On dit et entend souvent de toutes les petites actions banales de notre quotidien que « c’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas ». Une fois l’art de l’équilibre maîtrisé, le vélo devient un savoir faire bien encré en nous à tel point que même après des années sans pratiquer, tous les réflexes nécessaires resurgissent. C’est le cas, comme pour le vélo, de tout un tas de mouvement que l’ont fait chaque jour : qui pourrait prétendre à réfléchir comment se brosser les dents après l’avoir fait et refait chaque matin et soir pendant des années, comment conduire après s’être rendu à son travail des milliers de fois ou encore qui pourrait prétendre réfléchir à la manière avec laquelle il va remettre en place ses lunettes sur son nez ou encore se recoiffer. Il serait possible d’expliquer ces automatismes par le souvenir qui s’est façonné après avoir réalisé la même action des centaines voir des milliers de fois. Mais alors ne serions-nous pas privés d’une certaine liberté quant à nos actions du présent qui serait dicté et motivé par notre passé ? Si nos actions présentes sont bel et bien dépendantes du passé il serait pourtant impossible de faire face à un événement inattendu comme lorsque au volant ou à vélo on évite de peu un piéton qui surgit de nulle part face à nous. Et pourtant le passé joue évidemment un rôle important dans la construction d’une identité qui nous est propre : les bons souvenirs comme les traumatismes semblent indéniablement faire partie de ce qui fait ce que nous sommes aujourd’hui. On doit donc mesurer à quel point le choix a une place centrale dans notre présent et que c’est celui-ci qui nous permet de se réinventer comme de se conformer, de devenir le meilleur de soi-même comme le pire, sans négliger l’influence de notre passé sur notre présent en se rappelant simplement que l’un reste la continuité de l’autre. L’Homme serait-il le pantin de son passé, la proie d’un déterminisme tout puissant, aurait-il un « moi » qui définis parfaitement son identité personnelle ? N’oublierions-nous pas notre liberté de faire les choix qui s’offrent à nous chaque instant en se laissant croire que le passé est la cause de ce qui semble être nous-mêmes ?
Marcel Proust, dans son œuvre monumentale « À la recherche du temps perdu », développe l’idée que le passé, n’est pas simplement renvoyé à la mémoire consciente, mais peut resurgir de manière inattendue et bouleversante, transformant la perception de soi. Proust montre que, comme dans le célèbre épisode de la madeleine trempée dans du thé, le souvenir involontaire se manifeste lorsque, sans effort de remémoration voulu, un détail sensoriel réveil brusquement un souvenir enfoui dans notre mémoire. Contrairement à la mémoire volontaire, qui elle repose sur un processus conscient qui permet de se rappeler du passé, le souvenir involontaire se déclenche, de manière complètement fortuite, souvent à travers les sens que sont le goût, l’odorat, l’ouïe, la vue et le toucher. C’est exactement ce qui arrive à Proust lorsqu’il goûte sa madeleine trempée dans du thé, et qu’un souvenir de son enfance resurgit sans que Proust n’ait eu conscience de se le remémorer. Cet épisode montre que nous ne maîtrisons pas entièrement nos liens au passé. Le souvenir involontaire agit sans tenir compte de notre volonté, révélant à quel point le passé peut surgir dans le présent de manière imprévisible. Notre identité reste donc indiscutablement marquée par des événements passés, qui continuent de vivre en nous puisqu’ils resurgissent parfois et sans qu’on ne puisse prévoir leur arrivée. Le souvenir involontaire devient alors une preuve que nous sommes en partie construits sur des éléments du passé qui échappent à notre maîtrise, mais qui loin d’être entièrement connus de l’individu, se « cachent » dans notre inconscient, prêts à refaire surface.
Si la force du passé s’impose à nous de façon involontaire, comme le montre Proust à travers l’expérience du souvenir involontaire, ce rapport à la mémoire n’est pas toujours une manière de contempler le passé. La beauté de l’écriture proustienne réside dans sa capacité à extraire des fragments précieux du passé et à les faire revivre. Le rapport au passé est ici très positif et agréable pour l’Homme : ce rapport-là est passif puisqu’on ne cherche ni à agir ni à modifier les événements. Le rapport au passé peut parfois devenir un moteur de l’action, quelque chose qui pousse l’Homme à intervenir dans le cours des événements. Là où Marcel Proust savourer d’une certaine manière son passé dans la remémoration de ce dernier, la vengeance, elle, nous montre quelqu’un qui est sous l’emprise de ses souvenirs, prêts à gâcher son présent dans l’espoir de réparer des blessures passées. Ici, le passé domine et le présent se plie à ses exigences.
La vengeance, c’est d’abord se sacrifier, commettre l’irréparable, au profit d’une satisfaction perverse que de se sentir libérer d’un poids qui ne pèse plus sur notre conscience. Se venger c’est faire aveu de faiblesse : c’est accepter de se soumettre aux émotions. Dans ce cas la vengeance est bien témoin que le passé détermine notre présent, nos actions, nos faits et gestes. Cette envie de vengeance ronge l’Homme comme une maladie jusqu’à le pousser à faire ce qu’il conçoit être mauvais, étant donné que la vengeance n’a rien de bon pour qui que ce soit. David Mills, inspecteur de police, dans le film de David Finscher intitulé Seven, est à la dernière scène, animé par une envie de vengeance des plus fortes qu’il puisse être puisqu’elle donnera la mort à John Doe et provoquera sans doute l’emprisonnement du jeune inspecteur. Dans cette scène finale Mills apparaît comme bouleversé et presque possédé par un démon qui le pousse à tirer : il semble impossible d’échapper au drame. En appuyant sur la détente il devient ce que le passé a fait de lui : le passé lui a fait passer de policier inspecteur à meurtrier. Pourtant le rôle a été si bien joué par Brad Pitt que son attitude permet de modérer notre réponse au problème : avant l’acte final, on est face a un personnage qui, grâce aux avertissements de son coéquipier, hésite et entreprend parfois de baisser son arme tout en la redressant aussitôt. Rien était écrit, le choix de poser son arme et de procéder à l’arrestation de John Doe s’est présenté. Ce n’était pas le plus simple à faire mais Mills a été, à un moment ou un autre, libre de faire le choix de la vengeance ou de la raison. L’accomplissement de la vengeance peut donc être à la fois un exemple pour justifier que celui qui la réalise était bel et bien la proie de son passé qui l’a poussé à l’acte et à la fois pour montrer que ce dernier était libre de choisir entre deux possibilités : celle d’ignorer ses pulsions et donc de poser son arme pour Mills ou de laisser ses pulsions prendre le dessus et donc tirer pour l’exemple de Seven. Cet accomplissement peut également être vu comme le refus d’être traumatisé par son passé, le refus de ressentir cette sensation pour toujours puisque si on se base sur le fait qu’une vengeance est efficace et donc efface et enlève le poids du traumatisme, le vengeur lors de la vengeance se libère de son traumatisme passé : il se libère donc de son passé pour ne plus être le simple produit de celui-ci.
Cependant, si la vengeance paraît être le simple choix de l’individu, elle peut également révéler des mécanismes, des processus plus profonds et plus difficiles à comprendre. En effet pour Sigmund Freud, l’Homme n’est jamais totalement au contrôle de ses désirs et ses pulsions. Freud défend le fait que derrière l’acte de vengeance par exemple se cachent des forces inconscientes qui nous échappent. Ces pulsions refoulées, qui selon Freud nous poussent inconsciemment à l’acte, sont le mystère qui explique et permet de mieux comprendre la genèse de notre « moi ».
Freud explique que les pulsions refoulées ne disparaissent jamais complètement mais sont simplement censurées par le « Sur moi » pour certaines raisons et ne peuvent donc atteindre la conscience. Ces pulsions sexuelles, créées par notre « ça » qui se façonne comme pour le « surmoi » lors de l’enfance, bien que refoulées cherchent d’autres moyens pour apparaître à la conscience : ces moyens peuvent souvent prendre la forme de rêve, d’où la célèbre citation de Freud « le rêve est la voie royale de l’inconscient », la forme de lapsus ou encore de toutes sortes de troubles comportementaux, névrose, psychose, hystérie et bien d’autres. Ainsi, étant donné que les instances freudiennes du « moi » et «du « surmoi » sont majoritairement façonnées lors de l’enfance et que l’homme, il apparaît évident qu’il existe un lien indiscutable entre ce qu’il est de manière présente et ce qu’il a été, ce qu’il a vu et fait dans le passé. Ce lien indiscutable a été étudié et prouvé par Freud sur plusieurs de ses patients et patientes, on peut notamment citer l’histoire de Bertha Pappenheim, alias Anna O. Jeune fille de 21 ans, Anna O., d’abord psychanalysée par Breuer ne laissait pas apparaître la dimension sexuelle de ses pulsions, c’est seulement après que le psychanalyste a, sous hypnose, procédé à une analyse qui a permis de découvrir que la patiente en plus de ne jamais avoir eu de relations amoureuses dans sa vie se laisse sombrer dans des rêveries profondes qu’elle appelait son « théâtre privé » dans lequel elle vivait mentalement des contes de fées. Anna O. subit donc des troubles dû à un traumatisme de son passé : celui de n’avoir jamais eu de relations et de trop laisser les rêve la submerger. L’analyse se confirmera lorsque Anna O. commencera à devenir jalouse de la femme de Breuer en tombant amoureux de celui-ci. Selon Freud le « moi » dépend et est directement lié à notre passé puisque c’est la thèse même qu’il défend dans ses travaux sur l’étude des troubles comportementaux.
Les patients en général comme ceux de Freud ou Breuer sont indiscutablement ce que le passé a pu faire de leur « moi » mais pourtant en venant consulter un psychanalyste, ils font le choix de vouloir se détacher et se libérer d’un passé oppressant et aux mauvais effets sur eux. C’est déjà une action de rupture entre ce que le passé a fait d’eux-mêmes et ce qu’ils sont sans compter qu’ils veulent donc devenir un « moi » différent du « moi » qu’ils sont.
En se rendant chez un psychanalyste les personnes atteintes de troubles cherchent par la confession , par la parole, une libération de l’emprise que leur passé a sur eux. Bien qu’il soit notamment pour Freud le résultat d’un passé qui fait qu’il soit comme il est, le patient en étant patient et en le devenant par choix, s’écarte de l’idée selon laquelle il est la somme de son passé. En effet en narrant les événements passés qui posent problèmes au patient, ce dernier se réapproprie et dans le meilleur des cas, se réconcilie avec ces événements : parler de son passé c’est en quelque sorte les réinterpréter d’une manière qui nous correspond mieux. Cette thérapie permet de se donner une nouvelle idée, un nouveau point de vue ou encore une nouvelle perception de son passé, libérant souvent la charge émotionnelle qui l’accompagnait. La parole devient un outil non pas de réparation ou de transformation de son passé mais bien un outil de réappropriation qui favorise donc de vivre avec le passé en l’acceptant d’une certaine manière. Le simple fait de formuler le récit de notre vie passé à un psychanalyste, c’est déjà commencer à se libérer de son emprise puisqu’on est dans l’optique de s’en libérer, on se met donc mentalement en en bonne disposition pour renouer efficacement avec le passé.
Pour répondre au problème philosophique que l’on s’est imposé, nous avons, jusqu’à maintenant, principalement abordé la temporalité à travers une approche chronologique et linéaire, celle de Chronos, qui consiste à voir notre au présent, passé et futur comme une succession d’événements bien ordonnés. Pourtant cette vision du temps n’est pas unique. Il existe d’autres conceptions du temps, comme Aïon et Kairos, qui ouvrent de nouvelles perspectives du temps. Alors que Chronos est le concept que nous utilisons au quotidien pour organiser nos vies, Aïon est celui du temps cosmique, celui qui échappe à la segmentation humaine et sociale du temps en heure, jours et années. Il a le premier rôle dans les cycles de la nature, dans le changement imperceptible des saisons et des générations. Aïon contrairement à Chronos ne divise pas le temps en passé, présent et futur, il représente le flux de l’existence, où tout est en mouvement constant et où chaque événement s’inscrit dans un cycle beaucoup plus vaste. Cette vision du temps remet en question que nous ne soyons uniquement le produit de nos actions passées. Aïon suggère que nous sommes, au-delà que dans notre simple passé de chronos, inscrits dans un cycle naturel qui dépasse notre individualité et qui ne peut être réduit à une simple succession linéaire d’événements. Par conséquent nous ne sommes pas seulement ce que le passé a fait de nous, puisque nous nous inscrivons dans une sorte de dynamique globale où le passé, le futur et le présent n’ont pas de réalités fondées. L’Homme vit dans un monde en perpétuelle transformation, où le temps cosmique façonne notre existence sans qu’il en ait toujours conscience. La vieillesse est une illustration que la perception du temps dans chronos n’est pas suffisante : rien du passé ou des actions entreprises par l’Homme n’expliquent le fait que son corps change de manière irréversible. En étant trop focalisés dans le concept de Chronos, sur notre temps humain et mesurable, nous oublions que nous vivons aussi dans Aïon, ce temps plus vaste, celui de la Terre, des écosystèmes, et des cycles naturels. Ce décalage entre deux temporalités bien différentes révèle que nous ne sommes pas seulement le fruit de nos actions et de notre passé individuel, mais que nous sommes également pris dans une dynamique temporelle plus large, que nous subissons parfois sans s’en rendre compte.
Analyser le temps, non avec le concept de Chronos mais celui de l’Aîon, de façon à ne plus se représenter le temps comme une succession d’action mais comme un cycle par rapport auquel nous sommes complètement impuissants, c’est exactement ce que va défendre Nietzsche dans œuvre lorsqu’il développe l’idée de l’Eternel retour.
Nietzsche considère en effet que la conception linéaire du temps, dominée par l'idée de Chronos, où le passé précède le présent et détermine en grande partie l’avenir n’est pas juste, ou en tout cas qu’elle ne suffit pas et doit être accompagné de l’Aïon pour mieux comprendre ce que semble imposer le temps. D’après lui, chaque décision, une fois prise, ne disparaît jamais réellement, et cette décision même n’est pas réellement déterminante. Ce qui semble n’être qu’un acte d’un moment bien précis, comme la décision de rompre une relation amoureuse, n’est pas un simple événement du présent qui s’efface ensuite. Cet acte a laissé des traces dans le passé, révélant des signes qui l’annonçaient déjà avant qu’il n’est lieu et il se propage, s’étale ensuite dans le futur à travers toutes les conséquences qui en découlent. Ainsi ce que nous avons fait, ne cesse d’être fait et ne cessera d’être fait. Ce que Nietzsche propose ici, c’est que le passé n’est pas quelque chose de figé qui façonne le présent et limite l’avenir. Une rupture amoureuse révèle donc rétrospectivement que l'acte de rompre était déjà prévu d’une certaine manière dans les événements passés, tout comme il s’inscrira dans une série d'événements futurs. L'Éternel Retour nous force à repenser nos actions non pas comme des moments isolés, mais comme des événements qui se reproduisent sans cesse. Nous ne sommes donc pas complètement enfermés dans une forme de déterminisme, puisque nous vivons un temps qui n’a ni début ni fin, un temps où toutes nos décisions ne font que se diffuser sur l’ensemble de notre existence.
La question de savoir si l'Homme est essentiellement le produit de son passé ou s'il possède la liberté de se réinventer demeure complexe et nuancée. À travers diverses perspectives philosophiques, nous avons exploré comment le passé semble déterminer une partie de notre identité et de nos actions. Freud, par exemple, met en lumière l'influence des pulsions inconscientes refoulées, tandis que Proust montre que les souvenirs involontaires resurgissent et façonnent notre perception de nous-mêmes. Le passé apparaît donc comme une force qu’il ne faut pas négliger dans la construction de l'individu. Cependant, cette force du passé n'est pas absolue. L'exemple de la vengeance dans « Seven » montre que même si le passé a un poids important sur nos choix, la liberté de choisir reste toujours présente, bien que difficile. Les 3 concepts du temps, notamment Kairos, viennent aussi rappeler que des instants opportuns peuvent nous permettre de sortir du déterministe et de réorienter notre vie. Le temps lui-même n'est pas toujours linéaire et figé comme le suggère Chronos ; des approches telles que l’Aïon et l'Éternel Retour de Nietzsche nous poussent à concevoir notre existence dans un cycle plus vaste, où chaque action est en réalité une parmi tant d’autres fortement identiques qui ont eu lieu avant et auront lieu après celle-ci. Finalement, bien que l'homme soit fortement influencé par son passé, il n'en est pas prisonnier. À travers ses choix et la manière dont il interprète son propre passé, il peut et doit se libérer de ce déterminisme et trouver la voie d'une réinvention de soi, prouvant ainsi que nous ne sommes pas uniquement ce que notre passé a fait de nous.
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