mardi 26 janvier 2021

Terminale HLP - Crime contre l'Humanité: de deux usages de la raison (sens et responsabilité)

 Ce cours s'inscrit totalement dans les thèmes de ce second trimestre: "L'humanité en question" mais il est un peu en marge de ce que nous sommes en train d'étudier: "Pourquoi faire tant d'histoires de l'Homme?" - Il a pour but de fournir  quelques éléments susceptibles d'aider les élèves de terminale en vue de la prochaine épreuve de bac blanc ( 01 et 03/ 02/ 2021)



« Crime contre l’humanité » - 

De deux usages de la raison: la donner (sens) et la rendre (responsabilité)


Introduction

D’Aristote à Hegel en passant par Descartes, la plupart des philosophes « renommés », reconnus par la postérité de l’époque qui a précédé le 19e siècle s’entendent plus ou moins pour qualifier l’être Humain comme "animal doué de raison", pour réprendre la formulation d’Aristote. L’homme est « Homo Sapiens ».  Ce consensus déjà totalement ébranlé par ceux que l’on a très justement appeler les philosophes du « soupçon »: Nietzsche, Marx et Freud ne fait plus du tout autorité aujourd’hui. Comment peut-on en effet concevoir que la raison soit le propre de l’homme au vu d’évènements historiques absurdes, tragiques, illisibles? 

Il est des actes, des moments de l’histoire humaine qu’il est impossible d’intégrer à une démarche  ayant un sens, une finalité, une raison d’être. Nous ne pouvons pas donner du sens au génocide juif, pas davantage que nous ne pouvons en rendre raison, ce qui pose de plein droit la question de la responsabilité. Je peux en effet individuellement assumer la responsabilité d’une faute que j'ai commise parce que j’en suis l’instigateur, et surtout parce que j’en suis conscient. Mais ici, le génocide juif représente une charge dont 1) il semble impossible de pouvoir encaisser par son énormité l’effectivité (pourtant indéniable), l’impact humain 2)  personne ne peut rendre raison tant cette réalité de l’histoire n’effectue rien, ne va nulle part, n’accomplit rien. Même en s’excluant (ce qu’il n’est pas aisé de faire) de sa gravité humaine, on ne voit pas du tout ce qui se fait au travers de cet évènement alors que l’on voit bien ce qui se fait au travers de la révolution française, ou de la chute du mur de Berlin. 

  


Il faut bien comprendre ici que plusieurs plans se chevauchent et méritent d’être distingués: On peut bien expliquer le génocide historiquement en décrivant la succession des évènements qui ont abouti à sa réalisation, cela ne lui donne pas pour autant un sens. La cause ne constitue pas une finalité, pas davantage qu’une raison d’être, pas plus qu’un Sens. 

De plus, il est absolument impossible de s’en tenir à une responsabilité individuelle, en disant que seuls les hauts dignitaires nazis sont coupables:

 1) puisque c’est toute la population de l’Allemagne et des pays occupés (collaboration) qui est concernée: « Il ne faut jamais perdre de vue que des politiques ultra-criminelles comme la Shoah n’ont pas été possibles uniquement grâce aux 250 000 Allemands qui ont été des exécutants immédiats. Il n’y a pas de Shoah sans gendarmes et préfets français. Il n’y pas de Shoah sans nationalistes lituaniens. Il n’y a pas de Shoah sans Oustachis croates. Il n’y a pas de Shoah sans policiers hongrois. Des représentants de presque tous les pays d’Europe y ont participé. » Johann Chapoutot, historien du 3e Reich.

2) l’onde de choc humaine de cet évènement atteint l’humanité dans son ensemble, ce que finalement le terme de « crime contre l’humanité » dit bien à condition de rajouter que ce sont des hommes qui sont à l’origine de ce crime. Il convient également de distinguer dans cette question le point de vue des bourreaux et celui es victimes. La question devient donc: comment l’humanité peut-elle désigner un concept suffisamment « flou » pour que les individus qui la composent aient besoin de définir une limite juridique visant à déterminer le seuil au-delà duquel on se met à part du genre humain, comme si ce seuil n’était finalement pas bien clair par lui-même?



  1. Les quatre causes d’Aristote

Aristote définit quatre types de causalité:

  • Matérielle
  • Formelle
  • Efficiente
  • Finale

Prenons pour exemple une statue et appliquons lui le critère de chaque causalité:

  • la cause matérielle de la statue est le marbre dans lequel elle est sculptée
  • La cause formelle de la statue est telle déesse si c’est une statue de déesse. La cause formelle d’une réalité ou d’un être c’est le modèle à partir duquel il a été conçu ou créé
  • La cause efficiente de la statue est le sculpteur
  • La cause finale de la statue est l’esthétique: elle doit satisfaire les exigences de la beauté. C’est son but.

Essayons d’appliquer rigoureusement ces critères au génocide juif de la  seconde  guerre mondiale (la démarche peut sembler étrange mais elle révèlera des points intéressants):

  • Sa cause matérielle est l’homme. Cela s’est fait concrètement dans ce que l’on pourrait appeler « de l’existence humaine, historique » .
  • Sa cause formelle: comment répondre à une telle question?  Sur quel modèle s’est constitué ce génocide? On pourrait ici invoquer le concept géopolitique de « lebensraum », c’est-à-dire le principe selon lequel certains peuples seraient ethniquement et légitimement voués à occuper plus d’espace en vertu d’un principe de supériorité raciale.
  • Sa cause efficiente: l’administration du 3e reich
  • Sa cause finale? Il n’y en a pas (dans l'esprit de Hitler, il y en a une évidemment. Par absence de cause finale, il faut entendre qu'il n'est aucune réalisation proprement humaine qui puisse ici se concevoir positivement. Ce n'est même pas une question de progrès. Le génocide ne permet pas aux Hommes d'affirmer quoi que ce soit qui puisse faire genre: "generis". Tout génocide désavoue la vocation d'universalité des êtres humains.
  1. Raison d’être, finalité, Sens

Cause, objectif, cause finale, raisons d’être: ces termes désignent des causalités distinctes. Nous mesurons bien ici à quel point les catégories d’Aristote ne peuvent pas vraiment opérer, non seulement parce qu’il n’envisageait pas de les appliquer à un évènement mais a fortiori parce que l’idée même de génocide n’existait pas à son époque. Aristote défendait l’esclavage mais précisément parce que par « Homme », il entendait homme libre. 

On peut bien par conséquent déterminer les causes historiques du génocide. On peut même en un sens déterminer son objectif, à l’échelle d’une nation gangrénée par des idéaux racistes et nationalistes: justifier sur son sol, le principe même d’une expansion territoriale légitimant la guerre, désigner à la population la victime expiatoire sur le dos de laquelle une unité toute aussi bien politique que raciale pouvait se constituer. Par contre, il est impossible d’assigner à la fois une « raison d’être » à cet épisode de l’humanité et une finalité à l’échelle humaine. Le sens de l’Histoire ne s’y accomplit pas. On ne voit pas quelle finalité humaine pourrait s’y réaliser, ni quel Sens le parcourt.

Évidemment il est difficile d’aborder philosophiquement ces questions sans les situer sur le fond du premier Stasimon du Choeur d’Antigone de Sophocle, car c’est bel et bien la face obscure et terrifiante, monstrueuse du « deinos » dont il est ici question. L’homme est cette créature autodidacte dotée de la capacité de « s’auto-créer ». Souvenons-nous ici de la comparaison avec la preuve de l’existence de Dieu formulée par Saint Anselme: autant Dieu est l’idée d’un être dont il est impossible de limiter l’idée autant l’homme est l’existence d’un être dont il est impossible de limiter les actes et l’aptitude à se concrétiser, à s’auto-effectuer dans le tour qu’il donne à son histoire par ses actions. 

  

Plutôt que de condamner gratuitement la traduction de Deinos par Heidegger: « violence faite à l’être, au fait d’être », sous le prétexte (très recevable, évidemment) qu’il a adhéré au parti nazi, ne serait-il pas possible de nous efforcer d’en saisir « la justesse » en nous limitant à une analyse exclusivement étymologique? Violence faite à l’Eidos, à l’essence, à l’idée, au concept. L’être humain explore ce que l'on ne peut pas nommer, dire, jusqu’à l’indignité la plus abjecte, parce qu’en tant qu’animal exosomatique, il n’y a pas de limites physiques à ce qu’il peut accomplir et qu’il se retrouve dés lors en situation de ne pouvoir être limité par rien d’autre excepté lui-même, ce qui implique des tâtonnements, des franchissements de lignes, des atermoiements,  des crimes, des actions absurdes dont il est impossible de rendre raison, auxquelles on ne peut assigner le moindre sens. Nous avons exactement l’impression que l’exceptionnalité du statut humain ayant en charge de se fixer à lui-même des limites morales induit également qu’il les transgresse, qu’il les explore « des deux côtés », qu’il lui soit tragiquement nécessaire de se faire exister aussi en tant qu’exilé de ses propres cités, banni de ses propres dynamiques inclusives, en tant que chaos possible sur le fond négatif duquel quelque chose comme un Cosmos, une cité (polis) est possible. 

En tant que « violence faite à l’être », à l’« eidos », il est donc compréhensible (mais pas excusable pour autant) que l’homme accomplisse des actes dépourvus de raison d’être, ou plutôt détachés de toute raison d’être au sens spinoziste du terme: de conatus. Dans les modalités quasiment techniques au gré desquelles le génocide s’est accompli, nous ne percevons pas de raison d’être, de spontanéité, de possibilité pour la vie de se « nourrir » de quoi que ce soit. Quelque chose ici tourne à vide, quelque chose qui n’est pas sans entrer en résonance avec les leitmotivs d’une certaine conception du « management » ou de la direction d’entreprise, comme récemment l’historien du 3e reich Johan Chapoutot l’a développé dans son livre « Libres d’obéir, le management du nazisme à aujourd’hui»:

 


« Être rentable / performant / productif (leistungsfähig) et s’affirmer (sich durchsetzen) dans un univers concurrentiel (Wettbewerb) pour triompher (siegen) dans le combat pour la vie (Lebenskampf) : ces vocables typiques de la pensée nazie furent ceux de Reinhard Höhn (technocrate du 3e Reich) après 1945, comme ils sont trop souvent les nôtres aujourd’hui. Les nazis ne les ont pas inventés – ils sont hérités du darwinisme social militaire, économique et eugéniste de l’Occident des années 1850-1930 – mais ils les ont incarnés et illustrés d’une manière qui devrait nous conduire à réfléchir sur ce que nous sommes, pensons et faisons. »

Est-il possible de relier entre elles des perspectives aussi éloignées que celle-ci avec l’avertissement du stasimon de Sophocle? Sans aucun doute car le propre du Deinos humain consiste dans une puissance technique illimitée. Le terme grec intéressant à interroger ici est celui d’Organon qui désigne à la fois l’organe et l’outil. De fait l’outil prolonge l’organe, c’est précisément cela l’exosomatisation, mais cela ne s’arrête pas là car cela signifie que l’homme est capable de transformer en « organon » les matières et les ressources naturelles. Ce qui s’opère ici est le premier moment de ce que l’on pourrait appeler « une logique de moyens » et l’avertissement du Chœur à l’Homme revêt alors un sens d’autant plus profond: « toi qui peux user de moyens à l’infini c’est-à-dire transformer en organon tout ce qui t’entoure, ne te perds pas dans l'infini des moyens! sans quoi tu t’enfermeras toi-même dans un effet de surenchère systématique des "organon" au détriment de toute finalité authentique. 

                    Mais que peut signifier précisément cette chute libre dans l'infini des moyens? L'oubli total de l'impératif pratique formulé par emmanuel Kant:

"Agis de telle sorte que tu traites l'humanité comme une fin, et jamais simplement comme un moyen"

        



 Dans cette scène, deux actrices reprennent la fin du film de Stéphane Brizé: "La loi du marché". Une vigile humilie une caissière prise en faute pour avoir fait passer des points de fidélité sur sa carte. Nous percevons parfaitement à quel point la logique d'entreprise se substitue totalement au principe d'humanité formulé par Kant. "En référer à la direction" signifie qu'à aucun moment une relation "à l'amiable" est ici susceptible de s'instaurer. C'est en tant que vigile que telle femme considère et dénonce telle autre femme pour une démarche qui va probablement lui faire perdre son emploi.  Aussi distincte que puissent apparaître ces deux situations, nous ne sommes pas très loin du remplacement de l'appellation d'être humain à celle de Stucken (morceau) telle qu'elle s'est banalisée dans l'organisation de la solution finale. Par quoi la vigile se sent-elle réellement "obligée"? Par le sentiment d'appartenance à un ensemble hiérarchique, exactement ce que Stanley Milgram appelle "l'état agentique". Dans cette considération, c'est bel et bien les implications d'une pensée pure de l'organisation   qui suit son cours, mais précisément Aristote nous avait pourtant déjà informé de la distinction fondamentale qui nous permet d'éviter cette dénaturation de l'homme au sein même du travail, par ce travail.


            Lorsqu'il différencie la poiesis de la praxis, il définit également un critère de démarcation fondamental des activités humaines:

  • La poiesis désigne les activités qui ne sont pas à elles-mêmes leur propre finalité. Tous les gestes effectués par un travailleur dans une chaîne de montage sont de la poiesis parce qu’ils n’ont de sens qu’en les intégrant au produit final qui est extérieur Le travailleur ne peut pas savoir pour quoi il travaille parce que ce qu’il fait ne suffit pas à définir, à contenir le sens de ce pour quoi il le fait. La poiesis désigne donc l’action vidée de son sens, aveugle, dépourvue de « raison d’être » en tant qu’elle est purement instrumentale, c’est en la reliant mécaniquement à une autre action toute aussi aveugle que petit à petit on arrive à un produit fini. Aristote désignait par ce terme la plupart des activités qui étaient réalisées par les esclaves.
  • La praxis qualifie, au contraire, les actions qui sont à elles-mêmes leurs propres fins: comme l’action politique, les actes moraux. On ne peut pas se représenter une action qui corresponde davantage à la praxis que celle de la création esthétique. Ce que l’artiste fait est exactement la finalité pour laquelle il le fait. Le ready made de Duchamp est un objet rendu à sa propre finalité qui est « d’être là ». Quelque chose ici est à prendre en compte: à « la violence faite à l’être » qui caractérise le Deinos humain répond l’objet rendu à sa justesse, au pur et simple surgissement de sa présence « nue »: l’oeuvre d’art. Se pourrait-il que l’oeuvre théâtrale tragique en tant qu’oeuvre soit comme le remède (pharmakos) au tragique en tant que problème  humain (Deinos)? Se pourrait-il que ce soit en fait dans un seul et même mouvement que Sophocle expose à la fois le mal, le diagnostic et le traitement (la tragédie comme oeuvre pour contrer la tragédie comme drame réel historique)?

Cette référence à la distinction aristotélicienne entre poeisis et praxis donne au Deinos de Sophocle un souffle inattendu, une résonance aussi profonde qu’embarrassante dans la mesure où l’injonction forte du choeur à l’autolimitation humaine se précise et s’affine: ces limites que l’être humain doit se fixer à lui-même ne sont pas seulement légales, morales ou religieuses mais aussi téléologiques (telos: la finalité). Il n’est donc pas complètement insensé (malgré l’apparente différence de degrés de violence) de situer au même plan l’impossibilité de donner du sens au génocide et celle que vivent des millions de travailleurs humains de donner du sens à leur activité salariée parce que la notion même de travail est aujourd’hui totalement gangrenée par ce qu’Aristote appelait la poiesis et Marx la prolétarisation (prolétarisation qui aujourd’hui dans ce sens gagne les fonctions de cadres d’entreprise et ne sont plus réservées aux ouvriers - Même si la paye est différente, les cadres se retrouvent eux aussi en situation de ne plus savoir pour quoi ils travaillent ni à quoi ils travaillent).

D’autre part, ce que cette perspective ouvre d’extrêmement dérangeant comme ligne de cohérence et d’intelligibilité des phénomènes humains, c’est la possibilité que le management d’entreprises explore des pistes initiées sous le 3e Reich et c’est exactement le sujet du livre de Johann Chapoutot: « Libres d’obéïr, le management du nazisme à aujourd’hui »: 

« Les contradictions se cumulent ainsi aux paradoxes. Premier paradoxe apparent : un ancien SS, Reinhard Höhn imagine un modèle de management non autoritaire. Second paradoxe : l'injonction contradictoire de la liberté d'obéir. Cette accumulation de contradictions semble constitutive d'une perversion bien réelle, au sens le plus classique du terme : la méthode de Reinhard Höhn comme les méthodes de management par objectifs qui lui sont apparentées, repose sur un mensonge fondamental, et fait dévier l'employé, ou le subordonné, d'une liberté promise vers une aliénation certaine, pour le plus grand confort de cette « direction » qui ne porte plus elle seule la responsabilité de l'échec potentiel ou effectif.

La conséquence de ces contradictions et de cette perversion est tout sauf théorique : ne jamais penser les fins, être cantonné au seul calcul des moyens est constitutif d'une aliénation au travail dont on connaît les symptômes psychosociaux : anxiété, épuisement, « burn out » ainsi que cette forme de démission intérieure que l'on appelle désormais le « bore out », cette « démission intérieure ».

Ne jamais penser les fins, être cantonné au seul calcul des moyens: tout est dit dans ces expressions. On parle bien et tout le temps des moyens mis en oeuvre et des objectifs mais c’est pour dissimuler complètement l’absence de raison d’être, de finalité, de Sens. Pour comprendre à quel point l’homme est effectivement en question, il faut d’abord s’interroger sur le terme même de « ressources humaines », sur le fait qu’il puisse désigner un secteur d’entreprise, des techniques, des modalités d’approche, une profession: « directeur des ressources humaines ».

  

             
Deux conclusions s'imposent: 
- S'il nous est impossible de formuler une cause finale au génocide, c'est parce que les camps de la mort sont l'illustration de l'oubli total de l’impératif pratique Kantien, de la considération de tout être humain (et peut-être plus mais pas pour Kant) en tant que finalité en soi. 
- Cet oubli n'a aucunement été réparé par la destruction historique du 3e Reich. Il pointe quelque chose de plus grave qui a peut-être à voir avec la terreur du Deinos (à savoir ce que nous appellerons en 4e partie la victoire du diabolique sur le symbolique

3) Le sens de l’histoire et l’illusion rétrospective

Nous venons d’interroger cette question du sens d’un point individuel et de la prolonger dans une perspective très actuelle. Néanmoins la question de savoir jusqu’à quel point la raison peut expliquer et rendre compte de crimes contre l’humanité se pose aussi d’un point de vue plus « élargi », celui de la lecture historique que l’on peut faire du génocide notamment. Mais pour cela il faut remonter à plus loin. Thucydide déjà décrivait l’histoire comme la recherche des causes, et pas des raisons d’être ou des finalités. 

Toutefois au fil des siècles l’idée selon laquelle il fallait bien que quelque chose de plus important, de plus sensé, de plus finalisé s’effectue au fil des actions des hommes a vu le jour principalement sous l’impulsion des théologiens. Bossuet (1627 - 1704) dans « Discours sur l’histoire universelle. » soutient en effet que l’histoire ressemble à une anamorphose, à savoir que comme ces toiles peintes à cette époque qui ne représentent apparemment rien mais s’ordonnent suivant un certain angle ou à partir d’un reflet bien disposé, l’histoire offre le spectacle d’un apprenti désordre mais en réalité, du point de vue de Dieu tout s’ordonne et accomplit un dessein supérieur. Il faut une clé de décryptation pour comprendre le sens de l’histoire favorable dans lequel dieu à partir des mauvaises actions des Hommes accomplit une finalité qui est bonne, finalité invisible à des yeux humains.  L’image de l’anamorphose est très porteuse mais peut-être à contre-emploi, c’est-à-dire contre Bossuet, car la question dés lors se pose de savoir si l’homme ne pourrait pas atteindre un tel degré dans la composition d’une toile informe que même les voies de Dieu s’y troubleraient, ou peut-être mieux: ne serait-ce pas au contraire de ce que dit Bossuet, dans la monstruosité même de la toile que la présence de Dieu se ferait sentir mais moins comme une lecture possible que comme la nécessité impérieuse de sortir de cette toile? Dieu c’est l’idée d’un Sens Autre à l’absurdité même de toute parcelle d’histoire réelle. 

 

Si, comme il a été dit, l’homme est prés à supporter l’innommable, l’absurde, le monstrueux à condition qu’il puisse croire que tout cela a un sens, alors Dieu peut s’assimiler à ce cri là et au fait qu’il doit demeurer sans réponse réelle. Que Dieu n’est pas là, c’est un peu ce que crie la toile célèbre d’Edward Munch mais cette absence décrit par là même le négatif d’une présence qui ne s’avère pas moins défectueuse que, par là même, urgemment nécessaire.

Ce raisonnement vaut finalement dans les mêmes termes pour les philosophies de Kant et de Hegel pour lesquelles il y a bien un Sens de l’histoire mais qu’il apparaît seulement aux hommes capables de discerner dans tout ce chaos d’actions violentes et contradictoires des hommes les finalités de la nature, pour Kant et celles de la raison pour Hegel.

Toutefois le philosophe Bergson a pointé l’efficience d’une tournure d’esprit ou d’un pli dans l’intellect humain au gré duquel tout prend sens du simple fait d’être passé, parce que nous confondons la chronologie et les causes avec des finalités. Si chacune et chacun de nous regarde son passé, il y trouvera nécessairement l’explication du fait qu’il soit là où il est maintenant: tout s’explique, mais cet effet rétrospectif d’éclairage du présent par le passé nous conduit presque insensiblement à poser l’existence d’un dessein, d’un ordre ou d’une vocation au nom de laquelle on se sentira habilité et finalement choisi désigné par le sort, voire le destin à être ceci plus que cela. 

Appliqué à des évènements, cela donnera le sentiment d’un sens s’accomplissant dans l’histoire, d’une intelligibilité inconsciente de sa propre dynamique rétrospective. Le sens que l’on voit dans l’historie n’est en réalité que celui de la causalité d’un passé qui explique que le présent soit présent, donc une tautologie.

 4) La dépense somptuaire et l'opposition Symbole / Diabole

                        L’homme est prêt à accepter toutes les souffrances si elles ont un Sens, ce qui signifie que le fait de subir la pire violence qui soit n’est rien comparé à celui qui consiste à la subir « gratuitement », totalement, sans pouvoir se dire que, quelque part, cela pourrait servir à quelque chose. Nous voulons bien souffrir ou mourir même dans des circonstances atroces à condition que ce soit « POUR » quelque chose. L’horreur, c’est  le non-sens, c’est d’envisager la possibilité que la vie se réduise à l’effectuation stricte et brute des « choses », des actions humaines dans leur littéralité, leur dispersion, leur contradiction. Le colonel Kurtz dans Apocalypse Now de Coppola, répète ces deux mots en mourant: « L’horreur, l’horreur ». Il avait décrit un peu avant comment lui, un brillant officier américain était tombé dans la folie totale et l’absurdité du mal pur en voyant une montagne de bras d’enfants vaccinés que l’armée populaire du Vietnam avait sectionné après leur passage dans un village. Il parle d’une balle mentale et cristalline l’ayant atteint en plein front. «  C’était clair » dit-il mais de quoi parle-t-il vraiment?
               


                    De cette révélation toute à la fois soudaine et atroce qu’il n’y a rien d’autre que ça: cette montagne de petits bras d’enfants vaccinés. Cette vision a été pour lui cet éclair, cette expérience d’un trop plein de réalité, cette décharge pure, crue  d’un évènement qu’aucune idée ne pouvait recouvrir, ce moment où la raison se dit: «  j’arrête, je ne peux pas recouvrir ça d’une quelconque raison, d’une justification, je ne peux pas l’intégrer à un schéma d’ensemble, à un projet, à une quelconque planification. »
                C’est bel et bien une fonction essentielle de la raison qui se voit ici arrêtée, fixée, tétanisée en plein vol, mais laquelle? Probablement la plus fondamentale de l’être Humain: « chercher et proposer du Sens », celle-là même qu’après tout, nous avons enclenché dés nos toutes premières interrogations: qu’il y ait de la vie, de la réalité, du monde, des forces physiques et des êtres dans ce monde, cela est étonnant. Il y a de quoi s’étonner. Qu’il y ait de la vie, l’Homme a choisi de s’en étonner plutôt que de le vivre sans se poser de questions. Cela a provoqué des histoires, des mythes, puis des mythes fondateurs de religions, puis des religions, puis de la tragédie théâtrale, puis de la science, de la technologie, de la rationalité, de la physique, des maths, etc.
                        
            Nous comprenons maintenant sur quel fond apparaît l’Horreur du colonel Kutz, pourquoi ce magnifique film qui semble nous raconter la mission d’un officier américain chargé d’en assassiner un autre est aussi troublant, comme s’il remettait en question l’un des fondements à partir desquels quelque chose de la mentalité de tout citoyen occidental reposait: la demande de Sens. Mais précisément le trouble quasiment hypnotique du style baroque qu’exprime  esthétiquement ce film est une réponse à cette horreur, tout comme la tragédie grecque fait plus que pointer le problème de l’être humain face à l’absurdité de l’existence. Ce n’est pas tant une réponse que l’expression épurée d’une évidence: le sens c’est ce qu’il nous revient, à nous Humains, de faire naître dans le chaos, et plus il y a de chaos, plus il y a d’incitations à créer du sens, c’est-à-dire de l’Art, des chants, des paroles ou des images soudainement remises à l’endroit, à la verticale, du tragique, de la célébration, du rituel, ce que Georges Bataille appelle « la dépense somptuaire. »

            Il convient de faire très attention à ce terme qui revêt un sens atténué, courant et un sens philosophique, voire sacré, religieux ,esthétique, fondamental. Quand on dit de quelqu’un qu’il s’engage dans des frais ou des dépenses somptuaires, on veut dire « qu’il jette l’argent par les fenêtres », mais Georges Bataille lui assigne un autre sens: celui de dépense gratuite. Le chasseur inuit qui passait plus de temps à sculpter le manche de son harpon qu’à en affûter la lame situe dés lors la chasse et l’acte de tuer un phoque dans un autre contexte que celui de se nourrir. Nous pourrions dire qu’il l’immortalise ou qu’il lui fait revêtir une dimension esthétique, rituelle, stylisée. Ce ne sont pas que des gestes guidés par la faim: « la chasse", c’est aussi une modalité esthétique d’inscription dans la réalité. 
                Une dépense somptuaire se caractérise par la libération gratuite, totale, sans économie d'aucune sorte d'une énergie qui ne s'oriente vers aucune finalité sociale, rationnelle. Elle peut même aller jusqu'à la destruction de biens. L'être humain y exprime le désir d'une gratuité totale. Le sacré, voire le sacrifice contrarie l'utilité pratique, les besoins vitaux, le bon sens.
        Nous percevons bien dés lors deux acceptions différentes du « Sens ». Chasser a du sens parce que cela peut s’inscrire dans un but, une finalité vitale, rationnelle: on chasse pour avoir de la viande de phoque. Mais il existe aussi un autre sens: celui de la dépense somptuaire, du sacré, de l’Art: on chasse parce que l’on signe ainsi une manière d’être au monde, on esthétise sa présence, on l’investit d’une forme de gratuité, de justesse, de pesanteur, de consistance « pure », de joie, de joie de vivre où quelque chose d’exister se dit précisément et paradoxalement mieux que de vivre.
        Par dépense somptuaire, il ne s’agit vraiment pas d’entendre seulement dépense d’argent mais plutôt d’énergie, de temps, tout ce par quoi l’être humain manifeste à l’égard d’une activité une sorte de déplacement de curseur par rapport à la seule organisation de moyens en vue d’une fin. Devant l’organisation des camps de la mort, on a l’impression de voir se dérouler une pure logique de moyens, une sorte d’exacerbation de la poiesis (Aristote) assez similaire finalement au principe même du taylorisme. C’est une chaîne de montage. Quelque chose d’une machine de rouages purement administratifs se met en place et fonctionne à vide.
         

                Peut-être convient-il de mener ces deux perspectives à leur paroxysme pour comprendre leur dynamique ainsi que la raison pour laquelle l’une est absurde et l’autre sensée, au sens très fort de ce terme. Ce qui distingue profondément tout acte exécuté dans la logique de la dépense somptuaire de la logique à vide des camps de la mort, c’est que dans le premier cas, l’acte est à lui-même sa propre fin, on donne à l’acte de chasser suffisamment de valeur, de stylisation, de consistance symbolique pour qu’il se suffise à lui-même. Dans les opérations et les travaux imposés au sein des camps de la mort, on s’efforce au contraire de les réduire à des automatismes, à des tâches  asignifiantes, a-symboliques, c’est-à-dire diabolique, du grec dia (à travers) et ballein  qui signifie jeter. Disperser, jeter à travers, morceler, diviser, rendre confus.
        Job, lâché par Dieu et livré à Satan, finit par saisir la valeur symbolique et esthétique de la plainte. Rendu à la dispersion littérale et brute de jours où ne succèdent plus que des malheurs et des déperditions, des fuites, des signes de chaos, il construit sa plainte, en travaille les accents, les tonalités. Il ne s’agit plus pour lui d’attendre les signes divins au gré desquels tout pourrait se reconstruire sous l’effet d’une providence surnaturelle et supérieure, il s’agit de créer du sens par l’œuvre, de retrouver la puissance et la justesse de la praxis. Cela signifie qu’aussi loin que l’Homme puisse aller dans l’exploration de la « diabole », de la dispersion des moyens  et du morcellement prétendument organisé des tâches et des activités, il est toujours à notre portée de ressaisir cette perte dans la consistance symbolique de la dépense somptuaire, par l’Art, exactement comme l’a accompli Zoran Music au charnier de Dachau.
  

        Conclusion
        
                 « Lâché » par Dieu, Job ne comprend plus ce qu’il fait là et il se plaint, mais à personne car Dieu est devenu sourd à ses plaintes, il est devenu tel qu’il est, à savoir inexistant mais, à cause de cela, la plainte de Job devient élégiaque, c’est-à-dire inspirée par de l’immanence « pure ». Qu’il n’y ait plus de Dieu à l’écoute nous met en situation de devoir créer ce sens à partir de nos actes et l’oeuvre d’art est le seul moyen qui soit à lui-même, en lui-même sa propre finalité. Dans la plainte de Job, l’Homme se plaint à un Dieu dont il envisage qu’il ne soit finalement pas « au bout du fil » et de ce fait, la plainte résonne dans la possibilité d’un silence terrible, aussi horrible que la terrible révélation du colonel Kurtz qui réalise qu’une montagne de bras de petits vietnamiens n’est vraiment qu’une montagne de petits bras.
         

                Ce qui est exacerbé ici, mais plus que cela encore: « mis à jour », c’est peut-être le ressort le plus fondamental de notre existence, de notre présence, de notre rapport au deinos, de notre raison d’être, de ce dans quoi, malgré quelque chose comme une condition humaine peut être « tentée », envisagée, réalisée. C’est lorsque les exigences de la foi et de la raison paradoxalement se réconcilient pour constituer une « motivation ». Une modalité de perception esthétique, c’est-à-dire TRAGIQUE de son existence apparaît comme le point de conciliation de ces actes pourtant d’horizon et de nature si distincts: croire et savoir.

        Peut-on trouver en soi la ressource d’opposer au gardien de camp nazi qui nous contraint à déplacer un tas de pierre du point A au point B que « Oui, la vie ne serait-elle que ça en fin de compte, que cette débauche d’énergie qui ne crée rien, qui n’aboutit à aucun résultat et ne change rien à l’état des choses telles qu’elles sont que ça « vaudrait encore le coup » parce que cette dépense d’énergie est précisément gratuite? » Peut-on se représenter Sisyphe heureux, comme le demande Albert Camus? Oui, à condition que l’on ait accompli cette révolution qui à tous égards revient finalement à une acception esthétique de la praxis.
           

                Que l’on puisse trouver matière à célébration dans toute activité: la chasse (le chasseur inuit), côtoyer des cadavres (Music), tisser une toile (Pénélope), se plaindre (Job), pousser une pierre (Sisyphe) manifeste une puissance littéralement démiurgique en l’homme: créer de toutes pièces des raisons d’exister « dans » le fait d’exister. L’art n’est pas une activité qu’il nous reviendrait de pratiquer sereinement pour donner du sens mais plutôt dans l’effet de panique qui accompagne la révélation brutale de l’absurde, un sentiment d’immanence pur et brut: « ce n’est que ça: la vie! » Et c’est terrifiant, mais cette terreur, on peut en épouser la puissance par la célébration et seulement « elle ». L’art décrit cette incroyable et miraculeuse ressource de l’homme qui, écrasé par l’évidence du chaos, ne se sent pas démuni pour autant, s’éprouve en capacité de récupérer la force cet écrasement même, de le détourner de sa tête comme un dompteur qui, le visage coincé dans la gueule du lion, trouverait encore le moyen de célébrer la puissance de la mâchoire du fauve. 


« Ô, dis-moi poète, ce que tu fais
- Je célèbre
Mais le mortel et le monstrueux,
Comment l’endures-tu, l’accueilles-tu ?
- Je célèbre
Mais le sans nom, l’anonyme
Comment poète, l’invoques-tu cependant ?
- Je célèbre
Où prends tu le droit d’être vrai
Dans tout costume, sous tout masque ?
- Je célèbre
Et comment le silence te connaît-il, et la fureur
Ainsi que l’étoile et la tempête ?-
- Parce que je célèbre. »
 
                                           Rilke (Dédicace pour Léonie Zacharias)


            Il faut que le Deinos de l'Homme crée le Chaos pour que le Deinos de l'Homme en fasse un Monde. Mais cela suppose qu'il soit "inspiré" et par ce terme il n'est pas du tout question d'entendre la voix de Muses susurrant à l'oreille des poètes ou des oracles des paroles divines, mais bien au contraire une sorte de foi aveugle qui ne serait adressée à aucune divinité transcendante. Dans l'écrasement de Sisyphe par la pierre qu'il a à faire rouler jusqu'au précipice et qu'il ira ensuite rechercher "à nouveau", il y a encore place pour l'effort de la célébration. Dans un monde absurde, ce qui n'est pas absurde, c'est de le vivre, mais cela implique une certaine modalité de perception mêlant subtilement une capacité de détachement vis à vis de la souffrance et un sens de l'observation exceptionnel. S'attacher à l'instant pour ce qu'il nous donne, sans jamais laisser la moindre parcelle de jugement corrompre la pureté de cette expérience brute, littérale et naïve de la vie, c'est ce que seul l'Art est à même de réaliser. C'est exactement ce qu'exprime le Tragique, aussi bien chez Sisyphe que chez œdipe:

  

                « On a compris déjà que Sisyphe est le héros absurde. Il l'est autant par ses passions que par son tourment. Son mépris des dieux, sa haine de la mort et sa passion pour la vie, lui ont valu ce supplice indicible où tout l'être s'emploie à ne rien achever. C'est le prix qu'il faut payer pour les passions de cette terre. On ne nous dit rien sur Sisyphe aux enfers. Les mythes sont faits pour que l'imagination les anime. Pour celui-ci, on voit seulement tout l'effort d'un corps tendu pour soulever l'énorme pierre, la rouler et l'aider à gravir une pente cent fois recommencée; on voit le visage crispé, la joue collée contre la pierre, le secours d'une épaule qui reçoit la masse couverte de glaise, d'un pied qui la cale, la reprise à bout de bras, la sûreté toute humaine de deux mains pleines de terre. Tout au bout de ce long effort mesuré par l'espace sans ciel et le temps sans profondeur, le but est atteint. Sisyphe regarde alors la pierre dévaler en quelques instants vers ce monde inférieur d'où il faudra la remonter vers les sommets. Il redescend dans la plaine.
                C'est pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe m'intéresse. Un visage qui peine si près des pierres est déjà pierre lui-même! Je vois cet homme redescendre d'un pas lourd mais égal vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin. Cette heure qui est comme une respiration et qui revient aussi sûrement que son malheur, cette heure est celle de la conscience. A chacun de ces instants, où il quitte les sommets et s'enfoncer peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son destin. Il est plus fort que son rocher. Si ce mythe est tragique, c'est que son héros est conscient. Où serait en effet sa peine, si à chaque pas l'espoir de réussir le soutenait? L'ouvrier d'aujourd'hui travaille, tous les jours de sa vie, aux mêmes tâches et ce destin n'est pas moins absurde. Mais il n'est tragique qu'aux rares moments où il devient conscient. Sisyphe, prolétaire des dieux, impuissant et révolté connaît toute l'étendue de sa misérable condition: c'est à elle qu'il pense pendant sa descente. La clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du même coup sa victoire. Il n'est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris.
                Si la descente ainsi se fait certains jours dans la douleur, elle peut se faire aussi dans la joie. Ce mot n'est pas de trop. J'imagine encore Sisyphe revenant vers son rocher, et la douleur était au début. Quand les images de la terre tiennent trop fort au souvenir, quand l'appel du bonheur se fait trop pressant, il arrive que la tristesse se lève au coeur de l'homme: c'est la victoire du rocher, c'est le rocher lui-même. L'immense détresse est trop lourde à porter. Mais les vérités écrasantes périssent d'être reconnues. Ainsi, Oedipe obéit d'abord au destin sans le savoir. A partir du moment où il sait, sa tragédie commence. Mais dans le même instant, aveugle et désespéré, il reconnaît que le seul lien qui le rattache au monde, c'est la main fraîche d'une jeune fille. Une parole démesurée retentit alors: "Malgré tant d'épreuves, mon âge avancé et la grandeur de mon âme me font juger que tout est bien." L'Œdipe de Sophocle, donne ainsi la formule de la victoire absurde. La sagesse antique rejoint l'héroïsme moderne. »

                                                                    Albert Camus - Le mythe de Sisyphe




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