mercredi 8 février 2023

Terminales 3/5/7: Explication du texte de Jean-Jacques Rousseau - La souricière



 « Tant qu’on désire on peut se passer d’être heureux ; on s’attend à le devenir : si le bonheur ne vient point, l’espoir se prolonge, et le charme de l’illusion dure autant que la passion qui le cause. Ainsi cet état se suffit à lui-même, et l’inquiétude qu’il donne est une espèce de jouissance qui supplée à la réalité, qui vaut mieux peut-être. Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère, et l’on est heureux qu’avant d’être heureux. En effet, l’homme avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu’il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l’objet même ; rien n’embellit plus cet objet aux yeux du possesseur ; on ne se figure point ce qu’on voit ; l’imagination ne pare plus rien de ce qu’on possède, l’illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d’être habité et tel est le néant des choses humaines, qu’hors l’Être existant par lui-même, il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas. »

    Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse (1761).



(Les remarques qui suivent essaient de rendre ce passage un peu plus clair, à la fois dans l’esprit de son auteur et dans une perspective plus large, plus strictement philosophique. Il est bon ici de rappeler l’intitulé de l’en-tête du baccalauréat pour le 3e sujet: « la connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise, il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question. » Cette formulation est un peu malheureuse si l’on s’attache trop à ce qu’elle mentionne à la fin, notamment le terme de compréhension. Il ne suffit pas de comprendre le texte, il faut le « démêler » patiemment et rigoureusement, le soumettre à un progressif travail de dissection, d’analyse, ce qui prend du temps et de la place.

« La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise »….Bon! Mais ça gêne pas non plus, surtout si, en fait, comme c’est le cas ici vous disposez de plus de temps que 4h pour en venir à bout. Se dire que le jour du bac, vous ne pourrez pas faire ce petit travail de documentation me semble débile et contre-productif : ce que vous êtes en train de faire, c’est justement de préparer cette épreuve, apprendre des détails sur une oeuvre, sur un auteur, je ne vois pas en quoi cela vous ferait perdre du temps. Il se trouve qu’en plus un prof se propose de vous donner quelques renseignements sur l’oeuvre elle-même et sur les intentions du personnage qui prend la parole ici. Le DANGER, ce serait de trop en faire sur ce contexte en soi, c’est-à-dire de perdre de vue que le but poursuivi ici est d’expliquer CE passage là et pas un autre, mais nous le savons et vous ferez attention, pas vrai? Alors on y va!


La nouvelle Héloïse est un roman épistolaire publié en 1761 et qui a connu un énorme succès. C’est une histoire d’amour entre Julie d’Etange et Saint- Preux, son professeur particulier, d’origine modeste. Cette passion partagée donne lieu à une liaison clandestine qui finira par être découverte et condamnée par les parents de Julie, membres de la noblesse. L’héroïne épousera un vieil ami de son père et deviendra Madame de Wolmar, mère de deux enfants.  Elle et Saint Preux se seront échangés beaucoup de lettres avec des périodes de silence causées notamment par les voyages de Saint Preux qui fera le tour du monde et qui finira par revenir là où leur idylle a commencé. 

Qui écrit le passage en question? C’est Julie, dans la lettre 8 de la sixième partie (dernière partie du roman). A ce moment, elle l’ignore mais il ne lui reste plus beaucoup de temps à vivre car un accident qui va survenir peu de jours après (elle va se jeter dans l‘eau pour sauver son fils de la noyade) la rendra malade et finalement mourante. L’extrait qu’il faut expliquer se situe finalement dans une sorte de "lettre-testament" inconsciente au sein de laquelle une femme qui a atteint la maturité, dans tous les sens du terme, exprime ce que l’on peut appeler à bon droit des « leçons de vie » ou plus opportunément ce qu’elle pense de la passion, de l’amour et de ses transports sachant qu’elle a éprouvé pour Saint Preux et qu’elle éprouve encore des sentiments très forts. 

Evidemment on peut penser à « la princesse de Clèves » de Madame de la Fayette mais ce serait inopportun pour de multiples raisons: en premier lieu parce qu’il y a dans « la nouvelle Héloïse » une critique de la société de son temps et des règles de convenance qui vont à l’encontre des sentiments spontanés des amants, ce qui n’est pas le cas de la princesse de Clèves. D’autre part, Saint Preux et Julie ont été amants alors que l’amour entre le duc de Nemours et la princesse de Clèves est toujours chaste tout en étant pas moins « amour ».  Le style d’écriture et le « genre » des deux romans sont différents. Il y a dans la princesse de Clèves une tension d’autant plus forte qu’elle ne révèle pas tout, alors que le roman épistolaire et la personnalité de Rousseau (qui est aussi un philosophe) éclairent continuellement les ressorts de l’action de l’intention des protagonistes et de réflexions philosophiques très développées. La Princesse de Clèves est un roman plus épuré.


Pour bien saisir l’état d’âme de Julie quand elle écrit cette lettre, on peut lire ce qui suit immédiatement l’extrait à expliquer: 

« Si cet effet n’a pas toujours lieu sur les objets particuliers de nos passions, il est infaillible dans le sentiment commun qui les comprend toutes. Vivre sans peine n’est pas un état d’homme ; vivre ainsi c’est être mort. Celui qui pourrait tout sans être Dieu serait une misérable créature ; il serait privé du plaisir de désirer ; toute autre privation serait plus supportable.

Voilà ce que j’éprouve en partie depuis mon mariage et depuis votre retour. Je ne vois partout que sujets de contentement, et je ne suis pas contente ; une langueur secrète s’insinue au fond de mon cœur ; je le sens vide et gonflé, comme vous disiez autrefois du vôtre ; l’attachement que j’ai pour tout ce qui m’est cher ne suffit pas pour l’occuper ; il lui reste une force inutile dont il ne sait que faire. Cette peine est bizarre, j’en conviens ; mais elle n’est pas moins réelle. Mon ami, je suis trop heureuse ; le bonheur m’ennuie. »

En d’autres termes, elle affirme qu’elle a tout pour être heureuse: un mari attentionné, intelligent, gagné à des idéaux humanistes, des enfants, la proximité de toutes celles et tous ceux qui ont compté dans sa vie, dont Saint-Preux avec qui elle entretient une relation d’amitié, mais elle n’est pas heureuse. C’est bien qu’il y a un problème!  Nous serions vraiment stupides et inconséquents si nous ne faisions pas grand cas de nos désirs parce qu’ils sont tout ce que nous avons, mais en même temps, il faut être lucide sur la sournoiserie, voire la perversité de leurs effets qui finalement nous attachent à des illusions, à des représentations trompeuses auxquelles nous sacrifions le réel. Il n’est pas question de ne pas désirer mais rien ne nous empêche de mesurer l’ampleur du drame dans lequel ce désir nous plonge: celui d’être une créature vaine pour laquelle la seule terre habitable est celle de l’imaginaire. Nous ne pouvons pas viser un autre bonheur que celui de désirer mais c’est précisément ce désir même qui fait de ce bonheur une illusion impossible à vivre.


Quelques jours avant sa mort, une femme intelligente qui a connu la passion, qui y a cédé et dont la vie s’est construite toute à la fois à partir de cette unique passion pour un homme et en même temps contre elle, révèle l’énigme dans l’ignorance de laquelle son existence entière s’est finalement déroulée, celle d’un désir sans lequel elle ne pourrait être heureuse mais aussi à cause duquel finalement elle ne l’est pas, pire, elle ne le veut pas: « le bonheur m’ennuie ».

Ce passage est extrait d’une lettre dans laquelle Julie avoue qu’elle a finalement été toute à la fois écrasée et sublimée par le poids de son existence. Il faut la situer à cette dimension. Quelle dimension? Existentielle: que signifie ce terme, cela désigne cette perception de notre vie à hauteur de laquelle nous la saisissons à la fois comme la notre, et étrangement pas pour autant comme une affaire privée. On s’est toutes et tous demandé ce que nous allions faire de notre vie, ce qu’elle allait être (c’est la question que l’on se pose quand on est adolescents) et puis on se la pose aussi en fin de vie. Maintenant que l’on sait que l’on est plus proche de sa mort que de sa naissance, on a quand même une petite idée de ce que notre existence « est »,  de ce qu’elle a été. Pour peu que l’on ait pratiqué un peu de philosophie, ce qui évidemment est le cas de Julie, on relève alors des traits dont on peut se dire qu’ils constituent à la fois ce dont on a fait l’expérience la plus vive, la plus rapprochée qui soit et qu’ils s’effectuent de la même façon pour toutes les personnes.

En quoi consiste ce fond d’enseignement que Julie retire de l’observation rigoureuse et soutenue de sa propre vie? Qu’il y a dans toute existence l’activation d’une puissance capable de nous transporter et de nous déporter de la réalité même de cette existence et que c’est celle du désir. La conséquence directe de cette corrélation, c’est qu’il n’est de bonheur accessible à l’homme que dans l’émergence pure de ses désirs (« émergence pure » veut dire ici que ce n’est pas ce que vers quoi les désirs tendent qui nous rend heureux mais cette tension seule, en elle-même) et qu’en même temps, cela revient en fin de compte à ce que le bonheur ne soit pas accessible réellement.


Il faut aller jusqu’au bout du bout du paradoxe en posant que nous ne pouvons être heureux qu’en ne l’étant pas. Le désir délimite une sorte de zone hors réalité dans laquelle l’imagination modifie l’objet qu’elle n’a pas encore. C’est ce que Stendhal appellera plus tard la cristallisation. Le temps qui nous sépare de la jouissance réelle de l’objet est mis à profit pour le transformer en une image répondant point par point à nos désirs. En un sens c’est du délire si par ce terme on désigne l’évasion de nos facultés imaginatives de toute limitation par la réalité. C’est le moment où nous lâchons la bride à cette faculté dont nous disposons de nous représenter la situation idéale, le partenaire idéal, l’existence idéale. Lorsque l’on aime une personne et que l’on est aimé(e) d’elle, cette faculté s’en donne à coeur joie. « On ne touche plus terre » au sens propre parce que la réalité que nous vivons semble « rêvée ». On ne désirait rien de plus élevé que d’être aimé(e) et voilà qu’on l’est. Mais quelle sera la part dans le quotidien vécu ensemble de ce qui tient du réel et du rêve?

Julie a bien connu ce moment délicat: amoureuse de Saint Preux et aimée de lui, elle s’est donnée à lui et a tout sacrifié à cette passion contre ses parents, contre une société hostile, contre les circonstances et l’éloignement de son amant. Elle a été passionnée, réprimée, déçue, mariée à un homme aimant et respectable, confrontée au retour de son amant devenu son ami. Elle se demande ce que c’est « être quelqu’un de bien », sachant qu’elle ne s’estime pas à la hauteur de ce qu’elle aurait pu être tout en ne regrettant rien à la passion à laquelle elle a cédé et ressentant encore de l’amour pour Saint-Preux, mais elle aime aussi son mari qui a toujours su faire preuve de lucidité et de bienveillance à l’égard de cet amour pour Saint Preux qu’elle lui a avoué.




Il ne fait aucun doute que Rousseau qui a connu plusieurs aventures (dont on sait tout grâce à ses confessions) s’exprime au travers des paroles de son héroïne. C’est bien ici « ce qu’il pense » du désir et du rapport avec le bonheur. On relève à la fois son goût pour les formules ciselées, bien tournées, et « bien pensées ». Mais il importe maintenant de traverser les lignes du texte lui-même de tout ce que nous avons appris grâce à ce rappel du contexte de l’oeuvre. IL EST ABSOLUMENT CRUCIAL QUE CETTE CONNAISSANCE NE DEBORDE PAS SUR L’EXPLICATION. RIEN NE DOIT DEPASSER DE l’ELUCIDATION DE CE PASSAGE, DE CE PASSAGE EXCLUSIVEMENT.


Quiconque a su manifester à l’égard de ses désirs un minimum de lucidité a pu y voir à l’oeuvre l’activation piègeuse d’un mécanisme de souricière. Le désir est une machine, voire une machination qui nous exalte et qui nous broie avec une telle virtuosité dans le paradoxe existentiel qui dés lors devient notre vie qu’aucune « solution » ne saurait être formulée. Le désir: nous ne sommes heureuses et heureux qu’avec et contre lui. Il nous faut accepter cette conclusion sans en déduire qu’une certaine attitude nous permettrait d’en résoudre la problématique. On pourrait dire que nous sommes cette problématique même et qu’exister pour un Humain, c’est ça, c’est composer avec cette ambiguïté: nous ne pouvons être heureux qu’en ne l’étant pas. 

C’est bien cela qui structure ce passage dans lequel il est d’abord question d’insister sur la suffisance à soi de nos désirs. Désirer être heureux, c’est l’être puisque l’on conçoit l’espérance d’un idéal dont au final il importe peu qu’on l’atteigne ou pas tout le temps que dure l’espérance d’en jouir réellement. Dans un deuxième temps, en effet, le désir est décrit dans tout ce qu’il revêt d‘industrieux, de producteur. Il modifie l’objet de la passion dans une sorte de zone intermédiaire entre l’envie et la réalisation. On se console de ne pas avoir encore en parant l’objet de nos désirs d’une multitude de perfections dont nous ne nous soucions pas de savoir si elles sont réelles ou pas. Cette force nous livre « en quelque sorte » l’objet avant qu’on puisse en jouir, mais cette attente est déjà une jouissance irréelle qui supplée le manque de la jouissance réelle. Le troisième moment du texte est celui qui fait clairement apparaître la nature du piège: nous avons construit un autre objet que celui que nous désirions de telle sorte qu’en fait tous ces attributs fictifs que nous avions prêtés au substitut de l’objet dans une dimension rêvée se révèle à nous comme bien supérieurs à ce que nous avons maintenant que, de fait, la jouissance réelle est à notre portée. Cette force consolatrice nous a déporté du lieu où seule une jouissance réelle aurait été possible, à savoir la réalité même. Finalement le texte tout entier se situe entre deux phrases, l’une est dite, l’autre est non-dite mais elle n’en est pas moins effective dans le constat amer de la fin du texte et du néant dans lequel s’effectuent les choses humaines. La première est « malheur à qui n’a plus rien à désirer », la deuxième est « malheur à qui n’a rien fait que désirer. » Nous nous sommes entretenus nous-mêmes dans l’idée d’un bonheur illusoire et ce pré-conditionnement nous a rendus inaptes à jouir du seul  bonheur réel. 

Le bonheur réel est un état d’âme avec lequel nous nous situons dans une constante et irrévocable inadéquation et ce qui s’effectue dans cette adéquation, c’est le désir. 

Tant que nous désirons une situation dont nous espérons beaucoup, nous expérimentons cette disposition de corps et d’esprit que l’on pourrait désigner du terme d’attente et tant que cette disposition dure, rien finalement ne peut vraiment nous attrister, du moins pour autant que l’on puisse garder cet objet en ligne de mire, car tout est perçu avec ce bonheur à venir en perspective. Il existe donc dans cet état une forme d’auto-suffisance du désir. Finalement le désir ne donne rien de plus que ce qu’il promet puisque il consiste justement dans le mouvement pur de cette promesse, de cette tension. Le désir ne dit pas que tout va bien se passer dans la réalité, mais il oeuvre en vue de faire miroiter dans un temps qui est celui du conditionnel plus que celui du futur ce que ce serait que « bien se passer ». L’attente du bonheur est le bonheur même et il n’est pas évident qu’il y en ait un autre, en fait. Deux formules de minoration sont ici à souligner tant elles revêtent en réalité une importance capitale: « si le bonheur ne vient point » et « qui vaut mieux peut-être ». Ce que suggère la première, c’est que l’on n’est pas complètement dans cette auto-suffisance d’une attente qui se contenterait d’elle-même, ou qu’en tout cas, on ne s’y est pas résolu. On croit encore à l’accomplissement de ce que l’on attend, c’est-à-dire à une jouissance vis-à-vis de laquelle celle que l’on a, à ce moment là est un pis-aller, un moindre être. Nous ne sommes pas encore parvenus à cette lucidité à la lumière de laquelle nous pourrions dire: « le bonheur ne viendra point », tout simplement parce qu’en fait il n’est pas attendu. Cette attente n’est pas un vide, on y construit quelque chose. Quoi? Le substitut de ce bonheur à venir qui va finalement le supplanter fantasmatiquement.

Quant à « qui vaut mieux peut-être », c’est une formule quasi identique: l’hypothétique pointé par le « peut-être » y joue le même rôle que le conditionnel du « si ».  Le désir ne reste pas là les bras croisés, il fantasme, il modifie l’objet. Il construit un clone un Golem complètement artificiel et fictif mais suffisamment puissant et parfait pour s’arroger tous les bénéfices de la fiction sur le réel: cela c’est tout ce qui est développé dans la seconde partie du passage: cette modification du réel par l’imaginaire. Or c’est aussi là que le transport passionnel devient une forme perverse et sournoise de « déportation » sous l’effet de laquelle le désir nous a emmuré dans une dimension au sein de laquelle tout bonheur réel est rigoureusement impossible.

Il ne reste plus qu’à ramasser les morceaux de ce paradoxe dans lequel nous sommes soulevés et broyés d’un seul et même mouvement. Le pays des chimères est le seul DIGNE d’être habité parce que c’est le seul dans lequel nous pouvons jouir d’un bonheur certain sauf que cette certitude n’est pas celle de l’authenticité du réel. Nous ne pouvons pas être réellement heureux, et même quand nous avons tout pour être heureux PARCE QUE nous l’avons REELLEMENT, nous ne le sommes pas. Le bonheur est une condition que nous pouvons assumer fictivement et seulement « là » mais c’est quoi ce « là », c’est du vide, du rien, du désert. Nous ne sommes donc heureux (illusoirement) que de ne l’être pas (réellement). A l’exception de Dieu qui est l’être existant de lui-même par lui-même, il n’est rien que nous puissions désirer réellement. Le bonheur de désirer et de fantasmer le bonheur est lui constamment à notre portée mais comme son nom l’indique il est faux. 

Résumé:  Alors voilà: il y a le Rousseau qui écrit des livres de philosophie comme « le contrat social », " discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes" et celui qui écrit des romans ou des essais littéraires comme « la nouvelle Héloïse » ou « les confessions ». Ce qui est troublant ici, c’est que ce qu’il dit est indiscutablement de la philosophie (pourquoi? Parce que Julie ne parle pas que d’ « elle », elle évoque le désir, « l’homme », l’objet, etc. ) mais qu'en même temps il le fait dans un roman.

En fait, on voit bien qu’il y a dans ce roman un peu du Rousseau philosophe qui parle et qui met dans la bouche de son héroïne quelque chose de ce que, lui, pense sur le désir.   « La nouvelle Héloïse » est un roman composé de lettres, surtout entre Julie et Saint Preux qui fut son précepteur et son amant.  Elle écrit à l’amour de sa vie qui se trouve être maintenant un « ami » très proche mais plus son amant. Julie est mariée à un vieil ami de son père. 

Evidement le jour du bac vous n’aurez pas connaissance du contexte de l’oeuvre. Mais là, oui! On a beau dire, ce contexte éclaire considérablement la compréhension du texte. On saisit ainsi pourquoi il y a un souci de justesse et de beauté dans les formules utilisées. Quel est exactement le style d’argumentation utilisé par l’auteur? Est-ce un mode de déduction pure, de démonstration claire et quasi mathématique?

Evidemment, non! On suit les phrases de ce passage et étrangement, presque inconsciemment, on voit bien qu’elles résonnent soit avec un fond d’expérience que l’on a, soit avec d’autres textes ou idées que l’on a rencontrées chez d’autres auteurs. Ce ne sont pas des maximes populaires, des proverbes, cela restitue parfaitement cette impression très majoritairement partagée selon laquelle on est moins heureux de ce que l’on vit que de l’idée qu’on se fait d’un évènement qu’on espère heureux. Julie dit à son ancien amant qu’elle l’a moins aimé pour ce qu’il lui a donné que pour ce qu’il lui  a donné lieu d’espérer. Ce dont on jouit en fait c’est d’une perspective de bonheur, pas d’un bonheur PRESENT. On fait durer le plaisir de l’attente et on finit par réaliser que c’est tout ce qu’on aura.

Mais, du coup on comprend qu’il y a dans le désir une sorte d’efficacité « auto-performatrice ». Du simple fait que l'on désire être heureux, il se trouve qu’on l’est parce que le désir de bonheur fait l’affaire, en fin de compte et c’est assez miraculeux. C’est comme un « sésame ouvre-toi! » qu’il suffit de se dire pour qu’il se produise, qu’il s’auto-produise.

On parle parfois de prophétie auto-réalisatrice en un sens péjoratif. Ce terme désigne un mécanisme extrêmement pervers par le biais duquel on fait advenir par une sorte de présupposé accusateur à l’égard d’une personne,  son crime, sans se rendre compte que c’est nous qui l’avons provoqué. Si je regarde une personne essayer de réaliser une action et que je ne cesse de lui dire qu’elle n’y parviendra jamais, il y a peu de chances qu’elle la réussisse en effet, mais ce sera davantage à cause de moi qu’à cause d’elle. Le désir n‘est pas du tout de cette nature là, ce n’est pas une auto-réalisation sournoise, c’est plus simple et plus direct que ça: c’est juste que le désir du bonheur fait naître le bonheur de désirer et qu’en fait, il n’y a pas d’autre bonheur que celui-là.

Nous avons déjà entendu cette question qui est d’ailleurs le titre d’une chanson célèbre: qu’est-ce qu’on attend pour être heureux? En fait Julie renverse la question: de quelle intensité de bonheur peut-on créditer notre attente?

Pourquoi cette question trouve-t-elle en nous un écho inattendu? Parce qu’elle formule exactement une hypothèse que, consciemment ou pas, nous nous sommes adressée à nous-mêmes: se pourrait-il, en fait, que nous ne jouissions jamais d’autre chose que de l’attente d’un bonheur? 

De nombreuses énigmes à l’endroit du bonheur se résoudraient ainsi, notamment celle qui fait que nous ne savons jamais nommer une expérience qui nous rendrait positivement heureux, en elle-même. Le bonheur, c’est juste la satisfaction dont on profite quand on envisage un bonheur à venir quand on l’espère. On fait durer le plaisir de l’attente et ce « plaisir » se révèle en fait être un bonheur. On mesure ainsi que tout ce qu’il y a de magique dans ce désir tient à sa limitation. Il ne recèle aucune positivité, aucune « réalité », aucun « être ». Il y a un « charme » de l’attente, une tension née d’une perspective mais en aucun cas d’une «  expérience ». 

        Si cette idée trouve une prise en vous, c’est bien que Julie évoque un état d‘esprit ou d‘âme qu’on a effectivement ressenti. Ce n’est donc pas une démonstration au sens strict, c’est une correspondance entre sensibilités, mais qui n’en touche pas moins sa cible. Il y a bien un usage du « on » qui pour autant n’est pas indifférencié mais fait écho entre chacune et chacun du fond d’une résonance partagée. 

C’est toute la force et la faiblesse dialectique de ce texte: il joue dans le registre qui est le sien et qui se trouve être la littérature plus que la philosophie mais en même temps, il aspire sans contestation à une dimension philosophique au regard de laquelle il s’agit pour nous d’être vigilants, principalement lorsque Julie se laisse aller à gratifier l’être humain « d’une nature avide et bornée ». D’où et pourquoi, et par qui serait-il fait « pour tout vouloir et peu obtenir »?  C’est là une proposition qui part d‘un présupposé de croyance chrétienne qui pose philosophiquement question. 

L’homme a « reçu du ciel » une force consolante. Ici encore on perçoit bien à quoi fait écho ce passage mais son origine est discutable. Dieu aurait donc créé sa créature suffisamment faible pour ne jamais jouir du bonheur réel mais assez industrieuse ou imaginative pour se consoler en se créant un substitut, un Golem, un clone correspondant à son désir plus qu’à l’objet lui-même. « Oui »  répond Julie, c’est cela qui fait de nous des « humains » . Il y a dans ce texte une dimension métaphysique et anthropologique indiscutable. Le désir est une puissance qui nous caractérise en ce sens qu’elle dessine exactement notre limite, ce qui nous sépare de Dieu. Nous ne pouvons pas tout et si c’était le cas, nous n’en serions pas heureux parce que ce n’est pas le mode de jouissance qui nous a été «  alloué », dont nous avons été crédités. Dans cette frustration fondamentale se dessine un mode de bonheur dont la caractéristique est celle d’être un dynamisme, le mouvement même d’une tension vers..dont la nature suppose l’insatisfaction. Le désir nous rend humains parce que dans cette puissance active au gré de laquelle nous composons des substituts s’énonce toute l’habileté dont l’homme est capable mais aussi son drame puisque cette capacité est illusoire. Cette inconsistance métaphysique, substantielle nous définit dans tous les sens du terme.  


Julie passe sans cesse d’un registre individuel à un registre métaphysique, ontologique. C’est vraiment le style de ces lettres et nous pouvons en juger à ce passage qui suit presque immédiatement le passage à expliquer:

« Celui qui pourrait tout sans être Dieu serait une misérable créature ; il serait privé du plaisir de désirer ; toute autre privation serait plus supportable.

Voilà ce que j’éprouve en partie depuis mon mariage et depuis votre retour. Je ne vois partout que sujets de contentement, et je ne suis pas contente ; une langueur secrète s’insinue au fond de mon cœur ; je le sens vide et gonflé, comme vous disiez autrefois du vôtre ; l’attachement que j’ai pour tout ce qui m’est cher ne suffit pas pour l’occuper ; il lui reste une force inutile dont il ne sait que faire. Cette peine est bizarre, j’en conviens ; mais elle n’est pas moins réelle. Mon ami, je suis trop heureuse ; le bonheur m’ennuie. »

Si le roman a connu un tel succès, c’est que Rousseau a sûrement su y développer des idées qui commençaient à voir le jour. Julie est une femme de son temps qui aspire à une émancipation aussi bien en tant que femme, qu’épouse qu’en tant que personne humaine. Toutefois, cette recherche d’indépendance ne saurait aller jusqu’à la remise en cause de toutes les autorités. Dans le roman, elle ne cesse d’exprimer son désir de donner la foi à son époux Monsieur de Wolmar qui est athée. 

Si Rousseau et un amoureux de la nature, il n’est pas pour autant panthéiste et cela éclate dans ce texte notamment par son opposition à Spinoza dans la définition de ce que le désir « est ». 

C’est ici que peuvent être développés des perspectives d’opposition entre tout ce que soutient Julie et le désir comme conatus Spinoziste. Si le bonheur l’ennuie, c’est qu’elle s’est trompée sur sa nature. Cette force consolante n’est pas propre à l’homme et elle ne console de rien, tout simplement parce que du point de vue de Spinoza, il n’y a pas d’autre objet au désir que celui-là même que le désir construit et qui d’ailleurs n’est pas tant un objet que cette capacité d’auto-engendrement de la nature par elle-même. Du coup, nous ne sommes pas du tout dans le pays des chimères mais dans le réel  et l’homme lui-même est pris dans cette puissance qui dans son mouvement immanent est divine. SI Julie décrit le désir comme une puissance positive c’est pour de très mauvaises raisons et une erreur totale de perspective. La vérité du point spinoziste est que le bonheur n’a pas d’objet il ne peut pas s’arrêter là. On ne peut pas être davantage en désaccord que Rousseau et Spinoza. 

On comprend à la lumière de la philosophie de Spinoza tout ce qui crée l’ambiguïté de ce texte notamment sur la positivité du désir. On peut croire dans la première partie que Julie exalte le désir et en un sens c’est bien ce qu’elle fait, mais elle le fait toujours comme s’il était une sorte de lot de consolation, une vertu allouée aux êtres humains pour qu’ils se satisfassent de leur nature limitée, de leur finitude, de leur inaptitude véritable à jouir d’un bonheur vrai, c’est à dire infini.  Dés la deuxième partie ce souci de la limitation apparaît explicitement: « l’homme avide et borné », etc.  Tout ce qui suit à compter de ce moment n’est plus que le produit d’une logique d’associative: Vouloir / Obtenir, Substitut / Objet, Illusion / jouissance, Chimères / réalité, Néant humain / Totalité divine.  Rétroactivement le début du texte s’éclaire et cette exaltation pour le désir révèle son vrai visage, celui d’une renonciation à donner au désir la puissance dont Spinoza lui au contraire le crédite: il est la force d’effectuation dont le monde se dote pour être ce qu’il est, soit la nature naturante.




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