Il existe une utilisation
du terme « objet » qui semble, de prime abord, ne présenter aucun
rapport avec toute réflexion portant sur la conception d’un objet. « Telle
question fut l’objet de controverses » : ici objet veut dire
« occasion », « prétexte à ». L’interrogation est ce qui
« a donné lieu » à des controverses. Ce qui est « objet
de », c’est ce qui « donne matière à » et ce à quoi il est
« donné matière » constitue la vérité de l’événement, ce qui s’est effectivement passé. Or, une telle
expression ne peut laisser indifférent un plasticien. Se pourrait-il que l’objet, loin de faciliter la vie de l’homme, soit
plutôt le prétexte à un tout autre travail qui consisterait à la rendre
« racontable », « historiale » ? Est-il possible
que tout objet dans son efficience littérale, physique de « chose »
soit objet de récit (objet récitant plus qu’objet récité). Il n’est pas
envisageable, en effet, qu’un ustensile « soit » sans faire signe de
la possibilité de l’humanité « constructible » de ses utilisateurs,
humanité décrite et inscrite en creux
dans l’ergonomie même de sa plasticité. Ce
n’est pas qu’il s’agisse de rendre l’humanité écologiste en concevant des
objets recyclables, c’est plutôt qu’un objet recyclable raconte l’histoire
d’une humanité écologiste, et qu’à ce titre finalement il est exactement et
exclusivement tout ce qu’il a à être (mais en même temps, plus l’histoire sera
cohérente, prenante, sincère et dense, plus l’objet aura de chances de faire
effectivement advenir dans ses utilisateurs l’humanité racontée dont il décrit
plastiquement la trame). Il n’est pas question de présenter le designer comme
un visionnaire, un pionnier, un conducteur d’hommes, etc, mais au contraire
comme un conteur qui, sous le prétexte de donner vie à des objets, décrit des
fragments d’humanités possibles, des éclairs fugitifs de vie, des scénarios
d’humanisation.
Autrement dit, la
perspective est inversée par rapport à celle que l’on invoque le plus couramment :
ce ne sont pas des scénarios d’utilisation pour l’homme qu’il convient de
mettre en scène pour illustrer la cohérence de l’objet, mais plutôt des
scénarios d’expérimentation dont « l’objet est moins l’objet » que le
protocole, la formulation, la « langue » et ce qui effectivement s’y
teste, c’est ce que l’on pourrait appeler de la « matière humaine
possible ». L’objet est le type de
discours dans la forme duquel le designer dit : « il était une
fois un homme. » Il est ce dans quoi l’histoire d’être homme s’écrit.
Ce n’est peut-être pas tant d’utilité dont il s’agit de se préoccuper pour un
designer que de trace, d’empreinte, de lisibilité, comme si l’objet était cette
plasticité meuble sur laquelle s’écrivent des destins humains possibles.
La plupart des machines
volantes de Léonard de Vinci seraient incapables de voler mais leur seul propos
est peut-être de raconter l’histoire d’un homme volant. Il ne serait pas
complètement impossible d’aller jusqu’à envisager que les usines, les chaînes
de montage et les grands complexes industriels soient finalement le discours
plastique au travers duquel les hommes se racontent à eux-mêmes l’histoire de
« l’humanité ouvrière » et qu’au-delà de l’extrême pénibilité du
travail en lui-même et des aléas économiques qui s’y jouent de plus en plus
dramatiquement, l’histoire soit belle,
ou pas, parce que l’objet « tient la route », ou pas. On voit bien ce qui se profile
à l’horizon d’une telle perspective pour un designer, soit l’idée selon
laquelle l’essentiel dans la pratique de son métier, ce n’est pas que les
hommes se servent de l’objet qu’il a conçu mais que le scénario d’humanisation
dont il est à la fois le support, l’occasion, l’empreinte plastique et le
prétexte soit cohérent, « tenu », légendaire, au sens étymologique du
terme (legenda : digne d’être lu), bref qu’il « fasse
histoire ». Aussi anodin, prosaïque, ancré dans le quotidien le plus insignifiant
que soit l’objet auquel on travaille, il s’agit de faire en sorte qu’un segment
d’existence humaine s’y « contracte », y acquiert une densité, un
sens, une cohérence (ou peut-être davantage une cohésion). Pour reprendre le
titre d’un poème d’Aragon, l’objet est le « ainsi », l’eccéité de la
phrase : « c’est ainsi que les hommes vivent » et quiconque se
penche sur cet « ainsi » ne peut en retirer quoi que ce soit d’autre
qu’une réflexion plasticienne. L’objet, c’est précisément ce par quoi l’être
humain se souligne et se détache d’un fond d’existence irracontable auquel
littéralement il fait « objection ».
Nous ne nous représentons
nos ancêtres qu’au travers des histoires que racontent les objets qu’ils
utilisaient et que nous avons retrouvé. Ce n’est pas l’épaule du romain qui
impose son design à la fibule retrouvée sur un champ de fouilles
archéologiques, c’est la fibule qui pointe vers le dessin de l’épaule et le pli
de la toge. Les historiens insistent eux-mêmes sur le travail d’imagination
qu’il importe d’accomplir à partir des traces, des documents et des ustensiles
ressurgis du passé. Georges Duby évoque cette nécessité pour l’Histoire de
raconter des histoires.
Or ces histoires sont, à
bien des égards, celles que racontent les outils et les accessoires. Pas
d’objet qui ne soit, au sens propre, le segment d’une trame de vie, de telle
sorte qu’il devient impossible d’en concevoir un sans que nécessairement sa
texture puisse être autre qu’ « anthropobiographique ». Il pourrait
être intéressant, dans cette perspective de s’interroger sur ce qu’il faudrait
qu’un objet soit pour ne pas faire signe d’une humanité possible (c’est un peu
la démarche de José Luis Borges dans sa nouvelle « l’Immortel » - Il
y décrit une architecture absurde faisant signe d’une vie qui n’est plus animée
par la mortalité). Mais n’y aurait-il pas toujours un homme possible dans le
design d’objet le plus saugrenu ? Borges ne nous aurait-il pas donné idée
de l’architecture d’un homme à venir débarrassé par les progrès de la médecine
de la conscience trop vive de sa mortalité ? Jusqu’à quel point peut-on
« délirer » dans cette discipline et jouir de l’assurance de ne
pouvoir jamais être rattrapé par une réalité démentiellement malléable et
ouverte ?
A partir du moment où l’on
réalise que le propre de la conception d’un objet n’est aucunement de
s’inscrire dans la continuité d’une réalité préalable mais de servir de
prétexte à de l’historial, du légendaire humain, on prend conscience de
l’efficience de ce fond de mythologie qui est activement et continument à
l’œuvre dans le Design. Il est des objets design qui deviennent des mythes et
l’on pourrait croire superficiellement que ce sont seulement ceux qui ont
réussi (la chaise cesca, par exemple) mais comment l’auraient-ils pu s’ils ne
s’étaient pas d’emblée situés, logés, en cela, à la même enseigne que tout
objet, sur la base de cette texture mythologique humanisante ? Concevoir
un objet c’est construire une mythologie mais toutes ces mythologies objectales
sont plus ou moins prenantes, c’est-à-dire qu’elles n’ont pas toutes la même
aptitude à contracter des segments de vie humaine. Ce qui fait le bon objet, c’est la forte
consistance du scénario humain dont il est le prétexte, c’est que de l’humain
puisse s’y affermir dans le corps d’une narration, que l’on puisse s’y vivre
comme dans un récit, bref que cela « tienne » comme on dit d’un bon
scénario qu’il « tient la route ». On mesure une nouvelle fois à quel
point la question du designer n’est vraiment pas : « de quoi l’homme
a besoin ? » mais plutôt : « de quelle mise en scène de
lui-même a-t-il besoin pour croire en son personnage, pour lui donner de
l’amplitude et de la consistance ? » La réalité ne viendra donc
jamais s’opposer à la conception en tant que « limite à ne pas
dépasser » puisque ce qui prévaut c’est la cohésion de la trame narrative
humaine dont l’objet est seulement le prétexte.
Or, c’est là exactement la
disposition d’esprit décrite par Hitchcock pour qualifier un procédé
scénaristique de son cru appelé: le MacGuffin. Ce terme désigne un objet
autour duquel l’action du film est totalement orientée et dont on finit par se
rendre compte qu’il n’a jamais été en réalité que le prétexte à l’histoire.
Dans « Psychose », l’héroïne (ou du moins celle que l’on prend pour
telle au début) dérobe à son patron une forte somme d’argent dont son amant a
besoin et c’est en fuyant après son forfait qu’elle va atterrir dans ce motel
abandonné où elle va croiser Norman Bates. La somme d’argent est un
McGuffin : elle n’est pas du tout inutile puisque elle est ce qui va
permettre à l’histoire de se nouer, aux personnages de se rencontrer pour
constituer une trame, mais en même temps on comprend bien que le réalisateur
s’en moque totalement. Le McGuffin n’a de valeur que « cohésive »,
narrative, scénaristique. On peut retrouver ce procédé dans de nombreux films
comme le faucon Maltais de John Huston, la statuette est le prétexte à la
rencontre du détective privé et de la femme fatale mais on finit par le perdre
de vue, tout comme la mallette dans Pulp Fiction de Tarentino, ou la patte de
lapin dans Mission impossible 3.
Hitchcock a défini le
McGuffin en ces termes à François Truffaut : « Imaginons un
passager qui prend place dans le train allant de Londres à Edimbourg ». Il
place dans le filet à bagage un objet bizarre entouré de papier. Son voisin lui
demande de quel objet il s’agit et il répond que c’est un McGuffin. Mais
qu’est-ce qu’un McGuffin ? Il réplique que c’est un accessoire qui permet
de chasser les lions dans les montagnes d’Ecosse. « Mais il n’y a pas de
lion dans les montagnes d’Ecosse » fait alors observer le voisin.
« Alors, lui répond le passager, ceci n’est pas un McGuffin »
Il faut prendre cette
histoire très au sérieux : il y a bel et bien un objet dans le porte
bagage et son propriétaire raconte une histoire à partir de cet objet. Le
voisin essaie de situer l’histoire dans le contexte préexistant de la
vraisemblance géographique mais la réponse du passager est d’une logique
humaine imparable : je vous raconte l’histoire à laquelle cet objet sert
de prétexte et ne pas y croire serait aussi stupide que de dire que cet objet
n’est pas là, ou qu’il n’est pas un McGuffin. Or il est bien là et je l’appelle
un McGuffin, « donc » mon histoire est aussi réelle que sa présence.
Si vous avez une meilleure histoire, racontez la, mais comment pourriez-vous
faire en sorte que ce soit autre chose qu’une histoire ?
C’est une manière, pour
Hitchcock, de répondre d’avance à tous ces détracteurs qui, par exemple, après
avoir vu Psychose, lui demanderait à quoi servait « la somme
d’argent » ? Dans le
déroulement de l’histoire, à rien, mais sans elle, il n’y aurait pas eu
d’histoire. Il faut des McGuffin, « histoire » de faire une histoire
comme on dit qu’on parle de tel ou tel sujet de conversation, « histoire »
de bavarder, et pour les mêmes raisons, on pourrait dire qu’il faut qu’un
designer conçoive des objets, histoire de faire des petits segments de vie
humaine racontable. Il objecte à son interlocuteur le point de vue
suivant : « Tu crois que nous faisons quoi en ce moment ?
Vivons-nous autre chose qu’une histoire ? » Tu me demandes ce qu’est
un objet et je ne peux pas te répondre par autre chose qu’une histoire. Qu’elle
soit vraisemblable ou pas, tout le monde s’en moque autant que de se demander
maintenant si l’histoire que nous vivons est vraisemblable. N’est-ce pas
justement quand on objecte à la crédibilité d’une histoire l’argument de sa vraisemblance que l’on se
situe délibérément « hors cadre », tout simplement parce que la
présence plastique du McGuffin réalise, de facto, la plausibilité de lions dans
les montagnes d’Ecosse ? C’est bien
sur le fond de cette fibre mythologique de la réalité qu’Hitchcock prend pied.
Les objets ne sont que des prétextes à ce que nous nous racontions des
histoires et surtout à ce que nous puissions nous-mêmes nous situer dans des
histoires.
Le McGuffin est l’exact
contraire du totem de Christopher Nolan puisque ce dernier définit au contraire
l’ancrage de la personne réelle dans le territoire d’affects et d’interactions
qui se crée entre elle et son objet, mais la fin du film Inception est
particulièrement troublante de ce point de vue : Cobb va jouer avec ses
enfants avant de savoir s’il est ou non dans la réalité. Que les affects de
joie éprouvée dans les retrouvailles soient réels ou pas ne semble plus l’intéresser.
Vivons-nous autre chose que des séquences d’affects, indifféremment de la question de savoir si nous sommes dans le rêve et dans
la réalité ? Et si la toupie de Cobb n’était qu’un McGuffin ?
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