jeudi 31 janvier 2013

"L'existence humaine peut-elle avoir du sens sans religion?" - Texte de Feuerbach


« Telle la pensée de l’homme, tels ses sentiments, tel son Dieu : autant de valeur que possède l’homme, autant et pas plus, son Dieu. La conscience de Dieu est la conscience de soi de l’homme, la connaissance de Dieu est la connaissance de soi de l’homme. A partir de son Dieu tu connais l’homme, et inversement à partir de l’homme son Dieu : les deux ne font qu’un. Ce que Dieu est pour l’homme, c’est son esprit, son âme, et ce qui est le propre de l’esprit humain, son âme, son cœur, c’est cela son Dieu : Dieu est l’intériorité manifeste, le soi exprimé de l’homme ; la religion est le solennel dévoilement des trésors cachés de l’homme, l’aveu de ses pensées les plus intimes, la confession publique de ses secrets d’amour. […] La religion est l’essence infantile de l’humanité ; mais l’enfant voit son essence, l’homme, à l’extérieur de lui – en tant qu’enfant, l’homme est à lui-même objet sous la forme d’un autre être. C’est pourquoi le progrès historique dans les religions consiste en ceci : ce qui dans la religion plus ancienne valait comme objectif, est reconnu comme subjectif, c’est-à-dire, ce qui était adoré et contemplé comme Dieu, est à présent reconnu comme humain. L’ancienne religion est pour celle qui vient après idolâtrie : l’homme a adoré sa propre essence. L’homme s’est objectivé, mais n’a pas reconnu l’objet comme son essence ; ce pas est franchi par la religion postérieure ; dans la religion, tout progrès est par suite un approfondissement de la connaissance de soi. Mais toute religion déterminée qui taxe ses sœurs plus anciennes d’idolâtrie, s’excepte – cela est nécessaire : sans cela elle ne serait plus une religion – du destin, de l’essence générale de la religion. Elle ne fait que rejeter sur les autres religions ce qui est la faute, si faute il y a, de la religion en général. […] Et notre tâche est précisément de démontrer que l’opposition du divin et de l’humain est illusoire, c’est-à-dire qu’il n’y a d’opposition qu’entre l’essence humaine et l’individu humain, partant que l’objet et le contenu de la religion chrétienne sont, eux aussi totalement humains.
La religion, du moins la chrétienne, est la relation de l’homme à lui-même, ou plus exactement à son essence, mais à son essence comme à un autre être. L’être divin n’est rien d’autre que l’essence humaine ou mieux, l’essence de l’homme, séparée des limites de l’homme individuel (c’est-à-dire réel, corporel), objectivée (c’est-à-dire contemplée et honorée comme un autre être, autre particulier, distinct de lui)… Toutes les déterminations de l’être divin sont donc des déterminations de l’essence humaine. »
L’essence du christianisme, L. von Feuerbach

Comme nous allons essayer de le montrer, ces quelques lignes peuvent permettre de compléter encore un peu la réflexion entamée sur le tableau de Michel-Ange.
Cette réflexion de Feuerbach sur l’essence du christianisme peut légitimement être élargie à tous les monothéismes ainsi qu’à toute religion relayant un discours moral voire eschatologique. A vrai dire, les polythéismes grec ou égyptien par exemple  avec leurs  dieux finalement trop humains rentreraient là encore parfaitement dans le cadre de la réflexion feuerbachienne. En effet, la religion est toujours la sublimation, l’hyperbole ou l’image épurée de ce que l’homme éprouve de lui-même. Dieu est toujours un surhomme au sens où il est ce que l’homme est (et se sait être) sans jamais parvenir concrètement à l’atteindre : par exemple, tout homme est mortel, quoique l’essence de l’homme (ce que c’est qu’être un homme) soit éternelle, d’où la création d’un Dieu immortel, reflet sublimé de cette humanité qui nous constitue.
N’est-ce pas là une manière de comprendre l’effet miroir du tableau de Michel-Ange ? Et si Dieu ne donnait pas la vie à Adam mais qu’Adam au contraire dans sa mollesse mette le doigt sur le fond et le sens de son existence (son essence)  en se figurant cette essence sous la forme adulte, sage, énergique, omnipotente et éternelle du Dieu de la religion chrétienne ? Ce ne serait pas tant Dieu qui aurait fait l’homme à son image que l’homme qui aurait fait Dieu à son image – mais attention car l’image dont il est ici question n’est pas l’image actuelle du corps d’Adam, mais l’image (ou plus exactement le concept) de ce qu’il est de toute éternité, à savoir un homme. Un exemple permet de comprendre cela par un autre biais : le petit garçon adule souvent son père comme un héros, ce n’est pas tant pour la force affichée de ce père que pour ce que l’enfant envisage d’être plus tard : il sent déjà ce devenir-homme en lui et c’est cela qu’il vénère de manière souvent quasi divine. Or tout homme sent et conçoit en lui une humanité qui le pousse et qu’il n’atteindra jamais à la perfection, d’où la religion. C’est pour cela que Feuerbach parle de la religion comme de « l’essence infantile de l’humanité ». Etre croyant, c’est être comme un enfant qui croit adorer son père alors que ce qu’il adore à travers ce père, c’est sa propre essence.
Il n’y aurait donc pas à s’étonner du fait que la religion donne un sens à l’existence humaine car en réalité, c’est l’existence humaine qui donne du sens à la religion. Cela décrit donc un va-et-vient dialectique : l’homme trouve le sens de son existence dans une objectivation (littéralement « jeter devant soi ») de soi qu’est le Dieu de la religion. Mais si l’homme éventuellement trouve le sens de son existence dans la religion cela veut bien dire que ce n’est pas la religion qui lui confère ce sens, mais que son existence a un sens bien en amont de toute religion.
En dernier lieu, ne pourrait-on pas pousser encore un peu le raisonnement de Feuerbach ? Brossant à grands traits l’histoire des religions, on constate en effet dans le passage du polythéisme au monothéisme un approfondissement de la connaissance de l’essence humaine : des dieux de l’Olympe très superficiellement humains jusque dans leurs défauts, on passe à une divinité unique et universelle, sublimation non plus des hommes dans leur diversité, mais de l’homme dans son unité essentielle. Mais ne pourrait-on pas considérer que dans le recul des monothéismes au XIXème siècle au profit de la science (notamment physique) s’est joué un nouvel approfondissement de la connaissance de l’homme ? N’a-t-on pas découvert que le fond (provisoire naturellement) de l’humanité était moins dans un concept unique d’humanité que dans une réalité physique indistincte du reste des choses du monde ? Comme si, pour reprendre en la détournant l’expression d’Heisenberg, l’essence de l’homme était « l’ordre central du monde », à la fois en l’homme et hors de l’homme ? Cela ne ferait-il pas de la science la religion la plus moderne dans cet approfondissement  progressif de la connaissance de l’homme par l’homme ? En ce sens, la science comme la religion ne souffriraient-elles  pas d’un vice constitutif : l’anthropomorphisme ou anthropocentrisme, à savoir, le fait de tout ramener à l’homme ?
                                                                                         Jérôme Panay

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