Il semble exister dans
certaines légendes de la mythologie grecque un lien entre le don de voyance et
la cécité, comme si prévoir était le privilège des non-voyants. Tirésias, le
devin, est aveugle et Œdipe, une fois revenu de tous ces faux hasards qui l’ont
conduit, sans le savoir, à tuer son père et à faire quatre enfants à sa propre
mère se crèvent les yeux. La réalisation de la puissance implacable et
écrasante de son destin semble aller de pair avec l’annulation de sa faculté de
vision. C’est exactement comme si la lecture enfin juste de ce qui n’a cessé
d’agir contre lui, dans le temps, justifiait le renoncement à la faculté de
voir dans l’espace. Œdipe voit enfin qui il est, soit un parricide incestueux,
et ses yeux à aucun moment ne lui ont permis de visualiser la machine
inexorable du destin qui petit à petit a mis bout à bout les rouages de son
abjection. A quoi servent-ils donc puisque en nous donnant simplement
l’aptitude à voir les situations concrètes et ponctuelles dans lesquelles nous
nous trouvons, ils cachent à notre vue les vrais ressorts de ce que ces
évènements insensiblement nous font devenir ? Œdipe n’a jamais cessé de
réaliser son destin tragique, surtout quand tout semblait être ordonné par le
jeu des décisions humaines en vue d’éviter qu’il s’effectue. Plus il fait
preuve de lucidité en déchiffrant les énigmes, plus il s’enfonce dans ce qui
fait de lui une victime ignorante de sa réelle condition.
Nos yeux nous rendent
attentifs à ce qui nous arrive mais c’est précisément à cause de cette
polarisation qu’ils nous dissimulent l’efficience de ce qui, de nous, se tisse
au gré de cette inéluctable trame. Il n’est pas rare qu’évoquant le destin,
nous le qualifions de puissance aveugle, indifférente aux personnes qu’elle
broie sous sa machinerie insensible. Ne faudrait-il pas être aveugle pour voir
cette force aveugle « agir en sous main » de nos coups d’éclat, de
nos prétendues « actions » ?
Dans la pièce de Sophocle,
Œdipe et Tirésias s’opposent violemment. Le devin a été appelé par le
déchiffreur d’énigmes pour savoir exactement qui a tué l’ancien roi de Thèbes
Laïos puisque l’oracle de Delphes a révélé que la peste se répandrait dans la
ville tant que cet ancien crime ne serait pas élucidé. Tout oppose ces
personnages, l’un représente le pouvoir politique, l’autre est issu de la
sphère religieuse, l’un voit sans réaliser, l’autre connaît tout sans voir,
l’un est habile à déchiffrer les énigmes et à solutionner des problèmes l’autre
perçoit la force insidieuse de la fatalité, l’un croit à la capacité
d’initiative humaine (après tout la solution de l’énigme qui lui ouvrira le lit
de sa mère est l’être humain), l’autre sait qu’elle est parfaitement illusoire
au regard des ressorts cachés du devenir. Or cette altercation culmine dans cet
échange qui porte précisément sur l’acte de voir :
Œdipe : « Tu ne vis toi que de ténèbres :
comment pourrais-tu me nuire, comme à quiconque voit la clarté du jour ?
Tirésias : -
Tu me reproches d’être aveugle ; mais toi, qui y vois, comment ne
vois-tu pas à quel point de misère tu te trouves à cette heure ? Tu vois
le jour : tu ne verras bientôt plus que la nuit. »
Œdipe se révèle incapable de
prêter attention à ce que dit Tirésias. Il le soupçonne d’être de mèche avec
Créon pour lui prendre le pouvoir en le traitant d’assassin car Tirésias lui
révèle qu’il est à la fois l’enquêteur et le coupable qu’il cherche. Œdipe,
comme un mathématicien, peut trouver la solution qui se situe à l’horizon d’un
problème mais il ne perçoit pas celle, plus physique et plus instante, qui
s’effectue dans le moment même de ce qu’il est train d’être en enquêtant. C’est
en cherchant la vérité sur son vrai père qu’il le tue, sans le savoir, et c’est
en cherchant maintenant la vérité sur le meurtrier de Laïos qu’il voit dans
Tirésias un comploteur. Finalement le vrai problème d’Œdipe tient au fait qu’il
est incapable de se caler sur le véritable présent, sur la teneur réelle de ce
qui est en train de se passer maintenant. Il est le héros de la discontinuité,
de la spécification générique et de la succession qui triomphe de la sphinge,
figure mixte de la complexité et de la confusion, comme si à l’être dont la
complexion même semble dire que « tout est dans tout », il opposait
l’homme comme créature distinctive de la séparation des âges et des postures.
C’est ainsi que son intelligence et sa lucidité lui font avoir un train de
retard sur l’efficience actuelle du devenir. La confiance qu’il accorde au
pouvoir de l’esprit humain d’apporter des solutions aux problèmes qui le
touchent le rend incapable de saisir la capacité neutre, continue et purement
évènementielle d’évolution des situations. C’est exactement comme si toute
l’histoire d’Œdipe nous racontait les épreuves qu’un homme endure avant de
réaliser que rien n’agit sous l’efficace d’une autre motivation que celle de la
propension des choses.
Au-delà de toutes les
interprétations que l’on peut faire de ce mythe, il semble bien qu’une
opposition y soit soulignée entre une intelligence humaine de l’enquête et de
l’analyse qui se révèle à courte vue et la cécité d’un oracle capable de
décrypter derrière les motivations personnelles le déchaînement de forces
inhumaines et inexorables. C’est le don de « double vue ».
Or la vieillesse n’est-elle
pas aussi le temps venu de voir à l’œuvre l’œuvre du temps, soit cette
puissance inéluctable et neutre par le biais de laquelle c’est toujours la
propension des choses qui nous fait évoluer au gré de son dynamisme
« physique » ? Il ne s’agit même plus de réfléchir sur tout ce
qui, de l’acte de voir, suppose une rétractation à l’égard de l’agir, mais plus
profondément encore ce qui de percevoir vraiment, de « réaliser », de
« deviner » induit de distance et de renoncement par rapport à l’acte
de voir d’une certaine façon. Pourrait-on entreprendre de réaliser les lunettes
de l’oracle, celles de la justesse du don de double vue qui nous permettrait de
saisir tout ce que l’acte de voir peut impliquer de courte vision dés lors que
l’on se laisse aveugler par l’horizon d’une solution ou par l’illusion du
pouvoir temporel ? Œdipe n’est pas capable d’envisager que Tirésias lui
dise la vérité, il ne peut, comme tout homme qu’avoir des ambitions politiques,
honorifiques, empreintes de reconnaissance sociale, celles là mêmes dont la
vieillesse décrit finalement le temps d’y renoncer. Œdipe veut savoir et c’est
dans cette précipitation qu’il resserre autour de son propre cou le nœud de la
fatalité.
Or il
existe un personnage de roman qui décrit aujourd’hui une toute autre façon
d’enquêter, de savoir et qui fait droit à tout ce que la précipitation et
l’intelligence d’Œdipe ignorent. Autant Œdipe agit, remue ciel et terre pour
savoir le fin mot de ce qu’il en est, autant Maigret laisse agir, s’enracine
simplement dans le milieu où le crime a été perpétré et regarde tranquillement
se dérouler l’effet de resserrement de l’intrigue produit par la pure émergence
de sa présence. L’enquêteur français croit aux puissances du devenir. Il laisse
mûrir la situation. Il n’est pas
question de faire advenir la solution par l’exercice de sa sagacité mais de
miser sur le temps, de temporiser, de laisser germer le grain implicitement
contenu dans tout événement, a fortiori celui d’un meurtre. Dans l’une de ses
enquêtes, Maigret qui sait que tel café est tenu par un malfaiteur qui prépare
un « casse » avec sa bande, s’assoit simplement à une table, commande
demi sur demi et attend que sa présence fasse mûrir la situation. Maigret
« voit » plus qu’il ne juge et l’on pourrait même dire qu’il sent
plus qu’il ne voit parce qu’il est simplement attentif aux énergies humaines
impliquées dans un drame, un crime. Il fait simplement travailler sa présence,
laquelle est assez écrasante, et finalement « aveugle » pour donner
de l’épaisseur à ce que l’on appelle la trame des évènements mais il est moins
question pour lui de la changer ou de la précipiter que de lui prêter cette caisse
de résonance qu’est le fait « d’être là ». Il participe à la montée
en pression du dénouement mais sans créer quelque chose. C’est la situation
qui, d’une certaine façon, évolue et « accouche » par elle-même de
son aboutissement.
Dans un
livre qui s’appelle l’évolution créatrice, Bergson explore les qualités propres
de ce temps là et insiste sur son immédiateté, sur sa « primeur » à
l’égard de la perception du temps que nous adoptons habituellement et qui se
révèle étrangement abstraite, construite. Il utilise l’exemple suivant :
si je veux me préparer un verre d’eau sucrée en plongeant le morceau dans le
liquide, il va falloir que je laisse œuvrer un processus, un dynamisme unique
qui va confondre chacun des éléments en une totalité et nier leur distinction.
Laisser faire la propension des choses, c’est finalement accéder à une
dimension dans laquelle elles ne sont plus des choses différentes mais
afférentes les unes aux autres. Je ne peux faire fondre ce sucre dans l’eau
sans miser sur un dynamisme propre au réel, sur un courant dans le mouvement
duquel mon attente, le bloc de sucre, les qualités dissolvantes de l’eau vont
progresser de concert vers une finalité qui sera moins le résultat de ma
volonté que l’effectuation de la capacité des éléments à se confondre dans le
flux unique d’un seul et même devenir. Je ne me suis pas tant préparé un verre
d’eau sucrée que je n’ai en réalité « surfé » sur l’efficience du
sucre à devenir de l’eau, et cela dans le courant même de mon attente. J’ai
surfé sur ce que la sphinge déjà disait à Œdipe sans qu’il l’entende, trop
occupé à percer le mystère d’une énigme dont la solution était en réalité la
chausse-trappe. Il n’est absolument rien de cette durée suivant son cours qui
soit autre chose que le flux incessant de ces métamorphoses par le biais
desquelles chacune est à même de devenir une autre.
Quand nous faisons bouillir de l’eau pour faire cuire
des pâtes, nous sommes convaincus de faire advenir quelque chose par nous-mêmes
mais réalisons-nous autre chose, en fait, qu’utiliser la propension de l’eau et
de la chaleur à devenir de la vapeur, et à le devenir suivant le cours d’une
certaine durée dont il me faut bel et bien attendre l’écoulement. Nous pensons
maîtriser ce processus en mesurant le temps, comme s’il ne s’agissait là que
d’un élément parmi tant d’autres de la recette permettant d’avoir des nouilles
cuites, mais ce faisant nous passons complètement à côté de la réalité brute
qui se passe et qui en l’occurrence se passe de nous.
Un autre exemple nous permettra peut-être de mieux
saisir de quoi il est ici question. Je traverse un passage clouté devant un
automobiliste pressé. Je prends, comme on dit tout mon « temps ».
Mais si justement il ne s’agissait que de « mon » temps, on ne
pourrait pas comprendre pourquoi il est aussi énervé. C’est aussi et surtout le
sien que je prends. Comment cela serait-il possible si le mouvement même de ma
marche n’était pas exactement celui de son attente. Marcher pour moi c’est
attendre pour lui, mais il n’y a, sur le fond, plus du tout matière à discerner
ici moi et lui. Ce n’est pas que ma marche empiète et rallonge son attente,
c’est que ma marche « est » son attente, ou pourrait-on dire, ma
marche a le visage de son attente et ce qu’il ne veut pas reconnaître, c’est
qu’il n’y a de durée, de présent que dans le fait donné de cette métamorphose.
Autrement dit, ce qui l’énerve, ce n’est pas le fait que mon temps empiète sur
son temps, c’est que mon action l’oblige à suspendre le cours de son action
mais les actions ne sont que les vernis, les revêtements superficiels d’un seul
et même dynamisme qui est vraiment et seulement ce qui se meut. Ce qui fait que
je bouge, ce n’est pas le fait que je veuille marcher mais que ni le passage
clouté, ni l’air ambiant, ni la lumière, ni l’espace, ni la vie du conducteur
ulcéré, ni évidemment mon organisme ne sont des éléments constitués mais tout
cela se confond pour constituer le flux unique d’une seule et même durée. Ce
qui fait que je bouge est le mouvement même dans lequel le conducteur
attend, rien ne demeure identique et
c’est aussi cela qui explique que je ne cesse de mourir. La durée de Bergson se
confond finalement ce que les physiciens appellent l’entropie. L’enjeu du
concours deviendrait donc une fois ramené à ce degré de perception de la
réalité et de la durée : quelles lunettes pour distinguer l’entropie,
c’est-à-dire quelles lunettes pour distinguer le mouvement au regard duquel il
n’est plus rien qui soit susceptible d’être distingué de quoi que ce soit
d’autre ? Quelles lunettes pour voir le devenir sucre de l’eau et le
devenir eau du sucre, le devenir marche de l’attente et le devenir attente de
la marche ?
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