Pour l’introduction (poser le problème), il convient
d’insister sur l’universalité du phénomène religieux. Il n’y a pas d’homme sans
religion puisque aucune culture, aucune communauté humaine ne s’est jamais
constituée sans religion, c’est-à-dire sans rite, sans dogme, sans interdit,
sans l’instauration d’un rapport réglementé
au Sacré. On ne retrouve pas nécessairement tous ces éléments à l’œuvre
dans tous les groupes sociaux humains mais toujours au moins l’un d’entre eux
et cela suffit pour parler de religion. Par ce terme, il convient finalement d’entendre
cette idée selon laquelle ce sentiment d’être dépendant, en existant, d'une
puissance qui nous dépasse et qui consiste justement dans la nature
inexplicable du fait d’exister donne lieu à des pratiques, à des commandements,
des croyances, des rituels et des
« mots d’ordre » (au sens très fort de ce terme). D’un point de vue
anthropologique, chronologique, historique, il est impossible de concevoir le
commencement de l’humanité sans ce point de départ, ne serait-ce que parce
qu’aucun comportement ne peut être repérable et lisible, déchiffrable en tant
qu’humain sans que des lignes et des limites de comportement ne soient tracées
et suivies.
Or, c’est exactement la fonction assurée par
l’Interdit de la religion. Elle consiste finalement dans ce mot d’ordre
(l’interdit) à partir duquel quelque chose comme de l’ordre
« humain » commence. Le fait que des modalités de conduites
spécifiquement humaines existent c’est ce dont la religion est à la fois la
cause et « collatéralement » la présupposition,
c’est-à-dire le postulat, la croyance. Autrement dit que le comportement d’un
être vivant puisse se concevoir, se constituer et se faire repérer comme
« humain », c’est ce dont la notion religieuse de
« tabou », d’interdit marque le commencement. Tout être vivant vit le
fait d’exister comme un « donné », comme un fait « brut »,
effectif et inexplicable mais la religion marque cette « anomalie »
consistant à convertir ce fait donné de l’existence en fait construit parce que
l’interdit, c’est l’actualisation de l’idée selon laquelle on peut construire
un fait, on peut imposer un certain ordre de réalité, surimposer à l’effectivité
de ce qui est déjà, à savoir « l’existence », la violence de ce qui
« a à être » c’est-à-dire la société, la civilisation, la
culture. L’existence humaine semble donc n’avoir de sens que par la religion
puisque le fait même qu’une existence spécifiquement humaine, organisée et
calibrée par la notion d’interdit « soit » est l’œuvre de la
religion.
A ce stade, nous ne voyons pas ce qui peut
faire de cette question un problème philosophique. Pour que l’introduction de
la dissertation puisse « accoucher » d’un authentique
questionnement (ce qu’elle doit
nécessairement faire), il importe de faire remarquer qu’à la lumière de ce qui
a été dit, la religion est moins ce qui donne du sens à l’existence humaine que
ce processus de conditionnement par le biais duquel l’homme se donne à
lui-même, via l’interdit, le tabou, le postulat que son existence a un sens. En
substituant à l’évidence immédiate du fait donné de l’existence le fait
construit et médiat d’une existence à mener
à bien, à maintenir dans le droit chemin de ce qu’il revient à un homme de
faire, la religion ne nous éloignerait-elle pas d’un mouvement premier,
d’un élan vital, d’une dynamique instamment efficiente, propre à la vie
même ? La référence au numineux, dans les termes définis par Rudolf Otto,
peut ici nous aider à formuler la problématique. Si le numineux caractérise ce
trouble de l’être humain devant la manifestation et le sentiment de sa
dépendance à l’égard d’une puissance qui le dépasse et l’écrase, il décrit
exactement ce que la religion tente de canaliser, de « domestiquer »,
et finalement de dissimuler. Le trouble et la terreur d’une existence
« nue », donnée, brute, c’est justement ce que le souci de vivre une
existence « normée », ayant à s’interroger sans cesse sur la
direction du bien ou du mal annule.
Autrement dit, nous considérons les adeptes
d’une religion comme des êtres obéissants, éprouvant de la crainte et de la
vénération à l’égard de la puissance divine, mais nous réalisons maintenant que
nous avions tort puisque la religion définit exactement le contraire de cela,
soit la tentative d’organisation d’une existence humaine constructible,
planifiable, programmable et
contrôlable. Le fait « donné » que nous vivons le fil d’une
existence incontrôlable, c’est justement ce dont la religion prend acte en le
dénaturant totalement, en le transformant en instance de contrôle. Ce que les
pratiquants d’une confession recherchent au travers de leur observation des
rites, des dogmes et des normes imposées, ce n’est pas du tout ce tremblement
d’effroi et de fascination devant l’évidence de la puissance de l’existence qui
nous écrase, c’est plutôt le réconfort de l'éviter, ou du moins de le "circonvenir" en se rassurant par l’arbitraire du postulat jailli de nulle part d’une
vie humaine constructible, contrôlable et humainement praticable. Le philosophe
Heidegger décrit le « Da Sein », c’est-à-dire le fait humain
d’exister comme « l’être pour lequel il est dans son être question de son
être ». L’homme est un être qui, selon lui, vit le fait d’exister comme
questionnement. La religion en instituant, par l’interdit, des modalités de
vies autorisées et d’autres non autorisées, ne nous ferait-elle pas sortir du
questionnement, du trouble du numineux, de l’intuition d’un fait d’exister
fondamentalement et exhaustivement (dans sa totalité) Sacré ? En imposant des directions humaines à
l’existence humaine, ne dissimule-t-elle pas par l’institution d’un sens humain
et arbitraire, l’ouverture de l’homme à ce sens du sacré dans l’efficience
duquel il se sent vraiment et seulement consister à titre de
« question » ?
Dans la perspective que décrit la
problématique, on entrevoit la possibilité que la religion soit justement ce
qui essaie de se détacher du religieux, c’est-à-dire du numineux (nous avons
tous en tête des exemples d’expérience du sacré totalement indépendant et
extérieur à la religion, ne serait-ce qu’une personne qui nous fait part d’une
révélation intime sur sa vie). Ne serait-ce pas dans l’effort que nous faisons
pour donner du sens (humain) à nos vies que nous nous détachons du sens qui la
travaille toujours déjà, du simple fait que nous vivions (sens toujours déjà
efficient et à l’égard duquel nous faisons l’épreuve (quand nous le saisissons)
de ce tremblement sacré de nous savoir seulement consister en une
question) ? La religion donne un sens humain, institutionnalisé, calibré
par des interdits, au fait d’exister, mais n’est-ce pas cela qui nous fait
perdre le contact avec le mouvement d’exister (lequel impulse bien la dynamique
d’un « Sens ») ? Si la religion se définit comme ce commencement
à partir duquel, l’existence de l’homme « a » un sens, il n’est
pas « interdit » d’envisager le fait qu’elle l’empêche ainsi de
réaliser qu’il en est un, ou du
moins qu’elle en brouille la réalisation (au sens le plus littéral du terme « interdit » de ce terme
puisque il s’agit alors pour nous de remonter en amont de ce commencement de la
religion jusqu’à la possibilité d’une humanité sans interdit). Et si la vie de
l’homme n’avait pas de sens (réponse) mais était incessamment dans ce pur
travail de fabrication par le biais duquel elle ne cesse de s’en constituer un
(question) ?
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