langue qui vient secouer très opportunément l’humanité. La littérature n’est rien moins que cette secousse là. Nous ne comprenons pas Beckett tout de suite, pas plus que Ghérasim Luca, ou Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Proust, etc. Mais nous entrons en résonance avec ces auteurs. Nous les rencontrons. Dans toute littérature, il y a cette « éthique phonétique » qui nous permet de saisir autre chose qu’un contenu de sens, quelque chose qui nous trouble et nous libère de la tutelle du déjà dit, déjà pensé, déjà vécu de la langue.
Cette perspective est d’une richesse insoupçonnable qui suffit à elle seule à nous faire saisir l’importance extrême de la littérature pour que quelque chose comme l’humanité puisse devenir, continuer, se maintenir, et tout simplement ETRE.
(Pourquoi est-ce que j’écris ça? Parce qu’il faut vraiment saisir l’évidence de ce que Chat GPT représente aujourd’hui. Mais quoi? Exactement l’achèvement total du mouvement dénoncé par Nietzsche, le renoncement à ce qui est le plus précieux pour chacune et chacun de nous, à savoir son style. Consentir à ce que Chat GPT formule à notre place nos écrits, nos rapports, nos dissertations, nos lettres de (dé-) motivation, nos lettres à autrui, c’est se résigner à ne jamais sortir de la déchetterie de la langue, se complaire en elle comme faisant partie intégrante de sa dynamique obsolescente. Mieux vaut faire 10 fautes par phrase dans le fil d’une écriture qui est la nôtre que d’utiliser cet automate aux dents aussi blanches que celle de Cyril Féraud, exprimer dans une langue sans corps ni chair ni souffle des états d’âme si partageables qu’ils ne sont plus habitables par personne. Ce que j’exprime ici n’est pas la sonnette d’alarme d’un enseignant constatant les ravages de ce recours à l'intelligence artificielle dans l’exercice majeur de sa matière (Euh…même si c’est aussi un petit peu ça!), c’est davantage l’affirmation somme toute logique de tout ce qu’implique cet usage aussi minimal soit-il: la renonciation par tout être humain de ce qui fait de lui un être humain: son aptitude à la stylisation de soi)
Il existe toutefois une mise en perspective encore plus décisive et encore plus première de l’existence d’autrui au coeur même de notre expérience, c’est tout simplement celle de la perception. Se pourrait-il qu’autrui ne soit pas pas cette autre personne qui parfois surgirait dans mon champ de vision, par exemple, mais qui finalement y serait toujours préalablement associé? Se pourrait-il qu’autrui soit moins un autre être qu’une structure du champ perceptif grâce à laquelle je serai mis en contact avec des « objets ». Et si Autrui était toujours déjà efficient dans le simple fait que je perçoive ici une tasse, là une chaise ou une table?
C’est exactement ce que Gilles Deleuze à partir des analyses qu’il produit sur le livre de Michel Tournier: « Vendredi ou les limbes du Pacifique » démontre dans cet article extrait de son livre « Logique du sens »:
« En comparant les premiers effets de sa présence et ceux de son absence, nous pouvons dire ce qu'est autrui. Le tort des théories philosophiques, c'est de le réduire tantôt à un objet particulier, tantôt à un autre sujet (et même une conception comme celle de Sartre se contentait, dans l'Être et le Néant, de réunir les deux déterminations, faisant d'autrui un objet sous mon regard, quitte à ce qu'il me regarde à son tour et me transforme en objet). Mais autrui n'est ni un objet dans le champ de ma perception, ni un sujet qui me perçoit, c'est d'abord une structure du champ perceptif, sans laquelle ce champ dans son ensemble ne fonctionnerait pas comme il le fait.
Que cette structure soit effectuée par des personnages réels, par des sujets variables, moi pour vous, et vous pour moi, n'empêche pas qu'elle préexiste, comme condition d'organisation en général, aux termes qui l'actualisent dans chaque champ perceptif organisé le vôtre, le mien. Ainsi Autrui-a-priori comme structure absolue fonde la relativité des autruis comme termes effectuant la structure dans chaque champ. Mais quelle est cette structure ? C'est celle du possible. Un visage effrayé, c'est l'expression d'un monde possible effrayant, ou de quelque chose d'effrayant dans le monde, que je ne vois pas encore.
Comprenons que le possible n'est pas ici une catégorie abstraite désignant quelque chose qui n'existe pas : le monde possible exprimé existe parfaitement, mais il n'existe pas (actuellement) hors de ce qui l'exprime. Le visage terrifié ne ressemble pas à la chose terrifiante, il l'implique, il l'enveloppe comme quelque chose d'autre, dans une sorte de torsion qui met l'exprimé dans l'exprimant. Quand je saisis à mon tour et pour mon compte la réalité de ce qu'autrui exprimait, je ne fais rien qu'expliquer autrui, développer et réaliser le monde possible correspondant. Il est vrai qu'autrui donne déjà une certaine réalité aux possibles qu'il enveloppe: en parlant, précisément.
Autrui, c'est l'existence du possible enveloppé. Le langage, c'est la réalité du possible en tant que tel. Le moi, c'est le développement, l'explication des possibles, leur processus de réalisation dans l'actuel. D'Albertine aperçue, Proust dit qu'elle enveloppe ou exprime la plage et le déferlement des flots : « Si elle m'avait vu, qu'aurais-je pu lui représenter ? Du sein de quel univers me distinguait-elle ? » L'amour, la jalousie seront la tentative de développer, de déplier ce monde possible nommé Albertine. Bref, autrui comme structure, c'est l'expression d'un monde possible, c'est l'exprimé saisi comme n'existant pas encore hors de ce qui l’exprime. »
Logique du sens - Gilles Deleuze
A la compréhension stricte de ce passage qui n’est pas aisée, il faut ajouter une sorte de préambule qui part de la situation de Robinson Crusoe sur son île, c’est-à-dire qu’il faut évoquer l’expérience qu’il fait d’un monde sans autrui (c’’est d’ailleurs le titre même du texte de Gilles Deleuze).
Dans le roman de Michel Tournier, Robinson dés le début fait quelque chose qui nous semble aller de soi. Il échoue sur le rivage d’une terre dont il s’aperçoit qu’elle est une île et presque inconsciemment il poste mentalement des sortes d’observateurs dont il synthétiserait la vue de telle sorte qu’il pourrait ainsi bénéficier. Le conditionnel est évidemment crucial ici. Il ne VOIT pas l’île dans son entier. Il en a fait le tour et comme il est doté d’une mémoire il garde le souvenir de telle côte de l’île qu’il a vu « avant » quand il en expérimente une autre au présent de telle sorte qu’il ne doute pas un moment de l’existence de ce qu’il a vu « avant » quand il est dans le « pendant » de cette vision, dans son instantanéité.
Nous n’agissons pas autrement quand nous nous trouvons dans une pièce de notre habitation après avoir séjourné dans une autre. Nous ne remettons pas une seconde en cause le fait que la pièce dans laquelle nous étions existe, même si en fait elle n’est perçue par personne. Est- ce seulement une question de mémoire?
Non, c’est impossible pour la même raison que celle selon laquelle il m’est impossible de dire que telle personne que j’ai connue il y a un an, un mois voire un jour, existe encore. Si je suis certain que telle ou telle pièce de mon appartement existe encore, c’est nécessairement pour la même raison que celle qui fait que Robinson, au début de son isolement ne doute pas de l’existence de tel autre versant de l’île bien qu’il n’y soit pas présent d’une perception au présent. C’est parce que s’il y avait une autre personne dans l’île présente sur cette partie de l’île dans laquelle lui Robinson n’est pas, elle le verrait, elle la toucherait. L’île est « possiblement » existante pour toutes les personnes qui en ferait l’expérience sensible en même temps que moi, de telle sorte que l’on peut quadriller l’île en « secteurs d’île perceptibles possibles », comme le fait Robinson. Cela signifie qu’autrui pèse de tout son poids dans toutes ces perceptions à l’occasion desquelles nous supposons l’entièreté d’une île, d’une maison, d’un appartement, alors qu’à parler strict, nous n’en percevons effectivement qu’une toute petite partie.
Mais précisément, ce schéma est celui-là même qui s’active dans absolument TOUTES nos perceptions, sans exception. Je vois cette tasse….En fait non! Je ne vois que tel angle visible de cette tasse. Le terme de visible présuppose la possibilité. Cette tasse est visible mais elle n’est pas vue, en tout cas pas en tant que « tasse ». Personne ne perçoit jamais LA tasse telle qu’elle est (d’ailleurs est-elle vraiment?).
Je déduis l’existence de la tasse de ceci que j’en perçois une petite partie et surtout de ce que je ne doute pas que telle autre personne qui serait de l'autre côté en verrait l’autre face ou en toucherait l’anse, ou en sentirait la chaleur, etc (il ne faut pas oublier qu’il s’agit ici de perception, pas seulement de la vue). Insisterons-nous jamais assez sur tout ce que nos perceptions supposent d’intellectualité, de mental? Mais que désigne ici ce terme d’intellectualité?
Le fait que la tasse est une idée, un idéal perceptif, bref un « possible » qui n’est pas réel, en tout cas: pas tout de suite. Quand nous disons que nous voyons « UNE » tasse, « UNE » personne, « UNE » maison, « UNE » île, nous évoquons des possibles, mais pas du tout des objets ou des êtres actuellement perçus dans leur réalité. Bien sûr, si je fais le tour de l’objet, j’apercevrai ce qui avant pour moi n’était qu’une possibilité et que je n’envisageai qu’en tant que visible par autrui. Ce que vit petit à petit Robinson, à force d’être privé de la possibilité d’autrui, c’est l’impossibilité de supposer aux objets d’autres faces, d’autres réalités sensibles que celle qu’il perçoit ici et maintenant. En fait c’est exactement ce que certains réalisateurs de films d’angoisse exploitent très intelligemment. Tel coin de mur est structurellement menaçant, parce qu’en fait, d’un point de vue ponctuellement et rigoureusement perceptif, l’existence paisible de l’autre côté du mur est une pure spéculation et que tout peut en surgir.
Ici se situe probablement l’excellence même du film d’horreur, en son sens le plus phénoménologique, philosophique. Il est rigoureusement exact que mon champ perceptif strict est extrêmement limité et que c’est seulement au prix d’un travail de supposition continuel que j’achète ma tranquillité.
Cette pacification des angles et des perspectives nous la construisons aussi sur la présence des autres avec lesquels nous vivons, avec la perception possible desquels nous construisons ce monde bien polissé, bien rangé dans lequel nous ne craignons pas de passer le coin d’une rue.
Nous pouvons, entre autres, penser ici à l’exploration par la caméra de David Lynch, du couloir menant à la chambre de Fred Madison et de son épouse Renée dans le film « Lost Highway ». Voir ce genre de passage ou de film c’est exactement faire l’expérience « improbable » d’un monde sans autrui, monde dont il ne serait pas juste de dire qu’il est « faux ».
Mais il nous faut aller encore plus loin: ce qui se manifeste ici finalement, c’est l’évidence d’une dynamique du signal (voire du signe) au coeur même de nos perceptions les plus courantes, les plus effectives, les plus continues. Nous sommes embarqué.e.s vers des possibilités d’objets intégraux à partir des signaux que nous envoient les éclairs parcellaires de nos sensations. Tel angle vu et tronqué de la tasse me fait signe de l’existence de la tasse telle qu’elle est potentiellement visible par tous les yeux de tous les autres êtres voyants qui pourraient la voir en même temps. Le monde d’objets complets dans lequel nous vivons (ou croyons vivre) est un monde idéal vers lequel m’oriente le signe sensitif, la stimulation physique effectivement perçu par moi de telle sorte que finalement chaque sensation effective fait signe d’un monde avec autrui possible.
Or réciproquement chaque expression du visage d’autrui effective, que je perçois maintenant, ici, fait signe de l’existence du monde possible correspondant à la signifiance de cette expression. Il suffit qu’autrui me sourit et c’est l’existence miraculeuse d’un monde souriant qui se profile à l’horizon de cette expression rayonnante (comme nous sommes toutes et tous autrui pour autrui , cette considération devrait suffire à nous faire sourire à toutes les personnes que nous rencontrons à tout moment). Avons nous maintenant vraiment idée de ce qui se passe réellement quand nous passons au milieu d’un espace bondé, d’un périmètre sur lequel nous croisons une foule innombrable de visages, chacun étant dotés d’une multiplicité de tressaillements susceptible de faire signe d’une multiplicité de mondes?
Ce qui s’effectue alors n’est ni plus ni moins qu’un processus d’enveloppement et de désenveloppement perpétuel sous le mitraillage duquel nous sommes comme criblés par la capture de mondes terrifiants ou merveilleux au gré des états d’âmes exprimés par autrui, par « tous les autruis rencontrés ». C’est exactement ce que signifie Gilles Deleuze lorsqu’il affirme: « Autrui, c’est l’existence du possible enveloppé. » Tous les visages aperçus et, au sein de ces visages, toutes les expressions captées, sont des signes qui nous embarquent dans des perspectives de mondes possibles dans l’exploration desquels nous sommes projetés (que nous le voulions ou pas, et plutôt pas). Il n’y a vraiment pas besoin de nous référer à tous ces passages dans lesquels, au sein d’ouvrages empruntés au genre fantastique les héroïnes et les héros se retrouvent immergé.e.s dans d’autres mondes ou d’autres univers. La vérité est que cette expérience là est celle que nous faisons dans tous les lieux publics.
Conclusion
La question dés lors n’est même plus de savoir si l’expérience est partageable avec Autrui puisque c’est au coeur même de l’existence d’autrui que s’effectuent toutes nos expériences. Comment appeler, en effet, ce phénomène incroyable, vertigineux et finalement continuel de captation de mondes multiples dont nous sommes à la fois les proies et les acteur.trice.s, du fait même de l’efficience interactive des expressions et des stimulations incessantes de notre existence publique? Etre, tout simplement, ou plus précisément exister, ex-sistere, c’est-à-dire se tenir hors de…Jaillir hors de..Hors de l’existence d’autrui il n’y a pas d’existence tout court. Nous ne sommes ni plus ni moins que ce tâtonnement perpétuel de frontières là entre telle expression de désespoir abyssal saisi dans tel visage au croisement de telle ligne de métro et telle sourire capté à l’angle de tell rue.
Il nous faut cesser de croire à l’existence de « mondes intérieurs » ou d’univers introspectifs ou d’explorations dans l’intimité. La vérité est qu’il n’existe pas d’intimité, pas de for intérieur, pas d’oïkos. Le mode de vie du Hikikomori est pire qu’un suicide, c’est une sorte de fascination pour l’inhumanité. Autrui comme structure est toujours là avant, il est ce sans quoi il n’existerait pas de là, il est le là de l’être là, du da sein de Heidegger. Cela ne signifie pas du tout qu’il nous faille renoncer à notre individuation, à notre style, c’est même exactement le contraire. Nous n’existons individuellement (c’est-à-dire à votre d’individuation en cours) que dans le tissage incessant de ces rencontres avec d’autres univers possibles dont autrui est continuellement porteur mais aussi dont nous sommes porteurs pour autrui.