jeudi 17 janvier 2013

"Voir, voyance et contemplation"


Il semble exister dans certaines légendes de la mythologie grecque un lien entre le don de voyance et la cécité, comme si prévoir était le privilège des non-voyants. Tirésias, le devin, est aveugle et Œdipe, une fois revenu de tous ces faux hasards qui l’ont conduit, sans le savoir, à tuer son père et à faire quatre enfants à sa propre mère se crèvent les yeux. La réalisation de la puissance implacable et écrasante de son destin semble aller de pair avec l’annulation de sa faculté de vision. C’est exactement comme si la lecture enfin juste de ce qui n’a cessé d’agir contre lui, dans le temps, justifiait le renoncement à la faculté de voir dans l’espace. Œdipe voit enfin qui il est, soit un parricide incestueux, et ses yeux à aucun moment ne lui ont permis de visualiser la machine inexorable du destin qui petit à petit a mis bout à bout les rouages de son abjection. A quoi servent-ils donc puisque en nous donnant simplement l’aptitude à voir les situations concrètes et ponctuelles dans lesquelles nous nous trouvons, ils cachent à notre vue les vrais ressorts de ce que ces évènements insensiblement nous font devenir ? Œdipe n’a jamais cessé de réaliser son destin tragique, surtout quand tout semblait être ordonné par le jeu des décisions humaines en vue d’éviter qu’il s’effectue. Plus il fait preuve de lucidité en déchiffrant les énigmes, plus il s’enfonce dans ce qui fait de lui une victime ignorante de sa réelle condition.
Nos yeux nous rendent attentifs à ce qui nous arrive mais c’est précisément à cause de cette polarisation qu’ils nous dissimulent l’efficience de ce qui, de nous, se tisse au gré de cette inéluctable trame. Il n’est pas rare qu’évoquant le destin, nous le qualifions de puissance aveugle, indifférente aux personnes qu’elle broie sous sa machinerie insensible. Ne faudrait-il pas être aveugle pour voir cette force aveugle « agir en sous main » de nos coups d’éclat, de nos prétendues « actions » ?
Dans la pièce de Sophocle, Œdipe et Tirésias s’opposent violemment. Le devin a été appelé par le déchiffreur d’énigmes pour savoir exactement qui a tué l’ancien roi de Thèbes Laïos puisque l’oracle de Delphes a révélé que la peste se répandrait dans la ville tant que cet ancien crime ne serait pas élucidé. Tout oppose ces personnages, l’un représente le pouvoir politique, l’autre est issu de la sphère religieuse, l’un voit sans réaliser, l’autre connaît tout sans voir, l’un est habile à déchiffrer les énigmes et à solutionner des problèmes l’autre perçoit la force insidieuse de la fatalité, l’un croit à la capacité d’initiative humaine (après tout la solution de l’énigme qui lui ouvrira le lit de sa mère est l’être humain), l’autre sait qu’elle est parfaitement illusoire au regard des ressorts cachés du devenir. Or cette altercation culmine dans cet échange qui porte précisément sur l’acte de voir :
Œdipe : « Tu ne vis toi que de ténèbres : comment pourrais-tu me nuire, comme à quiconque voit la clarté du jour ?
Tirésias : -  Tu me reproches d’être aveugle ; mais toi, qui y vois, comment ne vois-tu pas à quel point de misère tu te trouves à cette heure ? Tu vois le jour : tu ne verras bientôt plus que la nuit. »
Œdipe se révèle incapable de prêter attention à ce que dit Tirésias. Il le soupçonne d’être de mèche avec Créon pour lui prendre le pouvoir en le traitant d’assassin car Tirésias lui révèle qu’il est à la fois l’enquêteur et le coupable qu’il cherche. Œdipe, comme un mathématicien, peut trouver la solution qui se situe à l’horizon d’un problème mais il ne perçoit pas celle, plus physique et plus instante, qui s’effectue dans le moment même de ce qu’il est train d’être en enquêtant. C’est en cherchant la vérité sur son vrai père qu’il le tue, sans le savoir, et c’est en cherchant maintenant la vérité sur le meurtrier de Laïos qu’il voit dans Tirésias un comploteur. Finalement le vrai problème d’Œdipe tient au fait qu’il est incapable de se caler sur le véritable présent, sur la teneur réelle de ce qui est en train de se passer maintenant. Il est le héros de la discontinuité, de la spécification générique et de la succession qui triomphe de la sphinge, figure mixte de la complexité et de la confusion, comme si à l’être dont la complexion même semble dire que « tout est dans tout », il opposait l’homme comme créature distinctive de la séparation des âges et des postures. C’est ainsi que son intelligence et sa lucidité lui font avoir un train de retard sur l’efficience actuelle du devenir. La confiance qu’il accorde au pouvoir de l’esprit humain d’apporter des solutions aux problèmes qui le touchent le rend incapable de saisir la capacité neutre, continue et purement évènementielle d’évolution des situations. C’est exactement comme si toute l’histoire d’Œdipe nous racontait les épreuves qu’un homme endure avant de réaliser que rien n’agit sous l’efficace d’une autre motivation que celle de la propension des choses.
Au-delà de toutes les interprétations que l’on peut faire de ce mythe, il semble bien qu’une opposition y soit soulignée entre une intelligence humaine de l’enquête et de l’analyse qui se révèle à courte vue et la cécité d’un oracle capable de décrypter derrière les motivations personnelles le déchaînement de forces inhumaines et inexorables. C’est le don de « double vue ».
Or la vieillesse n’est-elle pas aussi le temps venu de voir à l’œuvre l’œuvre du temps, soit cette puissance inéluctable et neutre par le biais de laquelle c’est toujours la propension des choses qui nous fait évoluer au gré de son dynamisme « physique » ? Il ne s’agit même plus de réfléchir sur tout ce qui, de l’acte de voir, suppose une rétractation à l’égard de l’agir, mais plus profondément encore ce qui de percevoir vraiment, de « réaliser », de « deviner » induit de distance et de renoncement par rapport à l’acte de voir d’une certaine façon. Pourrait-on entreprendre de réaliser les lunettes de l’oracle, celles de la justesse du don de double vue qui nous permettrait de saisir tout ce que l’acte de voir peut impliquer de courte vision dés lors que l’on se laisse aveugler par l’horizon d’une solution ou par l’illusion du pouvoir temporel ? Œdipe n’est pas capable d’envisager que Tirésias lui dise la vérité, il ne peut, comme tout homme qu’avoir des ambitions politiques, honorifiques, empreintes de reconnaissance sociale, celles là mêmes dont la vieillesse décrit finalement le temps d’y renoncer. Œdipe veut savoir et c’est dans cette précipitation qu’il resserre autour de son propre cou le nœud de la fatalité.
Or il existe un personnage de roman qui décrit aujourd’hui une toute autre façon d’enquêter, de savoir et qui fait droit à tout ce que la précipitation et l’intelligence d’Œdipe ignorent. Autant Œdipe agit, remue ciel et terre pour savoir le fin mot de ce qu’il en est, autant Maigret laisse agir, s’enracine simplement dans le milieu où le crime a été perpétré et regarde tranquillement se dérouler l’effet de resserrement de l’intrigue produit par la pure émergence de sa présence. L’enquêteur français croit aux puissances du devenir. Il laisse mûrir la situation.  Il n’est pas question de faire advenir la solution par l’exercice de sa sagacité mais de miser sur le temps, de temporiser, de laisser germer le grain implicitement contenu dans tout événement, a fortiori celui d’un meurtre. Dans l’une de ses enquêtes, Maigret qui sait que tel café est tenu par un malfaiteur qui prépare un « casse » avec sa bande, s’assoit simplement à une table, commande demi sur demi et attend que sa présence fasse mûrir la situation. Maigret « voit » plus qu’il ne juge et l’on pourrait même dire qu’il sent plus qu’il ne voit parce qu’il est simplement attentif aux énergies humaines impliquées dans un drame, un crime. Il fait simplement travailler sa présence, laquelle est assez écrasante, et finalement « aveugle » pour donner de l’épaisseur à ce que l’on appelle la trame des évènements mais il est moins question pour lui de la changer ou de la précipiter que de lui prêter cette caisse de résonance qu’est le fait « d’être là ». Il participe à la montée en pression du dénouement mais sans créer quelque chose. C’est la situation qui, d’une certaine façon, évolue et « accouche » par elle-même de son aboutissement.
Dans un livre qui s’appelle l’évolution créatrice, Bergson explore les qualités propres de ce temps là et insiste sur son immédiateté, sur sa « primeur » à l’égard de la perception du temps que nous adoptons habituellement et qui se révèle étrangement abstraite, construite. Il utilise l’exemple suivant : si je veux me préparer un verre d’eau sucrée en plongeant le morceau dans le liquide, il va falloir que je laisse œuvrer un processus, un dynamisme unique qui va confondre chacun des éléments en une totalité et nier leur distinction. Laisser faire la propension des choses, c’est finalement accéder à une dimension dans laquelle elles ne sont plus des choses différentes mais afférentes les unes aux autres. Je ne peux faire fondre ce sucre dans l’eau sans miser sur un dynamisme propre au réel, sur un courant dans le mouvement duquel mon attente, le bloc de sucre, les qualités dissolvantes de l’eau vont progresser de concert vers une finalité qui sera moins le résultat de ma volonté que l’effectuation de la capacité des éléments à se confondre dans le flux unique d’un seul et même devenir. Je ne me suis pas tant préparé un verre d’eau sucrée que je n’ai en réalité « surfé » sur l’efficience du sucre à devenir de l’eau, et cela dans le courant même de mon attente. J’ai surfé sur ce que la sphinge déjà disait à Œdipe sans qu’il l’entende, trop occupé à percer le mystère d’une énigme dont la solution était en réalité la chausse-trappe. Il n’est absolument rien de cette durée suivant son cours qui soit autre chose que le flux incessant de ces métamorphoses par le biais desquelles chacune est à même de devenir une autre.
Quand nous faisons bouillir de l’eau pour faire cuire des pâtes, nous sommes convaincus de faire advenir quelque chose par nous-mêmes mais réalisons-nous autre chose, en fait, qu’utiliser la propension de l’eau et de la chaleur à devenir de la vapeur, et à le devenir suivant le cours d’une certaine durée dont il me faut bel et bien attendre l’écoulement. Nous pensons maîtriser ce processus en mesurant le temps, comme s’il ne s’agissait là que d’un élément parmi tant d’autres de la recette permettant d’avoir des nouilles cuites, mais ce faisant nous passons complètement à côté de la réalité brute qui se passe et qui en l’occurrence se passe de nous.
Un autre exemple nous permettra peut-être de mieux saisir de quoi il est ici question. Je traverse un passage clouté devant un automobiliste pressé. Je prends, comme on dit tout mon « temps ». Mais si justement il ne s’agissait que de « mon » temps, on ne pourrait pas comprendre pourquoi il est aussi énervé. C’est aussi et surtout le sien que je prends. Comment cela serait-il possible si le mouvement même de ma marche n’était pas exactement celui de son attente. Marcher pour moi c’est attendre pour lui, mais il n’y a, sur le fond, plus du tout matière à discerner ici moi et lui. Ce n’est pas que ma marche empiète et rallonge son attente, c’est que ma marche « est » son attente, ou pourrait-on dire, ma marche a le visage de son attente et ce qu’il ne veut pas reconnaître, c’est qu’il n’y a de durée, de présent que dans le fait donné de cette métamorphose. Autrement dit, ce qui l’énerve, ce n’est pas le fait que mon temps empiète sur son temps, c’est que mon action l’oblige à suspendre le cours de son action mais les actions ne sont que les vernis, les revêtements superficiels d’un seul et même dynamisme qui est vraiment et seulement ce qui se meut. Ce qui fait que je bouge, ce n’est pas le fait que je veuille marcher mais que ni le passage clouté, ni l’air ambiant, ni la lumière, ni l’espace, ni la vie du conducteur ulcéré, ni évidemment mon organisme ne sont des éléments constitués mais tout cela se confond pour constituer le flux unique d’une seule et même durée. Ce qui fait que je bouge est le mouvement même dans lequel le conducteur attend,  rien ne demeure identique et c’est aussi cela qui explique que je ne cesse de mourir. La durée de Bergson se confond finalement ce que les physiciens appellent l’entropie. L’enjeu du concours deviendrait donc une fois ramené à ce degré de perception de la réalité et de la durée : quelles lunettes pour distinguer l’entropie, c’est-à-dire quelles lunettes pour distinguer le mouvement au regard duquel il n’est plus rien qui soit susceptible d’être distingué de quoi que ce soit d’autre ? Quelles lunettes pour voir le devenir sucre de l’eau et le devenir eau du sucre, le devenir marche de l’attente et le devenir attente de la marche ?

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