Chaque matin lorsque notre réveil sonne, nous l'atteignons, nous nous levons du même côté du lit, nous marchons dans le couloir et tournons à droite pour descendre l’escalier afin de prendre notre petit déjeuner. Durant lequel nous prenons toujours les mêmes céréales. Un ensemble de gestes habituels que nous répétons machinalement comme s’il était imprégné en nous. Une routine où nos actions prennent le dessus sur notre esprit. Des attitudes qui viennent de souvenirs passés des jours et des semaines précédentes. Une flopée d’automatismes que nous répétons inconsciemment. Mais finalement, est-ce notre passé qui dicte nos actions ou notre présent? A l’image d’une sorte d’imprégnation qui viendrait hanter le présent. Et pourtant j’aurais très bien pu me lever de l'autre côté ou bien prendre un autre petit déjeuner. A cet instant présent j’aurais eu une multitude de potentialités que de me laisser déterminer par mon passé comme une sorte de programmation. Ainsi c’est bien nous qui laissons notre passé prendre le dessus sur notre présent. C’est nous qui nous privons de contingence. Alors sommes-nous des animaux déterminés, privés de liberté? Un certain inconscient prime-t-il sur notre conscience? Finalement, sommes-nous libres d’être notre passé?
Selon Alain, l’homme est avant tout conscient. Cette conscience divise notre être en deux d’un côté celui qui fait et de l’autre celui qui sait qu’il fait. Chacun de nous est l’image d’un acteur qui obéit au réalisateur qu’il est. La conscience est synonyme de division et de reconnaissance. Alain lui distingue trois types de conscience : la conscience spontanée qui est la conscience du monde, celle réfléchie, prendre conscience de soi dans le monde et la dernière morale qui nous interroge sur nos actions entre le bien et le mal. Toutes ces consciences nous permettent de nous situer par rapport au monde et de nous questionner sur l’impact de nos actes. L’homme prend conscience de lui. C’est grâce à cette conscience que l’homme est capable de faire une dissociation, une distinction. De ce fait, le réalisateur peut changer l’acteur qui représente son moi passé.
En effet, lorsque que j’ai mal, je distingue mon moi de ma douleur. Ce qui me permet de différencier mon moi passé de mon moi présent. A l’image de Paul Atréides dans Dune qui ne retire pas sa main de la boite malgré les réflexes de son corps qui lui indique le contraire car il prend conscience de la situation par rapport à sa douleur.
Ainsi Alain s’oppose à cette idée d’un passé déterminant , pour lui l'homme est conscient de lui-même et de ses actes. Or il existe tout de même une part d’inconscient, en tout homme qui empêche cette dissociation. Un moi passé qui revient à la surface du présent plus ou moins violemment et qui est déterminant. Des souvenirs de notre vie qui nous apparaissent involontairement. Notre vécu qui reste là en surface de notre présent et qui va déterminer nos actions, nos pensées...
En outre, l'auteur Marcel Proust explore cette emprise du passé sur nous avec sa célèbre madeleine. Devenue une expression, elle désigne un élément déclencheur qui fait remonter un souvenir involontaire, une odeur, une texture qui nous replonge dans notre mémoire. L’idée qu’on rend conscient ce qui était inconscient. Proust met en lumière le fait que nous ne serions que nos sensations passées, notre moi se tisse dans nos affects. Il ne s’effectue pas ce processus de dissociation entre mon moi passé et mon moi présent, car il est de l'ordre de l’inconscient. A l'exemple du héros amnésique Jason Bourne qui se rend compte d’une capacité de combat qu’il ne connaissait pas, ainsi inconsciemment son corps reproduit des sensations passées.Cela reviendrait à dire que notre passé fait ce que nous sommes en opposition à la thèse d’Alain.
Par ailleurs,selon Freud, le père de la psychanalyse, notre passé est la cause de nos problèmes actuels. C'est-à-dire que notre passé détermine nos actions, nos pensées de façon inconsciente. En effet, il vrai que si l’on se base sur ce principe, force est de constater que la façon dont nous réagissons au présent est la cause d’automatismes passés comme le héros évoqué juste avant. Pour lui, l'homme est dans le déni de sa propre nature avec la distinction de trois instances le “ça” qui sont nos pulsions pressantes dès la naissance, le “sur moi” qui est assimilé à un dressage pour distinguer ce qui est bien du mal et le “moi” qui représente notre lutte entre notre éducation et nos pulsions.
Ainsi le moi n’est pas naturel, il l’origine d’une inculcation passé qui façonne notre devenir, d’un point de vue sociologique, on pourrait parler de socialisation un ensemble de processus qui consiste à construire un individu dans une société. Elle est d’abord primaire avec un conditionnement qui ancre en nous des comportements qui régissent nos actions futures. Puis secondaire avec nos différentes relations, nos différentes rencontres qui constituent notre expérience et influencent notre devenir. Sigmund Freud explore bien cette idée d’un comportement passif face au passé. Pareil à un déterminisme qui montrerait que la cause de notre présent et notre vécu.
Ce déterminisme peut être historique, prenons l’exemple d’enfants élevés par des parents qui ont vécu la guerre, ceux-là même auront un écho de celle-ci. Finalement, notre passé doit composer avec LE passé. Ce peut être aussi un déterminisme culturel, l’inconscient de reproduire des codes, des règles et des normes sociales comme la politesse. Cette perspective d’un déterminisme social est exploré par Pierre Bourdieu et sa notion d’habitus que l’on pourrait définir comme une manière d’être et de penser propre à une position sociale. Norbert Elias le décrit comme le “savoir social incorporé”. On n’en connaît pas l’origine mais cela est présent inconsciemment selon notre catégorie sociale. Le libre arbitre est remplacé par un passé qui agit sur les comportements actuels. Ce peut être la manière d’être, la façon de parler, de se tenir ou de s’habiller.
Prenons l’exemple des classes sociales passées entre les riches bourgeois et les ouvriers. La façon de se tenir était codifiée, droite et fière pour les bourgeois alors que les ouvriers étaient plutôt replier sur eux mêmes. Or il aurait pu en être autrement un ouvrier aurait très bien pu se tenir droit mais l’environnement social dans lequel il a vécu, l’a déterminé et lui a imposé une posture inconsciemment.
Finalement ce que l’on est, c’est ce que la vie a fait de nous. Mais pour autant où se trouve le libre arbitre, pour Bourdieu il est écrasé par le passé. Mais si nous étions ce que le passé a fait de nous, nous serions programmables, nos actions serait prévisibles, tel un dieu qui connaîtrait le devenir de tous or dans ce cas il n’y aurait plus de liberté humaine où serait notre liberté de choisir, de devenir un autre de celui qu’on était.
Assurément la notion de liberté est très importante, en effet Sartre identifie le présent comme une liberté, un moment où tout est possible. Chacunes des occasions présentes sont des occasions d’être libre. Finalement, nous sommes tous condamnés à être libres. Pour lui le passé a une prise sur nous que parce que cela dépend de notre projet présent. Ainsi nous faisons le choix de donner au passé une emprise sur nous. A contrario cela revient à dire que nous sommes libres d’échapper au passé. D’être une personne nouvelle de ce que j’étais. Certes, même si rien ne nous détermine davantage que notre passé, nous sommes libres au présent de le réinterpréter pour nos projets en devenir.
Il illustre bien sa thèse dans l’être et le néant où l’on comprend que c’est à nous de définir la signification de notre passé. Avec l’exemple, de la crise d’adolescence qu’il décrit comme « mystique », c’est notre moi présent qui vas la catégoriser comme un accident ou un réel changement. Nous avons donc besoin de nous regarder agir.
En somme, nous avons toujours le choix, celui qui dit le contraire, ne cherche simplement qu’une excuse. De cette manière au quotidien nous ne cessons de nous trouver des excuses mais pour Sartre nous sommes des “salauds”. Pour lui nous avons le choix que quand nous ne l’avons pas. C'est -à -dire lorsque que je suis contraint par quelque chose je vais faire un choix qui me rendra libre. Il prend l’exemple de l’occupation allemande où les français ont dû faire le choix entre la collaboration ou la résistance, un moment où nous n’avons jamais été aussi libre.
Ainsi, le choix est synonyme de liberté, de se détacher du moi passé. En effet, il n’existe pas de choix déterminant qui impactera notre futur comme une fatalité mais plutôt une multiplicité de possibilités au présent. Parmi toutes les potentialités nous en choisissons une, c’est ce qu’on appelle la contingence. Un hasard de nos choix qui ne sont pas prédéfinis. La vision de la vie n’est pas linéaire , certes nous avons fait ce choix là mais nous aurions pû en faire un autre tout aussi différent. Nous ne sommes pas écrasés par une nécessité ou bien un déterminisme. En effet, si nous étions ce que notre passé à fait de nous, nous n'aurions pas le choix et toutes nos actions seraient écrites. Or il est vrai que lorsque nous écrivons ce n’est pas notre passé qui nous le dicte. Nous écrivons ces mots mais nous aurions pu en choisir d’autres. En définitive, l’existence est marquée par une déhiscence, cette idée d’une ouverture du présent vers un futur indéterminé.
Mais si nous avons le choix au présent d’être une nouvelle version de nous même, nous avons aussi le choix d’être notre passé, de rester figés sur une image de nous, qu'inconsciemment ce que nous avons été nous voulons le rester, un nom, un comportement, une attitude. Une personnalité que nous voulons qu’on nous associe et qui s'appuie sur une expérience autour de laquelle toutes nos préoccupations tournent, à l’image de la vengeance. Le processus de vengeance repose sur quelque chose de passé qui engendre un comportement. C'est -à -dire une obsession pour un événement passé qui va constituer un moi dans cela. La définition de la vengeance est d’obtenir réparation pour un affront, un acte qui a pu nous causer des dommages. Sans nul doute elle s'appuie sur un sentiment de colère face à une offense, un traumatisme. Ainsi la vengeance nécessite de rester bloqué dans le passé, ne pas réussir à sortir de ce souvenir. Un sacrifice du présent au passé qui au final nous constitue et détermine toutes nos actions. Les personnes décident d’incarner ce passé auquel elle s’identifie pleinement.
La vengeance s’illustre avec de nombreux héros. En effet, ce sont souvent les protagonistes de pléthore de récits. A l’image d’Arya Stark dans la série Game of Thrones. C’est une jeune fille hantée par les images de son passé où elle a vu le massacre de membres de sa famille. De ce fait, elle reste traumatisée par ça et se construit entièrement autour de cela. En effet, elle cherche la vengeance à tout prix afin de tuer tous ceux qui lui ont fait du mal à elle et à sa famille. Tout au long de la série on l'a voit évoluer autour de cet objectif, elle apprend à combattre et récite chaque soir tous les noms de ceux qu’elle veut tuer. Elle se sacrifie totalement à son passé au point d’être rongée par lui. Mais la vengeance ne se fait pas tout le temps de façon consciente. Freud lui, l’aborde du point de vue du refoulement. En effet, ce serait un vengeance, des souvenirs refoulés qui reviendrait à la surface. Des pulsions arrêtées par la censure du surmoi revenant brutalement à travers de l’hystérie, des troubles du comportements ou bien des psychose. La marque de la prise du passé sur le présent. “Le moi n’est pas maître de sa propre maison”, c'est-à-dire qu’il est victime d’un passé déterminant.
Il observe cette emprise notamment avec une de ses patientes Anna O. qui a tragiquement perdu son père. Or celui- ci est mort dans les bras d’une prostituée dans une maison close où Anna a dû se rendre pour l'identifier. Un terrible choque pour la jeune femme qui se combine à une honte extrême. Une aventure qui la poussa à essayer d’oublier ce souvenir désagréable, ce moment de honte qu’elle a classé comme un autre et qu’elle a mis au plus profond d'elle-même dans son inconscient. Comme ceci, son moi conscient était libre à ses occupations. Cependant ce n’était pas un souvenir comme un autre et cet inconscient toujours présent revenait violemment se manifester par des crises d’hystéries. Un exemple qui montre l’emprise du passé qui détermine les comportements du moi présent. Certes l’exemple d’Anna O ne rentre pas complètement dans l’idée d’une vengeance mais bien dans celle d’une personne dont le passé sacrifie le présent.
C’est ainsi que Saint Augustin développe cette idée d’une temporalité subjective. Il explique que finalement le présent pour qu’il soit présent est passé, sinon il serait l’éternité. Et nous, nous serions comme des dieux, nous pourrions tout programmer. Cependant ce n’est pas le cas, cela montre bien que les temporalités ne sont pas fixes et que nos dimensions figées ne correspondent pas à la réalité.
Par ailleurs, il explique dans sa théorie que ses dimensions sont invraisemblablement liées à notre présent et notre ressentie. Ainsi il y a le présent du passé qui correspond à notre mémoire. Le présent du présent qui est notre attention et le présent du futur qui notre anticipation. Il n’existe donc pas de dimensions objective du temps, si le passé fait ce que je suis c’est que quelque part je l’ai choisi. J’ai choisi que mes souvenirs, ma mémoire déterminent mon présent. A contrario je pourrais tout aussi bien choisir le contraire.
En somme, il existe différentes temporalités. En effet les hommes qui font société, ont installé une mesure, un temps artificiel et discontinu. Or c’est un temps faux, il illustre bien l'anthropocentrisme des hommes. De plus il existe un autre temps, continu et plus concret, le mouvement du cosmos, c’est le temps qui passe celui du soleil qui se lève et se couche. Ce temps est indépendant de nous.
Les grecs en ont établi trois dimensions, d'abord le Chronos, qui représente ce temps discontinu et linéaire. Un temps divisible et mesurable à l’image des minutes et des jours qui passent, de cette sonnerie qui nous indique qu’une heure est passée. Or les grecs en distinguent un deuxième l’Aiôn qui est la réalité de la dimension dans laquelle nous vivons. Un temps qui est cyclique et continu. Une dimension indivisible, cosmique, cela représente la dynamique du présent. A cela les grecs ajoutent une troisième dimension, le Kairos qui est l’instant parfait, le moment opportun, tombé à pic.
Ainsi au-delà des dimensions subjectives du temps, les grecs nous apportent un élément essentiel celui de constater qu’au final nous vivons dans un temps qui nous dépasse où le passé n’est pas. Un temps qui serait l’éternité et sur lequel s'appuie Nietzsche dans son idée de l’éternel retour. Il nous invite à voir notre vie dans un temps cyclique à l’image de l’Aiôn qu'à un temps linéaire comme le Chronos d’où nous provient cette idée de passé. Le passé n’est donc plus, le temps devient toujours, une éternité positive.
De ce fait, la temporalité humaine que l’on nous a inculquée nous pousse à croire que nous vivons une succession d'événements discontinus reliés par un fil. On croit souvent qu’un moment difficile va vite passer. Or Nietzsche réfute cela, pour lui tout est éternel rien n’est que passé, présent ou futur. Tous les instants que nous vivons sont éternels et s'emboîtent les uns avec les autres.
En outre, nous nous attachons à cette distinction du temps pour échapper au fait que tout se répercute irrémédiablement dans notre vie à l’image d’ondes qui se propagent. Nous vivons alors dans l’Aiôn même si nous essayons de le fuir. Le temps est un cycle infini, ce moment a déjà eu lieu et reviendra, il n’est pas linéaire et fragmentée. Néanmoins l’idée de Nietzsche n’est pas seulement de dire que tout revient fatalement, il va plus loin que ça.
A l’exemple d’une rupture amoureuse, en effet lorsque que nous rompons avec quelqu’un dans le présent, nous nous rendons compte que nous aurions pu rompre bien avant dans le passé où il y a déjà eu des signes. Un peu comme des micro ruptures, assurément cette idée n’est pas venue à nous brutalement. Ainsi lorsque que nous rompons au présent, nous avions déjà rompu avant, cet acte se répand dans notre passé, notre futur et notre présent, il devient éternel comme un cycle de rupture. Nous avons rompu une fois et nous rompons avec tous les moments. En effet, nous devons rompre avec la présence de cette personne, son souvenir, les habitudes que nous avions ensemble. Cette rupture s’éternise et devient toujours.
Tout n’a pas un début et une fin, tout n’a pas une naissance et une mort, on ne vit pas dans le chronos mais dans l’aiôn, il ne s’agit donc pas de rompre dans le présent mais de savoir si nous avons envie de rompre éternellement, si nous voulons de ce cycle, car nous n’aurons jamais cessé de rompre. La question est de savoir si nous arrivons à vivre pleinement dans ce cycle, et à nous épanouir sans le subir. Nous ne sommes pas ce que mon passé à fait de nous car nous vivons dans un temps sans commencement ni finalité où nous sommes toujours en devenir.
En conclusion à cette réflexion, certes nous sommes influencés par notre société remplie de déterminisme ou par notre passé inconscient qui influence notre présent. Mais nous sommes avant tout des êtres conscients capables d’analyser et de dissocier les temporalités passé et présent. Au fond nous sommes libres d’être ou non notre passé, c’est une liberté indissociable de nous car nous avons toujours le choix. Et même si Freud montre l’oubli comme un choix inconscient, Nietzsche le présente comme une nécessité, un moyen d’être nouveau dans le présent. Néanmoins, le temps dans lequel nous vivons est au cœur de notre réflexion. Ces temporalités fixes n’existent pas, ce sont des temps faux, discontinus et dépendant de nous. Si ces temporalités fond ce que nous sommes c’est que nous l’avons choisi. Mais nous vivons dans un temps beaucoup plus complexe que celui des hommes mesurables, nous vivons dans l’Aiôn. Une temporalité cyclique et naturelle dans laquelle tout est éternel. Les événements n’ont ni un début, ni une fin, ils se répercutent dans notre vie comme des ondes. Nous vivons dans un cycle où le tout devient toujours. Ainsi je ne suis pas ce que mon passé à fait de moi car au final le passé n’est pas et que je suis toujours en devenir.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire