Philosophie médiatique et pratique historique
Ces trois questions sont liées. Elles le sont dans notre rapport au temps ainsi que dans la pratique de l’histoire et de la philosophie. A l’occasion de la rencontre avec Johann Chapoutot grâce à la journée du 19 octobre sur la résistible ascension de l’extrême droite qui s’est déroulée à Monnières, j’ai pu essayer d’approfondir ce sentiment qui accompagne la lecture de ses travaux ainsi que le visionnage de ses vidéos, et surtout l’une d’entre elles, celle d’un entretien accordé à la chaîne Antithèse. Pourquoi un enseignant de philosophie trouve-t-il dans le style d’écriture, dans la prise de parole et dans la pratique d’historien de Johann Chapoutot, infiniment plus que dans celle de la plupart des philosophes « de formation » d’aujourd’hui notamment concernant le programme de terminale HLP? Comment expliquer cette impression très forte d’une résonance avec notamment les réflexions de Martin Heidegger, de Gilles Deleuze, de Giorgio Agamben, de Guy Debord, de Walter Benjamin dans ces livres, notamment « Libres d’obéir » et « Le grand récit » et tout cela accompagné de la certitude de voir à l’œuvre ni plus ni moins que les ressorts du temps au coeur même de notre modernité?
C’est un exercice un peu douloureux mais très instructif que de voir s’écrouler comme un château de cartes les « pseudo philosophes » les plus invités sur les plateaux télé comme Alan Finkielkraut, Michel Onfray, Luc Ferry, Raphaël Enthoven (douloureux lorsque l’on voit ou entend le mot « philosophie » associé à la prestation de ces clowns tératologiques plus terrifiants encore que « Clown terrifier opus 23 » et qu’on se dit que nous allons faire cours sur le fond éventuel du spectacle piteux qu’ils offrent à nos élèves d’une discipline que nous aimons pratiquer, comme si l’enseignement de cette matière, déjà difficile en soi, avait besoin d’une vitrine aussi consternante - Pour contrebalancer l’évocation de ces histrions dispensables, on peut citer, en plus des œuvres et des prises de parole de Johann Chapoutot celles de trois femmes de lettres et de philosophie, peu présentes dans les médias mainstream, qui nous permettent de faire sauter les verrous de ce quadrillage médiatique nauséabond: Sandra Lucbert, Anne Alombert et Barbara Stiegler)
On aura du mal à saisir la pratique d’historien de Johann Chapoutot (mais finalement la pratique d’historien authentique tout court) si l’on ne saisit pas la différence entre l’analogie et la comparaison. On peut bien comparer la période que nous vivons avec celle des années trente et en ressortir « quelque chose » à partir de quoi on dira que « c’est pareil ». Cette comparaison ne pourra en aucune façon sortir indemne de la présomption d’une idéologie sous-jacente, parce qu’il y a nécessairement anguille sous roche et que c’est bien à partir d’une intention que l’on aura osé cette comparaison. L’analogie est beaucoup plus rigoureuse et neutre, voire imparable. Il n’est pas question de comparer des époques mais de voir à l’œuvre des identités de relation. La paume est à la main ce que la voûte plantaire est au pied: c’est une analogie pure de structure et d’une évidence simple, constatable par toute personne de bon sens. De la même façon, il y a dans la collusion actuelle, celle qui œuvre à l’assemblée nationale aujourd’hui, entre l’extrême centre et l’extrême droite une analogie indiscutable avec tout ce qui s‘est passé dans l’année 1932 en Allemagne. Il n’est pas question d’affirmer que l’histoire se répète, ni qu’il existerait « des leçons à retirer de l’histoire », mais de pointer des identités de relation entre des blocs politiques. C’est tout!
La tessiture
On peut choisir de faire l’histoire d’un passé que l’on estime révolu, comme s’il était fait d’une autre texture que celle de notre présent ou de notre futur, mais c’est évidemment faux et c’est sur le fond de cette continuité temporelle là que je saisis ces analogies. Ce n’est donc pas en tant que je compare ceci ou cela que je fais de l’histoire mais parce que je sens affluer à une situation présente une analogie ancienne qui ne « m’avertit » de rien, qui « n’annonce » rien, mais révèle l’efficience sous-jacente d’un devenir (de ce que Nietzsche appelait l’innocence du devenir) , lequel œuvre au sein de notre histoire et ce n’est en l’occurrence pas moins menaçant. Ça l’est même beaucoup plus.
Il m’est impossible, pour ma part, de détacher la lecture des travaux de Johann Chapoutot de cette expression de Marcel Proust dans la recherche, « du côté de chez Swann »: « J’entends la rumeur des distances traversées », à l’occasion du goût de la madeleine. Le souvenir n’est pas volontaire et il existe une intrication forte entre les sensations dont nous avons été affectées et l’écoulement du temps de telle sorte que rien jamais ne se rompt et qu’en tirant simplement sur le fil tissé dans cette limaille d’affects, nous retrouvons l’édifice entier du souvenir « sous venant », ressuscitant d’un passé qui n’est jamais révolu. Là se situe vraiment le rapport avec la fibre esthésique du souvenir et de l’histoire. C’est aussi ici que surgissent les figures liées de l’historien et du philosophe. Ce n’est pas fondamentalement une question d’intérêt, de culture, de grosse tête bien pleine, c’est, comme le dirait Gilles Deleuze « une affaire de perception », de sixième sens ainsi que l’affirme ici Johann Chapoutot à la fin de cet entretien en évoquant le « sixième sens du temps ».
On ne peut pas se doter « gratuitement » de tout un attirail de dates, du travail à effectuer à partir des archives, de la curiosité à l’égard des témoignages des évènements sans cette écoute continuelle et extrêmement attentive (« aux aguets » dirait Deleuze) de la « tessiture du temps », de la rumeur des distances traversées. La tessiture désigne finalement « le fond » d’une voix, ce qui fait son registre de tonalités premières, registre que l’on peut travailler, dont on peut augmenter l’amplitude mais dans lequel demeure une gamme originelle authentique. C’est ce qui nous remue finalement et intensément (ou pas) à la première prise de parole d’une personne, c’est ce qui fait que nous allons rester sous le charme de sa voix, ou pas, ce que l’on va très inconsciemment en enregistrer de vécu, d’attente, de curiosité, d’envie de vivre et d’intensité d’exister. Les affinités éprouvées avec une personne sont en liaison directe avec notre réception de sa voix. Bien! Imaginons maintenant ce que cela peut vouloir dire que de nous tenir à l’écoute de cette tessiture là, de ce fond de résonances et d’expériences imprégnant le timbre sonore de la voix d’une personne mais de faire cela pour le « temps ».
Dans les modulations de la voix d’une personne, on perçoit immédiatement et inconsciemment le degré de nécessité qu’elle accorde à la conversation, à l’envie de nous parler, de nous mobiliser, de se rendre disponible à nous. Il n’est pas possible pour le narrateur de la recherche de se montrer indifférent au signal de la madeleine (rapport du sens et du signal) parce qu’elle l‘appelle du fond des âges, du fond de « son » âge, de tout ce que doit son existence au temps, c’est-à-dire du fait qu’il est tissé dans cette matière là, dans ce tissage d’affects là. C’est exactement comme s’il éprouvait dans l’expérience de ce souvenir d’enfance le fond de consistance de son être, de sa présence, laquelle ne peut se concevoir que comme présence au monde, à un monde qui passe, qui devient, qui suit des évolutions avec les autres, pour les autres, et devant eux (ipséïté).
C’est le point de jonction de toute existence historienne et de « toute histoire existée ». Le temps ne nous dit rien mais il nous parle et du fond de cette voix se fait entendre une tessiture, laquelle nous cerne et nous cible de telle sorte que non seulement il est hors de question de nous soustraire à cet appel mais il est encore moins possible de nier l’évidence à la lumière de laquelle il est une part de nous qui étrangement l’a émis, l’émet et l’émettra toujours. Si notre être au monde est historique, c’est parce que notre être au monde est historien et que du fond des âges je perçois l’inextricabilité de cette texture dont est fait le fil des évènements et celle dont mon être est constitué. C’est la raison pour laquelle l’utilisation de ce terme de « tessiture » dans la bouche de Johann Chapoutot touche simplement, mais, sans contestation aucune, juste.
L’ethos de la trace et du témoin
Nous pouvons dés lors saisir avec précision les trois axes qui se nouent dans la pratique de l’historien.ne: l’histoire, l’éthique et la métaphysique, soit l’articulation de ces trois questions:
- Qu’est-ce qui reste d’une personne humaine?
- Qu’est ce qui reste une personne humaine ?
- Qu’est-ce qu’il restera de la personne humaine?
J’exprime ici ce qui fonde originellement mon implication dans l’écoute et la lecture de Johann Chapoutot, à savoir exactement cette articulation là, la certitude que quelque chose de Proustien mais aussi de Nietzschéen anime cette œuvre de bout en bout. Pour le dire plus simplement, le souci historique de déterminer ce qui peut rester d’une personne est indissociable de ce qui d’elle reste une personne, de l’empreinte de son pas dans la boue des évènements et des micro évènements de l’existence, empreinte liée à sa puissance d’agir, au bois dont elle s’est chauffée, aux intensités d’existence qu’elle a libérée (éthique), à son intégrité, à sa capacité de répondre de ces actes là à ses propres yeux et aux yeux d’autrui (capacité à laquelle tant de personnalités politiques très en vue semble avoir renoncé).
Il nous faut alors détacher cette perspective de sa gangue individuelle pour saisir que c’est de l’humanité dont il est question, de ce qui peut demeurer d’humain dans le monde, de cette initiative humaine qu’est la constitution de cités, de polis, d’actions concertées, délibérées grâce à laquelle quelque chose de l’humain prend corps à titre d’aventure dans toutes les autres lignes d’existence participant au fait que « le monde est là ». Tout ce que l’univers a à perdre de la disparition de l’humanité n’est ni plus ni moins qu’une certaine qualité de témoignage ("Tant de mains pour transformer ce monde, et si peu de regards pour le contempler !" dit Julien Gracq dans Lettrines), qu’une certaine tessiture dans la clameur d’un chant qui, sans lui, serait, sera peut-être, mais sans l’écho de cette autre voix qui résonne aussi à soi. En l’être humain, en tant que Da sein, se réalise cette qualité de témoignage qui n’est que témoignage. Ce n’est pas du tout que les autres êtres vivants soit privés de cette modalité d'attention là, c’est plutôt qu’elle est entièrement polarisée sur « l’Umwelt » (monde alentour) découvert par Von Uexküll et théorisé par Martin Heidegger.
Se mettre à l’écoute de la tessiture du temps, c’est manifester une certaine aptitude au décentrage, à la pratique désanthropocentrée d’une sensibilité à l’innocence du devenir par le biais de laquelle on se met à l’unisson de cette rumeur de ce que les grecs appelait l’Aiôn. Que les êtres humains puissent se tenir à l’écoute de cette tessiture c’est ce dont un certain type d’historien.ne.s témoigne, comme Johann Chapoutot, Christian Ingrao et quelques autres. Ils et elles poussent le souci chronologique jusqu’au dépassement même de cette dimension, si bien que quelque chose de l’Aiôn, (temps continu et indivisible) perce d’abord puis se déroule ensuite avec justesse et bonheur au fil de la perspective historique.
L’étude rigoureuse de ce qui reste d’une personne côtoie et s’imprègne de ce qui d’elle a fait UNE personne au sens de l’ethos, au sens éthique du terme. L’étude de cette capillarité entre la restitution d’un trame évènementielle et le degré d’assomption de ces effectuations par l’être à soi d’un témoignage vient alors au premier plan, comme une évidence radicale. C’est aussi la raison pour laquelle cette période là, celle du troisième Reich est si cruciale. Pour reprendre un exemple cité par Johan Chapoutot, la proximité spatiale entre le centre ville de Weimar et le camp de Buchenwald « parle », ou plutôt fait entendre la tessiture du temps et il faut que le champ d’amplitude de cette voix là résonne, ce qui fonde le métier d’historien.
Cette tessiture, en l’occurrence, c’est ce qui, pour cet exemple là, se teinte de tout ce qu’implique dans le temps cette proximité spatiale entre le centre culturel de Weimar, la maison de Goethe et l’installation de ce camp d’extermination (à partir de 1941). Ce qui fut à un moment donné le cœur culturel de l’Europe devient littéralement son maelström, le vortex par lequel elle est aspirée. Douze kilomètres séparent l’un des lieux les plus marquants de la culture européenne et son effondrement. Cette distance là s’amplifie du son de la rumeur de Proust en ceci qu’elle tient davantage de la durée que du kilométrage.
Ce n’est même pas assez que d’affirmer de cette proximité qu’elle est symbolique car cette durée, ou plus exactement cette coupe temporelle de l’espace et du territoire, cet axe vertical révélé par ce sixième sens du temps s’amplifie de toutes les « défections éthiques » des témoins de Buchenwald. Les êtres humains se tordent sous l’effet des évènements comme certains matériaux trop ductiles mais cette torsion n’est pas tenable. Bien comprendre ce terme: de « tenable » c’est saisir le rapport de l’éthique et de l’évènement. Pour se tenir à la hauteur des évènements, il faut faire preuve d’une insoutenable légèreté. Rien ne saurait être plus léger que l’évidence factuelle de cette proximité qui « est », qui est « juste là », mais ô combien lourde est l’assomption de tout ce qu’elle induit de « témoignage humain ».
Par ce terme il faut entendre à la fois celui des victimes et celui des témoins défectueux ont vu ces convois de prisonniers, qui ont respiré les odeurs et les fumées sortant de ces cheminées. La durée d’un fait est évidemment moindre que celle d’un souvenir et dans la notable différence de puissance entre les deux s’exprime toute la pratique de l’historien de métier qui ne peut pas œuvrer sur un autre terrain que celui du souvenir, ce qui suppose la même qualité de support esthésique que la madeleine avec toutefois beaucoup moins de poésie. Cette affaire se complique dés que commence à s’y insinuer de la dénégation mémorielle comme l’illustre assez bien le film de Ari Folman: « Valse avec Bachir ».
L’Aidôs et le dernier des hommes
Voilà ce que nous pouvons dire du rapport entre « ce qui reste d’un homme » et « ce qui reste un homme ». Ce qui reste des humain.e.s brûlé.e.s dans les camps, c’est seulement mais aussi « structurellement » « consubstantiellement » ce qui dure du souvenir de celles et ceux qui y ont assisté ou qui en ont physiquement perçu les traces sensibles, qui ont eu à rendre compatible la digestion des faits auxquels ils ou elles ont assisté et l’attention portée à une certaine qualité d’être à soi. C’est la raison pour laquelle dans l’écoulement de cette durée, l’ipséité, c’est-à-dire l’aptitude d’une personne à maintenir le cap d’une promesse, d’une « tenue », d’une décence habitable de soi par soi , d’une consistance éthique, entre en jeu.
C’est ce que l’on peut appeler l’ethos du témoignage qui s’articule donc avec l’ethos de la trace (histoire, archive, archéologie) et auquel nous pouvons maintenant adjoindre un troisième ethos de la pratique historique, celui que, faute de mieux, nous pourrions définir comme « devenir anthropologique », et qui a rapport avec la honte bue par le dernier des hommes, la destruction de l’aidôs grec, dont on oublie qu’elle est, dans la version du mythe de Prométhée qui est développée dans le Protagoras de Platon la condition d’existence de la survie des humains qui malgré les « cadeaux » volés aux Dieux par leur protecteur ne parviennent pas à rester en vie. L’aidôs, au fond, c’est le remède le plus efficace pour tenir l’hybris, la tentation de l’illimitisme humain à distance. C’est aussi ce qui maintient en éveil la possibilité d’une honte liée à notre appartenance au genre, de telle sorte qu’au cœur même des abjections les plus innommables dont l’historien.ne travaille le témoignage, le fil d’une existence humaine ne soit pas rompu. Évidemment ce concept grec est en ligne directe avec ce que Primo Lévi a désigné par l’expression: « honte d’être un homme ». Si nous ne craignions pas le malentendu avec la signification honorifique du terme, nous pourrions évoquer ici pour définir ce troisième ethos qui s’articule à celui du témoignage « l’ethos de la postérité », mais au sens de postérité humaine: ce qui reste de l’humain.
Dans un autre entretien de Johann Chapoutot accordé à la chaîne Elucid, il fait référence au « dernier des hommes » dans « Ainsi parlait Zarathoustra » de Friedrich Nietzsche. Pour reprendre précisément ses termes, le recours à des philosophes permet à l’historien de bénéficier d’un certain type de regard ou d’analyse qui met en perspective les évènements de l’époque, et les éclaire de cette sensibilité à la tessiture du temps. De fait, la description par Nietzsche du dernier des hommes en 1883 fait parfaitement écho aux « eaux glacées du calcul égoïste » évoquées par Karl Marx pour décrire les ravages du capitalisme au milieu du 19e siècle.
Ce que nous vivons aujourd’hui n’est ni plus ni moins que « le devenir ce dernier homme » qui déjà sous la plume de Nietzsche était très efficacement portraituré:
« Voici ! Je vous montre le dernier homme.
« Amour ? Création ? Désir ? Étoile ? Qu’est cela ? » — Ainsi demande le dernier homme et il cligne de l’œil.
La terre sera alors devenue plus petite, et sur elle sautillera le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme vit le plus longtemps.
« Nous avons inventé le bonheur, » — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.
Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur. On aime encore son voisin et l’on se frotte à lui : car on a besoin de chaleur.
Tomber malade et être méfiant passe chez eux pour un péché : on s’avance prudemment. Bien fou qui trébuche encore sur les pierres et sur les hommes !
Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poisons enfin, pour mourir agréablement.
On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais l’on veille à ce que la distraction ne débilite point.
On ne devient plus ni pauvre ni riche : ce sont deux choses trop pénibles. Qui voudrait encore gouverner ? Qui voudrait obéir encore ? Ce sont deux choses trop pénibles.
Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont égaux : qui a d’autres sentiments va de son plein gré dans la maison des fous.
« Autrefois tout le monde était fou, » — disent ceux qui sont les plus fins, et ils clignent de l’œil.
On est prudent et l’on sait tout ce qui est arrivé : c’est ainsi que l’on peut railler sans fin. On se dispute encore, mais on se réconcilie bientôt — car on ne veut pas se gâter l’estomac.
On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on respecte la santé.
« Nous avons inventé le bonheur, » — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil. —
Ici finit le premier discours de Zarathoustra, celui que l’on appelle aussi « le prologue » : car en cet endroit il fut interrompu par les cris et la joie de la foule. « Donne-nous ce dernier homme, ô Zarathoustra, — s’écriaient-ils — rends-nous semblables à ces derniers hommes ! »
Dans ce portrait-type d’une humanité renonçant à tout processus d’individuation au profit d’une forme d’individualisme banalisé, indifférencié et normatif, dans le crédit dont jouissent aujourd’hui des figures et des principes transhumanistes comme l’illimitisme d’Ellon Musk, l’individualisme hyper consumériste de Jeff Bezos, la profession de foi d’une croissance érigée en impératif imbécile et gratuit, l’investissement de la technologie médicale dans le projet d’une espérance de vie augmentée de façon exponentielle (Laurent Alexandre) et finalement absurde, ce sont, sans aucun doute possible les traits de ce dernier homme que nous reconnaissons.
Ce sont les mêmes exclamations qui réclament le dernier homme à la fin du discours de Zarathoustra et qui ont acclamé les jeux olympiques de Paris alors même qu’ils ont marqué la suspension d’un processus démocratique à l’œuvre dont l’enrayement se poursuit encore aujourd’hui au mépris de l’esprit même de nos institutions. Regardons nous dans un miroir: le visage empâté et auto-satisfait du dernier des hommes nous fixe en souriant de toutes les fausses dents de sa prothèse dentaire siliconée.
L’historien.ne, pas davantage que Nietzsche, n’est un.e prophète. L’articulation des ces trois questions concernant ce qui reste d’un humain, ce qui reste un humain et ce qui reste de « l’Humain » » est absolument et continuellement effective, agissante, et s’il s’avère qu’elle est si génialement prospective, c’est cause de cette sensibilité à la tessiture du temps dans laquelle nous pourrions tout aussi bien percevoir l’attention portée à ce qui de l’aiôn impulse et subvertit le mouvement même de chronos.
Pourquoi des historiens tels que Johann Chapoutot, Nicolas Patin, Christian Ingrao se révèlent-ils autrement mieux dotés que certains philosophes démissionnaires (à l’exception notable des femmes que nous avons déjà citées et de quelques autres) de cet esprit des temps grâce auxquels nous comprenons clairement ce qui se passe aujourd’hui, et peut-être mieux où nous irons demain? Parce qu’ils ne pratiquent leur métier que dans la fermeté inextricable de ce lien entre ce que nous avons appelé l’ethos de la trace, du témoignage et de l’aidôs (terme difficile à traduire: entre pudeur et vergogne).
Que faire?
C’est aussi sans aucun doute à partir de cette articulation qu’il nous faut répondre à la question « que faire? », celle-là même qui était posée lors de cette journée à Monnières: maintenir en nous le souci de la trace, du témoignage et « la honte d’être un homme », à condition de bien en saisir le sens qui me semble plus proche de l’aidôs des grecs que de toute forme de culpabilité narcissique (très arrangeante en fin de compte).
Il se trouve que cette expression utilisée par Johann Chapoutot à la fin de l’entretien accordé à Antithèse de « tessiture du temps » m’a fait penser aux termes mêmes utilisés par Alain Badiou dans le livre consacré à Gilles Deleuze de « clameur de l’être ». Par ce mot de « clameur », il s’agit de rendre compte d’une philosophie capable, comme celle de Spinoza et de Nietzsche, de tenir toujours conjointement et fermement les réquisits de l’unité ET du multiple, parce qu’il est impossible pour la première de se faire advenir et de se faire comprendre sans le second, sans être cet autre de la multiplicité, et de fait c’est bien l’image d’un choeur, d’un Stasimon qui dés lors s’impose à nous: un choeur, un collectif, un « NOUS » porté par une éthique:
« Nous avons besoin d’une éthique ou d’une foi, ce qui fait rire les idiots; ce n’est pas un besoin de croire à autre chose, mais un besoin de croire à ce monde-ci, dont les idiots font partie. »
Gilles Deleuze - Cinéma 2: l’image-temps
La tâche qui nous revient, par conséquent est simple: il s’agit de croire avec les idiots, mais malgré eux, à un monde commun dont ils font partie sans réellement s’en rendre compte, comme les climato-sceptiques. Puis-je vivre avec Donald Trump, pour Donald Trump (…Euh!…Pas trop non plus!), mais malgré Donald Trump ? Que puis-je faire parler de lui qui ne se rangerait pas immédiatement dans la liste interminable des arguments plaidant en sa défaveur, dans son indiscutable et radicale « toxicité humaine », dans l’absence de vergogne, d’aidôs qui les caractérise, lui et Ellon Musk ? Très peu de choses au final (VRAIMENT TRÈS PEU) si ce n’est qu’ils sont bel et bien pris dans cette clameur, mais qu’ils y beuglent à contre-temps.
"Sur elle sautillera le dernier homme" |
Aussi encouragés qu’ils puissent être par leurs partisans, par les honneurs dont une civilisation déboussolée les entourent encore, par l’argent dont ils jouissent et qui, pour reprendre les termes mêmes de Nietzsche contribue à faire « croître le désert », ils sont, qu’ils le veuillent ou pas, nés dans une chorale dont leur cacophonie ubuesque ne peut pas recouvrir la clameur. C’est exactement comme si ce « socialisme » au sens de société (c’est-à-dire de cité, de polis), celle qui n’existe pas selon Margaret Thatcher, les rattrapait, les immergeait, les débordait non plus humainement mais ontologiquement, du point de vue de l’être. « L’homme est un animal ontologiquement politique »: c’est de cette façon que nous devrions traduire Aristote, ce qui après tout revient aussi à affirmer que son essence est historique et aucunement génétique ou naturelle.
Nous devons nous rendre sensibles à ce contre quoi cette droite libertarienne, aveugle, stupide, décérébrée et transhumaniste, est en train de se débattre bien inutilement, à tout ce qui recouvre leurs apparents succès. Pourquoi seraient-ils si réactifs, si agressifs, et si idiots s’ils gagnaient? Pourquoi les déclarations de Donald Trump atteindraient-elles un tel degré de violence et de tératologie clownesque s’il ne se savait pas en train de perdre? Suis-je en train de parler du résultat des élections? Non, justement: pas du tout. Les gagnerait-il qu’il n’en existerait pas moins un niveau de perception de l’être auquel il sait et a toujours su qu’il est un perdant. C’est celui-là même de la tessiture du temps dont parle Johann Chapoutot, c’est aussi celui de l’aidôs qui n’est pas moins agissant pour lui que pour Gandhi, même si cela se voit beaucoup moins.
L’extrême droite transhumaniste, libertarienne et ses avatars lepénistes d’outre-atlantique mugissent à contre-temps, mais de cette discordance se détache avec encore plus de netteté et de puissance le timbre de l’accord initial, celui de notre tessiture historique, C’est de ce fond sonore que nous sommes constitué.e.s et dans la saveur de cette tessiture du temps que nous dégustons nos madeleines. « J’entends la rumeur des espaces traversés » dit Marcel Proust, ce qui signifie que j’en perçois la trace, que j’en assume le témoignage et que j’en cultive l’aidôs. Il n’est rien qui puisse être aujourd’hui plus efficace contre ce glissement de l’opinion au gré de la pente raide de cette extrême bêtise droitarde que l’adoption de ces trois ethos telle qu’elle s’articule dans la pratique historique.
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