Pourquoi aime-t-on
quelqu’un ? Ce film constitue à lui seul une réponse très pertinente à
cette question. « C’est une affaire de perception » dirait Gilles
Deleuze, mais on peut présenter cela encore plus simplement : l‘amour c’est justement l’absence de drame.
Prenons n’importe quelle situation, débarrassons-la complètement, vraiment
complètement, de toute théâtralité, de tout effet d’annonce, de tout esprit
d’exemplarité, de la plus petite volonté de « donner à penser » et
nous trouverons dans les gestes, dans les détails, dans la trame la plus usée
d’un quotidien superbement insignifiant, de la justesse, de la beauté, de
l’amour. Il n’y a que cela dans ce film : de la vie nue, aimante, aimable,
exacte.
La première scène est
absolument magnifique de ce point de vue. Elle installe d’emblée une ligne de
sobriété dont l’œuvre ne lâchera jamais la juste ténuité. Jean et sa femme
Anne-Marie pique-niquent avec leur enfant qui fait ses devoirs. La leçon porte
sur le complément d’objet direct. Toute la famille essaie de comprendre, à
l’aide du livre, en quoi consiste exactement la fonction du complément dans la
phrase. Aucun des trois ne manifestent à l’égard de la question la moindre
lassitude. Il s’agit seulement de comprendre le rôle d’un groupe de mots dans
une phrase et de l’appliquer à une autre phrase, voire grammaticalement à
toutes les phrases. Ni la mère ni le père ne se réfugient derrière leur rôle,
ou la facilité du donneur d’ordres. Et Jean qui fait tout bien parce qu’il fait
tout simplement, on serait tenté de dire « vraiment », au sens de
« plastiquement », finit par donner raison à son fils contre sa
femme, sans qu’elle s’en offusque. Il le fait parce qu’il saisit le principe du
raisonnement dit d’analogie.
Comme dans le cinéma des
frères Dardenne, la caméra de Stéphane Brizé met à nu la réalité jusqu’à la
fibre parce que c’est là qu’est l’amour : dans les postures, dans les
gestes, dans la brutalité plastique des situations. On comprend exactement
quand Jean (Vincent Lindon) tombe
amoureux de Véronique, l’institutrice, et pourquoi. Sandrine Kiberlain est assise
sur une table dans sa salle de classe, elle a le coude levé et semble absorbée
dans la tâche de gratter un reste d’égratignure en chantonnant. Elle ne se sait
pas observée. Il y a dans cette attitude et surtout dans ce chant quelque chose
d’abandonné, d’exact, de simplement et résolument « gracieux ». C’est
comme ces éclairs de la réalité habituelle dans lesquels on est foudroyé par
une charge érotique aussi puissante qu’insoupçonnée : un simple regard,
une certaine manière de ramener le pan de son manteau vers son épaule, etc. Ici
Véronique Chambon est simplement une verticalité sonore dans la lumière. On
pourrait presque dire qu’on est amoureux d’elle parce qu’il n’y a rien d’autre
à faire, étant là, que d’être effectivement touché par l’aplomb juste de cette verticalité. Le
rapport de Jean à la réalité est exactement le même que celui de Véronique au
quotidien, même si, pour elle, il y entre une part de dérobade. Elle a appris à
se réjouir des choses simples mais c’est peut-être aussi par une sorte de
dépit, comme semble l’indiquer un appel de sa mère sur le répondeur de son téléphone.
On profite silencieusement de ce qui est donné parce que justement « c’est
comme ça ».
Il est tout aussi difficile
de ne pas « craquer » devant la façon qu’a Jean d’expliquer aux
enfants comment on fait des maisons : on commence par les fondations, puis
on fait les murs, on utilise beaucoup de parpaings, etc. Les nombreuses
séquences de maçonnerie, tout comme la menuiserie dans le film « le
fils » des frères Dardenne, décriront avec efficacité le contenu des mots
car Jean ne dit rien qu’il ne puisse tenir, au début du film tout du moins, et
ce n’est pas là une question d’honneur, c’est plutôt qu’il n’y a rien à dire de
plus que ce qu’on peut faire. Et Véronique Chambon « craque ». La
fenêtre à refaire dans son appartement n’est pas un prétexte, mais de fait,
c’est à partir de cette occasion que l’histoire d’amour va se
« concrétiser », si ce terme pouvait convenir à décrire ce qui n’a
jamais cessé d’être du concret.
Jean change la fenêtre avec
soin comme pour tout ce qu’il fait. On perçoit vraiment dans ses gestes qu’il a
compris quelque chose du rapport de l’homme avec « les
choses » : il suffit d’y être simplement mais totalement,
« uniment » pour qu’elles se fassent bien. Pendant ce temps, on voit
Véronique dans sa chambre qui corrige d’abord des cahiers, puis qui lit, et
enfin qui s’allonge et qui s’endort. Jean a fini son travail, il se dirige vers
la pièce et aperçoit Véronique assoupie. Par deux fois, il accède à la grâce
dans laquelle « s’incarne » la plasticité d’un corps qui ne sait pas
« vu », qui en un sens, se donne, c’est-à-dire ne se prête pas au jeu
des apparences mais s’effectue dans l’immédiateté de situations vécues, données.
Il retourne à la pièce à vivre et prête attention aux objets qui constituent
comme le portrait en négatif de Véronique, notamment une photographie sur
laquelle on la voit jouer du violon. Quand elle se réveille et voit l’excellent
résultat du travail de Jean, il lui demande de lui faire la faveur de lui jouer
un morceau. Jean est un artiste de la maçonnerie, non pas tant par le résultat
de « l’œuvre » mais par la justesse de son application, de ce que
l’on pourrait appeler son « tact » (est-ce vraiment à l’œuvre que se
reconnaît un « artiste » ?). Il demande à Véronique d’aller
encore plus loin dans l’évidence de cette grâce que ses postures ont déjà
profondément et manifestement réalisée. Elle finira par accepter de jouer mais
« de dos », pour faire, comme il le suggère lui-même, « comme
s’il n’était pas là ».
Pourquoi ces deux êtres se
sont-ils « trouvés » ? Parce qu’ils ont inconsciemment compris
que la seule vérité réside dans notre façon de nous ancrer dans les situations,
dans les gestuelles, dans les matières, dans les forces physiques. On finit
toujours par trouver un fond d’amour, soit la fibre la plus à vif de
l’existence, quand on cesse de se donner une certaine apparence pour avoir
l’air de ce qu’on n’est pas dans les moments où il s’agit de se singer aux yeux
des autres. Jean n’a jamais joué ce jeu et Véronique est probablement lasse de
le jouer. C’est exactement la tenue de cette pudeur qui donne au film la
justesse de cette ligne de sobriété amoureuse. Dans la scène avec les écoliers,
Jean avait dit qu’il aimait pouvoir se dire, après avoir terminé une maison,
qu’il avait participé à « la vie des gens ».
Je me souviens d’un
excellent sketch des nuls sur canal plus dans lequel Alain Chabat et sa bande avaient
demandé à Gérard Jugnot d’incarner un spécialiste des « effets
normaux » (par opposition aux effets spéciaux). Comme toujours quand
l’humour est bon et « avisé », cette plaisanterie tombe
incroyablement « juste ». Mademoiselle Chambon est un film dans
lequel ne se succèdent que des effets normaux. On peut s’y « reposer »
de tous ces films dans lesquels Tom Cruise, par exemple, n’effectue que des
« missions impossibles » mais il se trouve qu’en s’y reposant surgit
le plus inattendu : cette évidence d’un amour « toujours déjà
là », d’un fond d’amabilité incroyablement actif et consistant ici dans le
cœur à l’ouvrage de toutes ces circonstances qui nous relient, qui nous
entourent et qui nous constituent. Il convient d’arrêter de croire qu’il faut
« nous aimer les uns les autres ». Il importe simplement de
s’immerger dans la texture de nos habitudes, de nos situations, des circonstances
de la vie qui nous font « maintenant » être justement
« là ». L’amour c’est cette
consistance vraie des choses qui se révèle enfin à tout notre être quand nous
cessons de croire absurdement au hasard. Il n’y a pas lieu de nous imposer
à nous-mêmes d’aimer les autres comme un impératif. Cette mécanique désastreuse
par le biais de laquelle nous nous privons de la justesse et de la jouissance
de la vie en transformant le fond même de ce qui constitue la réalité en
catéchisme du « savoir-vivre » décrit la cause la plus profonde de
notre difficulté à vivre. L’amour, dans
toutes ses acceptions, ne saurait à aucun titre, valoir à titre de
« devoir humain », c’est, au contraire, la réalité donnée de toute
situation appréhendée par l’être humain « telle que », c’est-à-dire « là ».
Nous n’avons pas à nous aimer les uns les autres parce que c’est déjà ce que
nous faisons de toute façon sans le savoir en vivant ensemble des situations données.
La seule chose qu’il nous revient de faire, c’est de le réaliser, et ce film
nous fait « la grâce », dans tous les sens de ce terme, de saisir opportunément
cette évidence et cet aplomb. L'amour n'a rien d'une "mission impossible". Il est, au contraire, ce qui nous "accapare" sans échappatoire et sans cérémonie quand nous percevons enfin qu'il n'y a que du réel. C'est donc bien, en effet, "une affaire de perception".
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