Le film de Christopher
Nolan, « Inception » propose, entre bien d’autres pistes de
réflexion, celle du rapport que nous entretenons avec un objet particulier,
dont le poids, la forme, la consistance, les moindres détails nous seraient
assez familiers pour nous donner la garantie absolue que nous sommes dans la
réalité et non dans le rêve (le sien ou celui de quelqu’un d’autre). Cette
perspective suppose donc que le rapport que nous entretenons avec un objet
précis peut être empreint d’une intimité, d’une intensité de proximité
suffisamment puissante pour valoir à titre de critère indéfectible entre la
veille et le songe. C’est exactement comme si Christopher Nolan affirmait que
tous ces objets qu’ils baptisent « totems » étaient les vigies,
« les gardiens du temple » du réel. Je peux être trompé sur
l’authenticité de la scène que je me vois pourtant vivre en cet instant même
mais je ne peux pas être abusé sur la nature de cet objet avec lequel
j’entretiens un lien fusionnel et continu suffisamment fort pour qu’en aucune
façon l’impression rêvée du toucher ou du fonctionnement de cet objet ne soit à
la hauteur de son impression réelle. On sait que, pour de nombreux
interprétants de ce film, le plan final de la toupie, le totem de Cobb (qui
était celui de Mall) est crucial puisque le terme de sa rotation indiquerait
que nous sommes dans la réalité alors que sa continuité prouverait que l’on est
dans le rêve.
Par conséquent, ce ne serait pas dans la
rationalité de nos raisonnements, dans l’exactitude de nos idées, dans
l’amplitude et la grandeur des évènements vécus, dans l’épreuve que nous
ferions de vérités démontrées que nous pourrions trouver des gages de certitude
quant à la dimension dans laquelle nous vivons mais dans le ressenti de nos
impressions et plus encore dans le rapport de familiarité exclusive que nous
éprouvons avec un objet. Lorsque Ariane veut s’emparer du totem d’Arthur, il
l’empêche de le faire en affirmant qu’il est le seul à connaître la répartition
du poids de ce dé truqué (comme il est truqué, la répartition de son poids
n’est pas uniforme selon les faces). Si elle le touchait, elle pourrait dans le
rêve dont elle sera l’architecte, reproduire la sensation exacte du dé et le
tromper ainsi sur la nature de ce qu’il se penserait être en train de vivre.
La certitude que nous
vivons vraiment ce que nous nous croyons être en train de vivre, nous ne la
devons donc pas à la véracité de nos sensations (un rêve est comme la réalité
un tissu de sensations) mais à celle du rapport que nous entretenons dans le
ressenti d’une sensation avec un objet unique irremplaçable, truqué, brouillé.
Le fond de notre identité, l’assurance de notre existence réelle se construit
dans ce qui se tisse d’absolument non interchangeable, d’idiosyncrasique au fil des
interactions qui nous lie aux choses. Si la réalité de toutes les scènes que
nous vivons est retranscriptible par un programme en tant que nos perceptions
des objets usuels sont codifiables au gré d’attentes, de fonctions, de normes
ergonomiques connues, elles ne le sont plus dés lors que l’objet a été modifié
par nous, mais aussi peut-être investi par nous d’un potentiel affectif qui le
brouille et le code. Le totem c’est exactement l’objet suffisamment crypté par
son propriétaire pour qu’il ne soit rien de ses caractéristiques qui soit
reproductible par la texture imaginative d’une autre personne.
Dans le film Matrix, rien
n’empêche les machines de concevoir artificiellement des stimulations courantes
de volant touché, de boîte de vitesse enclenchée, de pédale enfoncée, de
fourchette tenue, etc. Ces impressions sont programmables dans la mesure où
elles correspondent à des codes, à des séquences de gestes prédéterminées. Il
est d’autant plus facile de faire ressentir à quelqu’un l’impression qu’il
touche un objet qu’il ne touche pas réellement que même dans la réalité nous ne
le touchons peut-être qu’en représentation, extérieurement. Faire croire à
quelqu’un qu’il fume dans un rêve dont on est l’orchestrateur est peut-être
d’autant plus facile que même quand il fume réellement, il ne fume que pour
envoyer aux autres l’image de quelqu’un qui fume. Mais on ne pourrait pas le
tromper s’il composait lui-même son mélange de tabac.
L’efficience irrécusable de
notre existence propre n’est aucunement à chercher dans la teneur introspective
d’un moi profond mais au contraire dans cette griffe exclusive, dans cet
encodage que nous imposons à un objet avec lequel nous installons alors un
champ d’intensité perceptive inimitable, comme une clé que je serai le seul à
détenir. N’est-ce pas exactement ce procès de stylisation qui s’enclenche dés
que nous nous sentons éprouver à l’égard d’un objet familier le sentiment d’une
résonance, d’une cohésion plus que d’une cohérence, comme si prenait corps au
milieu de ses agencements d’objets connus, rabotés par notre usage, érodés par
l’habitude de nos séquences de vie, stylisés par les scarifications imposées
volontairement ou pas par les nécessités et les accidents de notre existence,
ce que c’est qu’être « soi » ?
Nous ne sommes pas loin du
lien superstitieux avec le gri-gri qui a traversé avec nous tant d’épisodes que
nous lui assignons la fonction de porte-bonheur. Mais, en même temps, ce n’est
pas du tout de cela dont il s’agit dans Inception puisque, au contraire, dans
ce cryptage affectif de l’objet par le biais duquel il est, non seulement, au
sens le plus fort que l’on puisse donner à ce terme, « le mien » mais
aussi le garant du réel, c’est de l’existence même dont il convient de
considérer l’objet comme le gage, et non de la croyance. Dans l’impression
tactile de ce dé truqué, « je suis ». La toupie cesse de tourner donc
je suis. Ce n’est pas la peine d’aller chercher la longue méditation de
Descartes pour sortir de la possibilité du songe, il suffit de se laisser
guider par la consistance exclusive et indécodable des interactions qui se
tissent autour de nos objets les plus intimement connotés pour éprouver, comme
on dirait d’un air de famille, la certitude d’être. Il n’y a que des cogitos.
Dans la deuxième méditation, Descartes affirme que, de la pensée que je suis
devant un morceau de cire, je ne peux pas déduire que c’est bien de la cire, ni
que je la vois vraiment mais seulement que j’existe nécessairement en tant que
je pense que je vois de la cire. Il faut bien qu’il y ait quelque chose
d’effectif pour que cette pensée de cire soit. Serait-elle fausse en son
contenu que cela ne saurait l’empêcher d’être « formellement »
existante. Aucune pensée de cire ne saurait naître de rien, donc je pense, donc
je suis.
Mais dans ce raisonnement,
comme Nietzsche lui en fera, deux siècles plus tard, la remarque, le
« je » est présupposé dans l’acte de penser, c’est-à-dire qu’il est
arbitrairement induit comme forcément nécessaire, ce qu’il n’est pas. Aussi saugrenu
que puisse sembler le cogito proposé par Christopher Nolan (disons que pour de
nombreux professeurs de philosophie, c’est la comparaison « Nolan /
Descartes » qui semblerait saugrenue), il a le mérite de laisser pointer
de l’exclusivité impressive du ressenti avec le totem la référence à soi d’une
pensée se reconnaissant de ce qu’elle touche dans ce qu’elle touche et non de
simplement ceci qu’elle est une pensée. Descartes fait comme s’il ne pouvait
pas exister de pensée sans auteur de pensée : de ceci qu’il y a pensée, il
y a nécessairement un « je ». Christopher Nolan change et inverse le
processus : je ne peux sentir cette répartition singulière de poids dans
le volume d’un cube sans y reconnaître cette façon singulière et stylisée de
s’ancrer dans les choses, de « s’auto-biographier » dans le flux
crypté d’une impression. Ce n’est pas
parce que je pense que je suis, c’est parce qu’il y a de l’indécodable dans
le ressenti que je retrouve mon sol. Aussi loin que Descartes soit allé
dans la recherche de ce qui fait signe d’un réel irrécusable, il ne parvient
pas à faire sauter cet a priori de l’être pensant comme sujet constituant de
« sa » pensée, alors que Christopher Nolan, précisément parce qu’il
part du cinéma, du « donné » des images et d’une situation fictive
dans laquelle nos inconscients se connectent, « s’enchâssent » les
uns dans les autres nous permet d’envisager cette possibilité selon laquelle la
certitude de notre existence ne peut se constituer qu’au cœur d’une expérience
de repérage, de territorialisation dans laquelle nous nous démarquons dans le
brouillage des codes d’instrumentalisation des choses.
Il se pourrait qu’il y ait
dans ce processus inconscient par le biais duquel nous constituons avec nos
objets familiers des zones de territorialisation quelque chose qui touche du
doigt la vérité la plus évidente, la plus aveuglément plastique de tout ce qui
constitue une identité. En d’autres termes, nous sommes peut-être
continuellement dans une sorte de vacillement à l’égard de l’authenticité des
situations vécues, exactement comme Cobb et Mall, mais dans l’épreuve plutôt
terrorisée que nous faisons de l’éventualité du peu de réalité de toutes les
scènes que nous vivons s’accomplit nécessairement l’efficience d’un ancrage
impressif dont les coordonnées nous
situent plus qu’elles ne nous définissent. Nous comprenons alors que nous
sommes des sujets sans profondeur aucune qui consistons dans un fourmillement
de signes esthésiques. Nous voulons absolument nous reconnaître au fil de la
question « qui suis-je ? » alors que l’essentiel est la question
« Où ? ». Ce n’est pas parce que je suis l’auteur de la pensée
de voir la cire que je suis, c’est, au contraire, parce que cette pensée de
voir la cire « est » (cogitatio) et qu’elle se manifeste dans
l’efficience donnée d’une teneur impressive reconnaissable que je ne suis pas
en train de me la représenter. Je peux rêver que je suis en train de me baigner
dans la piscine mais aussi fausse que sera l’impression de l’eau chaude
environnant mon corps, cette impression n’en sera pas moins
« agissante », c’est-à-dire traductible en « quanta » de
chaleur dans le chiffrage desquels il m’est possible de me situer, de
m’inscrire, de me réaliser au simple titre de « machine enregistreuse de
quanta ».
D’ailleurs cela ne m’est pas vraiment
« possible » mais tout simplement « imposé » parce que rien
ne s’effectue d’autre dans cette imposition que l’existence même. Les héros du
film « inception » totémisent leur rapport aux objets parce qu’il
n’existe aucun autre moyen de se savoir existant qu’au fil de cette
totémisation. Ce n’est pas seulement le « moi » d’Arthur qui se situe
dans la juste appréciation de la répartition du poids sur les faces du dé
truqué, c’est surtout un croisement de forces qui s’effectue :
gravitation, densité, pression atmosphérique, lumière, chaleur, etc. Et nous ne
sommes pas dans un univers à l’intérieur duquel il serait donné aux humains le
pouvoir de se définir, de se décrire, de se fixer un destin linéaire nous
sommes dans un chaos de forces entrecroisées, enchevêtrées dans le maillage serré duquel il ne nous
reste qu’une seule chose à faire : s’y inscrire, s’y sentir être ou plus
encore devenir, s’y incarner dans la déferlante des chiffres de tous les flux
d’intensité combinés qui se libèrent pour constituer à chaque instant le
tableau d’un univers « là ». Exister et se savoir être dans la
réalité ne peut plus se concevoir dans cette perspective que dans un travail de
participation au chiffrage de toute donnée spécifique et c’est justement parce
que l’on a renoncé au « moi » que l’on parvient à saisir l’infinie
justesse d’une existence présente, effective parce qu’affective. Il faut
accepter de concevoir que nous ne jouissons d’aucune autre possibilité
d’incarnation que celle qui s’effectue au fil de nos interactions affectives
avec les objets. Ce n'est donc par désir d'appropriation (posséder) que nous entretenons ces relations si fortes avec certaines choses, ni par fétichisme (être possédé) mais dans l'instance même d'un travail de territorialisation où se joue plastiquement l'émergence la plus simple, la plus brute et en même temps la plus profonde de notre être.
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