« Telle la pensée de
l’homme, tels ses sentiments, tel son Dieu : autant de valeur que possède
l’homme, autant et pas plus, son Dieu. La
conscience de Dieu est la conscience de soi de l’homme, la connaissance de Dieu
est la connaissance de soi de l’homme. A partir de son Dieu tu connais
l’homme, et inversement à partir de l’homme son Dieu : les deux ne font
qu’un. Ce que Dieu est pour l’homme, c’est son esprit, son âme, et ce qui est le propre de l’esprit humain, son âme,
son cœur, c’est cela son Dieu :
Dieu est l’intériorité manifeste, le
soi exprimé de l’homme ; la
religion est le solennel dévoilement des trésors cachés de l’homme, l’aveu de
ses pensées les plus intimes, la confession
publique de ses secrets d’amour. […] La religion est l’essence infantile de l’humanité ; mais l’enfant voit son
essence, l’homme, à l’extérieur de lui – en tant qu’enfant, l’homme est à
lui-même objet sous la forme d’un autre être. C’est pourquoi le progrès
historique dans les religions consiste en ceci : ce qui dans la religion
plus ancienne valait comme objectif, est reconnu comme subjectif, c’est-à-dire,
ce qui était adoré et contemplé comme Dieu,
est à présent reconnu comme humain.
L’ancienne religion est pour celle qui vient après idolâtrie : l’homme a
adoré sa propre essence. L’homme
s’est objectivé, mais n’a pas reconnu l’objet comme son essence ; ce pas
est franchi par la religion postérieure ; dans la religion, tout progrès
est par suite un approfondissement de la connaissance de soi. Mais toute
religion déterminée qui taxe ses sœurs plus anciennes d’idolâtrie, s’excepte –
cela est nécessaire : sans cela elle ne serait plus une religion – du
destin, de l’essence générale de la religion. Elle ne fait que rejeter sur les autres religions ce qui est la faute, si
faute il y a, de la religion en général. […] Et notre tâche est précisément de
démontrer que l’opposition du divin et de l’humain est illusoire, c’est-à-dire
qu’il n’y a d’opposition qu’entre l’essence humaine et l’individu humain,
partant que l’objet et le contenu de la religion chrétienne sont, eux aussi
totalement humains.
La religion, du moins la
chrétienne, est la relation de l’homme à lui-même, ou plus exactement à son
essence, mais à son essence comme à un autre être. L’être divin n’est rien
d’autre que l’essence humaine ou mieux, l’essence
de l’homme, séparée des limites de l’homme individuel (c’est-à-dire réel,
corporel), objectivée (c’est-à-dire contemplée
et honorée comme un autre être, autre particulier, distinct de lui)… Toutes
les déterminations de l’être divin sont donc des déterminations de l’essence
humaine. »
L’essence du christianisme, L. von Feuerbach
Comme nous allons essayer de le
montrer, ces quelques lignes peuvent permettre de compléter encore un peu la
réflexion entamée sur le tableau de Michel-Ange.
Cette réflexion de Feuerbach sur
l’essence du christianisme peut légitimement être élargie à tous les
monothéismes ainsi qu’à toute religion relayant un discours moral voire
eschatologique. A vrai dire, les polythéismes grec ou égyptien par exemple avec leurs
dieux finalement trop humains rentreraient là encore parfaitement dans
le cadre de la réflexion feuerbachienne. En effet, la religion est toujours la
sublimation, l’hyperbole ou l’image épurée de ce que l’homme éprouve de
lui-même. Dieu est toujours un surhomme au sens où il est ce que l’homme est
(et se sait être) sans jamais parvenir concrètement à l’atteindre : par
exemple, tout homme est mortel, quoique l’essence de l’homme (ce que c’est
qu’être un homme) soit éternelle, d’où la création d’un Dieu immortel, reflet
sublimé de cette humanité qui nous constitue.
N’est-ce pas là une manière de
comprendre l’effet miroir du tableau de Michel-Ange ? Et si Dieu ne
donnait pas la vie à Adam mais qu’Adam au contraire dans sa mollesse mette le
doigt sur le fond et le sens de son existence (son essence) en se figurant cette essence sous la forme
adulte, sage, énergique, omnipotente et éternelle du Dieu de la religion
chrétienne ? Ce ne serait pas tant Dieu qui aurait fait l’homme à son
image que l’homme qui aurait fait Dieu à son image – mais attention car l’image
dont il est ici question n’est pas l’image actuelle du corps d’Adam, mais
l’image (ou plus exactement le concept) de ce qu’il est de toute éternité, à
savoir un homme. Un exemple permet de comprendre cela par un autre biais :
le petit garçon adule souvent son père comme un héros, ce n’est pas tant pour
la force affichée de ce père que pour ce que l’enfant envisage d’être plus
tard : il sent déjà ce devenir-homme en lui et c’est cela qu’il vénère de
manière souvent quasi divine. Or tout homme sent et conçoit en lui une humanité
qui le pousse et qu’il n’atteindra jamais à la perfection, d’où la religion.
C’est pour cela que Feuerbach parle de la religion comme de « l’essence
infantile de l’humanité ». Etre croyant, c’est être comme un enfant qui
croit adorer son père alors que ce qu’il adore à travers ce père, c’est sa
propre essence.
Il n’y aurait donc pas à
s’étonner du fait que la religion donne un sens à l’existence humaine car en
réalité, c’est l’existence humaine qui donne du sens à la religion. Cela décrit
donc un va-et-vient dialectique : l’homme trouve le sens de son existence dans une objectivation
(littéralement « jeter devant soi ») de soi qu’est le Dieu de la
religion. Mais si l’homme éventuellement trouve
le sens de son existence dans la religion cela veut bien dire que ce n’est pas
la religion qui lui confère ce sens, mais que son existence a un sens bien en amont de toute
religion.
En dernier lieu, ne pourrait-on
pas pousser encore un peu le raisonnement de Feuerbach ? Brossant à grands
traits l’histoire des religions, on constate en effet dans le passage du
polythéisme au monothéisme un approfondissement de la connaissance de l’essence
humaine : des dieux de l’Olympe très superficiellement humains jusque dans
leurs défauts, on passe à une divinité unique et universelle, sublimation non
plus des hommes dans leur diversité, mais de l’homme dans son unité
essentielle. Mais ne pourrait-on pas considérer que dans le recul des
monothéismes au XIXème siècle au profit de la science (notamment physique)
s’est joué un nouvel approfondissement de la connaissance de l’homme ?
N’a-t-on pas découvert que le fond (provisoire naturellement) de l’humanité
était moins dans un concept unique d’humanité que dans une réalité physique
indistincte du reste des choses du monde ? Comme si, pour reprendre en la
détournant l’expression d’Heisenberg, l’essence de l’homme était « l’ordre
central du monde », à la fois en l’homme et hors de l’homme ? Cela ne
ferait-il pas de la science la religion la plus moderne dans cet
approfondissement progressif de la
connaissance de l’homme par l’homme ? En ce sens, la science comme la
religion ne souffriraient-elles pas d’un
vice constitutif : l’anthropomorphisme ou anthropocentrisme, à savoir, le
fait de tout ramener à l’homme ?
Jérôme Panay
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