Il
n’existe pas de communauté humaine, aussi peu structurée soit-elle, qui existe
dans le monde sans religion, au sens premier de « relation avec du
sacré ». Le fait religieux est donc aussi universel qu’indiscutable.
L’existence sociale des hommes n’existe pas sans religion. Entreprendre de
distinguer une évolution, un mouvement d’ensemble de l’humanité ne semble pas
envisageable sans partir précisément de cette observation des civilisations et
de leurs relations. Or, puisque la religion est cela même qui fonde une
civilisation, on ne perçoit pas comment serait concevable, sous cet angle, un
sens de l’existence des hommes sans religion. Selon le sociologue Emile
Durkheim, la religion est « un système solidaire de croyances et de
pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites,
croyances qui unissent en une même communauté morale appelée église (ou confession)
, tous ceux qui y adhèrent. » « Avoir du sens » désigne ce que
l’on peut dire d’une réalité dont l’existence se justifie et échappe ainsi à
l’absurdité mais la question se pose alors de savoir dans quelle mesure ce ne
serait pas exactement cette épreuve tragique d’une absurdité possible, « frôlée »,
qui revitaliserait sans cesse la justesse voire l’inévitabilité de l’expérience
que nous faisons d’une existence sacrée en « elle-même », existence
totale et non plus séparée (comme l’institue, au contraire la division du
profane et du sacré dans les trois monothéismes). En instaurant ainsi un
système solidaire de croyances et de pratiques, la religion, dans l’acception donnée
par Durkheim ne contribuerait-elle pas à donner à l’homme la certitude d’un
sens qui paradoxalement nous dissocierait du sentiment fondamental et troublant
d’absurdité possible à partir duquel seul peut s’élever authentiquement cette
intuition du sacré qui constitue le fond même de l’attitude religieuse ?
L’être humain peut-il s’investir réellement dans cette demande de sens sans en
éprouver physiquement et « urgemment » la nécessité au contact de l’éventualité du
chaos ? N’est-ce pas dans le sentiment d’évidence du désordre qu’il
éprouve l’efficience indiscutable de son existence sensée ? N’est-ce pas en dehors de tout culte
institué et systématisé par une religion que l’homme fait réellement
l’expérience du religieux ?
Le théologien Rudolf Otto (1869 – 1937) insiste
sur le fait que la religion ne se définit pas nécessairement par le culte d’une
ou plusieurs divinités mais par la sacralisation, laquelle peut finalement se
définir comme une attitude de soin, d’attention, de recueillement, de
célébration. Le fondement de tout sentiment religieux repose sur l’épreuve que
nous faisons d’un effroi, voire d’une terreur devant la manifestation de notre
dépendance à l’égard d’une puissance qui nous dépasse et à laquelle nous devons
le fait d’exister. C’est ce qu’il appelle « le numineux ». Il donne
ainsi un nom à ce que le théologien Friedrich Schleiermacher considérait comme
la définition même de la religion : « la religion consiste dans un
sentiment absolu de notre dépendance ».
Mais précisément selon Rudolf Otto, la religion
se caractérise aussi par la nécessité de répondre à ce sentiment d’une
dépendance par des rites et des croyances opposant à l’effroi d’une existence
ingérable puisque extérieurement donnée la systématisation de pratiques
orchestrées, répétitives et communautaires permettant à un ensemble d’hommes de
constituer un corps. Le sacré, c’est-à-dire l’instauration d’interdits, de
tabous permet aux hommes d’instaurer un ordre, l’affirmation d’une répartition,
d’une organisation (ici tu peux, ici tu ne peux pas), d’un « plan »
possible sur la base de la peur qu’ils éprouvent d’une dimension incontrôlable
de la nature. C’est finalement l’idée que l’on peut humainement contrôler des
attitudes dans l’épreuve même que nous faisons d’une existence inexplicablement
« donnée » aux hommes. Se
pourrait-il que la religion se résume en réalité à la constitution humaine d’un
fait construit, c’est-à-dire d’un « interdit », d’un arbitraire
humain visant à occulter le scandale aveuglant d’un fait donné, d’un arbitraire
physique, soit l’existence même ? L’institution de la religion, ce serait
la position arbitraire et artificielle de l’existence comme fait humainement
construit et constructible sur le fond inexplicable, incontrôlable et physiquement
incontournable d’une existence « donnée » (il me semble qu’on
peut discuter, tergiverser, relativiser, « philosophiser » mais quiconque
réfléchit un minimum à la question en arrive évidemment là.)
Peut-être est-il possible de donner une idée claire
du numineux selon Rudolf Otto en citant ce lieu commun que l’on entend parfois
prononcer selon lequel : « je n’ai pas demandé à vivre. » Cette
affirmation est, en un sens, totalement
absurde, grotesque. Il est vrai qu’aucun de nous n’a demandé à exister mais il
n’y aurait aucun sens à évoquer ce « nous » ou ce « je » si
nous n’existions pas. On ne voit pas « d’où » une telle affirmation
peut en effet être tenue. Si j’avais demandé à exister, alors il aurait bien
fallu que je sois quelqu’un ou quelque chose avant d’exister mais comment
l’aurais-je été sans exister « déjà » ? Le propre de
l’existence, en tant que « fait d’exister », c’est justement qu’elle
n’est pas « demandable » ; elle n’est pas quelque chose que je pourrais
vouloir ou ne pas vouloir puisque elle désigne cela même par quoi quelque comme
un « je », de fait, existe.
En même temps, cette revendication, aussi
inepte soit-elle, est intéressante en ceci qu’elle semble directement héritée
de notre adhésion sans réserve à notre nom propre. Que je puisse,
« moi », demander des comptes à l’efficience d’une puissance dans le
mouvement de laquelle je suis né suppose que je sois dissociable de cette puissance.
Or, à bien y réfléchir, nous ne percevons d’aucune façon comment pourrait
s’opérer cette dissociation. Cette petite boule de chair fripée dont on a coupé
le cordon ombilical qui la reliait avec sa génitrice et à laquelle on a
dit : « maintenant porte ce nom et sois ! » n’existait-elle
pas déjà bien avant son expulsion ? Comment l’embryon serait-il devenu
fœtus s’il ne vivait pas déjà ? Moi, « un tel », je n’ai pas
demandé à vivre mais d’où l’aurais-je demandé puisque je ne consiste
physiquement en rien d’autre qu’un mouvement de vie auquel on donne artificiellement
l’illusion d’une vie propre distinctive par l’assignation d’un patronyme ?
C’est un peu comme si une vague de l’océan se demandait si, tout en restant une
vague, elle pourrait avoir une autre consistance que liquide.
Il y a dans ce que Rudolf Otto appelle le
numineux une expérience qu’aucun homme ne peut vraiment ignorer et cet effroi
devant l’évidence d’une dépendance structurelle de notre existence ne décrit
aucunement, comme nous venons de le voir, la prise de conscience du fait que
nous n’avons pas demandé à vivre, mais la réalisation du fait qu’il n’y a rien
à demander de vivre, c’est-à-dire que nous vivons en cet instant même
l’effectuation d’un « plein », d’une fatalité, d’une
« donne », comme on dit en poker. En d’autres termes, vivre, c’est ce
que je fais, ce que je suis, sans que cela soit « de mon ressort ».
Et si je réponds à l’extériorité de cette nécessité à exister qui me contraint
sans mon consentement que je suis au moins libre de me tuer quand je veux, il
importe de prendre en considération le fait qu’on ne voit vraiment pas comment
une personne serait à même de tuer la vie dans laquelle elle consiste. Je peux
mettre fin au patronyme, à cette croyance au nom propre dans laquelle
« mon » existence s’est peut-être effectuée tout au long de son
parcours mais je ne peux tuer ce fait d’exister dans lequel, structurellement
et exclusivement, je consiste.
Aucune explication
ne peut rendre raison du fait que nous existions,
parce qu’il faudrait pour cela, comme l’induit bien le préfixe « ex »
du terme « explication » que nous posions à l’extérieur de
l’existence une présence dont nous dirions qu’elle serait cause de l’existence
mais on ne peut pas donner une cause extérieure à ce dont la réalité est déjà en soi l’extériorité même, l’éclatement, l’explosion, l’extériorisation
par le biais de quoi exister se fait. Rien ne peut être extérieur à ce que
c’est qu’être extérieurement donné, donnant, soit l’ex-sistence même (latin ex
sistere : se tenir hors de). On ne sort pas de l’existence en s’en
excluant parce qu’exister, c’est fondamentalement déjà et toujours
« s’exclure », expérimenter, tenter une sortie. L’homme ne se donne jamais la mort parce qu’il ne
serait pas vivant sans mourir déjà. On pourrait dire que la mort, contrairement
à ce que nous pensons, c’est du bien connu, elle est l’élément dans lequel nous
vivons. Ce que je fais est ce que je me tue à faire, nécessairement. Ce qui
m’est toujours inconnu, par contre, c’est la renaissance, ce par quoi j’existe,
je tiens le coup, j’improvise le fait d’exister, c’est-à-dire ce par quoi je me tiens toujours à nouveau hors de la mort
pour mourir encore et ainsi de suite. Je consiste dans le fait d’exister dans la mort, c’est-à-dire au sens propre :
de m’en sortir. La mort, je m’en sors et cela s’appelle
« exister ». C’est de ce biais que l’existence est fondamentalement
un acte de résistance. Me tuer, c’est finalement laisser agir ce qui depuis
toujours n’a jamais cessé d’être là déjà. Rien de plus commun que le suicide,
rien de plus stylisé que l’existence.
L’homme
est, en un sens, écrasé par le fait d’exister. « Être ou ne pas être,
ce n’est justement pas sa question ». Il n’y a pas là d’alternative. C’est
bien en cela que consiste le numineux, mais cette absolue contrainte sous la
pression de laquelle il se sent consister le plus viscéralement, le plus
authentiquement, dans ce qui n’est, par lui, d’aucun biais, contrôlable, la
religion la dissimule en instituant une contrainte humainement contrôlable
(dans tous les sens de ce terme, c’est-à-dire contrôlant l’humain et contrôlée
par lui), soit de l’interdit, du tabou, des rites, des dogmes, de la
culpabilité, de la responsabilité. Le fait d’exister, pour un homme, n’a, d’un
point de vue physique, aucun « sens », si, par ce terme de sens, on
entend « raison ».
Pour que l’illusion d’une vie sensée, logique,
rationnelle, « praticable » puisse voir le jour, il faut créer de
toutes pièces, de l’ordre, c’est-à-dire édicter un mot d’ordre, soit un
interdit, une ligne de démarcation claire et arbitraire entre ce qu’on peut et
ce qu’on ne peut pas. A partir de cet instant religieux, l’homme a une raison
d’exister parce qu’il est confronté à la notion d’une existence
« conforme » (ou pas) à ce qu’on a posé comme « pouvant être fait
par opposition à ce qui ne peut pas être fait » (distinction du profane et
du sacré). Il a une raison d’exister parce qu’il sait quand il a raison de
faire telle chose et quand il a tort de faire le contraire. Il n’est pas
possible de donner du sens à sa vie si toutes les conduites indifféremment se
valent. Si tout vaut tout, rien ne vaut rien. La distinction entre ce qu’on
peut (profane) et ce qu’on ne peut pas (tabou) rend possible une orientation,
une mise en situation du monde comme lieu dans lequel on peut concevoir des
actes comme des courbes sur un repère « orthonormé ». Finalement la
religion, c’est l’institution de ce mot d’ordre, de l’interdit à partir duquel
nos actions deviennent « repérables ».
L’existence humaine ne peut donc pas avoir de sens
sans religion, mais en même temps, c’est d’un sens arbitraire et humain dont il
est ici question. Cela a-t-il du sens de dire : « telle chose est
sacrée » si c’est un mot d’ordre que l’homme adresse à l’homme pour que
quelque chose comme « une conduite humaine » puisse ainsi se
constituer. Aussi constructeur soit-il, ce sens ne tombe-t-il pas dans
l’absurdité de son auto proclamation humanisante ?
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