dimanche 6 octobre 2024

Terminale 1 / 4 / 5: peut-on dire la vérité? (pour le 12/11 (terminale 4/5) ou 13/11 (terminale 1)) - 1



Lorsque l’on fait prêter serment à un témoin au cours d’un procès on lui demande de répondre « je le jure » à la question suivante: « jurez vous de parler sans haine et sans crainte, de dire toute la vérité, rien que la vérité? Levez la main droite et dites: « je le jure » » Telle est la formule consacrée qui expose la personne à des sanctions pénales s’il s’avérait qu’elle ne tient pas ce serment. Il est essentiel de remarquer qu’il s’agit en fait d’un engagement, autrement dit qu’on attend de la personne davantage un acte de sincérité, d’intégrité plutôt que d’exactitude « scientifique ». Ce ne sont pas ses aptitudes de chercheuse.r qui sont ici requises mais simplement sa capacité à restituer les faits qui font l’objet du jugement. Cela suffit à nous faire comprendre qu’il existe plusieurs définitions de la vérité. 

Mais cela nous met aussi sur la piste d’un autre présupposé de ce serment, c’est que l’on peut dire la vérité, qu’il ne dépend que de la personne de dire ou pas la vérité, que c’est une affaire de volonté. Mais est-il si avéré que ça que la vérité soit quelque chose que l’on puisse « dire », c’est-à-dire qu’elle soit exprimable par des mots. Il nous arrive si souvent de penser et même d’avouer que « nous n’avons pas les mots » lorsque la charge affective ou émotionnelle ou traumatisante d’une situation vécue dépasse notre aptitude à la formuler, à trouver les mots adéquats. Dans ce cas nous mesurons qu’il existe un écart infranchissable entre la vérité vécue et la vérité exprimée, comme si la réalité sortait du cadre de l’exprimable. On peut même alors être traversé.e d’un doute croissant à l’égard du pouvoir des mots de cibler ou de contenir l’onde de choc de la réalité. 

Mais il se peut aussi que ces formulations: « je n’ai pas les mots », « je ne saurai pas vous dire… », « je ne vois pas comment vous le dire », « je ne trouve pas les mots pour vous exprimer… » etc soient en fait des façons de parler, des tournures rhétoriques qui dissimulent mal le fait qu’en réalité, nous sommes justement en train de d’exprimer exactement ce que nous voulions transmettre en disant paradoxalement que nous ne le pouvons pas. Je vous adresse avec des mots que j’ai trouvés que je ne peux pas trouver les mots pour vous exprimer….ce qu’en fait je suis bel et bien en train de vous dire. Tout au plus j’évoque le sentiment d’aller jusqu’au bout de ce que les mots me permettent mais ils me le permettent bel et bien sans quoi je ne serais pas en train de vous dire « quelque chose ». De fait je suis bien en train de vous dire quelque chose.

Il y a dans le terme de « vérité » la signification d’une perfection ou d’une adéquation, ou d’une correspondance, d’un accomplissement  dont il faut cependant préciser la nature pour déterminer si elle est ou pas du ressort de l’exprimable. Cet accomplissement de la vérité est-il dicible ou indicible? Est-il de l’ordre du dit ou du non-dit? Se pourrait-il que la vérité d’un énoncé soit précisément dans ce qu’il ne dit pas, dans ce qu’il suggère, sans vraiment le formuler? 

Le serment que l’on fait prêter au témoin ne consiste pas à la faire dire la vérité mais à lui faire dire qu’il la dit. C’est finalement un acte de sincérité qu’on lui demande d’effectuer, une sorte de consistance qu’on lui demande d’avoir de lui-même à lui-même. Soyez intègres dans vos déclarations! Ne laissez pas s’installer entre vous et vous une distance qui serait celle du mensonge ou du semblant.  On peut être trompé.e de bonne foi. C’est donc d’une vérité subjective dont il est question dans ce serment et pas d’autre chose, ce qui signifie que l’on peut dire quelque chose de faux en pensant sincèrement que c’est la vérité. C’est justement parce que cette vérité n’est « que dite » qu’elle n’en est pas une en fin de compte. On mesure ainsi à quel point ce qui est demandé aux juré.e.s c’est finalement de deviner la vérité des faits telle qu’elle peut affleurer plus ou moins au fil hasardeux de déclarations qu’il n’est pas question de prendre au pied de la lettre. Cela ne saurait donc être rien de plus qu’une vérité présumée, vérité non dite extraite avec plus ou moins de clarté de pseudo vérités dites. Si la vérité pouvait vraiment être dite, y-aurait-il procès d’ailleurs? Ce redoublement par le biais duquel il apparaît que le témoin dit qu’il dit la vérité, et finalement ne peut rien dire d’autre pose vraiment la question de savoir si la vérité peut être dite, formulée, ou bien si justement elle ne consisterait pas dans ce qui « est », une fois que l’on a dépassé ce stade, ce qui justement se passe de formulation.



C’est quoi cette vérité qui a besoin d’être dite pour être? Ne serait-elle pas faussée nécessairement par le discours qui la dit? Est-ce que la vérité « EST » ou bien est-ce qu’elle se dit? Mais que penser d’une vérité qui se « dirait vraie »? 

L’effort qu’il convient de faire ici pour ne pas se tromper de sujet, ou du moins, pour saisir le fond du problème est conséquent parce que la moindre nuance compte et qu’en même temps, le sujet est court et semble vraiment « simple » (ce qui est toujours un piège).

Il faut d’abord prendre conscience que si le sujet concernait la morale et la question de savoir si la vérité est un devoir, on aurait posé la question: « doit-on dire la vérité? » Le « peut-on » est donc essentiel. Il peut être considéré comme une interrogation sur l’autorisation et la possibilité, auquel cas le sujet peut vouloir dire: « sommes nous autorisé.e à dire la vérité? » aussi bien que « est-ce qu’il est possible de dire la vérité ? » Est-ce que c’est envisageable? « Est-ce que la vérité est une affaire de discours (de dit ou de non-dit) ? » Ces deux questions peuvent être traitées, mais il serait dommageable de ne faire droit qu’à la première, parce que le mot « dire » fait indiscutablement signe de la question de la parole et de la langue. 


2) Vérité existante et vérité dite

Nous pouvons ici penser à une référence assez célèbre qui est celle du dialogue entre Oedipe et Tirésias, dans la pièce de Sophocle: « Oedipe-Roi ». Tirésias est l’oracle qui a prédit le destin d’Oedipe sur son berceau. Il est aveugle et assume d’être le porte-parole des Dieux.  Ce dialogue se déroule alors qu’Oedipe est roi de thèbes et veut savoir pourquoi la cité est maudite par les dieux, ravagée par la peste. Il interroge Tirésias à ce sujet, sans savoir que la ville est maudite à cause de lui. C’est ce qui caractérise le personnage d’oedipe depuis le début de son histoire, il veut connaître la vérité mais il s’en fait une certaine idée, celle de la solution d’une énigme que l’on peut trouver. La vérité pour lui est affaire de recherche et de démonstration. Quiconque réfléchit aux termes d’un problème ou d’un mystère doit finir par distinguer rationnellement la réponse. La vérité se cherche, se trouve et puis se dit et c’est ce qu’il attend de Tirésias. Mais ce dernier est un paradoxe vivant: ne voyant physiquement rien, il possède pourtant une vision effective de tout, de la totalité du tableau, des conditions dans lesquelles Oedipe est venu au monde (Oedipe n’aurait jamais dû naître parce que Laios a commis un crime impardonnable en violant Chrysippe, fils de Pélops, et Apollon le poursuit alors de cette malédiction: s’il a une descendance, celle ci le tuera. Laios et Jocaste, pourtant avertis, ne peuvent pas néanmoins pas résister et donnent naissance à Oedipe). C’este xactement comme si Tirésias parlait à partir de la vérité qui « est », alors qu’Oedipe qui a le pouvoir ne sait pas qu’il a tué son père et que sa femme est sa mère. Oedipe veut une vérité sans se rendre compte qu’il parle à partir d’elle et qu’il est lui-même l’objet de sa recherche, le coupable de l’enquête dont il est en même temps l’initiateur. Tout se passe entre lui et lui mais il ne le voit pas.  Il y a la vérité qui « est » dont Tirésias est le porteur, l’oracle et l’interprète et puis la vérité qu’on cherche et que l’on pense pouvoir dire ou trouver dont Oedipe est le « chasseur »:


OEDIPE - Je t'adjure par les dieux ! Ne cache pas ce que tu sais. Tous, tant que nous sommes, nous nous prosternons en te suppliant.

TIRÉSIAS - Vous délirez tous ! Mais je ne ferai pas mon malheur, en même temps que le tien.

 OEDIPE - Que dis-tu ? Sachant tout, tu ne parleras pas ? Mais tu as donc dessein de nous trahir et de perdre la ville ?

TIRÉSIAS  - Je n'accablerai de douleur ni moi, ni toi. Pourquoi m'interroges-tu en vain ? Tu n'apprendras rien de moi.

OEDIPE - Rien ! Ô le pire des mauvais, tu ne diras rien ! Certes, tu mettrais la fureur dans un coeur de pierre. Ainsi tu resteras inflexible et intraitable ?

TIRÉSIAS.  - Tu me reproches la colère que j'excite, et tu ignores celle que tu dois exciter chez les autres. Et cependant tu me blâmes !

OEDIPE  - Qui ne s'irriterait, en effet, en entendant de telles paroles par lesquelles tu méprises cette ville ?

TIRÉSIAS. - Les choses s'accompliront d'elles-mêmes, quoique je les taise.

OEDIPE  - Puisque ces choses futures s'accompliront, tu peux me les dire.

TIRÉSIAS.- Je ne dirai rien de plus. Laisse-toi entraîner comme il te plaira, à la plus violente des colères.

OEDIPE - Certes, enflammé de fureur comme je le suis, je ne tairai rien de ce que je soupçonne. Sache donc que tu me sembles avoir pris part au meurtre, que tu l'as même commis, bien que tu n'aies pas tué de ta main. Si tu n'étais pas aveugle, je t'accuserais seul de ce crime.

TIRÉSIAS  - En vérité ? Et moi je t'ordonne d'obéir au décret que tu as rendu, et, dès ce jour, de ne plus parler à aucun de ces hommes, ni à moi, car tu es l'impie qui souille cette terre

 OEDIPE - Oses-tu parler avec cette impudence, et penses-tu, par hasard, sortir de là impuni?

TIRÉSIAS. J'en suis sorti, car j'ai en moi la force de la vérité 

OEDIPE - Qui t'en a instruit ? Ce n'est point ta science.

TIRÉSIAS   - C’est toi, toi qui m'as contraint de parler.

OEDIPE - Qu’est-ce ? Dis encore, afin que je comprenne mieux.

TIRÉSIAS. - N’as-tu pas compris déjà ? Me tentes-tu, afin que j'en dise davantage ?

OEDIPE - Je ne comprends pas assez ce que tu as dit. Répète.

TIRÉSIAS .- Je dis que ce meurtrier que tu cherches, c'est toi !

OEDIPE  - Tu ne m'auras pas impunément outragé deux fois !

TIRÉSIAS - Parlerai-je encore, afin de t'irriter plus encore ?

OEDIPE   - Autant que tu le voudras, car ce sera en vain.

TIRÉSIAS   -  Je dis que tu t'es uni très honteusement, sans le savoir, à ceux qui te sont le plus chers et que tu ne vois pas en quels maux tu es !

OEDIPE   - Penses-tu toujours parler impunément ?

 TIRÉSIAS   - Certes ! S'il est quelque force dans la vérité.




« J’ai en moi la force de la vérité » dit Tirésias, ce qui signifie qu’il en est simplement le porteur, le porte parole. Il ne la force pas et ne tombe pas dans la prétention de croire que l’on peut la provoquer, la convoquer. Il y a une vérité qui « est » dont Oedipe, plutôt que de diligenter une enquête devrait se mettre à l’écoute, se faire le récepteur, travailler l’intuition. C’est ce qui caractérise ce personnage: il veut savoir mais se rend par là même aveugle à la vérité de la situation à partir de laquelle il se met en quête de la vérité, et plus il la recherche hors de lui, plus il se rend incapable de la saisir en lui, de telle sorte qu’il se fait inconsciemment le complice de la fatalité qui l’accable. Plus il veut connaître la vérité plus il devient l’agent ignorant d’une vérité  écrasante qui le manipule entièrement. Une vérité se réalise à travers lui à laquelle il se rend aveugle en en cherchant une autre. C’est pour cela que Sophocle insiste autant sur l’aveuglement. Le terme d’intuition vient du latin « intueri » qui signifie voir vraiment:  Oedipe ne croit pas à la vérité intuitive et il ne voit que l’extérieur. Tirésias, physiquement aveugle possède la vision intérieure d’une vérité dont il n’est que l’interprète, le réceptacle. Faut-il se mettre en quête d’une vérité qu’on dit ou se laisser porter par le flux dynamique de la force du vrai? Le dialogue (de sourds et d’aveugles) entre Tirésias et oedipe pourrait ainsi se résumer de la façon suivante:

OEDIPE: Dis la vérité!

TIRESIAS: Sois la vérité! (Ou Mets toi à l’écoute de la vérité qui EST!)


3) Définir la vérité

Saisir les différents sens de la vérité est une démarche que l’on accomplira d’autant mieux qu’on l’effectuera négativement en nous demandant quand est-ce qu’on l’évite ou qu’on la rate.

  1. La vérité nous échappe quand nous faisons une erreur, c’est-à-dire quand notre raisonnement n’est pas cohérent. Une proposition est vraie quand elle le fruit d’une démonstration logique.
  2. Elle est aussi ratée quand nous sommes victimes d’une illusion. Nous voyons quelque chose qui en fait ne concorde pas avec la réalité stricte. La vérité est donc alors une correspondance entre un jugement et un fait. On pourrait parler ici de vérité attestée, en conformité avec un fait, avec une expérience. 
  3. Nous pouvons également mentir. Cela revient à la définition précédente de la vérité comme correspondance dont nous falsifions intentionnellement le rapport
  4. Il est également possible de faire semblant, de porter un masque, de manquer de sincérité non pas par intention de tromper, mais plutôt parce que c’est ce que tout le monde fait, une forme de doxa, de grégarisme, d’usage. La vérité est alors sincérité, voire « foi ». Il est ici question d’une vérité en tant qu’intégrité. On pourrait parler de vérité d’engagement ou d’implication, de parhésia (c’est à dire finalement d’authenticité)
  5. Il existe enfin un sens ancien que le philosophe Heidegger a remis au goût du jour, c’est celui de la vérité comme alétheia. Une vérité que l’on pourrait traduire par « dévoilement de l’être, de ce qui est ». C’est la vérité de Tirésias. Nous trouvons cette définition de l’alétheia par marcel détienne spécialiste de ‘l’antiquité: « En résumé, la « Vérité-alètheia », n'est pas encore un concept, et surtout pas encore un jugement de correspondance, elle s'exprime dans une Parole, une Parole oraculaire, dite par les hommes habilités et qui expriment une force et est une partie prenante de la nature (physis en grec). En tant que telle, elle est efficace et a pour fonction de dire et d'agir sur ce qui est. Mais l'alètheia, y compris pour les « Maîtres de vérité » que sont les rois de justice et les prêtres, restera toujours fragile, menacée par l’oubli, l’indifférence ou par  des démarches trop activistes comme celle d’Oedipe. »


Comme b et c reviennent au même, cela signifie que nous possédons quatre définitions du vrai:

  • La cohérence interne d’un ensemble de propositions (logique, mathématique) (1)
  • La conformité au fait (attestation, preuve, expérience) (2) 
  • La sincérité, la foi, l’intégrité, la parhésia (cohésion entre soi et soi - le terme de parhésia désigne, chez les grecs, le courage de dire vrai malgré la résistance de l'auditoire) (3) 
  • L’alétheia (4)

4) Le désir et la langue

Nous disposons d’une idée plus claire du sujet : puis-je dire la vérité sans être porté.e par cette force du vrai qu’évoque Tirésias et qui finalement œuvre déjà dans la réalité. Mais alors à quoi bon en rajouter si elle « est »? Ne courons nous pas le risque de la travestir, de la perdre, de l’édulcorer, de l’anesthésier, de la perdre en la disant? Est-ce que la vérité, ce n’est pas justement ce que l’on s’interdit de dire? Il y a ici deux aspects bien distincts du problème dont on pourra éventuellement se demander s’ils sont articulables l’un à l’autre:

  • La vérité ne peut pas être dite parce qu’elle est embarrassante, gênante, parce qu’elle nuit à la vie sociale. Avec Freud, nous avons déjà bien entrevu tout ce qu’un discours vrai sur la vérité de nos désirs pouvait avoir de troublant même si justement il faut que la vérité soit dite. Il est nécessaire que la vérité soit quand même formulée avec l’analyste
  • Mais nous faisons alors comme s’il était possible d’exprimer ce qui travaille en nous, ce qui oeuvre souterrainement. La langue est-elle vraiment en capacité de dire ce chaos de pulsions, de sentiments, de sensations qui s’active en nous, dans l’intimité de nos désirs, de notre être?



Freud est, dans sa vie privée, mis en situation de garder son petit fils qui n’a qu’un an et demi. Il le voit mettre en œuvre un jeu dont il relève très vite le caractère symbolique. Il est vraiment éclairant de donner à cette analyse une portée dont on pourrait presque dire qu’elle dépasse largement du cadre habituel de ce qui constitue le travail thérapeutique du médecin autrichien. Ce qu’il perçoit n’est ni plus ni moins que l’assimilation du langage chez un petit enfant. Comment se fait-il que nous adoptions toutes et tous cette façon d’être au monde qu’est la langue de telle sorte qu’elle constitue finalement non seulement la médiation incontournable de notre relation au monde extérieur, aux autres, à nous mêmes mais aussi cela même qui la guide, qui l’imprègne et finalement qui la constitue. Il n’est pas tout à fait certain que l’analyste lui-même ait vraiment saisi la portée de sa découverte, probablement parce qu’il est plus familier d’une interprétation personnelle contenant des épisodes propres à des patients en particulier, en privé? Il se trouve qu’ici, à l’occasion de cette simple garde d’enfant, il réalise la façon dont les êtres humains viennent aux mots, ou plutôt la façon dont les mots vont capturer les humain.e.s pour le meilleur et pour le pire. C’est donc avec beaucoup d’attention qu’il nous faut comprendre ce passage.

Il convient de savoir que la fille de Freud était contrainte de s’absenter assez souvent ce qui évidemment plongeait son fils dans un grand désarroi qu’il manifestait assez bruyamment. 

Il nous faut aussi bien réaliser à quel point la façon dont le langage vient aux humain.e.s est énigmatique. Nous savons bien que cet apprentissage est très progressif, presque insensible, et qu’il a à voir avec l’entourage « parlant » de l’enfant. Nous voyons que sont d’abord utilisées des syllabes puis des mots et qu’en fin de parcours vient la phrase à peu prés construite. Évidemment le passage à l’école solidifiera ces acquis mais quelque chose nécessairement se passe AVANT et c’est exactement cela que saisit Freud grâce à son petit fils.

Celui-ci porte un grand intérêt à une bobine à laquelle est relié un fil. Il lance cette bobine derrière un lit pour la cacher en criant « HOOOO! » et il tire sur la ficelle pour la faire réapparaître en criant « Da! » qui veut dire « voilà! » en allemand. L’analyste insiste sur le fait que c’est le moment de la réapparition de la bobine qui était le point culminant du jeu, le passage qui procurait le plus de plaisir à l’enfant. C’est pour cet instant là que l’enfant lançait d’abord la bobine derrière le lit.

Freud est un analyste et nous, nous pratiquons la philosophie. Pourquoi est-il important de le rappeler? Parce que Freud dans le texte va s’arrêter à un niveau d’analyse que nous allons dépasser (ce que fait cet enfant, nous allons l’étendre à l’espèce humaine) et évidemment toute la question est de savoir si nous sommes légitimé.e.s à le faire. La découverte est tellement essentielle et féconde qu’il faut répondre « oui » sans hésitation, et tout part de l’expérience de la perte (de la mère), de la disparition de l’être auquel on tient le plus au monde mais plus largement de l’épreuve que nous faisons assez rapidement du fait que « la vie », comme on dit, suit un cours autre que celui de nos désirs. 

La mère n’est pas là, c’est justement pour cela que Freud lui y est, mais Freud étant Freud, cette présence n’est pas muette ni aveugle. Il ne joue pas avec l’enfant (heureusement d’ailleurs!) mais il l’observe et voit cette mise en scène de la succession disparition / apparition. Le premier trait de génie de l’analyste, c’est de partir du principe que ce jeu est vraiment tout sauf ludique, divertissant ou « imaginatif ». L’enfant n’est pas du tout en train de se se détourner de la réalité, de ce que Freud a appelé dans ses analyses « le principe de réalité », il le met en scène et finalement l’enfant est en train d‘y faire son entrée. Nous assistons à ni plus ni moins que l’entrée de l’enfant dans le monde, ou plutôt dans un certain monde, à savoir un monde découpé par des mots, par des signes, c’est-à-dire au monde dans lequel nous baignons et cela, depuis si longtemps que nous avons évidemment oublié que nous sommes nécessairement passées par ce même stade que l’enfant, stade que nous pourrions appeler « la perception symbolique de la réalité ».


(Freud évoque ici le jeu de son petit fils. Il faut préciser que l’enfant était sujet à de violentes crise dés que sa mère s’absentait, ce qu’elle faisait souvent)


« J’ai profité d’une occasion qui s’était offerte à moi pour étudier les démarches d’un garçon âgé de 18 mois, au cours de son premier jeu, qui était de sa propre invention (…) Cet enfant avait l’habitude d’envoyer tous les petits objets qui lui tombaient sous la main dans le coin d’une pièce, sous un lit, etc. En jetant loin de lui ses objets, il prononçait avec un intérêt et une satisfaction évidentes le son prolongé o-o-o-o qui, selon les jugements concordants de la mère et de l’observateur, n’était nullement une interjection mais signifiait le mot « Fort » (loin). Je me suis aperçu que c’était là un jeu et que l’enfant n’utilisait ses jouets que pour les jeter au loin. Un jour je fis une observation qui confirma ma manière de voir. L’enfant avait une bobine de bois, entourée d’une ficelle. Pas une seule fois l’idée ne lui était venue de trainer cette bobine derrière lui, c’est-à-dire de jouer avec elle à la voiture, mais tout en maintenant le fil il lançait la bobine avec beaucoup d’adresse par-dessus le bord de son lit entouré d’un rideau où elle disparaissait. Il prononçait alors son invariable o-o-o-o, retirait la bobine du lit et la saluait cette fois par un joyeux « da ! » (voilà). Tel était le jeu complet, comportant une disparition et une réapparition, mais dont on ne voyait généralement que le premier acte, lequel était répété inlassablement, bien qu’il fut évident que c’est le deuxième acte qui procurait à l’enfant le plus de plaisir.

L’interprétation du jeu fut alors facile. Le grand effort que l’enfant s’imposait avait la signification d’un renoncement à un penchant et lui permettait de supporter sans protestation le départ et l’absence de la mère. L’enfant se dédommageait pour ainsi dire de ce départ et de cette absence, en reproduisant avec les objets qu’il avait sous la main, la scène de la disparition et de la réapparition (…) Une observation exempte de parti pris laisse l’impression que l’enfant a fait de l’événement qui nous intéresse l’objet d’un jeu, c’est pour la raison suivante : il se trouvait devant cet événement dans une habitude passive, le subissait pour ainsi dire : et voilà qu’il assume un rôle actif, en le reproduisant sous la forme d’un jeu, malgré son caractère désagréable. »

Freud- Essais de Psychanalyse (Au-delà du principe de plaisir)



Il s’agit d’un texte assez connu pour de multiples raisons, mais il faut que nous réalisions correctement l’apport qu’il peut représenter ici, pour cette question dont nous avons vu qu’elle pouvait être reformulé de cette façon: La vérité es-elle de l’ordre du dit ou du non-dit? Est-elle nommable ou innommable? Or ce que nous allons voir, c’est l’intuition qui vient à Freud que ce jeu n’est pas du tout innocent, qu’il présente un rapport avec ce que les grecs appelaient la mimesis, la faculté d’imitation mais aussi d’une aptitude symbolique (qui vient de syn: avec et de bolé qui veut dire jeter). Un symbolon ou sùmbolon , c’était un objet de reconnaissance comme une poterie que l’on casse en deux de façon à ce que les deux contractants puissent se reconnaître en apportant le morceau qui s’emboîtera avec l’autre. 

Non seulement le symbolôn fait lien entre les deux contractants mais il acquiert une valeur qu’il n’avait pas en tant que poterie cassée. Une chose vaut pour une autre chose. C’est finalement la définition même que le philosophe et mathématicien Charles Pierce (1839 - 1914) donne du signe.  A la source même de tout acte de signification, voire de signifiance, il y a d’abord cette aptitude à poser ensemble, dans une communauté linguistique précise que le son /cha/ vaudra pour le félin à chaque fois que je le dirai ou entendrai, autrement dit que ce « son » n’e’st justement pas que du son. 

En voyant son petit fils jeter une bobine et tirer sur le fil avec une joie évidente accompagnée d’un certain son, Freud a eu l’impression très nette que l’enfant mimait quelque chose, que ce jeu n’en était pas un, en ce sens que l’enfant n’était pas en train de se « divertir » ou de s’évader d’une situation mais au contraire de la symboliser en y insinuant une dimension supplémentaire. Il est tout simplement en train de devenir le sujet (mais aussi l’objet) d’une langue. Il dit la vérité de son trouble, de son drame, de sa souffrance qui est la perte de la personne qu’il aime plus que tout au monde, mais en la disant, il est déjà en train d’instaurer un certain type de rapport qui s’avèrera déterminant pour son existence humaine: un type de rapport symbolique à l’existence du monde et des situations. 

Il faut également insister sur le fait que quelque chose de cette analyse très différente ce celle qu’il fait d’habitude est de nature à nous faire comprendre le mystère de l’apprentissage de la langue, de sa progression qui est vraiment insensible, invisible. Elle ne se fait pas d’un seul coup évidemment. Ce que saisit , sans nécessairement s’en rendre compte le psychanalyste, c’est que l’enfant humain enregistre d’abord des rapports, par exemple l’opposition présence / absence qu’il va symboliser par des symboles: la bobine qui disparaît et réapparaît et ensuite par des sons « Oh » et « Ha » qui déjà préfigurent des mots « Fort » et « Da » en allemand.

Le petit fils de Freud a un an et demi, c’est dire qu’il est déjà en prise avec des humains qui parlent leur langue. Il est immergé dans une langue dont il ne comprend pas encore les mots mais dont il perçoit bien les intonations, les inflexions, les récurrences. Freud avait déjà observé la tendance de l’enfant à jeter ses jouets hors de sa vue. Il avait déjà assisté aux crises de l’enfant quand sa mère est obligée de partir. En termes freudiens nous pouvons dire que l’enfant fait l’expérience du principe de réalité qui s’oppose frontalement au principe de plaisir. Le ça exige que la mère reste avec lui mais elle part. Devenir un être humain c’est avoir à composer avec ce moment là, avec cette confrontation première de tout enfant face au réel de la perte, de la non satisfaction du désir premier, viscéral (qui n’est pas dépourvu d’attachement sexuel). En jetant ses jouets, la thèse de Freud est que l’enfant déjà reproduit ce qui le mine, ce qui l’accable. Le son « Oh » n’est pas non plus innocent. Il préfigure le « fort » allemand (loin). On peut penser que, dans un autre pays, ce n’est pas ce son là qui viendrait à la bouche de l’enfant.

Le jeu prend tout son sens lorsque l’enfant utilise une bobine reliée par une ficelle, la jette: « Oh!,  et la fait réapparaître en tirant sur le fil: Ha! Il ne se contente pas de mimer la perte, il manifeste un certain pouvoir sur la situation puisque il fait réapparaître la bobine quand il vaut en craint « ha! ». Il saisit que des sons, à condition de vouloir dire quelque chose ont le pouvoir d’impacter une situation. Ici nous réalisons que le jeu de l’enfant revêt une importance qui n’a rien de ludique, d’innocent, de désintéressé. Il est en train de mettre la dernière main à sa capacité à exprimer clairement son trouble et à dire les formules qu’il faut pour que sa mère sache ce qu’il éprouve et éventuellement, ne parte plus.

Nous pouvons déterminer quatre niveaux d’analyse du jeu:

  1. Celui de la réalité d’abord: l’enfant subit les absences de sa mère. Il n’a aucun pouvoir sur cette situation. Son existence de sujet est niée, tenue pour rien, insignifiante
  2. La mimesis (imitation) objectale, ou plus simplement l’aptitude à représenter par un jeu de disparition / apparition la situation qu’il vit. Il manifeste ici une activité
  3. L’opposition entre les sons qui accompagnent chacun des deux moments: le oh et le ha qui semblent être proférés, selon Freud, avec une joie particulière, préfigurant quelque chose qui est comme la fonction magique de la langue, de cette capacité réelle à faire advenir une nouvelle situation à partir d’un phonème (plus petite unité de son dans la langue)
  4. La maîtrise de la langue - Les mots « Fort » et « Da » qui signeront l’acquisition effective des mots. On saisit alors que le jeu ne marquait rien de moins que l’entrée progressive de l’enfant dans le symbolisme linguistique. D’une situation qu’il subissait, il fait un énoncé signifiant qu’il va pouvoir tenir et s’affirmer ainsi comme un je doté d’une capacité linguistique d’action sur le monde.



Mais justement quel monde? Le monde physique? Non, le monde dont il est question ici est un monde humain, au sein duquel on peut symboliser des différences de situations par des différences sonores ou graphiques. Quelque chose du devenir sujet, du devenir « être parlant » et du devenir humain s’effectue dans ce simple jeu, qui est vraiment tout sauf du divertissement. Il y a certes, comme le dit Freud, une phase de compensation dans l’imitation symbolique d’une situation que l'on subit mais le tour que prend cette compensation sort totalement de la sphère privée du petit enfant. Par cette compensation symbolique, il entre dans un monde au sein duquel tout est symbolique, tout est signifiant et tout prend sens, de telle sorte que dans ce monde là, de « rien" il va devenir quelqu’un, acquérir les clés linguistiques de toutes les situations du monde humain et exprimer à sa mère le désarroi dans lequel ses absences le mettent ou bien se tourner vers des activités symboliques de plus en plus développées, complexes, grâce auquel il va assurer sa place petit à petit dans la société de ses semblables. Ce jeu est une phase vraiment essentielle de l’affirmation par l’enfant de soi comme « je », comme sujet linguistique et surtout comme première personne de la conjugaison (même s’il va passer d’abord par la troisième, ce qui mérite au plus haut point d’être rappelé)



L’enfant donc, par ce jeu, apprend à dire la vérité de sa situation. Il accède même à ce niveau de symbolisme grâce auquel il va pouvoir accéder aux deux sens de la notion de vérité comme cohérence interne, correspondance entre des propositions de départ et des conclusions (type 1) et vérité au sens de correspondance entre un fait et un discours. Nous pouvons aussi penser qu’il accède à la possibilité du dire vrai de la parhésia. Mais qu’en est-il de la vérité est anti qu’aléthéia ? 

En fait, grâce à Freud, nous réalisons parfaitement pourquoi cette vérité là, issue de l’antiquité grecque a été oubliée jusqu’à ce que Heidegger aille la rechercher et la fasse ressusciter. Ce que marque indiscutablement cette accession au symbolique par l’enfant à la bobine, c’est qu’il va se consacrer entièrement, voire être pris dans la systématique d’un monde signifiant au sein duquel l’attention pure à l’existence d’un « monde là » sera déconsidérée, abandonnée, défaite, trahie car la question qui se pose désormais avec beaucoup d’acuité est celle de savoir si l’absence maternelle symbolisée est à la hauteur de l’absence maternelle vécue et la réponse est évidemment « non »

Cette analyse de Freud nous place en face d’une étape tellement fondamentale du développement de tout être humain, à savoir celui de sa compréhension symbolique des situations et de la maîtrise qu’il va en retirer dans une société composée d’autres êtres humains qu’il nous faut vraiment la détailler, la saisir dans tout ce qu’elle revêt de dialectique, au sens de « contradictoire, mettant en contradiction deux thèses opposées ». 

Peut-on dire la vérité du sentiment de perte que l’on éprouve quand on a un an et demi et que l’être que l’on aime le plus au monde disparaît et réapparaît à sa guise sans que l’on dispose de la moindre possibilité de signaler cette émotion ? Ce que ce texte démontre, c’est précisément comment et pourquoi la langue va nier aux humains à partir de cette épreuve, pas nécessairement celle-ci, mais plus largement de cette confrontation à ce que Freud appelle le principe de réalité. De cet impossible à vivre qu’est finalement la vie, dans ce qu’elle revêt de plus brut, de plus donné, de plus éloigné de nous et qui pourtant nous touche le plus violemment, nous faisons quelque chose, un signe, un signal, mais mieux encore un système de signes à l’intérieur duquel nous allons pouvoir restituer les rapports que nous voyons à l’œuvre et dans lesquels nous sommes pris par des opérateurs grâce auxquels nous allons acquérir un certain pouvoir. En d’autres termes des vérités que nous vivons, et surtout celles que nous vivons difficilement, nous allons constituer des vérités que nous disons mais dans ce passage des premières aux deuxièmes ne se produit-il de la déperdition? En symbolisant par des objets d’abord puis par des consonances ensuite et par des mots enfin, des sentiments, des affects extrêmement puissants, nous manifestons un pouvoir, ne serait-ce que celui de s’incarner dans un sujet qui va être capable de signifier, d’ordonner comme l’enfant est déjà en train de le faire, mais ce gain de pouvoir que j’acquiers grâce à cette faculté symbolique, ne me fait-elle pas passer illico dans un monde de symboles au sein duquel je ne suis plus en prise avec la vérité d’une vie d’affects purs que certes je subis, mais qu’en même temps je vis vraiment ?

Avant de répondre à cette question et de mesurer à quel point elle est juste à l’égard de notre sujet, il faut prendre conscience de tout ce que ce jeu suppose déjà de hauteur ou de mise à distance par l’enfant à l’endroit de ce qu’il vit. On peut faire disparaître un objet et le faire réapparaître en tirant sur le fil qui nous y relie, de la même façon que nous sommes confrontés à des êtres qui sont là et qui n’y sont plus, pour notre plus grand malheur. Il est clair qu’à un an et demi, nous vivons nécessairement ce « drame de la disparition » confusément , c’est-à-dire dans un flux extrêmement confus à l’intérieur duquel une multitude d’autres affects sont aussi présents. Nous sommes impliqués dans la réalité brute d’un chaos de perceptions multiples et surtout connectées les unes aux autres. Mais ce jeu dans lequel la disparition et l’apparition sont clairement jouées atteste d’une aptitude à séparer clairement deux séquences comme deux moments distincts. Nous ne sommes plus dans l’aiôn, mais dans Chronos. Il y a la disparition et la réapparition, deux moments successifs et contradictoires que l’on peut signifier, représenter, imiter, par le jeu. Quelque chose d’une maîtrise voit le jour, non seulement parce que l’on s’extrait d’un chaos pour clairement opposer deux moments mais aussi parce que ce qui est à l’articulation de ce jeu d’oppositions de situations, c’est la main de l’enfant, autrement dit son libre arbitre. Ce n’est ni plus ni moins qu’à la naissance de la liberté, de l’esprit d’initiative d’un « je » que nous assistons. Le jeu marque la naissance du « je » de l’enfant (ou plus exactement si l’on veut être précis de la troisième personne qui deviendra en fin de parcours une première)

A partir de cette opposition entre l’absence et la présence, nous voyons déjà se greffer sur la mimesis (imitation) l’acquisition des phonèmes, c’est-à-dire des sons articulés qui déjà sont de la langue: Ooh et Da, puis viendront les mots eux-mêmes fort et Da. 

Mais une question se pose ici: comment l’enfant a-t-il acquis ce principe de la préfiguration de Fort par le Ooh et de da: voici? La réponse est évidente: parce qu’il l’avait perçu inconsciemment dans l’usage de la langue de ses proches. L’idée que l’on puisse exprimer des rapports s’effectuant au sein de la réalité par des mises en relation de sons dans la parole lui a été inculquée par son immersion dans la langue maternelle de celles et ceux qui l’entourent. Mais de quand ça date cette acquisition?



 

De la naissance pour ne pas dire d’avant dans la mesure où son premier cri avait déjà été perçu par sa mère comme un signe, ce qu’indiscutablement il n’était pas. Le bébé  qui vient au monde n’a pas l‘intention en sortant du ventre de la mère, de lui exprimer la douleur du déploiement de ses poumons dans sa cage thoracique. Il est cette douleur, mais il sera accueilli par une femme qui va l’interpréter comme un signe. C’est même beaucoup plus que cela: elle va lui créer  à partir de rien "le sens d’avoir du sens », même si l’on peut dire que cet « partir de rien » se comprend pour l’enfant  qui ne veut rien dire, mais, en même temps, n’est pas du tout rien du point de vue du monde signifiant dans lequel elle vit.  Donner au cri de l’enfant le sens d’avoir du sens, c’est bien ce que lui impose le fait d’être depuis toujours (enfin depuis l’interprétation que sa propre mère a imposé à son premier cri à elle) dans un univers « signifiant ». C’est de cette façon que les êtres humains se transmettent le relais d’une parenthèse signifiante dans une existence aveugle, brute chaotique, extérieure. Nous passons sans nous en rendre compte du ventre maternel à une maternité symbolique au sein de laquelle déjà ce qui « est », ce qui s’effectue (le déploiement des poumons dans une cage thoracique) est autre chose que ce qu’il est, autre chose que le fait d’être. Mais quoi? Un appel, un signe, un symbole, et plus tard évidemment des mots.

Nous naissons toujours dans un monde dont on nous a imposé l’émergence comme   étant à interpréter en fonction d’une signifiance humaine première, de telle sorte que ce monde brut nous échappe. Aussi loin que nous puissions faire remonter notre origine, nous trouvons toujours ce décalage du symbole par l’entremise duquel ce qui est (le cri, l’absence de la mère) peut toujours être exprimé par autre chose (un appel, un signe, une bobine)
Mais cet intermédiarité du symbole, aussi porteuse soit-elle d’un monde humain qui va voir le jour en lieu et place d’un monde physique n’en est pas moins un substitut, une « compensation » comme dit Freud , c’est-à-dire une fiction peut-être nécessaire à ce que quelque chose comme l’humanité soit…Mais une fiction quand même. Ne gagnerions nous rien à maintenir en nous le soupçon de cet autre monde, de ce monde brut, pur, chaotique, incroyablement physique auquel finalement nous avons été soustrait, et à poser, comme l’artiste peut-être qu’il n’était pas impossible d’affleurer à son existence, aussi violente et innommable soit-elle précisément à cause de cette indicibilité même?



Pour résumer, l’analyse par Sigmund Freud du jeu de son petit fils ne révèle rien de moins que le secret de notre apprentissage de la langue. Comment apprenons-nous à parler? Comment le besoin s’en fait sentir? Qu’y gagnons-nous? La réponse est « beaucoup »  (la communication, la maîtrise d’un certain monde, la possibilité d’agir, d’être un « Je ») qu’y perdons-nous? La réponse ici aussi est beaucoup (l’authenticité du ressenti, mais aussi une liberté  toute aussi fondamentale qu’improbable: en entrant dans cet univers symbolique au sein duquel une mère peut être remplacée par une bobine, une distance par un mot et un rapprochement par une autre séquence sonore, je me soumets à la dictature de ma langue maternelle et me condamne à ne pouvoir exprimer mes affects qu’au travers de l’autorité d’un certain découpage du réel et de certains opérateurs déterminés, bref ne peux plus penser quoi que ce soit sans que finalement ce soit ma langue qui le pense en moi. Sous cet angle, il n’y a que la langue qui pense et moi, je ne suis que le dépositaire de la pensée de cet autre qu’est la langue.

Peut-on dire la vérité du sentiment de la perte de la mère? Nous voyons bien ici que tout dépend de la définition de la vérité à laquelle nous nous référons. Si par vérité nous entendons le sens 2 (celui de la correspondance entre une situation et un discours) la réponse est oui, mais si nous pensons plutôt au sens 3 (intuition, foi, authenticité) la réponse serait plutôt non, et a fortiori celui du sens 4 (alétheia -  Dévoilement de l’être) la réponse est indiscutablement non.

Grâce à ce texte qui finalement situe exactement cette entrée de l’humain dans le « dire », son aptitude à être un sujet dans sa langue, un « je » capable d’exprimer une situation et de la maîtriser, mais tout aussi bien, à cause de cela un objet de sa langue maternelle condamné à ne rien pouvoir appréhender autrement qu’au travers des catégories de sa langue, nous réalisons la profondeur paradoxale du sujet qui se situe précisément dans le rapport entre tout ce que le terme de vérité induit de justesse, d’exactitude, de plénitude, de perfection « aboutie » et l’évidence de ceci qu’en tant que sujets de langue, nous sommes également pris dans les filets d’une médiation qui nous met précisément à distance de cet absolu même. Je peux dire la vérité sauf qu’alors il ne pourra s’agir que de la vérité du « dire » et pas de la vérité de l’être, ou de « l’exister ». A tous égards l’enfant à la bobine nous a donc révélé le fond problématique de ce sujet.


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