Texte de Max Horkheimer
Max Horkheimer, Les Débuts de la philosophie bourgeoise de l'histoire, Paris
Max Horkheimer (1895 - 1973) est un sociologue allemand qui a fondé avec Théodor Adorno un mouvement appelé "théorie critique" que l’on peut globalement définir comme un courant dénonçant dans les années 1950 le capitalisme et les dérives à venir de la culture de masse. Il a été marqué évidemment par la pensée de Marx et par la psychanalyse.
Il n’y a de sens de l’histoire que lorsque les êtres humains accomplissent dans l’histoire des actions sensées. C’est là la thèse essentielle défendue par l’auteur. Il s’agit pour lui de démythologiser cette notion de sens de l’histoire, de la débarrasser définitivement de tout arrière plan religieux, mystique, mais aussi idéaliste en philosophie. Rien ne s’effectue dans l’histoire qui puisse être considéré comme oeuvrant « du dessus », comme orientant théologiquement ou rationnellement les évènements.
A ce titre, quelque chose du matérialisme historique de Marx s’exprime à plein ici dans ce texte. Mais qu’est-ce que le matérialisme historique? C’est un mouvement créé par Marx et Engels selon lequel l’histoire n’est pas la dimension dans laquelle s’accomplissent des volontés supérieures et surnaturelles comme celle de Dieu ou d’une raison éternelle qui s‘incarnerait dans le réel des peuples et des civilisations mais le théâtre de l’affrontement des classes sociales. Le moteur de l’histoire est celui de l’évolution des sociétés et des mentalités humaines. Il ne revêt donc aucune donnée qui justifierait une interprétation idéaliste, religieuse, ni même intentionnelle de la succession des faits qui constitue la mémoire des peuples.
Il a souvent été question dans le cours de cette inclination des hommes à trouver une logique des évènements qui permette de dépasser l’horreur de certains d’entre eux. Se convaincre de l’existence d’un certain dynamisme qui agirait subtilement, supérieurement, donne aux êtres humains le réconfort de jouir non pas tant d’une autre lecture de l’inacceptable historique (les camps, les génocides, les guerres, etc.) mais simplement de savoir qu’il y en a une, ou plusieurs. Les hommes ont besoin de se dire que « ce qui arrive » n’est pas que « ce qui arrive », ou plutôt que quelque chose de supérieur s’accomplit au travers de ce qui arrive et le « sublime », le transfigure de telle sorte que l’horreur pure de réalités innommables devient plus « digeste », plus accommodante.
Mais précisément le marxisme de Max Horkheimer ne peut, en aucune manière, se satisfaire de telles interprétations et son dessein ici est justement de les contester. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de raison dans l’histoire, ni de sens, mais que ce sens est celui que les hommes sont capables de donner à ce qu’ils font en elle, et non « par elle ». C’est la raison pour laquelle la formulation présente en ligne 2: « pour nous qui agissons » est aussi déterminante. L’histoire n’est pas n’importe quoi. Ce qui s’y effectue « veut dire quelque chose » mais seulement dans la mesure où les hommes donnent à leurs actes le sens de leur intention, même si ici toute la difficulté réside dans le fait que ce n’est pas l’intention d’un ni de quelques hommes mais de « mouvements », de « masses » conduites par des idées, sachant que pour un marxiste, les idées sont ce qui vient à l’esprit des hommes non pas d’en haut, mais de leurs situations sociales. Il y a des structures sociales qui oeuvrent en toute société et toutes nos idées nous viennent en fonction de ce terreau social là. C’est donc l’une de taches essentielles qu’il nous revient à nous individuellement d’effectuer que de voir en soi à l’oeuvre ces déterminismes là et de comprendre à quel point c’est en tant que l’on est issu de tel ou tel milieu social que l’on pense telle ou telle chose.
Même si Spinoza n’a jamais défendu de thèses sur cette question, c’est à lui que l’on doit d’être le premier très grand penseur à avoir pointé le déterminisme. Il suffit de le déplacer sur le champ du social pour finalement situer Karl Marx. Personne ne peut se soustraire vraiment à ce déterminisme social, mais il est à notre portée d’en réaliser les effets, et éventuellement de les limiter ( juste un exemple très actuel, notre positionnement sur l’actuelle réforme des retraites, une fois que l’on en a à peu prés compris les modalités et les enjeux peut servir d’illustration à ce déterminisme: si l’on a été élevé dans un cadre peu fortuné au sein duquel on a perçu la souffrance au travail de ses proches, on ne peut qu’être contre, mais si on fait partie de la classe favorisée, diplômée, on serait plutôt enclins à adopter le point de vue opposé: toute la question ici est de savoir jusqu’où peuvent aller les personnes assez intelligentes pour réaliser la part de déterminisme qui agit dans leur positionnement initial).
« L’histoire ne pose aucune tâche et n’en résout aucune »: ici encore on peut penser à Spinoza, même si ce philosophe ne s’est jamais intéressé à la question de l’histoire (et c’est compréhensible quand on connaît sa philosophie). Mais sa critique du finalisme et sa clairvoyance rend évidente le fond de croyance dans un esprit de l’histoire (il faut que le malheur des hommes trouve un sens ailleurs qu’à un niveau simplement donné, réel, matériel.
Une société n’est pas toujours capable de donner aux évènements qui s’effectuent en son sein un « sens » tout simplement parce qu’il ne cesse d’oeuvrer en son sein des luttes, des tensions, des tentatives de subversion, de destitution, de répression, de manipulation, etc. Les actions des hommes manipulés qu’ils sont par des structures et des mouvements sociaux ne sont pas faciles à décrypter. C’et alors que l’on parle de « destin ». Ce n’est pas du tout faire preuve d’intelligence ou de subtilité que d’assigner à des évènements trop complexes pour être intégrés facilement à des logiques sociales et économiques une nature transcendante. C’est bien au contraire une manifestation de notre crédulité et de notre ignorance. Paradoxalement cette crédulité se dote de toutes les apparences d’un rationalisme (on peut penser ici à Hegel qui semble quand même visé, comme peut l’être une cible par l’argumentation de l’auteur - Ce qui est intéressant ici d’ailleurs c’est que la pensée de Marx s’appuie, du moins, dans son intuition première, sur la dialectique du maître et de l’esclave conçue par Hegel).
Il n’y pas d’esprit de l’histoire mais il existe un esprit des sociétés, ou plutôt un esprit des humains dont le travail et les structures organisant le travail font la société et constitue le moteur réel de l’historie. Cela veut dire qu’il n’est pas d’autre origine à la barbarie que les hommes eux-mêmes et qu’il leur revient de reprendre en mains ce dynamisme là, de telle sorte que la raison puisse triompher dans l’histoire, mais pas cette raison supérieure et éternelle que l’on retrouve dans la philosophie hégélienne qui reste en cela une forme d’idéalisme (même si chez Hegel, transcendance et immanence sont toujours impliquées ensemble dans le schéma de participation de l’histoire à la Raison)
Il se dégage donc de cet texte l’affirmation d’une certaine responsabilité qui incombe aux hommes non pas individuellement car nous sommes toutes et tous le produit des rapports de classes tels qu’il sont imposés par des structures sociales (en l’occurrence aujourd’hui: le capitalisme) mais collectivement. La raison dans l’historie est celle des peuples, voire du peuple qui parvient à reprendre les rênes du sens de l’action humaine dans les sociétés. Pour cela il faut d’abord l’arracher des mains de la croyance d’un Esprit de l’histoire. C’est exactement comme la croyance aux esprits qui hantent une maison. Il faut en finir avec ce genre de superstition.
« Ramener quelque chose d’inconnu à quelque chose de connu allège, tranquillise et satisfait l’esprit, et procure en outre un sentiment de puissance. L’inconnu comporte le danger, l’inquiétude, le souci — le premier instinct porte à supprimer cette situation pénible. Premier principe : une explication quelconque est préférable au manque d’explication. Comme il ne s’agit au fond que de se débarrasser de représentations angoissantes, on n’y regarde pas de si près pour trouver des moyens d’y arriver : la première représentation par quoi l’inconnu se déclare connu fait tant de bien qu’on la « tient pour vraie ». Preuve du plaisir (« de la force ») comme critérium de la vérité. — L’instinct de cause dépend donc du sentiment de la peur qui le produit. Le « pourquoi », autant qu’il est possible, ne demande pas l’indication d’une cause pour l’amour d’elle-même, mais plutôt une espèce de cause — une cause qui calme, délivre et allège. La première conséquence de ce besoin c’est que l’on fixe comme cause quelque chose de déjà connu, de vécu, quelque chose qui est inscrit dans la mémoire. Le nouveau, l’imprévu, l’étrange est exclu des causes possibles. On ne cherche donc pas seulement à trouver une explication à la cause, mais on choisit et on préfère une espèce particulière d’explications, celle qui éloigne le plus rapidement et le plus souvent le sentiment de l’étrange, du nouveau, de l’imprévu, — les explications les plus ordinaires. — Qu’est-ce qui s’ensuit ? Une évaluation des causes domine toujours davantage, se concentre en système et finit par prédominer de façon à exclure simplement d’autres causes et d’autres explications. — Le banquier pense immédiatement à « l’affaire », le chrétien au « péché », la fille à son amour. »
Friedrich Nietzsche, Le crépuscule des idoles, 1889
Dans ce texte, Nietzsche essaie d’éclaircir le mécanisme d’une erreur par le biais de laquelle nous croyons pouvoir ramener un phénomène inconnu à des causes qui nous sont connues voire familières de telle sorte que cette étrangeté, loin de nous déstabiliser et de nous faire sortir de nos habitudes de pensée, ne fera que nous confirmer dans nos anciennes convictions, c’est-à-dire finalement nous placer en terrain connu et forcément faux dans la mesure où rien de nouveau ne saurait vraiment s’expliquer par de l’ancien. Il y a forcément dans un évènement jamais vu quelque chose de "pas encore connu" qui s’y révèle mais cet inconnu sera immanquablement raté, occulté, nié. On ramène donc des problèmes d’aujourd’hui qui se posent à cause de données nouvelles à des solutions d’hier, voire à des situations dont la nature nous arrange, et cela sans même nous rendre compte de l’extrême et dommageable subjectivité de notre « réponse ».
Nietzsche utilise souvent l’expression « instinct de vérité » pour pointer la possibilité que la vérité soit plus un « besoin » qu’un travail ou même qu’une évidence. L’homme a besoin du vrai parce que finalement cela le rassure. Mais qu’est-ce que la vérité? Dans un registre mathématique ou scientifique, il semble difficile de distinguer la vérité de la notion de solution. La vérité d’une opération, d’une équation, c’est son résultat.
Or toute solution dés lors fait perdre au problème tout son sens, mais aussi son intensité questionnante, alors qu’en un sens, il n’est pas certain qu’il y ait finalement plus de vérité dans une question que dans une réponse. Cette considération mérite VRAIMENT qu’on y songe, et cela dans un esprit très Nietzschéen. Toutefois, ce n’est pas exactement le sujet de ce texte même s’il pèse de tout son poids sur ce que l’on pourrait bien concevoir comme une critique de la notion de causalité, ou de l’instinct de cause.
L’esprit même de la notion de solution n’induirait-il pas comme son corrélat indissociable qu’elle soit de facilité. Cela signifie que l’expression « solution de facilité » serait en réalité un pléonasme. Toute solution serait facile parce que toute solution réconforte. Si la solution révèle une multiplicité de problèmes à résoudre, comme c’est souvent le cas, on lui préfèrera une solution facile parce que finalement ce que l’on apprécie dans la solution est moins le fait qu’elle trouve que le fait qu’elle « calme », qu’elle apaise une inquiétude née de l’inconnu. Il existe donc un effet anesthésique de l’explication dont il ne faut pas sous-estimer la puissance « endormissante ».
La critique de Nietzsche est ici très affûtée. Elle réclame un effort de lucidité hors du commun. En quoi consiste le mouvement de la connaissance? A découvrir la vérité ou à ramener de l’inconnu nouveau à du déjà connu ancien?
La réponse n’est jamais acceptée comme telle. En fait la réponse est présente dans l’esprit de ceux qui posent la question « es-tu coupable? » et cela avant même qu’ils la formulent. Quelque chose de cette perversité là agit aussi dans « l’instinct de cause ». Ce que l’on cherche n’est pas la véritable explication mais UNE explication « plausible ». Par ce terme de « plausible », il ne faut pas tant entendre « probable » que présentable, c’est-à-dire suffisamment « crédible » pour faire fonction de solution mais surtout suffisamment commune, connue, facile pour libérer pleinement son efficacité anesthésiante. L’instinct de cause c’est un peu comme la péridurale de la vérité sauf que justement cette vérité ne serait jamais « accouchée ».
Ramener de l’inconnu à du déjà connu, c’est justement évacuer le problème plutôt que le résoudre peut-être d’ailleurs parce qu’il est impossible de le résoudre et qu’il importe plutôt d’accepter de le voir tel qu’il est à savoir « inconnu ».
Même si c’est évidemment un exemple historique que Nietzsche ne pouvait pas utiliser, nous pouvons appliquer sa critique au génocide des juifs par les nazis. C’est complètement inconnu: une telle barbarie n’avait jamais été expérimentée. De très nombreux intellectuels vont résoudre cette difficulté à expliquer les camps de la mort par l’idée d’un mal radical qui serait propre au 3e Reich, voire qui serait causée par une monstruosité inhérente aux allemands de cette époque. Les nazis commentent l’innommable parce que de fait ils sont des « anomalies ». On sait bien ce que c’est qu’une anomalie. On ramène donc du jamais connu à du déjà connu. Regarder dans les yeux cet inconnu aurait à n’en pas douter des conséquences terribles, comme Hannah Arendt l’a justement fait remarquer. La prétendue anomalie des nazis consiste en réalité dans une dynamique présente en toute société: le conformisme mais portée à son paroxysme de déshumanisation par une organisation sociale qui la pousse jusqu’à sa conséquence logique ultime, ne plus donner à l’individu la moindre autonomie de pensée. Si nous réalisions ce que cela suggère, peut-être nous interrogerions nous davantage sur notre époque.
Ce que veut suggérer Nietzsche ici, c’est qu’il y a dans le besoin de cause, dans le besoin e vérité une motivation cachée fondamentale qui et celle du plaisir, du confort. Nous ne voulons pas découvrir la vérité, nous voulons jouir du plaisir de croire que nous avons résolu un problème, non pas parce qu’un problème se pose mais parce que ça nous dérange.
Petit-à-petit toute la mécanique de la démonstration Nietzschéenne se fait jour:
- Il existe une vertu calmante de la cause par rapport à un phénomène inexpliqué
- Il y a donc un plaisir à trouver la cause qui vient de ce qu’il calme la peur née de l’apparition de l’inconnu
- Du coup, c’est UNE cause (n’importe laquelle) qui est requise et pas LA cause (la vraie)
- Mais comme justement cela ne peut pas être n’importe laquelle (tout simplement parce que ça n’existe pas: « n’importe laquelle ». Il faut bien que cela en soit une, elle sera choisie en fonction des centres d’intérêts subjectifs de celle ou celui qui cherche la cause: le banquier dira que c’est un problème de finances, le chrétien dira que c’est un problème dû au péché originel ou au péché tout court, la fille romantique à l’amour, etc.
Cette critique pourrait être appliquée avec beaucoup de succès à toutes les dérives du complotisme. Chacun pense avoir la solution à tel ou tel problème en la trouvant pas du tout dans l’examen objectif du dit problème mais en puisant dans "le grenier ou dans la cave" de ses plus anciennes convictions ou de ses préjugés les plus ancrés UNE cause présentable ou du moins qui ne fasse pas désordre avec ses certitudes préalables.
C’est exactement ce qui se passe dans n’importe quelle émission de débat de société aujourd’hui. Nous n’y assistons jamais à une contradiction d’arguments proposés par des personnes animées par le souci authentique de connaître la vérité, mais à la foire d’empoigne de personnalités hystériques occupées à ramener de l’inconnu au déjà très, très connu de leur préjugés racistes, sexistes, ou anti-racistes anti-sexistes. Tout cela revient au même puisque finalement le « problème » n’est jamais accepté tel qu’il est à savoir nouveau et imposant justement des réponses nouvelles.
La démonstration de Nietzsche est sans appel: c’est avec un souci très louable en soi de trouver la cause d’un phénomène inconnu que finalement on aboutit à sa dissimulation à son occultation quasi complète au profit de solutions arrangeantes qui ne reflètent en réalité que le milieu très étroit, très renfermé sur soi, très subjectif des supposés porteurs de solutions. Derrière la recherche des causes susceptibles d’expliquer un fait nouveau, se cache la peur des hommes d’avoir à reconnaître de l’inconnu, de la vie, du « présent ». Pour que cette recherche de cause s’effectue de telle sorte que cet part d’inconnu de l’évènement soit acceptée et non combattue, il faut un effort de décentrage voire de désanthropocentrisme grâce auquel un être humain se révèle capable de situer sa présence objectivement dans l’univers, quitte à n’y compte comme rien (mais existe-t-il un autre moyen d’y être au moins quelque chose?)
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