Si l’on veut exprimer le plus clairement
possible le problème posé par ce sujet, il convient de ne pas reculer devant un
paradoxe extrêmement troublant, soit la possibilité que la religion désigne
l’effort par lequel l’être humain, grâce à l’interdit, se libère du sentiment
de dépendance à l’égard de tout ce que la réalité, dans l’immédiateté de son
instance, impose de pleine et positive nécessité dans la
« production » d’un instant présent. La religion, c’est finalement
l’insinuation, par l’interdit, d’une très improbable marge de manœuvre humaine
par rapport à l’immédiateté du présent, comme si, de la nécessité « sans
appel » à vivre maintenant (et seulement maintenant, nous ne pouvons
jamais vivre autrement qu’au présent), nous pouvions
« miraculeusement », ou plutôt, très arbitrairement, suspendre « l’arrêt ».
Ce qu’il importe de bien réaliser sur ce point
c’est le fait que tout interdit crée insidieusement, sournoisement et, en un
sens, illusoirement, de l’alternative. On retrouve ici d’ailleurs le sens
étymologique le plus profond du terme : « inter dicere »,
« entredire », « mettre entre parenthèses par le dit », ou
encore plus « dire entre », suggérer (sub gerere :
« prendre à son compte par le dessous »).
Lorsque, dans la genèse, Dieu interdit à Adam
et Eve de manger le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, il
fait ce qu’il n’y a pas lieu de faire, car Adam et Eve, à ce moment précis de
« l’histoire », ne sont pas des êtres auxquels on peut interdire quoi
que ce soit, non pas que tout leur soit permis, mais étant inconscients
(puisque ils n’ont pas encore mangé le fruit qui est la conscience), ils ne
sont pas en situation de comprendre, de recevoir un interdit. C’est un peu
comme si on interdisait à une pierre d’avancer. Adam et Eve ne sont pas en
position de comprendre qu’ils peuvent manger ou pas le fruit, ils sont dans
l’absolu de la non éventualité, dans l’efficience de l’ignorance totale de ceci
qu’un choix pourrait exister. On pourrait dire qu’ils sont dans l’absolu du
fait d’être maintenant, comme un bloc opaque et sourd, d’une densité sans failles
ni « vis-à-vis ». Ils sont comme ces « idiots du village »
toujours heureux du simple fait d’être là, toujours contents de ce qui leur
arrive parce que cela leur arrive (et c’est cela le Jardin d’Eden à ceci prés
qu’il n’y arrive rien d’autre que le fait d’être là).
Et c’est à ces êtres là que Dieu
« interdit » de manger du fruit de la conscience. C’est comme si Dieu
interdisait à des aveugles nés de voir, sauf que le miracle, ou plutôt le coup
de force de la genèse consiste exactement, si l’on garde l’image précédente, à
donner à des aveugles nés le pouvoir de voir en le leur interdisant. Nous
savons bien qu’il suffit d’interdire quelque chose à un enfant pour lui donner
envie de le faire, mais ici cela va beaucoup plus loin, parce que c’est de
l’idée même selon laquelle il est possible de faire quelque chose de soi-même,
de sa propre initiative qu’il est question. Ce n’est pas seulement de la
tentation de la violation que fait naître l’interdit dont il s’agit pour Adam
et Eve, c’est de l’idée même qu’un interdit en s’adressant en nous, fait de
nous un « nous », un « je », c’est-à-dire un pouvoir de
libre initiative. L’interdit imposé par Dieu à Adam et Eve, ce n’est pas un
interdit que l’on adresse à une personne qui est alors mise en demeure de
choisir entre obéir ou pas, c’est
l’interdit dont l’adresse crée de toutes pièces la fiction d’une personne
capable de choisir entre obéir ou pas.
Autrement dit, c’est la fiction d’un sujet
libre qui est alors conçue comme une fable et il suffit à chacun de nous de
s’interroger en ce moment même sur la certitude qu’il a d’être une personne
morale dotée d’une capacité de libre initiative pour se faire une idée de
l’insoupçonnable postérité humanisante de cette fable. Nous sommes tellement
aveuglés par cette idée selon laquelle un interdit contraint une liberté que
nous ne réalisons pas que le « tabou », soit l’acte culturel par
excellence est ce qui a donné prise, dans l’immensité d’un Cosmos à l’intérieur
duquel rien n’arrive que « nécessairement » c’est-à-dire « instamment »,
à cette anomalie d’une créature assez trompée et trompeuse pour se croire
« décisionnaire », pour inventer la notion d’autorité (autorité vient du latin auctoritas, auctor: être l'auteur de), c’est-à-dire de liberté. Aucune notion n’est plus humainement
arbitraire que celle du libre arbitre.
Il existe des interdits fondamentaux dans
toutes les cultures. Claude Lévi-Strauss a affirmé que la prohibition de
l’inceste était le tabou universel, celui que l’on retrouve indifféremment dans
toutes les populations humaines. En interdisant ainsi à l’enfant toute relation
sexuelle avec l’un de ses parents, la prohibition de l’inceste crée de toutes
pièces la liberté pour l’homme de choisir toutes les autres femmes que sa mère ou sa soeur.
On revient de cette « fable » non pas en appelant à l’inceste mais en
se demandant simplement s’il y a quoi que ce soit dans la sexualité qui soit
décidable, choisi, maîtrisé, « contrôlable ». N’est-ce pas d’ailleurs
cette fatalité qui constitue le trait d’union heureux entre la sexualité et
l’amour (soit lorsqu’on comprend enfin que nous ne choisissons pas la personne
que nous aimons, pas davantage que celle qui nous aime) ?
Tout interdit est l’exercice d’une autorité,
c’est-à-dire l’instauration d’une auto ritualisation par le biais de laquelle
les hommes s’interdisent tel ou tel acte afin de produire artificiellement la
fiction d’une initiative personnelle, soit la fiction à partir de laquelle
s’impose le statut de « personne ». A moins de penser que Dieu
lui-même a écrit la Bible (et aucun croyant « de bonne foi » ne peut
vraiment l’envisager), ce que nous décrit la Genèse peut donc se concevoir
comme le fruit du travail d’auto-fondation de cette auto-ritualisation de
l’interdit par le biais de laquelle l’être humain s’est auto-proclamé libre
dans l’évidence factuelle de sa dépendance existentielle. Le Dieu de la Genèse
(religion), c’est la mise en situation artificielle et mythologique par l’homme
d’une extériorité fondatrice de cet interdit à partir duquel de la liberté
humaine peut « commencer ». Autrement dit, la Genèse, ce n’est pas le
commencement d’une mythologie, c’est surtout la mythologie d’un
« commencement », la création d’un état d’esprit du commencement,
c’est-à-dire de l’idée absolument illusoire selon laquelle l’être humain
pourrait faire « commencer quelque chose », ce que l’on appelle
la libre initiative.
Nous pourrions dire de tout instant présent
qu’il est donné de l’extérieur, c’est-à-dire absolument contraignant, donc
« hétéro-ritualisant ». Or c’est exactement le fait de cette
« hétéro-ritualisation » que l’être humain, par l’interdit de la
religion, transforme arbitrairement en « auto-ritualisation »,
c’est-à-dire en autorité, par quoi nous réalisons que la notion de pouvoir, qui
est à l’origine de si nombreuses crispations dans notre histoire mais aussi bien
dans nos histoires, est née de l’interdit. Adhérer à la religion, c’est se
donner arbitrairement le choix d’avoir le choix (auto-ritualisation) contre
l’évidence factuelle de l’hétéro-ritualisation du Présent, mais il n’est pas
rare que des croyants relèvent cette contradiction par le biais de laquelle
leur propre religion se soustrait à l’acte pur de la croyance (consentir à la
dépendance, être un « fidèle », « s’offrir », jouir du
présent d’une existence aussi improgrammable qu’imprescriptible, au sens propre
(ce que l’on ne peut pas prescrire). Ils s’écartent alors de leur église et
sont désavoués par elle (c’est le cas, entre autres, d’Averroès avec l’Islam,
de Spinoza avec le Judaïsme, de Maître Eckhart avec le christianisme, et
peut-être aussi, pour autant que nous puissions avoir de lui un portrait à peu
prés conforme à celui qu’il a réellement été, indépendamment de ce que Platon a
fait de lui, de Socrate avec le polythéisme grec). Pour être clair,
l’auto-ritualisation, c’est la religion. L’hétéro-ritualisation, c’est le
religieux, le numineux. Etre vraiment religieux, n’est-ce pas précisément se
maintenir dans cette ouverture à un Sens véritablement Extérieur, à un grand
Dehors, celui sous l’instance duquel le présent « est » plutôt que de
se rallier à la fiction réconfortante, globalisante d’un présent
« domesticable » par le rite, par l’auto-rite, c’est-à-dire
l’autorité (religion) ?
Une fois le sujet approfondi par ce travail de
distinction entre le Religieux et la Religion, il nous reste à définir les
parties du plan qui nous permettra d’explorer le mieux que nous pouvons
l’étendue problématique du sujet. Que l’existence humaine ait du sens, c’est ce
que l’on peut comprendre de trois façons différentes selon que l’on s’intéresse
à telle ou telle acception du mot « sens ».
Cela peut signifier :
1)
Que l’homme a une direction à
suivre, une sorte de « destin », un objectif, une mission, un progrès
à accomplir, bref qu’il a quelque chose à faire, un idéal à réaliser. C’est
l’acception eschatologique du mot sens.
2)
Qu’être homme, cela veut dire
quelque chose, cela s’inscrit dans une trame signifiante, dans une cohérence,
dans une lisibilité. Cela désigne bien quelque chose de repérable, de
racontable, d’intelligible dont on peut faire l’histoire et le récit.
L’existence humaine a une signification. C’est l’acception sémantique du mot
sens.
3)
Que l’existence humaine soit
dotée d’une sensibilité. On pourrait parler ici à la fois d’un « bon
sens » dans cette perspective de l’attention : avoir du bon sens,
c’est être capable de percevoir l’évidence extérieure, donnée, de ce qui est,
et d’acuité sensible, d’ouverture, d’être aux aguets, de réceptivité à l’égard
de la réalité. C’est l’acception esthésique du mot sens.
Il est alors possible de concevoir un plan en
trois parties dont chacune est formulable dans les termes d’une interrogation prenant
en charge respectivement l’une des acceptions du mot sens :
1)
L’existence humaine peut-elle
avoir un but, suivre une direction sans religion ?
2)
L’existence humaine peut-elle vouloir dire quelque chose sans religion ?
3)
L’existence humaine peut-elle
avoir une sensibilité sans religion ?
Il est possible d’illustrer chacune de ces
trois parties par un tableau d’inspiration religieuse, chrétienne en
l’occurrence. « La mise au tombeau » de Giotto nous donne à voir le
corps du Christ auréolé, porté par sa mère, entouré des apôtres. Son visage est
tourné vers le ciel dans lequel des anges, eux aussi auréolés, regardent la
scène. Le Christ est la ligne de mire de toutes les perspectives, aussi bien
celle de la montagne qui descend vers lui, que celle, en profondeur, de la
vallée qui se profile en arrière plan. La perspective eschatologique est
évidente, non seulement parce que l’évidence de ce ciel « peuplé »
impose à notre esprit l’esprit d’élévation vers le Très Haut, mais aussi parce
que les auréoles qui ne sont évidemment pas données à tout le monde nous
indiquent, dans une acception plus personnelle la voie nécessaire d’un salut,
d’une vie sainte qu’il reste à la plupart d’entre nous (qui ne sommes pas des
saints ni des anges) d’accomplir.
Sur le même sujet, Le Titien crée une
composition très différente. Le corps du Christ est massif et lourd, aussi
tourné vers la terre que le Christ de Giotto était tourné vers le ciel. On
pourrait dire (sans blasphémer) qu’il ressemble plus à un cadavre que dans le
tableau de Giotto pour lequel l’ascension à venir est presque déjà perceptible.
Il y a bien un ange mais il s’incarne sous les traits d’une femme
« terrestre » habillée de blanc qui décrit dans l’amplitude de ses
bras le mouvement qui anime l’esprit et
les personnages de la toile. Avec Le Titien, on pourrait dire que la mort du
Christ fait « bloc », elle unit les hommes en les occupant instamment
à une mise au tombeau qui n’est physiquement pas de tout repos. Il ne s’agit
plus vraiment d’aller quelque part mais d’être à ce que l’on fait dans une
communauté d’attention où se fortifie le lien même d’une communauté de foi. La
mort de cet homme n’est visiblement pas rien et chaque personnage imprime par
sa gestuelle un mouvement d’autojustification au fait même de son existence.
Porter le Christ hors de soi c’est ici exactement ce que la densité de la
peinture convertit en cet acte de foi par lequel on le porte en soi. Toute mise
au tombeau pour tout homme consiste précisément à marquer le fait qu’il n’est
pas qu’un cadavre, que sa vie fait « sens » mais cette fonction
symbolique est ici optimisée par la pesanteur du motif et du style du peintre.
Si cette peinture nous semble lourde, c’est par le poids du symbole (acception
sémantique).
Holbein le jeune pousse encore plus loin ce que
l’on pourrait appeler « le processus de littéralité picturale » de la
mort du Christ. Ce corps là ne nous semble plus d’aucun biais pouvoir être
ressuscité. Il s’offre déjà au travail de décomposition. Jésus est un cadavre.
Le seul mouvement qui anime sa dépouille est celui de la putréfaction et la
couleur de sa main de droite ne laisse à ce sujet pas le moindre doute. Mais
nous aurions tort d’en déduire l’athéisme du peintre ou encore de lui faire un
procès d’intention blasphématoire. Car autant cette toile peut sembler
irrévérencieuse pour la religion, autant elle émet une intensité quasiment
insoutenable du point de vue du religieux, comme si Holbein avait prouvé
qu’aussi loin que l’on puisse aller dans l’observation la plus neutre, la plus
rigoureusement scientifique de la mort, on n’en aura pas moins fait un portrait
du sacré. Ce n’est pas blasphémer que de peindre très littéralement le
processus de décomposition du corps du Christ parce que la vérité la plus
profonde du message porté par le Christ, c’est justement qu’il n’est rien de ce
monde qui ne soit sacré.
Il n’y a absolument rien dans le tableau par quoi le
corps du Christ se démarque de n’importe quel autre cadavre en putréfaction et
si le titre ne nous désignait pas l’identité du mort, nous ne pourrions la
pressentir par aucun signe, mais alors comment expliquer qu’elle nous saisisse autant si ce n’est plus (beaucoup plus) que la toile de Giotto ? On
répondra sûrement par le caractère choquant, scandaleusement réaliste du
tableau mais aura-t-on pour autant évacuer ce que suggérait la question ?
N’est-ce pas justement cela même que nous appelons le Sacré qui nous transit
d’effroi et de fascination (les termes qualifiant le numineux selon Rudolf
Otto) au spectacle d’un cadavre ? La peinture de Holbein fait peut-être
signe de la simplicité de cette vérité là : le Christ, c’est
fondamentalement le message de la nature sacrée de la Vie et « la »
vie c’est aussi le processus de la décomposition (la vie n’agit pas moins dans
la croissance que dans la putréfaction). C’est en tant qu’il est Sacré qu’un
corps pourrit. L’existence humaine a un sens dans ce tableau et c’est celui de
retourner à la poussière dont il est sorti. Nous sommes donc bien en prise ici
avec la troisième acception du mot sens. Une toile d’inspiration religieuse
illustre, avec une intensité peu commune, l’épreuve d’une réalité donnée à
laquelle il s’agit simplement (mais vivement) de se rendre sensible. Si l’on
peint avec le réalisme le plus cru la réalité, ce sera, toujours et encore, à
du sacré, donc à du religieux que nous aurons affaire (mais ce tableau ne représente pas le corps du Christ
de la religion).
Il est une autre représentation
picturale : la création d’Adam par Dieu au plafond de la chapelle Sixtine
sur laquelle ces trois perspectives du mot sens peuvent s’appliquer, en
dégageant, pour chacune d’elle, une perspective différente. L’acception
eschatologique s’impose à nous dans le dynamisme dont la figure divine est
empreinte. Dieu est « partant pour l’aventure », si l’on peut dire.
Des deux personnages, il est clairement celui qui a le vent en poupe. La
différence d’intensité de flexion des deux poignets est assez parlante de ce
point de vue. L’éternel ne se contente pas de donner naissance à Adam, il lui
indique aussi une direction. Après tout, c’est un index tendu vers un horizon,
exactement comme celui que nous adresserait toute personne à laquelle nous
demanderions où se trouve la boulangerie la plus proche (sauf que là, Adam n’a
pas l’air de chercher du pain).
Toute l’originalité de la peinture de
Michel-Ange consiste ici à rendre un acte de création par la gestuelle de la
désignation. Cette assimilation mène philosophiquement très loin. Sommes-nous
quelqu’un parce que nous naissons ou parce que nous nous unifions dans la
cohérence d’une unité symbolique. « Tu es parce que je te montre du doigt,
peut-être étais-tu avant, mais il te manquait d’avoir le doigt de Dieu sur toi,
d’être distingué, souligné et c’est ainsi que tu prend sens », telles
pourraient être les paroles de l’Eternel à l’adresse d’Adam. Adam existe parce
qu’il est remarqué. Quand nous désignons quelque chose à quelqu’un nous voulons
qu’il fasse attention à ce que nous lui montrons, considérant qu’il y a
nécessité, « sens » à ce que cette personne regarde ce que vers quoi
nous attirons ces yeux. Le volontarisme de Dieu est ici encore à noter, comme
s’il commandait à Adam d’être quelqu’un, c’est-à-dire de se constituer une
intégrité, une cohérence, un genre, un « vouloir dire » humain (au vu
de la mollesse de poigne de sa créature, la partie semble d’ailleurs loin
d’être gagnée). C’est la perspective sémantique du mot sens. Dieu fait signe
vers Adam et ce « faire signe » est un « faire sens ».
Le troisième niveau d’interprétation est le
plus intéressant et le plus polémique. Dans la Genèse, Dieu crée Adam en le
modelant. Ici, il tend le doigt vers lui. Or, autant il est impossible dans la
version biblique de ne pas distinguer le créateur de la créature autant la
ligne claire de cette démarcation fait défaut dans l’acte de désignation. Après
tout, peut-on clairement établir lequel des deux crée l’autre puisque chacun de
deux fait signe de l’autre ? Lequel des deux sort de l’imaginaire créateur
de l’autre ? Bien sur le volontarisme de Dieu contraste avec l’indolence
d’Adam et semble lui donner la primeur mais en même ce Dieu, censé incarner le
mouvement le plus spontané de la création, l’élan le plus primitivement
essentiel et organique de la vie, nous semble entretenir un rapport avec la
nature moins immédiat que sa créature, ne serait-ce que parce que son corps
musclé est entouré d’une sorte de tunique, laquelle est elle-même doublée de
cet étrange molleton sur lequel Dieu s’accroche à ses angelots. Nous avons
affaire à un Dieu entouré d’artifices humains, soutenu dans son vol par les
ailes de ses séraphins. Ce Dieu « personnifiant » Adam nous apparaît
alors plutôt personnifié par lui, parce que moins nu que lui. Dieu est puissant, volontaire, engagé mais en même temps, il ne sort pas sans "sa petite laine".
Bien sur, l'Eternel ne saurait être figuré dans tout
ce que la nudité induit de vulnérabilité puisque il est la toute puissance mais
cette toute-puissance recouverte ici de deux épaisseurs d’étoffe ne peut
manquer de sembler moins assignable à un être naturel ou plutôt naturant (créateur)
que culturel. Ce Dieu est trop couvert pour n’être habillé qu’en tant que corps
ou que principe créateur. Ce que sa double parure recouvre, c’est peut-être le
paradoxe insoutenable de son acculturation (au sens fort de ce terme :
l’acculturation désigne ce processus par lequel un individu assimile une autre
culture que la sienne. Ici il désignerait ce mouvement par lequel l’idée de
Dieu, c’est-à-dire celle d’un être d’une nature autre qu’humaine est
« dévoyée » par la culture)
c’est-à-dire de son humanisation. La figure de ce Dieu est très réconfortante,
trop, sans doute, pour être autre chose que le fruit d’une imagination humaine
en quête de sécurisation. L’indolence de la posture d’Adam se voit, dés lors,
investie d’un autre sens. Elle vient moins de la fragilité inhérente au fait
d’être une créature que de la réalisation d’exister seulement à titre de
questionnement, comme si, dans cette lascivité du poignet, c’était l’assomption
par Adam de cette donnée existentielle au regard de laquelle il n’existe qu’à
titre de supposition qui se manifestait. Adam signifie par sa gestuelle :
« L’existence ? Peut-être ! » Mais dans ce
« Peut-être », c’est avec la totalité d’un univers qui ne fait que
« pouvoir être » qu’il entre alors en communion esthésique. Que le
fait de vivre, se goûte, s’essaie, se sente,
s’expérimente et finalement se
« teste », c’est tout ce qu’exprime la courbure de son avant
bras. Exister, c’est être immergé dans un bain dont on ne cesse de sonder la
température. C’est de l’efficience même de ce fond d’existence esthésique
manifesté par le troisième niveau d’interprétation que s’impose la troisième
acception du mot sens : celle de la sensibilité. Adam tente le coup de
l’existence, non comme un conquérant (le volontarisme de Dieu) mais comme un
expérimentateur, un testeur de vie. Contre l’image de l’Eternel qui semble lui
dire que « vivre se décide », Adam émet, par l’effet de contraste de sa
posture alanguie, l’hypothèse selon laquelle « vivre se goûte et s'essaie ».
(Travail mené en collaboration avec Jérôme Panay)
(Travail mené en collaboration avec Jérôme Panay)
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