vendredi 24 février 2023

La réforme des retraites: Z comme Zoôn politikon et pas comme Zombi

 


            A l’occasion de ces débats sur la réforme de la retraite, je dois reconnaître que des évidences se sont faites jour, pour moi, à l’âge que j’ai et dans le rapport au travail que j’ai construit après plusieurs années. Ce rapport peut être très simplement défini: ce que je suis s’investit dans ce que je fais et tout ce qui tente de s’insinuer entre moi et la pratique de mon métier, je m’efforce de le mettre en minorité, voire, si c'est possible, de l'anéantir. Ce qui prévaut sur tout, c’est l’assurance qu’il n’est rien dans le travail que je fais qui m’impose la moindre concession à l’égard de quoi que ce soit à quoi je ne souscrirai pas, bref, aller au travail pour moi: ça fait sens. Je sais bien que si quelque chose corrompait la justesse et la fermeté de cette intrication entre mon métier et le sens que je peux lui donner, c’en serait quand même un peu "fini de moi", c'est-à-dire de ce rapport sensé entre moi et moi finalement (ipséïté).
            Je deviendrais un zombi, c’est-à-dire l’une de ces ombres que l’on croise et qu’on entend souvent pour lesquelles le métier est, soit le seul moyen de survivre, soit ce qui est pratiqué comme source de « revenus ». Je prends ces deux exemples pour clairement indiquer qu’il y a des zombis pauvres et des zombis riches mais que dans les deux cas ce qui fait d’eux des zombis, c’est un rapport forcé au travail: un rapport de « subordonné ».



(Attention on peut même avoir un rapport de subordonné au travail quand on est chef d’entreprise: la question qu’il faut poser à ces dirigeants c’est: "est-ce que cela fait sens pour toi: ton métier, ou bien est-ce que c’est seulement l’exercice de ton pouvoir? Est-ce que tu y exerces un pouvoir ou est-ce que tu y libères ta puissance?" Exercer son pouvoir donne de la jouissance, mais je suppose que c'est la même que celle qu'un zombi éprouve à mordre, libérer sa puissance, au contraire,  donne de la joie, du bonheur).

                 Il y a peu de choses dont je sois aussi sûr que celle-ci: tous les efforts dont nous sommes capables, toute l’intensité de vie que nous sommes en mesure de libérer doivent être exclusivement impliqués dans cette donnée, dans cette vérité: nous ne sommes pas des zombis, nous ne sommes pas des walking dead, nous ne sommes pas des consommateurs, nous sommes  ce qu’Aristote  appelle des « zoôn politikon », ce qui signifie simplement que vivre, pour nous, c’est « agir ». Pratiquer mon métier me permet d’agir et, c’est vrai: le fait que mon métier soit pratiqué dans le service public compte énormément, à ce titre, tout simplement parce qu’aucune action ne peut se concevoir sans s‘effectuer dans ce rayon d’action d’un NOUS (et il n'y a pas de meilleur "nous" que celui d'un métier qui est intégré à l'Etat). C’est simple, c’est carré et si on tient ce fil, rien ne peut nous arriver. 

        Si, par exemple, pour arrondir mes fins de mois, j’acceptais d’aller animer des stages de "philosophie"  dans une entreprise à des fins managériales, ce fil serait rompu et ce serait foutu! Je rejoindrais alors la foule des zombis. Il n’existe en fait qu’une seule façon de savoir si ce que vous avez choisi comme métier vous donne suffisamment de certitude de ne pas aller rejoindre les Walking Dead, c’est de vous demander si vous accepteriez de le faire gratuitement, et si la réponse était « oui ». 

 Attention! Cela ne veut pas dire que vous le feriez vraiment gratuitement, non pas parce que vous êtes hypocrites, mais parce qu’une action ne pouvant être conçue que dans le rayon d’action du NOUS, il faut qu’elle se produise dans une société qui la reconnaisse et le salaire n’est que ça: cette reconnaissance. C’est très révélateur de voir les dirigeants zombis encourager le bénévolat. Mais justement nous sommes trop désintéressés pour concéder que cet ancrage de notre moi dans notre travail pourrait se faire sans être reconnu par la société entière. Je pourrais le faire sans être payé mais j’ai besoin de mon salaire, non pas seulement pour vivre mais parce que cette implication totale dans le métier, ce n’est pas exclusivement ce que je fais pour moi mais aussi ce que je veux pour tous les autres. C’est le seul modèle de société qui puisse convenir à des zoôn politikon qui ne veulent pas devenir zombis. Pour être clair, c’est l’une des clés fondamentales pour être heureux. 

             


            On voit mieux tout ce qui se joue maintenant dans ce rapport Moi / Travail / Salaire. ET on comprend bien pourquoi toute personne qui s’efforce de techniciser ce débat, d’y insinuer une multitude de conditions, de chiffres complexes, de comparaison avec les autres pays ou de rapport avec la croissance, essaie de nous faire perdre la simplicité philosophique, existentielle de ce cap. Je fais le travail qui, pour moi, fait sens, je me nourris chaque jour de ce sens et le salaire que je gagne en le faisant, élevé ou pas, participe de ce sens parce que, dans ce mouvement nourricier par le biais duquel je donne sens à ma vie en travaillant, la société entre en compte, surtout évidemment si l’on est enseignant. Il n’y a pas de plus-value au travail, il y a des gens qui travaillent et qui y gagnent la capacité de donner ainsi du sens à leur vie par une action qui les engage auprès des autres.

            Dés lors qu’un chantage s’organise par le biais duquel on me demande sournoisement d’être un peu moins exigeant au niveau du sens et de gagner en contrepartie un salaire plus important, alors on veut tout simplement ma peau, ma vraie peau. On essaie de me zombifier, et aucune mort ne saurait être plus abjecte que cette « agonie dorée ». 


Titus le lion présente sa collection d' humanoïdes empaillés

        Quiconque travaille parce que cela fait sens pour lui donne de la valeur au travail et il est particulièrement intéressant de voir à quel point les partis qui défendent ce qu’ils appellent la « valeur travail » sont du côté des zombis, puisque cela signifie: « sacrifie ton moi au travail, à l’absence de sens de ton travail! » Là on ne parle plus du travail, on parle de l’emploi, du fait d’être employé, c’est-à-dire d' un rapport de subordonné dans le travail. Le fond de l'affaire est là: quand vous dites "travail", beaucoup de gens veulent que vous entendiez "rapport subordonné au travail", après quoi vous aurez bien "mérité" de ne plus travailler, donc il faudrait que vous cotisiez beaucoup à faire un travail dans des conditions telles que vous ne pourrez pas lui donner de sens pour enfin jouir d'être quoi? Rien: ne plus agir, ne plus exister, vivoter, "mort-vivre" , en fait. Il y a un gros problème ici, c'est qu'être humain, c'est-à-dire être un zoôn politikon ce n'est pas avant la retraite, car là vous ne faites que vous agiter absurdement pour gagner un salaire (même si ce salaire est élevé, ce n'est pas agir, ce n'est pas de la praxis) et ce n'est pas dans la retraite non plus, parce que vous y êtes considéré comme "inactif"  mais en fait vous n'aurez jamais été actif, c'est-à-dire humain).

        J'ai pris conscience de tout cela en réalisant que, dans la plupart des débats auxquels j’ai assisté, la question était mal posée au départ, c’est-à-dire qu’elle l’est dans les termes d‘un chantage (tu cotises combien de temps pour jouir de combien d'argent ?) alors que justement il est impossible et rigoureusement non-humain qu’elle le soit. Je n’ai pas à travailler plus dur ni plus longtemps pour jouir ensuite du fait de ne plus travailler en cotisant, la vérité est que je ne pourrai jamais cesser de travailler, parce que je ne pourrai jamais cesser d’exister ou encore parce que je ne pourrai jamais exister sans agir, parce qu’il est inconcevable que mon moi puisse tenir le coup sans se nourrir d’une pratique qui a du sens

            



            Bref, il n’est pas question de mourir, ni de vivre en tant que zombi. Un zoôn politikon comme un lapin Duracell ne cesse jamais d’agir pour les autres, avec eux et parce que ça fait sens pour lui. Par conséquent, la question n’est pas: combien de temps dois-tu faire ton métier pour jouir à la retraite de ne plus le faire? Mais de quel métier puis-je faire mon travail ET ma vie (et cela inclue la retraite)? Ce n’est pas la question: « quel travail dois-je faire pour vivre? » que je dois me poser mais celle-ci: « quel est ce travail qui, pour moi, est « vivre humainement », c’est-à-dire exister, agir,  et qui est tellement consubstantiel à ma façon d'être que je ne pourrai jamais, JAMAIS le lâcher ? »  

        Le salaire n’a aucune légitimité à être la récompense d‘un travail. On ne travaille pas « plus » pour gagner « plus », on gagne à travailler en travaillant parce qu’on se nourrit du sens que cela donne à sa vie et le salaire n’est que l’indice du fait que ce sens soit conforté, reconnu par une communauté qui énonce par là la compatibilité entre le sens d'un  travail collectif « pour moi » et le sens de mon travail « pour NOUS » .




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