samedi 26 janvier 2013

"L'existence humaine peut-elle avoir du sens sans religion?" - Quelques éléments pour l'approfondissement de la problématique et pour le plan


Si l’on veut exprimer le plus clairement possible le problème posé par ce sujet, il convient de ne pas reculer devant un paradoxe extrêmement troublant, soit la possibilité que la religion désigne l’effort par lequel l’être humain, grâce à l’interdit, se libère du sentiment de dépendance à l’égard de tout ce que la réalité, dans l’immédiateté de son instance, impose de pleine et positive nécessité dans la « production » d’un instant présent. La religion, c’est finalement l’insinuation, par l’interdit, d’une très improbable marge de manœuvre humaine par rapport à l’immédiateté du présent, comme si, de la nécessité « sans appel » à vivre maintenant (et seulement maintenant, nous ne pouvons jamais vivre autrement qu’au présent), nous pouvions « miraculeusement », ou plutôt, très arbitrairement, suspendre « l’arrêt ».
Ce qu’il importe de bien réaliser sur ce point c’est le fait que tout interdit crée insidieusement, sournoisement et, en un sens, illusoirement, de l’alternative. On retrouve ici d’ailleurs le sens étymologique le plus profond du terme : « inter dicere », « entredire », « mettre entre parenthèses par le dit », ou encore plus « dire entre », suggérer (sub gerere : « prendre à son compte par le dessous »).
Lorsque, dans la genèse, Dieu interdit à Adam et Eve de manger le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, il fait ce qu’il n’y a pas lieu de faire, car Adam et Eve, à ce moment précis de « l’histoire », ne sont pas des êtres auxquels on peut interdire quoi que ce soit, non pas que tout leur soit permis, mais étant inconscients (puisque ils n’ont pas encore mangé le fruit qui est la conscience), ils ne sont pas en situation de comprendre, de recevoir un interdit. C’est un peu comme si on interdisait à une pierre d’avancer. Adam et Eve ne sont pas en position de comprendre qu’ils peuvent manger ou pas le fruit, ils sont dans l’absolu de la non éventualité, dans l’efficience de l’ignorance totale de ceci qu’un choix pourrait exister. On pourrait dire qu’ils sont dans l’absolu du fait d’être maintenant, comme un bloc opaque et sourd, d’une densité sans failles ni « vis-à-vis ». Ils sont comme ces « idiots du village » toujours heureux du simple fait d’être là, toujours contents de ce qui leur arrive parce que cela leur arrive (et c’est cela le Jardin d’Eden à ceci prés qu’il n’y arrive rien d’autre que le fait d’être là).
Et c’est à ces êtres là que Dieu « interdit » de manger du fruit de la conscience. C’est comme si Dieu interdisait à des aveugles nés de voir, sauf que le miracle, ou plutôt le coup de force de la genèse consiste exactement, si l’on garde l’image précédente, à donner à des aveugles nés le pouvoir de voir en le leur interdisant. Nous savons bien qu’il suffit d’interdire quelque chose à un enfant pour lui donner envie de le faire, mais ici cela va beaucoup plus loin, parce que c’est de l’idée même selon laquelle il est possible de faire quelque chose de soi-même, de sa propre initiative qu’il est question. Ce n’est pas seulement de la tentation de la violation que fait naître l’interdit dont il s’agit pour Adam et Eve, c’est de l’idée même qu’un interdit en s’adressant en nous, fait de nous un « nous », un « je », c’est-à-dire un pouvoir de libre initiative. L’interdit imposé par Dieu à Adam et Eve, ce n’est pas un interdit que l’on adresse à une personne qui est alors mise en demeure de choisir entre obéir ou pas, c’est l’interdit dont l’adresse crée de toutes pièces la fiction d’une personne capable de choisir entre obéir ou pas.
Autrement dit, c’est la fiction d’un sujet libre qui est alors conçue comme une fable et il suffit à chacun de nous de s’interroger en ce moment même sur la certitude qu’il a d’être une personne morale dotée d’une capacité de libre initiative pour se faire une idée de l’insoupçonnable postérité humanisante de cette fable. Nous sommes tellement aveuglés par cette idée selon laquelle un interdit contraint une liberté que nous ne réalisons pas que le « tabou », soit l’acte culturel par excellence est ce qui a donné prise, dans l’immensité d’un Cosmos à l’intérieur duquel rien n’arrive que « nécessairement » c’est-à-dire « instamment », à cette anomalie d’une créature assez trompée et trompeuse pour se croire « décisionnaire », pour inventer la notion d’autorité (autorité vient du latin auctoritas, auctor:  être l'auteur de), c’est-à-dire de liberté. Aucune notion n’est plus humainement arbitraire que celle du libre arbitre.
Il existe des interdits fondamentaux dans toutes les cultures. Claude Lévi-Strauss a affirmé que la prohibition de l’inceste était le tabou universel, celui que l’on retrouve indifféremment dans toutes les populations humaines. En interdisant ainsi à l’enfant toute relation sexuelle avec l’un de ses parents, la prohibition de l’inceste crée de toutes pièces la liberté pour l’homme de choisir toutes les autres femmes que sa mère ou sa soeur. On revient de cette « fable » non pas en appelant à l’inceste mais en se demandant simplement s’il y a quoi que ce soit dans la sexualité qui soit décidable, choisi, maîtrisé, « contrôlable ». N’est-ce pas d’ailleurs cette fatalité qui constitue le trait d’union heureux entre la sexualité et l’amour (soit lorsqu’on comprend enfin que nous ne choisissons pas la personne que nous aimons, pas davantage que celle qui nous aime) ?
Tout interdit est l’exercice d’une autorité, c’est-à-dire l’instauration d’une auto ritualisation par le biais de laquelle les hommes s’interdisent tel ou tel acte afin de produire artificiellement la fiction d’une initiative personnelle, soit la fiction à partir de laquelle s’impose le statut de « personne ». A moins de penser que Dieu lui-même a écrit la Bible (et aucun croyant « de bonne foi » ne peut vraiment l’envisager), ce que nous décrit la Genèse peut donc se concevoir comme le fruit du travail d’auto-fondation de cette auto-ritualisation de l’interdit par le biais de laquelle l’être humain s’est auto-proclamé libre dans l’évidence factuelle de sa dépendance existentielle. Le Dieu de la Genèse (religion), c’est la mise en situation artificielle et mythologique par l’homme d’une extériorité fondatrice de cet interdit à partir duquel de la liberté humaine peut « commencer ». Autrement dit, la Genèse, ce n’est pas le commencement d’une mythologie, c’est surtout la mythologie d’un « commencement », la création d’un état d’esprit du commencement, c’est-à-dire de l’idée absolument illusoire selon laquelle l’être humain pourrait faire « commencer  quelque chose », ce que l’on appelle la libre initiative.
Nous pourrions dire de tout instant présent qu’il est donné de l’extérieur, c’est-à-dire absolument contraignant, donc « hétéro-ritualisant ». Or c’est exactement le fait de cette « hétéro-ritualisation » que l’être humain, par l’interdit de la religion, transforme arbitrairement en « auto-ritualisation », c’est-à-dire en autorité, par quoi nous réalisons que la notion de pouvoir, qui est à l’origine de si nombreuses crispations dans notre histoire mais aussi bien dans nos histoires, est née de l’interdit. Adhérer à la religion, c’est se donner arbitrairement le choix d’avoir le choix (auto-ritualisation) contre l’évidence factuelle de l’hétéro-ritualisation du Présent, mais il n’est pas rare que des croyants relèvent cette contradiction par le biais de laquelle leur propre religion se soustrait à l’acte pur de la croyance (consentir à la dépendance, être un « fidèle », « s’offrir », jouir du présent d’une existence aussi improgrammable qu’imprescriptible, au sens propre (ce que l’on ne peut pas prescrire). Ils s’écartent alors de leur église et sont désavoués par elle (c’est le cas, entre autres, d’Averroès avec l’Islam, de Spinoza avec le Judaïsme, de Maître Eckhart avec le christianisme, et peut-être aussi, pour autant que nous puissions avoir de lui un portrait à peu prés conforme à celui qu’il a réellement été, indépendamment de ce que Platon a fait de lui, de Socrate avec le polythéisme grec). Pour être clair, l’auto-ritualisation, c’est la religion. L’hétéro-ritualisation, c’est le religieux, le numineux. Etre vraiment religieux, n’est-ce pas précisément se maintenir dans cette ouverture à un Sens véritablement Extérieur, à un grand Dehors, celui sous l’instance duquel le présent « est » plutôt que de se rallier à la fiction réconfortante, globalisante d’un présent « domesticable » par le rite, par l’auto-rite, c’est-à-dire l’autorité (religion) ?
Une fois le sujet approfondi par ce travail de distinction entre le Religieux et la Religion, il nous reste à définir les parties du plan qui nous permettra d’explorer le mieux que nous pouvons l’étendue problématique du sujet. Que l’existence humaine ait du sens, c’est ce que l’on peut comprendre de trois façons différentes selon que l’on s’intéresse à telle ou telle acception du mot « sens ».
Cela peut signifier :

1)                              Que l’homme a une direction à suivre, une sorte de « destin », un objectif, une mission, un progrès à accomplir, bref qu’il a quelque chose à faire, un idéal à réaliser. C’est l’acception eschatologique du mot sens.
2)                              Qu’être homme, cela veut dire quelque chose, cela s’inscrit dans une trame signifiante, dans une cohérence, dans une lisibilité. Cela désigne bien quelque chose de repérable, de racontable, d’intelligible dont on peut faire l’histoire et le récit. L’existence humaine a une signification. C’est l’acception sémantique du mot  sens.
3)                              Que l’existence humaine soit dotée d’une sensibilité. On pourrait parler ici à la fois d’un « bon sens » dans cette perspective de l’attention : avoir du bon sens, c’est être capable de percevoir l’évidence extérieure, donnée, de ce qui est, et d’acuité sensible, d’ouverture, d’être aux aguets, de réceptivité à l’égard de la réalité. C’est l’acception esthésique du mot sens.
Il est alors possible de concevoir un plan en trois parties dont chacune est formulable dans les termes d’une interrogation prenant en charge respectivement l’une des acceptions du mot sens :
1)                               L’existence humaine peut-elle avoir un but, suivre une direction sans religion ?
2)                               L’existence humaine peut-elle vouloir dire quelque chose sans religion ?
3)                               L’existence humaine peut-elle avoir une sensibilité sans religion ?
Il est possible d’illustrer chacune de ces trois parties par un tableau d’inspiration religieuse, chrétienne en l’occurrence. « La mise au tombeau » de Giotto nous donne à voir le corps du Christ auréolé, porté par sa mère, entouré des apôtres. Son visage est tourné vers le ciel dans lequel des anges, eux aussi auréolés, regardent la scène. Le Christ est la ligne de mire de toutes les perspectives, aussi bien celle de la montagne qui descend vers lui, que celle, en profondeur, de la vallée qui se profile en arrière plan. La perspective eschatologique est évidente, non seulement parce que l’évidence de ce ciel « peuplé » impose à notre esprit l’esprit d’élévation vers le Très Haut, mais aussi parce que les auréoles qui ne sont évidemment pas données à tout le monde nous indiquent, dans une acception plus personnelle la voie nécessaire d’un salut, d’une vie sainte qu’il reste à la plupart d’entre nous (qui ne sommes pas des saints ni des anges) d’accomplir.
Sur le même sujet, Le Titien crée une composition très différente. Le corps du Christ est massif et lourd, aussi tourné vers la terre que le Christ de Giotto était tourné vers le ciel. On pourrait dire (sans blasphémer) qu’il ressemble plus à un cadavre que dans le tableau de Giotto pour lequel l’ascension à venir est presque déjà perceptible. Il y a bien un ange mais il s’incarne sous les traits d’une femme « terrestre » habillée de blanc qui décrit dans l’amplitude de ses bras le mouvement  qui anime l’esprit et les personnages de la toile. Avec Le Titien, on pourrait dire que la mort du Christ fait « bloc », elle unit les hommes en les occupant instamment à une mise au tombeau qui n’est physiquement pas de tout repos. Il ne s’agit plus vraiment d’aller quelque part mais d’être à ce que l’on fait dans une communauté d’attention où se fortifie le lien même d’une communauté de foi. La mort de cet homme n’est visiblement pas rien et chaque personnage imprime par sa gestuelle un mouvement d’autojustification au fait même de son existence. Porter le Christ hors de soi c’est ici exactement ce que la densité de la peinture convertit en cet acte de foi par lequel on le porte en soi. Toute mise au tombeau pour tout homme consiste précisément à marquer le fait qu’il n’est pas qu’un cadavre, que sa vie fait « sens » mais cette fonction symbolique est ici optimisée par la pesanteur du motif et du style du peintre. Si cette peinture nous semble lourde, c’est par le poids du symbole (acception sémantique).
Holbein le jeune pousse encore plus loin ce que l’on pourrait appeler « le processus de littéralité picturale » de la mort du Christ. Ce corps là ne nous semble plus d’aucun biais pouvoir être ressuscité. Il s’offre déjà au travail de décomposition. Jésus est un cadavre. Le seul mouvement qui anime sa dépouille est celui de la putréfaction et la couleur de sa main de droite ne laisse à ce sujet pas le moindre doute. Mais nous aurions tort d’en déduire l’athéisme du peintre ou encore de lui faire un procès d’intention blasphématoire. Car autant cette toile peut sembler irrévérencieuse pour la religion, autant elle émet une intensité quasiment insoutenable du point de vue du religieux, comme si Holbein avait prouvé qu’aussi loin que l’on puisse aller dans l’observation la plus neutre, la plus rigoureusement scientifique de la mort, on n’en aura pas moins fait un portrait du sacré. Ce n’est pas blasphémer que de peindre très littéralement le processus de décomposition du corps du Christ parce que la vérité la plus profonde du message porté par le Christ, c’est justement qu’il n’est rien de ce monde qui ne soit sacré.
 Il n’y a absolument rien dans le tableau par quoi le corps du Christ se démarque de n’importe quel autre cadavre en putréfaction et si le titre ne nous désignait pas l’identité du mort, nous ne pourrions la pressentir par aucun signe, mais alors comment expliquer qu’elle nous saisisse autant si ce n’est plus (beaucoup plus) que la toile de Giotto ? On répondra sûrement par le caractère choquant, scandaleusement réaliste du tableau mais aura-t-on pour autant évacuer ce que suggérait la question ? N’est-ce pas justement cela même que nous appelons le Sacré qui nous transit d’effroi et de fascination (les termes qualifiant le numineux selon Rudolf Otto) au spectacle d’un cadavre ? La peinture de Holbein fait peut-être signe de la simplicité de cette vérité là : le Christ, c’est fondamentalement le message de la nature sacrée de la Vie et « la » vie c’est aussi le processus de la décomposition (la vie n’agit pas moins dans la croissance que dans la putréfaction). C’est en tant qu’il est Sacré qu’un corps pourrit. L’existence humaine a un sens dans ce tableau et c’est celui de retourner à la poussière dont il est sorti. Nous sommes donc bien en prise ici avec la troisième acception du mot sens. Une toile d’inspiration religieuse illustre, avec une intensité peu commune, l’épreuve d’une réalité donnée à laquelle il s’agit simplement (mais vivement) de se rendre sensible. Si l’on peint avec le réalisme le plus cru la réalité, ce sera, toujours et encore, à du sacré, donc à du religieux que nous aurons affaire (mais ce  tableau ne représente pas le corps du Christ de la religion).
Il est une autre représentation picturale : la création d’Adam par Dieu au plafond de la chapelle Sixtine sur laquelle ces trois perspectives du mot sens peuvent s’appliquer, en dégageant, pour chacune d’elle, une perspective différente. L’acception eschatologique s’impose à nous dans le dynamisme dont la figure divine est empreinte. Dieu est « partant pour l’aventure », si l’on peut dire. Des deux personnages, il est clairement celui qui a le vent en poupe. La différence d’intensité de flexion des deux poignets est assez parlante de ce point de vue. L’éternel ne se contente pas de donner naissance à Adam, il lui indique aussi une direction. Après tout, c’est un index tendu vers un horizon, exactement comme celui que nous adresserait toute personne à laquelle nous demanderions où se trouve la boulangerie la plus proche (sauf que là, Adam n’a pas l’air de chercher du pain).
Toute l’originalité de la peinture de Michel-Ange consiste ici à rendre un acte de création par la gestuelle de la désignation. Cette assimilation mène philosophiquement très loin. Sommes-nous quelqu’un parce que nous naissons ou parce que nous nous unifions dans la cohérence d’une unité symbolique. « Tu es parce que je te montre du doigt, peut-être étais-tu avant, mais il te manquait d’avoir le doigt de Dieu sur toi, d’être distingué, souligné et c’est ainsi que tu prend sens », telles pourraient être les paroles de l’Eternel à l’adresse d’Adam. Adam existe parce qu’il est remarqué. Quand nous désignons quelque chose à quelqu’un nous voulons qu’il fasse attention à ce que nous lui montrons, considérant qu’il y a nécessité, « sens » à ce que cette personne regarde ce que vers quoi nous attirons ces yeux. Le volontarisme de Dieu est ici encore à noter, comme s’il commandait à Adam d’être quelqu’un, c’est-à-dire de se constituer une intégrité, une cohérence, un genre, un « vouloir dire » humain (au vu de la mollesse de poigne de sa créature, la partie semble d’ailleurs loin d’être gagnée). C’est la perspective sémantique du mot sens. Dieu fait signe vers Adam et ce « faire signe » est un « faire sens ».
Le troisième niveau d’interprétation est le plus intéressant et le plus polémique. Dans la Genèse, Dieu crée Adam en le modelant. Ici, il tend le doigt vers lui. Or, autant il est impossible dans la version biblique de ne pas distinguer le créateur de la créature autant la ligne claire de cette démarcation fait défaut dans l’acte de désignation. Après tout, peut-on clairement établir lequel des deux crée l’autre puisque chacun de deux fait signe de l’autre ? Lequel des deux sort de l’imaginaire créateur de l’autre ? Bien sur le volontarisme de Dieu contraste avec l’indolence d’Adam et semble lui donner la primeur mais en même ce Dieu, censé incarner le mouvement le plus spontané de la création, l’élan le plus primitivement essentiel et organique de la vie, nous semble entretenir un rapport avec la nature moins immédiat que sa créature, ne serait-ce que parce que son corps musclé est entouré d’une sorte de tunique, laquelle est elle-même doublée de cet étrange molleton sur lequel Dieu s’accroche à ses angelots. Nous avons affaire à un Dieu entouré d’artifices humains, soutenu dans son vol par les ailes de ses séraphins. Ce Dieu « personnifiant » Adam nous apparaît alors plutôt personnifié par lui, parce que moins nu que lui. Dieu est puissant, volontaire, engagé mais en même temps, il ne sort pas sans "sa petite laine".
Bien sur, l'Eternel ne saurait être figuré dans tout ce que la nudité induit de vulnérabilité puisque il est la toute puissance mais cette toute-puissance recouverte ici de deux épaisseurs d’étoffe ne peut manquer de sembler moins assignable à un être naturel ou plutôt naturant (créateur) que culturel. Ce Dieu est trop couvert pour n’être habillé qu’en tant que corps ou que principe créateur. Ce que sa double parure recouvre, c’est peut-être le paradoxe insoutenable de son acculturation (au sens fort de ce terme : l’acculturation désigne ce processus par lequel un individu assimile une autre culture que la sienne. Ici il désignerait ce mouvement par lequel l’idée de Dieu, c’est-à-dire celle d’un être d’une nature autre qu’humaine est « dévoyée »  par la culture) c’est-à-dire de son humanisation. La figure de ce Dieu est très réconfortante, trop, sans doute, pour être autre chose que le fruit d’une imagination humaine en quête de sécurisation. L’indolence de la posture d’Adam se voit, dés lors, investie d’un autre sens. Elle vient moins de la fragilité inhérente au fait d’être une créature que de la réalisation d’exister seulement à titre de questionnement, comme si, dans cette lascivité du poignet, c’était l’assomption par Adam de cette donnée existentielle au regard de laquelle il n’existe qu’à titre de supposition qui se manifestait. Adam signifie par sa gestuelle : « L’existence ? Peut-être ! » Mais dans ce « Peut-être », c’est avec la totalité d’un univers qui ne fait que « pouvoir être » qu’il entre alors en communion esthésique. Que le fait de vivre, se goûte, s’essaie, se sente,  s’expérimente et finalement se « teste », c’est tout ce qu’exprime la courbure de son avant bras. Exister, c’est être immergé dans un bain dont on ne cesse de sonder la température. C’est de l’efficience même de ce fond d’existence esthésique manifesté par le troisième niveau d’interprétation que s’impose la troisième acception du mot sens : celle de la sensibilité. Adam tente le coup de l’existence, non comme un conquérant (le volontarisme de Dieu) mais comme un expérimentateur, un testeur de vie. Contre l’image de l’Eternel qui semble lui dire que « vivre se décide », Adam émet, par l’effet de contraste de sa posture alanguie, l’hypothèse selon laquelle « vivre se goûte et s'essaie ».
 (Travail mené en collaboration avec Jérôme Panay)

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