lundi 20 février 2023

Terminales 3/5/7: Cours sur le langage : le nom de la rose

 


Introduction

Juliette. – Ô Roméo ! Roméo ! Pourquoi es-tu Roméo ? Renie ton père et abdique ton nom ; ou, si tu ne le veux pas, jure de m'aimer, et je ne serai plus une Capulet.

Roméo, à part. – Dois-je l'écouter encore ou lui répondre ?

Juliette. – Ton nom seul est mon ennemi. Tu n'es pas un Montaigu, tu es toi-même. Qu'est-ce qu'un Montaigu ? Ce n'est ni une main, ni un pied, ni un bras, ni un visage, ni rien qui fasse partie d'un homme... Oh ! sois quelque autre nom ! Qu'y a-t-il dans un nom? Ce que nous appelons une rose embaumerait autant sous un autre nom. Ainsi, quand Roméo ne s'appellerait plus Roméo, il conserverait encore les chères perfections qu'il possède... Roméo, renonce à ton nom ; et, à la place de ce nom qui ne fait pas partie de toi, prends-moi tout entière.

Roméo. – Je te prends au mot ! Appelle-moi seulement ton amour et je reçois un nouveau baptême : désormais je ne suis plus Roméo.

Juliette. – Quel homme es-tu, toi qui, ainsi caché par la nuit, viens de te heurter à mon secret ? 

Roméo. – Je ne sais par quel nom t'indiquer qui je suis. Mon nom, sainte chérie, m'est odieux à moi-même, parce qu'il est pour toi un ennemi : si je l'avais écrit là, j'en déchirerais les lettres.

Juliette. – Mon oreille n'a pas encore aspiré cent paroles proférées par cette voix, et pourtant j'en reconnais le son. N'es-tu pas Roméo et un Montaigu ?

Roméo. – Ni l'un ni l'autre, belle vierge, si tu détestes l'un et l’autre.



Juliette est à son balcon. Elle se parle à haute voix, ne sachant pas que Roméo l’épie juste en dessous dans le jardin. Il l’écoute dans l’ombre exprimer son amour pour sa personne et sa détestation pour les noms qui les sépare puisque leurs familles respectives se détestent. Quelque chose de la plus profonde ambiguïté qui caractérise le langage, mais plus spécifiquement la langue s’exprime ici avec beaucoup de clarté. L’amour qu’elle éprouve pour Roméo se situe tout entier hors du nom. Si tout n’était qu’une question de « noms », ils devraient se haïr, puisque leurs noms se détestent. Mais voilà qu’une dimension effective, réelle pointe, hors de la nomination. Elle aime un corps, un visage qui serait tout aussi aimable sous un autre nom. Et Juliette va au-delà des limites de son amour pour embrasser dans cette dimension la totalité du réel: une « rose »  sentirait-elle moins bon si on l’avait appelé « charbon » ou « fumier » ? 

Non bien sûr! Et pourtant nous ne pouvons pas nous empêcher de mesurer l’étendue de la confusion entre l’un et l’autre, parce qu’il faut bien appeler un chat, un chat, une rose une rose et du fumier du fumier. Si l’on y renonce, que se passe-t-il au juste? On s’exclue de ce qui constitue probablement le critère le pus valide qui soit et qui puisse être à même de faire d’une multitude de personnes qui ne se connaissent pas une « communauté » linguistique. On se marginalise de la convention la plus ancienne, la plus forte, voire celle qui finalement est peut-être à l’origine de la notion même de convention, à savoir la langue.

Dans la rencontre de Roméo et Juliette, la question de la langue est posée et elle l’est avec une rigueur philosophique très pointue dés lors que l’on n’oublie pas ce qui des noms les rapprochent autant qu’ils les séparent. Car, après tout, Roméo et Juliette dialoguent et c’est bien dans les noms qu’ils évaluent et évoquent la réalité pure et brute d’un amour anonyme dans la littéralité duquel leurs corps et leurs visages s’aiment. 

Quoi que nous éprouvions, nous percevons confusément que nous le ressentons plus totalement sans son nom, lequel après tout n’est qu’une étiquette posée sur une chose, un état d’âme ou une personne. Sans l’opposition de leurs noms, Roméo et Juliette pourraient se donner entièrement corps et âme l’un à l’autre. Quand on connaît la suite de la pièce, on mesure tout ce qui s’y joue en terme d’enjeu de dramatisation de cette inadéquation du nom et de la chose, comme si les humains avaient inventé les mille et une manières de vivre inauthentiquement en suivant les usages et les traditions des noms plutôt que les mouvements spontanés de l’âme et du corps.

Mais, en même temps, on ne peut s’empêcher de réaliser une dimension que les deux amoureux prennent soin de dissimuler, de se cacher à eux-mêmes individuellement et dans leur échange: c’est tout ce qui, de la personne même de Juliette tient à son nom de Capulet et de Roméo Montaigu, car c’est bien en tant que tels qu’ils sont été élevés dans une famille avec un certain rang, avec une éducation qui, jusque dans ses détails les plus concrets tiennent bien à leurs noms. Soyons cyniques et posons nous la question de savoir si le regard de Juliette aurait pu se poser avec autant de passion sur un roturier pauvre ou sur un paysan? Ne font-ils pas trop rapidement l’impasse sur ce qui de ces noms qu’ils honnissent les rapprochent comme membres d’une classe noble? Ces deux familles sont puissantes à Vérone et elles ont su imposer leurs noms.


Le génie de Shakespeare réside d’ailleurs dans l’obscurité même de leur rencontre. Roméo parle avant d’être vu. Il se glisse dans le monologue de Juliette par cette adresse pleine de sens: « je te prends au mot ». L’apparition physique est seconde et c’est par une intrication textuelle qu’ils se contactent d’abord. Juliette se dit par des mots tout ce que les mots induisent de complication dans l’amour qu’elle éprouve pour Roméo et celui-ci du dessous obscur du balcon s’insinuent dans ce soliloque pour attester de son accord. Le dialogue s’ouvre alors mais entre deux personnes qui ne se voient pas. Je suis sans nom dit Roméo, puisque c’est la seule chose qui nous empêche de nous aimer. Je me fais baptiser d’un autre nom: « ton amour ».

Mais c’est encore un nom, pourrait-on lui répondre, et jusqu’où êtes vous prêts l’un et l’autre à aller dans l’exploration de cette zone interdite ou plutôt de cette zone du « non dire », de la non-nomination? Croyez-vous vraiment que l’amour ne soit authentique qu’à se situer à cette hauteur innommable des choses et des êtres? Pensez vous que, pour être, il faut qu’un amour ne soit pas reconnaissable, comme ces cadavres défigurés qu’il est impossible de faire reconnaître à la morgue?

Quel homme es-tu , toi qui ainsi caché par la nuit, viens te heurter à mon secret? 

- Je ne sais par quel nom t’indiquer qui je suis…

Et oui, c’est tout le problème de n’être reconnaissable que par le nom, non seulement pour se présenter dans le noir, non seulement pour faire signe de celle ou celui que je suis, mais aussi parce qu’il y a quelque chose de ce « faire signe de moi » qui nécessairement a quand même un rapport avec moi. La suite de dialogue qui se tient d’un bout à l’autre dans l’obscurité est extrêmement subtile et elle contient davantage toutes les ambiguïtés de ce que nommer suppose que bien des traités philosophiques. En fait son identité était en un sens dévoilée dés le début puisque Roméo dit qu’il la prend au mot en renonçant à son nom. Mais Juliette veut quand même savoir et elle reconnaît la voix: « n’es-tu pas Roméo un montaigu? » A quoi Roméo répond qu’il n’est ni l’n ni l’autre si cela l’empêche d’être aimé de Juliette. Mais ils frôlent l’un et l’autre la dimension la plus paradoxale de la nomination, puisqu’en se défaussant ainsi par trois fois à l’invocation de son nom, il répond bel et bien que son être entier consiste à ne plus être appelé ainsi, comme si l’amour de Juliette lui donnait une sorte de « plus value », de surplus, de marge d’être excédentaire au vocable de Roméo. Ce que je suis c’est ce que le nom de Roméo est inadéquat à contenir mais faute de mieux, oui, c’est ainsi qu’on m’appelle. L’amour porte à son paroxysme d’intensité une vérité pure, ontologique, brute inouïe, à savoir que les mots ne sont que les pâles substituts des êtres et que quiconque se contentent de leur superficialité est voué à vivre une existence anémiée, pauvre, toute en code et en usages. Le paradoxe insoluble réside toutefois dans le fait que cette miraculeuse puissance d’une existence hors nom ne serait pas le moins du monde soupçonné sans le nom. Ce que je suis dit en substance Roméo, c’est justement cela pas Roméo, sachant que cette façon de se défausser continuellement de mon nom, de mon prénom, c’est que je suis, ce que je ne peux être que dans l’ombre en négatif de la pleine positivité d’un nom qu’il faut bien « dire » pour savoir qui…je ne suis pas. Ce que l’on saisit vraiment d’une personne, c’est finalement à quel point elle excède du cadre de son nom, mais cet excès de l’être par rapport à la nomination ne peut évidemment être saisi que par la nomination.

Roméo et Juliette sont en train de s’avouer leur amour à l’ombre de leur nom, dans tout ce qui n’est pas « leurs noms », mais, en même temps, le fait qu’ils s’aiment, dés lors ne peut pas non plus voir le jour (sombre) ailleurs que dans ce qui a besoin de leurs noms pour s’en extraire. La délimitation de la frontière nominative est indépassable, incontournable. Ce que Juliette aime de Roméo c’est qu’il ne soit pas Roméo, mais il ne saurait dés lors être aimé qu’en étant ce dont le nom de Roméo fait signe en l’occultant. Chacune et chacun de nous n’est vraiment que cette façon unique et stylisée de s’échapper constamment du nom qu’on nous donne. Notre style, c’est cet anonymat pour lequel nous ne cessons de lutter contre ce nom que l’on aura toujours. Nous n’existons que dans ce processus de désaveu de ce nom, processus dans lequel évidemment le nom joue un rôle essentiel. En ce sens, nous pourrions dire que nous consistons dans la part existentielle de ce qui de nous oeuvre contre l’essence fondamentale de notre nom. Mais en aurions nous seulement idée sans lui?

Dans Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, nous retrouvons exactement la même situation: Roxane est à sa fenêtre et Christian se dissimule dans l’obscurité du jardin. Roxane est précieuse (au sens pointé par Molière quand il évoque les précieuses ridicules) . Elle est amoureuse du beau langage et de ceux qui savent bien parler, mais Christian n’a pas ce don contrairement au cousin de Roxane, Cyrano qui excelle dans l’art de tourner avantageusement les formules. Mais Cyrano est laid. A eux deux, ils décident de composer l’amant magnifique: le beau visage de Christian et la langue de Cyrano. L’obscurité de cette nuit y est propice et si Christian commence à répéter à Roxane les vers que lui souffle Cyrano, c’est finalement celui-ci qui les porte lui-même à sa cousine conquise. C’est la même scène dans les deux pièces mais elles n’explorent pas le même versant de l’amour contrarié et surtout elles n’éclairent pas de la même façon l’ambiguïté qui caractérise le rapport  entre la rose réelle et le nom « rose ».

«  Roméo et Juliette » pointe la difficulté, voire l’impossibilité dramatique de s’aimer « sans nom », et du coup, aussi le fond de pertinence de cette impossibilité, comme si, en effet, on ne pouvait s’aimer qu’en-deçà du nom, mais que l’on se retrouvait dés lors dans une non-coïncidence entre la vie et la mort (la fin de la pièce).  Cyrano de Bergerac décrit une autre non coïncidence: celle d’un amour purement verbal au sein duquel les deux amants pourraient s’unir dans les mots et par eux, ainsi que Roxane, âgée,  en fait l’aveu à son cousin sans savoir qu’il est en vérité son « amant lettré », mais juste avant qu’il meure. C’est ici la beauté physique, et finalement le complexe qu’il a fait naître en Cyrano à cause de son nez qui fait barrage à l’amour, car finalement il n’y a d’histoires que des amours contrariées.

Aime-t-on quelqu’un au-delà (ou en deçà) des mots (Shakespeare) ou par eux, en eux, parce que, finalement, l’amour est entièrement plié dans de la texture linguistique (Cyrano)? Comment expliquer que la langue puisse être perçue à la fois comme l’obstacle à l’amour authentique et son plus puissant vecteur? Plus que d’amour c’est bien d’authenticité, de réalité dont il est ici finalement question. Il se pourrait bien qu’en fait et, de façon surprenante, le plus déterminant de ces deux scènes et leur point commun le plus essentiel soit l’ombre, l’obscurité, le fait que ni Juliette, ni Roxane ne distinguent bien les traits de leurs amant respectifs: du coup, Roméo peut l’espace d’une seconde, ne pas être Roméo, ne pas avoir le visage de son nom, incarner le sujet anonyme de cet amour pur auquel Juliette se donne toute entière et qui se rebaptise: « ton amour ». Mais de la même façon, l’obscurité rend possible la substitution de cet amant laid qui sait parler à ce beau visage qui l’ignore, de telle sorte que l’on ne sait pas vraiment qui Roxane aime vraiment, à ce moment de la pièce.  Dans cet angle mort de la vision claire des amantes se forgent à la fois leur amoureux idéal (sans nom) et de l’amant magnifique qu’elles appellent de leurs voeux l’ombre portée par les mots (Cyrano). Mais que désigne en fait cet angle mort, cet aplomb obscur du balcon éclairé ? 


Ce que l’on aime d’une personne, c’est exactement la partie sombre de ce jardin, celle que l’on n’aperçoit pas du balcon, c’est cette zone invisible au sein de laquelle nos mots tout à la fois se cherchent et s’annulent, prennent naissance et fin. Mais ce n’est pas tant là le propre de l’amour que de créer ainsi cette zone d’ombre que ce que toute recherche amoureuse dissimule, à savoir enfin un peu d’authenticité dans nos vies. Et, sur ce point, Juliette va bien plus loin que Roxane, puisque l’amour est ainsi l’occasion de réfléchir plus avant sur le rapport entre le mot et la chose, entre le nom et la rose. Dans cette ombre, il y a du réel en gestation, la bonne odeur de cette chose innommable qu’est la rose, comme « absente de tous bouquets (Mallarmé) », l’amour brut sans querelle de noms, ni contrat, ni mariage, ni livret de famille. Dans cette ombre, s’agite quelque chose que l’on pourrait considérer comme l’innommable de l’amour, mais du réel aussi. 

D’une pièce à l’autre, le langage est perçu soit comme l’obstacle à l’amour (Roméo et Juliette), soit comme son vecteur le plus adéquat (Cyrano) mais alors même que les approches semblent aussi radicalement adverses, voilà que l’obscurité dans les deux scènes joue étrangement le même rôle, la même fonction d’authenticité: à Roméo parce qu’elle lui permet de n’être plus personne et à Cyrano parce qu’elle lui donne la possibilité d’être Cyrano, sans le montrer mais grâce à ses paroles. Ce que symbolise  donc cette très opportune obscurité, c’est l’amour réel, innommable, c’est la complexité brute du sentiment amoureux mais plus largement c’est tout ce qui du réel est proprement indicible et que l’on peut aborder comme tel (Roméo) ou au contraire comme cette origine que les mots nécessairement trahissent mais moins qu’en plein jour. Pourquoi? Parce que le présupposé des contours nets entre les choses, entre les personnes, entre les visages, entre les qualités s’estompe, baisse en intensité. Du coup, le combat entre les mots communs et la pureté unique, brute du sentiment est à son paroxysme. Cyrano peut n’être qu’une voix dans la nuit et dire sans visage et surtout sans son nez l’amour qu’il porte à sa cousine. Il n’est plus question de se composer grâce aux mots un personnage dont la faconde (l’art de bien parler) fasse oublier le physique disgracieux. La capacité qu’a le langage à troubler le jeu des accointances purement physiques, à compenser, comme le dit Jean-Paul Sartre dans sa biographie « les mots », la laideur n’est plus à l’oeuvre et elle peut s’impliquer dans sa tâche fondamentale, la plus ardue et la plus héroïque, la plus impossible aussi: rendre communicable de l’incommunicable en utilisant des mots communs pour exprimer de l’unicité pure.

Cela apparaît clairement dans ce passage au sein duquel, las de souffler des mots d’amour à Christian qui les répète sans les comprendre, il prend littéralement sa place et au coeur même de ce jeu de dupe par le biais duquel il faut incarner l’art magnifique, Cyrano ne joue pas, ne fait pas le matamore lettré comme il l’est dans les trois quarts de la pièce. D’ailleurs, pour la seule et unique fois, Cyrano est en panne de mots à un moment donné: « Où en étais-je? Je ne sais tout ceci…Pardonnez mon émoi. »:

Cyrano: Mon langage jamais jusqu’ici n’est sorti
De mon vrai cœur…

Roxane: De mon vrai cœur…Pourquoi ?

Cyrano: De mon vrai cœur…Pourquoi ? Parce que… jusqu’ici
Je parlais à travers…

Roxane: Je parlais à travers…Quoi ?

Cyrano: Je parlais à travers…Quoi ?…le vertige où tremble
Quiconque est sous vos yeux !… Mais ce soir, il me semble…
Que je vais vous parler pour la première fois !

Roxane: C’est vrai que vous avez une toute autre voix.

Cyrano: Oui, tout autre, car dans la nuit qui me protège
J’ose être enfin moi-même, et j’ose…

(Il s’arrête et, avec égarement.)

J’ose être enfin moi-même, et j’ose…Où en étais-je ?
Je ne sais… tout ceci, — pardonnez mon émoi, —
C’est si délicieux… c’est si nouveau pour moi !

Roxane: Si nouveau ?

Cyrano (bouleversé): Si nouveau ? Si nouveau… mais oui… d’être sincère :
La peur d’être raillé, toujours au cœur me serre…




Cyrano dans la nuit parle à coeur ouvert, ce qu’il ne fait jamais le jour parce que le don du verbe qu’il cultive plus et mieux que quiconque est alors entièrement impliqué dans ce travail harassant de faire oublier son nez. Il y a alors quelque chose de ses mots qui porte vers Roxane l’aveu d’un amour authentique. Pourrait-on n’aimer que les mots de quelqu’un? Peut-on travailler la texture de nos mots avec assez de précision, de justesse mais peut-être aussi de maladresse, d’audace, d’originalité, de décalage à l’égard de leu fonction générique d’étiquetage pour que ce soit la vérité d’un sentiment unique ressenti par une personne unique qui effectivement soit dite? Mais comment cela serait-il possible puisque tout mot est investi, en tant que mot, de cette mission de classer les choses, les êtres les émotions, les idées, les genres? 

Les deux pièces s’accordent donc pour finalement investir cette obscurité d’une dimension pure, brute, authentique. L’amour (mais l’on pourrait tout aussi bien dire la réalité) est cette opacité où les mots n’entrent pas mais ils peuvent en sortir. Le balcon c’est la pleine lumière de l’expression, du sentiment avoué, baptisé, « clean », et même si Juliette s’y interroge sur l’odeur d’une rose sans nom c’est avec des mots qu’elle se formule cette interrogation. De l’obscurité monte une voix anonyme que Juliette va rapidement reconnaître et que Roxane, elle croit connaître, mais en tout état de cause, c’est une parole qui se veut anonyme, qui trouve dans cet anonymat la condition sine qua non de son authenticité. C’est une voix sans visage, une voix telle que l’on ne peut pas complètement lui assigner de nom, Roméo parce qu’il s’y refuse, parce qu’il place son désir d’être aimé par Juliette au-dessus de la reconnaissance de son nom et Cyrano parce qu’il n’aime pas son visage. Se pourrait-il qu’au-delà du contexte romantique de ces deux pièces, une vérité dont la portée dépasse largement du seul domaine amoureux s’y exprime avec un certain trouble, à savoir que les mots ne peuvent venir à bout de leur tâche héroïque de communiquer de l’incommunicable qu’à la condition de demeurer ainsi dans l’obscurité et de ne s’exprimer qu’au gré de cette ombre portée par une parole sans visage ? Est-ce anonymement que les mots dits d’amour expriment bien l’amour, que le nom de la rose dit bien tout de la rose, y compris son parfum? 





  1. La langue, le langage et la parole (F. De Saussure)

Jusque là, nous avons fait comme si le langage, la langue et la parole étaient grosso modo la même chose. Dans cet extrait de ses cours de linguistique générale, Ferdinand de Saussure, le fondateur de la linguistique, distingue ces trois notions. Aussi éclairant et juste que soit ce travail, il convient de ne jamais négliger le fait que Saussure parle en tant que linguiste et que donc des trois, ce qui l’intéresse au plus haut point est la langue.

"En séparant la langue de la parole, on sépare du même coup : 1° ce qui est social de ce qui est individuel ; 2° ce qui est essentiel de ce qui est accessoire et plus ou moins accidentel.

 La langue n'est pas une fonction du sujet parlant, elle est le produit que l'individu enregistre passivement ; elle ne suppose jamais de préméditation, et la réflexion n'y intervient que par l'activité de classement dont il sera question plus loin.

 La parole est au contraire un acte individuel de volonté et d'intelligence, dans lequel il convient de distinguer : 1° les combinaisons par lesquelles le sujet parlant utilise le code de la langue en vue d'exprimer sa pensée personnelle ; 2° le mécanisme psycho-physique qui lui permet d'extérioriser ces combinaisons.

 Récapitulons les caractères de la langue :

 1° Elle est un objet bien défini dans l'ensemble hétéroclite des faits de langage. On peut la localiser dans la portion déterminée du circuit où une image auditive vient s'associer à un concept. Elle est la partie sociale du langage, extérieure à l'individu, qui à lui seul ne peut ni la créer ni la modifier ; elle n'existe qu'en vertu d'une sorte de contrat passé entre les membres de la communauté. D'autre part, l'individu a besoin d'un apprentissage pour en connaître le jeu ; l'enfant ne se l'assimile que peu à peu. Elle est si bien une chose distincte qu'un homme privé de l'usage de la parole conserve la langue, pourvu qu'il comprenne les signes vocaux qu'il entend.

 2° La langue, distincte de la parole, est un objet qu'on peut étudier séparément. Nous ne parlons plus les langues mortes, mais nous pouvons fort bien nous assimiler leur organisme linguistique. Non seulement la science de la langue peut se passer des autres éléments du langage, mais elle n'est possible que si ces autres éléments n'y sont pas mêlés.   

 3° Tandis que le langage est hétérogène, la langue ainsi délimitée est de nature homogène : c'est un système de signes où il n'y a d'essentiel que l'union du sens et de l'image acoustique, et où les deux parties du signe sont également psychiques.

 4° La langue n'est pas moins que la parole un objet de nature concrète, et c'est un grand avantage pour l'étude. Les signes linguistiques, pour être essentiellement psychiques, ne sont pas des abstractions ; les associations ratifiées par le consentement collectif, et dont l'ensemble constitue la langue, sont des réalités qui ont leur siège dans le cerveau. En outre, les signes de la langue sont pour ainsi dire tangibles; l'écriture peut les fixer dans des images conventionnelles, tandis qu'il serait impossible de photographier dans tous leurs détails les actes de la parole ; la phonation d'un mot, si petit soit-il, représente une infinité de mouvements musculaires, extrêmement difficiles à connaître et à figurer. Dans la langue, au contraire, il n'y a plus que l'image acoustique, et celle-ci peut se traduire en une image visuelle constante. Car si l'on fait abstraction de cette multitude de mouvements nécessaires pour la réaliser dans la parole, chaque image acoustique n'est, comme nous le verrons, que la somme d'un nombre limité d'éléments ou phonèmes, susceptibles à leur tour d'être évoqués par un nombre correspondant de signes dans l'écriture. C'est cette possibilité de fixer les choses relatives à la langue qui fait qu'un dictionnaire et une grammaire peuvent en être une représentation fidèle, la langue étant le dépôt des images acoustiques, et l'écriture la forme tangible de ces images."

 

Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale (1906-1911), Payot, 1969, p. 30-32.


La langue est nécessaire alors que la parole est contingente, ce qui ne veut pas seulement dire que l’on peut ne pas parler, mais aussi et surtout que comparativement on ne peut absolument pas ne pas avoir de langue. Parler est un acte libre que je peux faire ou ne pas faire alors que la langue est bien plus qu’un fait de société: elle est ce fond de structure sans lequel il n’est pas de société, de nations, de collectivité. Pour répondre à Juliette, on peut lui objecter que l’on aurait pu, en un sens, appeler la rose « fumier » sans que cela chose son odeur, mais il n’en a pas été ainsi et s’engager dans une sorte de défi visant contre sa propre langue maternelle à rebaptiser toutes les choses, tous les genres, toutes les catégories est une entreprise vouée à l’échec. 

Ce n’est pas seulement une affaire de tradition, d’usages mais tout simplement de pensée. Toutes les personnes nées dans des pays dans lesquels circulent une seule langue sont reliés entre eux par un système de classement qui est intégré à leur perception de telle sorte que les logiques de différenciation des sons, des matières, des couleurs, des températures, brefs de tous les affects sensibles sont identiques et leur permet de s’entendre non seulement entre eux mais aussi en eux, en chacun d’eux. C’est ce que l’on appelle « penser ». On comprend bien ainsi ce que veut dire Saussure dans les premières lignes: La langue est sociale à un point tel que l’on peut légitimement s’interroger pour savoir si c’est la société qui fait la langue ou la langue qui fait société, puisque de fait rien ne saurait constituer un collectif sans intérêt commun, sans l’idée même d’un bien commun ou même d’une réalité commune à des personnes. 


Or, sans la langue, on ne voit pas où ni comment les hommes aurait pu accéder à l’idée que des impressions ou des choses puissent êtres « communes ». Cela suppose en effet qu’il y ait de l’identique, du « même" et le moins que l’on puisse dire, c’est que cette idée n’a vraiment rien d’évident. Nous avons déjà évoqué le fait qu’il existe nécessairement un degré de perception auquel rien n’est jamais parfaitement identique avec rien. Mais nous parlons bien des arbres, des montagnes et des ruisseaux parce qu’à un autre niveau plus global ces réalités là se rapprochent. A la question de savoir ce qui décide de ce niveau de perception auquel il devient possible de rapprocher tel cours d’eau de tel autre ou de faire la distinction par exemple entre un ruisseau et un fleuve, la seule réponse adéquate est évidemment celle des mots et plus encore du degré de précision ou de globalisation, de généralisation à compter duquel deux réalités distinctes vont être regroupées sous l’étiquette d’un même vocable. On dit parfois d’une personne suspecte qu’elle fait « mauvais genre », mais ici, ce qui s’impose à nous c’est que la langue est ce qui fait genre, c’est-à-dire ce qui par exemple, fait du Doubs, de la Seine, du Rhône le genre « fleuve ». 

Ce principe de distinction des choses, des sentiments, des pensées, des impressions nous est imposée par la langue, c’est-à-dire par un système de conventions au sein duquel les phonèmes r/o/se et f/u/m/i/er ne veulent pas dire la même chose. Cela ne se choisit pas  et cela signifie que toute personne française qui dit le mot rose accomplit le plus directement une sorte d’acte de ralliement à la communauté linguistique de langue française qu’il ne désigne une fleur. Il fait les deux évidemment mais il ne peut faire le deuxième qu’en passant par le premier. C’est en ce sens que l’on donne au terme de « social » son sens le plus juste. La langue est sociale, conventionnelle, arbitraire et nécessaire alors que la parole est individuelle, physique, libre et contingente.

La langue ne suppose pas de « préméditation » dit Saussure. Il ne veut pas signifier que l’on ne réfléchit pas à la formulation de nos énoncés, mais qu’il y a en fait un effet de « toute présence » de la langue. Les mots sont toujours déjà là. Nous pouvons réfléchir au choix de nos mots mais c’est déjà sur le fond de notre langue. Quand nous réfléchissons à ce que nous allons dire, il n’y a pas une intention qui serait hors de la langue et qui se déposerait sur tel ou tel vocable. C’est toujours déjà avec des mots que se fait le choix des mots qu’on va dire ou écrire.

Et cela s’explique davantage par le langage qui désigne la faculté de signifier ou de donner sens que par la langue qui est un système structuré de mots appartenant à une communauté précise. Le langage a à voir avec la capacité à faire ou à interpréter symboliquement. La langue désigne le système de vocables précis qui va se constituer en circuit fermé à partir de ça. 

C’est progressivement que l’enfant va passer du langage à la langue. Et c’est de langage dont parle le philosophe Alain quand il évoque ce monde de signes d’où sa frêle existence dépend. L’enfant ne naît pas, selon lui, dans un monde de choses parce que sa présence, ses cris, tous les tressaillements de son visage et de son corps seront d’emblée insérés dans une machine à interprétation notamment par sa mère qui se situe d’emblée en position de répondre à ce qu’elle choisit de concevoir comme un appel tout en sachant que ce n’en est pas un d’abord. Nous naissons dans un bain de langage, de sens avant de naître dans le monde physique, lequel finalement sera dés lors et, à jamais, « évité ».  Que l’être humain soit un être de langage désigne en fait cette donnée: le vouloir dire. Le propre de l’homme c’est de recouvrir le vouloir vivre de la nature du vouloir dire de toute société humaine. 


           Il est dés lors un part d’innocence, de candeur, de neutralité qui nous est à tout jamais interdite dans notre rapport à la nature. La reconquérir est peut-être possible mais ce sera au prix d’un travail (dont d’ailleurs il n’est pas exclu que ce soit un travail sur les mots). Quiconque s’interroge sur sa façon d’être et de percevoir les phénomènes naturels y trouvera nécessairement à l’oeuvre un questionnement: qu’est-ce que ça veut dire? Nous sommes préposés à la question, à l’énigme, à la recherche, à l’éternel second degré, parce que nous avons été élevés dans ce postulat de départ qu’il est hors de question que la vie, le monde soient simplement « comme ça ». Or cette radicale impossibilité d’adopter une posture neutre trouve son origine dans le bain de sens dans lequel nous avons fait notre « apparition ». Parmi tous les faits déterminants et contraints au travers desquels la condition humaine s’impose aux hommes comme un « déjà là » incontournable, le langage occupe sans contestation la première place. 

C’est aussi pour cela que quand nous cherchons nos mots c’est nécessairement avec le déjà-là des mots de notre langue que nous les cherchons, car au fil de ce décryptage incessant de toutes ces attitudes dont il va se voir l’objet de la part de son entourage va naître l’assimilation d’abord confuse puis parfaitement maîtrisée des consonances baptisant sans relâche tel ou tel de ses gestes, telle impression, tel besoin, etc, et cela jusqu’à ce que le bébé passe du statut de décrypté à celui d’utilisateur du code utilisé par ces proches. 


En résumé, tout enfant humain naît dans un « vouloir dire » qui lui est imposé et qui lui interdit d’exister « gratuitement ». Tout ce qu’il fait a du sens pour son entourage. Il acquiert ensuite par imprégnation cette capacité à faire sens dont il va se servir pour exprimer ses besoins, ses envies, ses impressions. Ce vouloir dire est d’emblée structuré en fonction de la langue maternelle dans laquelle il voit le jour, de telle sorte qu’il est finalement dés son plus jeune âge embarqué dans l’aventure du social, du commun et d’une humanité signifiante aux yeux de laquelle rien n’existe sans vouloir dire.

On mesure bien ainsi tout ce que la parole, par comparaison, revêt d’accessoire, d’accidentel, d’individuel mais de libre aussi. 

Dans la parole Saussure distingue ce qu’elle dit, c’est-à-dire la façon dont l’émetteur de discours va utiliser la langue pour exprimer son intention propre. Parler, c’est faire un usage individuel d’un instrument général et générique, de ce qu’elle fait en le disant, c’est-à-dire de tout ce qui de la bouche, du palais, du pharynx, du souffle va faire du son articulé. Parler c’est créer du son articulé, c’est-à-dire relier du logos (langue) avec de la phoné (voix en grec). 

L’intention de Ferdinand de Saussure est d’expliquer en quoi la langue peut être l’objet d’une science. Son objectif se focalise donc sur ce qui constitue spécifiquement la langue. On aborde donc les quatre points:

  1. Dans la totalité du vouloir dire (finalement la langage désigne à la fois le vouloir dire et ce fond commun à toutes les langues, cette aptitude à parler sa langue commune à toutes les langues qui recouvrent le globe. Il est donc un fait universel qui se disperse dés que l’on se porte vers la langue qui est propre à une communauté et qui « fait » communauté. Sur ce point il faut penser à la tour de Babel dans la Bible), la langue se démarque des autres formes plus floues de symbolisme par son caractère systématique et, en un sens figé, défini, arbitraire: tel signe vaut pour tel concept ou pour telle nuance de concept, et c’est comme ça. La langue est par essence contractuelle, ce qui ne signifie pas que l’on puisse signer ou pas le pacte qui nous relie à notre langue (on n’a pas le choix) mais qu’il désigne une convention qui relie entre eux tous les membres de la même communauté. On pourrait dire de la langue est « un contrat non libre ». Elle est le paroxysme même de l’exigence contractuelle. Elle est acquise et non innée. Elle est séparable de la parole au point que l’on peut activer sa langue sans jamais faire usage de la parole. Cela s’appelle « penser ».
  2. Saussure veut vraiment faire de la langue l’objet spécifique d’une science, et pour cela la débarrasser de tout ce que la parole notamment peut y insinuer de contingence, de liberté, d’impondérable humain, d’aléa lié à l’histoire. Plus personne ne parle grec ancien mais on peut saisir néanmoins l’esprit de cette langue et voir tout ce que les langues actuelles de certains pays lui doivent étymologiquement. Aussi compréhensible que soit l’intention de Saussure, on ne peut pas s’empêcher de s’interroger sur la question de savoir ce qui de la parole est à même de vitaliser une langue (puisque une langue que l’on ne parle plus est dite morte)
  3. Le langage est hétérogène: cela veut dire que l’on peut associer une réalité ou un fait qui se trouve dans la nature à une chose qui se trouve dans la culture des hommes alors que dans la langue, il n’y a que de la pensée, pas de réel. Le signe est psychique, pas physique. Le signe d’une langue est composé d’un signifiant ch/e/v/a/l qui est associé à l’idée d’un cheval, mais pas du tout aux chevaux réels, de telle sorte qu’il existe une parfaite autonomie de la langue par rapport à la nature. Le paradoxe consiste dans le fait que l’été humain utilise le filtre de la langue qui est un outil mental pour accéder à une réalité physique et toute la question se pose de savoir jusqu’à quel point cette constante traduction peut aller sans devenir une trahison (mais alors elle le serait dés le départ)
  4. La totalité de ce 4e point est polarisée vers un seul objectif: convaincre les lectrices et lecteurs que la langue, tout aussi psychique qu’elle soit possède une dimension très concrète et finalement bien plus que la parole. C’est loin d’être évident puisque la parole est un acte alors que la langue est un outil mental. La démonstration de Saussure est double. D’abord, il est clair que ces associations qui font la langue d’une ou plusieurs nations sont suffisamment déterminantes socialement pour créer des combinaisons neuronales et synaptiques dans le cerveau, sachant que l’on avait déjà à cette époque clairement identifié la zone du cerveau correspondant aux troubles aphasiques (perte de langue). D’autre part les éléments qui concourent à une prise de parole sont infiniment moins clairs et distincts que ce que la langue appelle les phonèmes. C’est comme si l’on y voyait plus clair dans la parole dés lors qu’on la considère du point de vue de la langue, parce que le son finalement s’y traduit en écriture du signe: ch/e/v/a/l. On comprend mieux ce que veut dire Saussure quand on pense que son but est la linguistique, une science se donnant comme objet d’étude la langue. Il y aurait de grandes difficultés à faire une science de la parole, même si elle se rapproche d’une branche de la linguistique appelée la phonétique (à ne pas confondre avec la phonologie qui s’intéresse à la façon dont des sons s’articulent pour former des unités de sens alors que la phonétique se porte vraiment sur ce qu’une langue a de sonore, indépendamment de son sens). On ne peut pas s’empêcher de penser que quelque chose dans la parole est trop imprévisible, trop libre et finalement trop vivant pour pouvoir entièrement se soumettre à un travail scientifique. Nous verrons qu’il y a dans toute langue une dynamique, une logique qui ne peut fonctionner qu’en circuit fermé, clos sur lui-même. La parole, revitalise la langue elle est ce dont la disparition entraîne la mort d’une langue au sens où l’on évoque des langues mortes. Mais ces langues mortes peuvent encore faire l’objet d’études et de protocoles scientifiques. Il y a donc dans le 4e point évoqué quelque chose qui ne fait que reprendre et conforter les acquis du 2e.


2) L’arbitraire du signe linguistique

Parmi toutes les caractéristiques de la langue décrites ici par Saussure, il en est une qui est primordiale, c’est le fait qu’elle soit arbitraire. Mais qu’est-ce que ça signifie? Qu’il n’y a pas de rudiment de lien naturel entre ce qui est signifié et ce qui est signifiant dans un signe linguistique. C’est exactement ce que veut dire Juliette quand elle évoque le fait que sous un autre nom, la rose ne cesserait pas de sentir aussi bon.  Il y a une réalité dans laquelle se produisent des sensations (sentir bon) et nous donnons des noms à ces choses de la réalité qui créent ces sensations. Il semble aller de soi dés lors que toute langue s’accomplit comme une sorte de « baptême » sans cérémonie par le biais duquel une communauté humaine décide de donner ainsi des noms à des choses en fonction de ce que sont ou de ce que font ces choses. 

Nous avons spontanément tendance à penser qu’il y a un lien naturel entre le nom et la chose. Mais, selon Saussure, c’et complètement faux et plusieurs évidences lui donnent raison. En premier lieu, il faut absolument réaliser que ce qui est signifié n’est jamais une chose réelle mais un concept, un genre. La notion de cheval ne peut exister qu’en tant que terme général, ou mieux encore générique (qui constitue un genre). Cela signifie que « le » cheval n’existe pas. « Cheval » est une idée sous laquelle nous « rangeons » tous les chevaux réels que nous croisons en dépassant leurs différences. C’est exactement ce que veut dire Saussure quand il insiste sur le fait que toute langue est fondamentalement « classement ». On me demande de dire ce qu’est cette chose verte avec des épines et des pétales rouges aux extrémités, je réponds que c’est une fleur (et c’est déjà une certaine façon de classer cette chose dans les végétaux, par opposition aux minéraux, aux animaux) puis il est question de « spécifier », je dis alors que c’est une rose (ce qui la distingue des tulipes ou des pâquerettes), puis encore de préciser: je peux alors évoquer telle ou telle configuration propre à cette rose, mais aussi loin que je puisse aller dans le mouvement de singularisation de cette rose là, de cette héccéïté, ce seront toujours des mots qui viendront à mon esprit, des mots génériques, des mots qui vont classer dans des tiroirs lexicaux de plus en plus précis cette rose là, des mots qui vont indiscutablement faire signe de tout ce que cette rose a d’unique pour moi, mais faire signe seulement. 

On comprend alors tout ce que l’acte de nommer et de concevoir des énoncés linguistiques revêt à la fois de fascinant et de désespéré. C’est comme si l’être humain profitait de l’occasion d’un sensation, d’un contact avec une réalité physique pour s’enfermer dans la systématique d’une langue au sein de laquelle il va déclencher un processus plus ou moins approfondi de spécification qui, de toute façon est voué à l’échec car ce qui fait que cette rose est cette rose « là » et pas une autre n’est pas dicible « en soi ». Une langue est un instrument de différenciation de très haute précision, ce qui signifie que grâce à elle, nous savons ce que n’est pas une chose, un être, un élément mais n’exprimons jamais ce qui fait qu’elle EST positivement cette chose ou cet être.

C’est assez évident quand on y réfléchit: si un être humain était un jour parvenu à exprimer exactement l’essence, la nature authentique d’une chose ou d’un être par un nom 1) ce nom écraserait absolument tous les autres, de telle sorte que la multitude des langues n’aurait plus lieu d’être. Il n’existerait plus que ce nom pour cette chose, or évidemment, ce n’est jamais le cas 2) Invoquer le nom ce serait « réellement »faire apparaître la chose, ce qui relève de la magie. On peut objecter que si je dis une rose toute le monde visualise une rose mais évidemment dans son imagination. Non seulement ces images ne seront pas les mêmes mais elles ne seront que des images de roses, des souvenirs que l’on plaque aléatoirement sur un concept: la rose.

Le signe est donc entièrement de nature psychique, il relie le signifiant qui est ce que Saussure appelle « l’image acoustique » ou en d’autres termes l’empreinte psychique d’un son comme a/r/b/re au signifié que est le concept d’arbre. En un sens l’image acoustique s’apparente à une sorte de stimulation sonore (parole) ou graphique (écriture) qui active dans la pensée du récepteur et de l’émetteur un concept commun, c’est-à-dire communicable. Par conséquent tout usage d’une langue, tout énoncé linguistique se conçoit d’abord (et peut-être seulement mais c’est toute la question à venir) comme l’installation d’une « zone » « arbre » ou «  rose » qui est comme le terrain commun dans lequel se retrouvent deux pensées celle de l’émetteur et du récepteur ou du groupe s’il s’agit d’une assemblée. Cela signifie que toute parole ou écriture, avant de vouloir dire quelque chose, instaure un lieu commun, fait communauté, ou pour être clair, que toute personne qui évoque la rose fait moins signe de la réalité de la fleur qu’elle ne crée la communauté de celles et ceux pour qui cette empreinte psychique acoustique ou graphique fait signe de la fleur. L’effet premier de tout énoncé linguistique est la communication, pas la signification, ou, pour être plus précis, si elle fait signification, c’est  d’abord et avant tout pour la zone commune qui se crée à partir de celle et ceux qui la comprennent. 


Et de fait cette fonction communautaire est indiscutable contrairement à celle d’expression (est-ce que le nom exprime vraiment la chose?). Ce qui se joue dans le caractère arbitraire, c’st finalement ça, c’est-à-dire que cet arbitraire est exactement la condition sine qua non par laquelle se font les communautés humaines, les cultures, les structures à partir desquelles les civilisations et les peuples humains organisent leur penser, structurent ce que c’est que penser. On comprend mieux ainsi à quel point l’énoncé de Saussure va loin, à quel point on peut lui donner un sens qui transcende le premier niveau auquel on l’avait situé. Ce n’est pas seulement que le signe linguistique est de nature psychique, c’est plutôt qu’il y a dans le signe linguistique quelque chose qui suscite la nature même de l’acte de penser. Dans cette sorte de dimension commune qui s’instaure par la stimulation de cette empreinte psychique d’un son ou d’un graphème, il y a bien quelque chose d’une modalité spécifique de pensée qui s’impose à nous et qui se structure par le biais de ces signifiants. 

Puisque il n’y a pas de rudiment de lien naturel entre le signifiant et le signifié, il nous bien envisager que ce qui finalement suscite et motive une langue c’est de s’appuyer sur les choses de la nature, sur la rose comme pur prétexte à ce qu’une culture puisse à partir d’elle se structurer en communauté, en l’appelant « rose ». Nommer, par conséquent, se conçoit davantage comme l’acte de fermeture sur soi d’une structure linguistique qui fait communauté que comme une ouverture vers la nature, ou vers le monde.  Aussi loin qu’on tente d’aller dans la démarche qui consiste à rendre compte d’une chose par un nom, elle sera nécessairement seconde par rapport à cette autre qui se définit comme l’instauration d’une culture permettant à ses membres de se retrouver sur une plate forme psychique commune au sein de laquelle le signifiant r/o/se fera signe de la fleur qui est bon. De ce point de vue là, quand Juliette évoque la fleur qui sentirait bon sous un autre nom, il faut quand même lui répondre qu’elle est en train de remettre en cause le principe même autour duquel se constitue et se structure les cultures. Pour une italienne, ce n’est que sous le terme de « rosa » qu’elle peut sentir bon. C’est un peu comme si appelant de ses voeux une rose innommable ou « pluri-nommable », elle s’immergeait sans s’en rendre compte dans l’utopie d’une nature sans culture (mais s’agit-il vraiment d’une utopie, d’un non lieu?). Pour être encore plus clair, il n’est pas exclu qu’évoquant dans sa tirade le bonheur de pouvoir aimer Roméo sans son nom, dans une dimension innommable, il y ait quelque chose de ce voeu qui revienne à considérer que le seul amour qui pourrait les réussir ne rassemblerait plus deux êtres humains. (Se pourrait-il qu’il faille choisir entre un amour authentique et un amour humain?)


On comprend mieux ainsi ce qu’implique ce terme d’arbitraire qui s’oppose au rudiment de lien naturel. Mais il reste quand même à expliquer ce miracle de la langue grâce auquel elle pose à chacun de ces énoncés une entente, cette plate forme psychique dans la communauté de compréhension de laquelle une culture voit le jour.  Claude Lévi-Strauss insiste en effet sur le rôle déterminant du langage dans la culture. Par langage, ce qu’il faut entendre ici c’est cette capacité commune aux hommes grâce à laquelle l’humanité se scinde en communautés linguistiques (langues) 

« Le langage apparaît comme le fait culturel par excellence, et cela à plusieurs titres ; d'abord parce que le langage est une partie de la culture, l'une de ces aptitudes ou habitudes que nous recevons de la tradition externe ; en second lieu, parce que le langage est l'instrument essentiel, le moyen privilégié par lequel nous nous assimilons la culture de notre groupe... un enfant apprend sa culture parce qu'on lui parle ; on le réprimande, on l'exhorte, et tout cela se fait avec des mots ; enfin et surtout, parce que le langage est la plus parfaite de toutes les manifestations d'ordre culturel qui forment, à un titre ou à l'autre, des systèmes, et si nous voulons comprendre ce que c'est que l'art, la religion, le droit, peut-être même la cuisine ou les règles de la politesse, il faut les concevoir comme des codes formés par l'articulation de signes, sur le modèle de la communication linguistique. » 

Le langage est culturel parce que son acquisition n’est pas innée, naturelle, parce que c’est par son entremise que nous assimilons la culture de notre lieu de naissance mais surtout (c’est le 3e point le plus important) parce que toutes les productions d’une culture, à savoir la religion, la religion, la politique, la science, etc, sont structurés par des opérateurs grammaticaux, syntaxiques, donc linguistiques.

Comment donc une langue est-elle à même de créer cette dimension de compréhension fédératrice et culturelle?




3) la double articulation  (André Martinet)

« On entend souvent dire que le langage humain est articulé. […] Il n’est pas douteux que ce terme corresponde à un trait qui caractérise effectivement toutes les langues. Il convient toutefois de préciser cette notion d’articulation du langage et de noter qu’elle se manifeste sur deux plans différents : chacune des unités qui résultent d’une première articulation est en effet articulée à son tour en unités d’un autre type.

La première articulation du langage est celle selon laquelle tout fait d’expérience à trans­mettre, tout besoin qu’on désire faire connaître à autrui s’analysent en une suite d’unités douées chacune d’une forme vocale et d’un sens. Si je souffre de douleurs à la tête, je puis manifester la chose par des cris. Ceux‑ci peuvent être involontaires; dans ce cas, ils relè­vent de la physiologie. […] Mais cela ne suffit pas à en faire une communi­cation linguistique. Chaque cri est inanalysable et correspond à l’ensemble, inanalysé, de la sensation douloureuse. Tout autre est la situation si je prononce la phrase, j’ai mal à la tête. Ici, il n’est aucune des six unités successives, j’ai, mal, à, la, tête qui corresponde à ce que ma douleur a de spécifique. Chacune d’entre elles peut se retrouver dans de tout autres contextes pour communiquer d’autres faits d’expérience : mal, par exemple, dans il fait le mal, et tête dans il s’est mis à leur tête. On aperçoit ce que représente d’économie cette première articulation: on pourrait supposer un système de communication où, à une situation déterminée, à un fait d’expérience donné correspondrait un cri particulier. Mais il suffit de songer à l’infinie variété de ces situations et de ces faits d’expérience pour comprendre que, si un tel système devait rendre les mêmes services que nos langues, il devrait comporter un nombre de signes distincts si considérable que la mémoire de l’homme ne pourrait les emmagasiner. Quelques milliers d’unités, comme tête, mal, ai, la, largement combinables, nous permettent de communiquer plus de choses que ne pour­raient le faire des millions de cris inarticulés différents.

La première articulation est la façon dont s’ordonne l’expérience commune à tous les membres d’une communauté linguistique déterminée. Ce n’est que dans le cadre de cette expérience, nécessairement limitée à ce qui est commun à un nombre considérable d’individus, qu’on communique linguistiquement. L’originalité de la pensée ne pourra se manifester que dans un agencement inattendu des unités. L’expérience personnelle, incommunicable dans son unicité, s’analyse en une succession d’unités, chacune de faible spécificité et connue de tous les membres de la communauté. On ne tendra vers plus de spécificité que par l’adjonction de nouvelles unités, par exemple en accolant des adjectifs à un nom, des adverbes à un adjectif, de façon générale des déterminants à un déterminé. Chacune de ces unités de première articulation présente, nous l’avons vu, un sens et une forme vocale (ou phonique). Elle ne saurait être analysée en unités successives plus petites douées de sens : l’ensemble tête veut dire « tête » et l’on ne peut attribuer à tê‑ et‑ te des sens distincts dont la somme serait équivalente à « tête ». Mais la forme vocale est, elle, analysable en une succession d’unités dont chacune contribue à distinguer tête, par exemple, d’autres unités comme bête, tante, ou terre. C’est ce qu’on désignera comme la deuxième articulation du langage. Dans le cas de tête, ces unités sont au nombre de trois; nous pouvons les représenter au moyen des lettres t e t, placées par convention entre barres obliques, donc /tet/. On aperçoit ce que représente d’économie cette seconde articulation : si nous devions faire correspondre à chaque unité significative minima une production vocale spécifique et inanalysable, il nous faudrait en distinguer des milliers, ce qui serait incompatible avec les latitudes articulatoires et la sensibilité auditive de l’être humain. […] Un énoncé comme j’ai mal à la tête ou une partie d’un tel énoncé qui fait un sens, comme j’ai mal ou mal, s’appelle un signe linguistique. Tout signe linguistique comporte un signifié, qui est son sens ou sa valeur, et qu’on notera entre guillemets (« j’ai mal à la tête», « j’ai mal », «mal »), et un signifiant grâce à quoi le signe se manifeste, et qu’on présentera entre barres obliques (/ze mal a la tet/, ze mal/, /mal/). C’est au signifiant que, dans le langage courant, on réserverait le nom de signe. Les unités que livre la première articula­tion, avec leur signifié et leur signifiant, sont des signes, et des signes  a minima puisque chacun d’entre eux ne saurait être analysé en une succession de signes. Il n’existe pas de terme universellement admis pour désigner ces unités. Nous emploierons ici celui de monème.

Comme tout signe, le monème est une unité à deux faces, une face signifiée : son sens ou sa valeur, et une face signifiante qui la manifeste sous force phonique et qui est composée d’unités de deuxième articulation. Ces dernières sont nommées des phonèmes. »

      [André Martinet, Eléments de linguistique générale, 1967, p 13-14, Collin]


Ce texte répond complètement à la question et cela justifie que nous nous confrontions à sa difficulté. Ici encore le terme de « langage » est à comprendre comme « structure commune à toutes les langues ». Autrement dit, bien qu’utilisant des mots et parfois des fonctions différentes, toutes les langues sont structurées par une double articulations: celle des monèmes (plus petites unités de sens) et celles des phonèmes (plus petites unités de son).

Aristote déjà insistait sur le fait que tout énoncé linguistique est l’articulation de la phoné (voix) et du logos (raison, sens); mais ici Martinet va beaucoup plus loin en pointant que cette articulation est double. 

En premier lieu, il faut bien comprendre que c’est justement cette articulation qui fait le langage. Crier en soi est juste une réaction par quoi ne se structure rien, pas davantage un sens qu’une communauté. On pourrait dire que cela fait signe de quelque chose, mais c’est tout.  Mais voilà que je dis: « j’ai mal à la tête ». L’énoncé consiste dans l’association de mots dont le sens isolé peut tout aussi bien convenir à des situations très différentes: avoir comme posséder, mal comme être un démon du mal, tête comme être à la tête d’un groupe. Ce n‘est donc pas du tout le sens de chacun des mots qui constitue ici le message mais la liaison  qui rend communicable le fait de ma douleur à la tête, même si , de fait, aucun de ces mots n’exprime la singularité de mon mal de tête. 

Cela veut dire que des mots qui dans d’autres phrases aurait un sens très différent ici corresponde grosso modo à ce que je veux exprimer. Si chaque situation imposait des mots nouveaux, ce serait évidemment complètement ingérable. Il existe donc un principe d’économie par le biais duquel, la combinaison en laquelle consiste cette phrase parvient par un jeu de fonctions (sujet/verbe/complément de lieu) à fair signe de ce que je veux exprimer.  Toute langue est une combinatoire et c’est heureux parce que s’il fallait un cri spécifique pour exprimer toutes les situations, notre mémoire n’y suffirait pas.  Ces unités dont parle Martinet se définissent comme « monèmes », c’est-à-dire finalement comme mot.  La langue française se compose approximativement de 300 000 mots. Pour évoquer ceux qui sont le plus couramment utilisés peuvent être réduits au chiffre de 30000. Cela signifie que la langue française est capable avec 30000 monèmes de faire signe de toutes les situations, ou réalités  ou pensées ou sentiments ou sensations, etc, sur une plate forme psychique commune que l’on appelle le français.

Cette importance à tous égards cruciale et même incontournable de la combinatoire dans toute langue explique à nouveau cette notion d’arbitraire. Aucun mot finalement n’exprime vraiment une chose de façon isolée. « Tête » peut vouloir dire plusieurs choses et l’énoncé avoir mal à la tête ne revêt aucune ambiguïté. Si le mot t/ê/te était naturellement lié à la tête d’une personne, il ne pourrait pas convenir aussi à cet autre sens, d’être à la tête d’un groupe. Il y a une efficace métaphorique constante dans la langue, de telle sorte que le sens n’est jamais ambiguë dans une phrase mais qu’il l’est en soi, d’où ce qu’on appelle la plurivocité (plusieurs sens d’un mot). On peut également comprendre cette première articulation (celle des monèmes) et disant qu’elle constitue « un axe des différences en présence », c’est-à-dire que le sens de la phrase vient finalement de ce que l’espace entre les éléments qui la composent est signifiant parce le « j’ » dit le sujet que « ai » dit le verbe et que « à la tête » exprime le complément de lieu. Ce sont nécessairement des différences (ou des espaces, des interstices) qui font que l’on  comprend un énoncé.  C’est là toute la richesse d’une combinatoire linguistique.


Ce sont donc aussi ces différences qui instaurent cette plate forme psychique commune. Il faut maintenant aborder l’une des perspectives les plus essentielles: comment évoquer avec cette combinatoire qui parvient à faire sens grâce à une mise en présence de différences par un jeu de fonctions grammaticales la spécificité d’une situation? Comment exprimer que mon mal de tête est vraiment différent de celui des autres? Martinet nous propose deux réponses:

  1. Par le fait de faire jouer ces différences en associant des monèmes inattendus, par exemple: « c’est comme une perceuse qui me vrille l’intérieur du crâne ». On peut même imaginer des métaphores plus poétiques. C’est la voie de l’originalité. C’est ce que Big Brother (et Cyril Hanouna) veut réduire par la novlangue (ou par TPMP). Combien de mots sont-ils utilisés sur Arte? Combien sur C News? Combien sur RTL?  Combien sur France-Culture? C’est une très bonne question.  Une seule chronique de Clément Viktorovitch à France-Info contient sûrement plus de mots que trois ou quatre émissions des grosses têtes écoutées en continu (si on tient le coup).
  2. Par la spécification de la situation grâce à l’adjonction de mots et surtout de fonctions adverbales, adjectives, etc.

Dans cette articulation, ce qui prévaut ce sont donc les plus petites unités de sens: « t » ne veut rien dire, mais le monème commence si j’ajoute un a et que je désigne un adjectif possessif « ta » tête: la tête qui est tienne. Ceci dit le « t » et bien présent dans le mot tête ou ta. Le monème commence là où justement je ne prête pas attention aux sonorités qui le composent, mais en même temps je ne le comprendrai pas sans ces sonorités: t/ê/te. C’est la seconde articulation qui se définit par la combinaisons de phonèmes, des plus petites unités de son. On retrouve « te » dans « tente » ou « tante » ou « terre », mais il serait stupide de porter sur le phonème « te » le regard d’un monème, à moins que cela désigne le te de « je te vois » qui là a un sens. 

ici encore Martinet insiste sur le principe d’économie, mais ce n’est pas le même que celui des monèmes, d’abord parce qu’il y a en gros entre 25 et 30 phonèmes dans une langue (alors qu’il ya 300 000 monèmes dans le français), mais aussi parce que l’axe des différenciations ne fonctionne pas de la même façon. Il ne relie pas les unités en présence, mais les unités en absence. Pour que les phonèmes s’agrègent en monèmes dont je vais comprendre le sens dans la phrase, il faut que chaque membre de la communauté dispose d’une certaine façon de l’intuition de toutes les variables au fil desquelles tête par exemple se distingue de bête ou de crête, etc. On pourrait dire que ça va sans dire, mais justement que c’est ce « va sans dire » qui permet de « dire ». 

En d’autres termes, quelque chose de l’acquisition d’une langue fait de nous des « génies » puisque c’est toujours sur le fond de toutes les combinaisons possibles de phonèmes que nous saisissons la combinaison « tête » comme voulant dire la partie la plus haute de l’individu ou la première place d’un groupe, et qu’à aucun moment (sauf problème d’écoute) la confusion avec « bête »  n’est envisageable. Sans cela il serait impossible qu’à peine trente phonèmes permettent de créer autant de monèmes, lesquels, adjoints dans telle phrase me délivre tel ou tel sens. Ici aussi, on mesure ce qui relie entre eux les membres d’une même communauté linguistique, à savoir cet incroyable et presque infini réservoir de combinaisons de phonèmes possibles sur la base duquel nous saisissons, du premier coup, le sens de celui-là, de celui qu’on nous adresse. Le sens nait de cette double articulation et nous réalisons à quel point cet outil là est à la fois un outil de très grande précision et en même temps un outil d’approximation.


Le principe d’économie porte ici sur les modulations sonores. L’homme dispose d’une langue, d’un palais, de cordes vocales, d’un pharynx, et d’une respiration, d’un souffle qui projetés dans cet appareil bucco-pharyngé module des sons. Cet instrument comme tout instrument à vent est limité dans le comptant de modulations sonores qu’il est capable d’émettre. Les combinatoires: celle des mots d’abord et de la phrase ensuite rendent possible un nombre infini d’énoncés communicables possibles avec un nombre très limité de modulations sonores. Mais cela repose en premier lieu sur une forme de présupposé, de bagage, de réservoir tout à la fois improbable et pourtant très présent, voire incontournable, celui des monèmes que ne sont pas ceux qui sont présents dans cet énoncé là, parce que tel phonème est autre. Je ne comprendrai pas le sens du mot tête si je ne possédais pas celui du mot bête. Nous possédons le sens, le pressentiment de tout ce qu’une infime variante sonore implique, mais en même temps, cela n’a vraiment rien d’intuitif ou de « pressenti » puisque c’est ça: acquérir une langue.

Ce que nous sommes intuitivement par contre, c’est un potentiel combinatoire ahurissant et cela a probablement rapport à des capacités cérébrales extrêmement riches et fécondes même s’il faut bien se garder d’y voir un signe d’élection ou de supériorité qui serait propre à notre espèce. Ce n’est pas parce que nous avons telle ou telle structure cérébrale que nous sommes des êtres de langage mais parce que nous avons développé cette capacité linguistique que nous avons ce cerveau.




Récapitulons: les monèmes sont les plus petites unités de sens. Dans toutes langues, ils ne peuvent pas se concevoir sans être « en nombre » (300000 dans le français, et 30000 utilisés dans le langage courant). Cela signifie que, le plus souvent, tous les français se situent dés qu’ils parlent cette langue sur cette plate forme psychique commune sur laquelle ils s’échangent des énoncés dont il faut bien concevoir qu’ils sont mentaux en ce sens qu’ils évoquent des réalités qui ne sont « pas là ». Mais comment brasser ces 30000 monèmes dont chacun signifie une nuance de sens différente? Faut-il qu’à chaque monème corresponde terme à terme un phonème. Cela signifierait qu’il faudrait que nous puissions tirer de cet instrument à vent que notre appareil bucco-pharyngé est 30000 sons différents et de fait, c’est impossible. Nous n’avons pas assez de latitude articulatoire physique pour produire toutes ces modulations sonores. La plupart des langues ne dispose que d’une trentaine de phonèmes. Il faut donc qu’avec une trentaine de phonèmes on puisse exprimer 30 000, voire 300 0000 monèmes. Cela ne peut s’effectuer qu’à l’aide d’une combinatoire. Ces trente phonèmes peuvent donner lieu à un nombre de combinaisons considérable, mais cela suppose que nous disposions virtuellement d’une intelligence suffisante pour saisir toutes ces combinaisons ou, pour le dire autrement, que cette combinatoire soit comme la toile de fond sur la base de laquelle nous détachons et comprenons tous les énoncés possibles. C’est ici que c’est intéressant car si concrètement ce n’est pas le cas, si de fait, nous ne sommes pas égaux dans la connaissance des monèmes, nous le sommes virtuellement dans celle des phonèmes, de telle sorte que chaque membre de la communauté linguistique française qui forcément détient les 30 phonèmes a nécessairement en lui les 300 000 monèmes, voire plus mais comme une base virtuelle qu’il ne met pas nécessairement en activité (et ici interviennent des facteurs dérangeants comme l’éducation la classe sociale, l’environnement stimulant ou non, etc.)

C’est à la lumière de cette seconde articulation qu’il est possible de poser la question de l’ineffable, c’est-à-dire de ce dont on considère que cela ne peut pas être exprimé par des paroles, par des mots, bref tout ce dont on dit, des trémolos dans la voix que c’est « au-delà des mots », parce que c’est trop beau, parce que c’est trop intense, etc. (On peut mettre en regard l’ineffable et l’innommable qui finalement désigne la même chose sauf que le premier a une connotation méliorative et le second péjorative).


Qu’est-ce qui peut échapper à cette combinatoire par l’efficace de laquelle des monèmes sont exprimés à l’aide de phonèmes?  Comment a-t-on les mots pour le dire? Par le biais d’un potentiel combinatoire grâce auquel des unités qui n’ont pas de sens (phonèmes) sont liées pour constituer des unités qui en ont (monèmes). Le sens jaillit  comme une étincelle de l’adjonction de ces pierres que sont les phonèmes et qu’on relie dans dans mots. Le potentiel de ces combinaisons est si élevé que quantitativement parlant, il ne semble pas qu’une seule nuance de réalité, d’émotion, de matière, de pensée, bref de vie, ou encore de l’être puisse échapper à cette puissance infinie de combinaisons. 

Toutefois, nous avons dit « quantitativement parlant », ce qui veut dire qu’avoir une langue, c’est combiner des sons et des graphèmes (on pourrait presque dire des tags, en un sens, mais des tags avec un sens) , c’est totalement ça mais c’est « juste » ça. Dans la combinatoire d’un système quel qu’il soit, ce qui fait sens, c’est que l’on va élaborer des combinaisons qui vont acquérir tout leur sens de n’être pas identique à telle autre combinaison. Toute langue est un système de variations «  quantitatives » à l’aide duquel nous faisons signe de variations qualitatives. Je peux bien appliquer à cette rose une multitude de termes que l’on peut appeler fallacieusement qualificatifs, cela restera des variables de quantité dont on pourrait créditer d’autres fleurs. La rose est plus rose que la chair par exemple, etc. Mais en même temps il y a quelque chose dans le fait que cette rose « est » que cette combinatoire ne pourra pas dire, dans le donné de sa pure existence. C’st exactement comme lorsqu’on dit que l’on est triste, qu’une autre personne le dit, que vous pouvez discuter du plus et du moins de tristesse mais qu’en même temps être triste pour vous et être triste pour cette personne ne peuvent pas exactement coïncider. Cette efficience d’une qualité de tristesse nouvelle, les mots ne sauront pas la dire. Elle recèle quelque chose d’idiosyncrasique, et surtout quelque chose d’indivisible, de continu.



« Dans la langue, il n’y a que des différences »: nous comprenons maintenant la profondeur de cette affirmation de Saussure. Toute langue est un fantastique instrument de classification avec un pouvoir de désignation incroyable grâce à l’amplitude de sa combinatoire, mais en même temps, la condition d’efficacité de cette combinatoire repose sur sa puissance distinctive, c’est-à-dire sur la capacité d’un monème de se distinguer de cette autre combinaison de phonèmes qu’est un autre monème. Finalement c’est d’ailleurs la capacité de distinction des phonèmes entre eux qui est fondamentale dans ce système.  Mais comment un instrument qui est si exclusivement fondé sur une capacité de distinction entre des combinaisons au sein d’une combinatoire dont le jeu est proprement infini pourrait-il recouvrir par ce jeu de distinctions entre des termes ou des formulations la variation pure, continue du devenir? Commet rendre compte par un jeu de différences  de termes de ce qui ne fait que différer en en étant finalement qu’un seul, qu’un seul et unique courant embarquant dans son flux la totalité de ce qui est: ce que Bergson appelle la durée? Que toutes les choses qui sont, en tant qu’elles sont, ne composent en réalité qu’un seul et même devenir qui mute? 

Ce qui est particulièrement éclairant ici, c’est de réaliser que l’on peut répondre à cette question à la fois qu’il n’y a justement qu’une langue dont la combinatoire puisse par son amplitude couvrir un tel jeu de variables, et en même temps, qu’elle le peut dans l’exacte mesure où elle ne restituera pas positivement, pleinement dans son unité. En d’autres termes, ce devenir, cette durée, cet aiôn, la langue nous en donnera idée par tout ce qui est lui suscite de l’Autre, mais pas du tout en ceci qu’il est le Même. Que ce devenir soit « même », que rien ne s’échappe de lui, c’est ce dont dont nous ne nous ferons une idée par les mots que négativement, par défaut. Nous en ferons « signe » et ici encore nous comprenons vraiment ce sens. Mais que ce devenir soit même « en soi », dans une authentique plénitude et spontanéité d’être, jamais les mots ne pourront l’exprimer, le libérer effectivement. Juliette décidément n’a pas tort.


4) Le système de la langue et le pouvoir

La compréhension de cette double articulation nous permet d’avancer dans le rapport entre la langue et la réalité. Tout énoncé de langue est une association de monèmes reliés entre eux par des fonctions. Chacun de ces monèmes peut être utilisé pour exprimer un autre situation mais ce qui fait sens c’est justement cette association là. Ainsi 30000 monèmes suffisent dans la langue courante pour exprimer la plupart des choses que nous avons à dire puisque à partir d’eux, les combinatoires peuvent être différentes. Ces combinatoires sont structurées par ce que l’on peut appeler des opérateurs linguistiques que sont les fonctions: sujet, verbe, complément, avec toutes les nuances offertes par une langue (pluriel singulier, féminin masculin, passé, présent futur, lieu, temps, etc). C’est la première articulation. Il est possible d’affiner constamment le sens que rend possible cette articulation par l’adjonction de monèmes, en rallongeant la phrase. Le sens vient de tout ce qui est lié dans la phrase par la phrase mais en même temps on peut remarquer que cette compréhension fait fond sur toutes les autres combinaisons de monèmes possibles. Même si Martinet ne le dit pas, je comprends ce que veut dire « j’ai mal à la tête » parce que je sais aussi que « tête » dans un autre contexte veut dire commandement. 

Cela signifie que je comprends bien la phrase parce qu’en elle j’ n’est pas « ai » qui n’est pas « mal », etc et que dans ces espaces, quelque chose de la fonction s’énonce, mais aussi que tête ICI veut dire cela, est pas cette autre signification qui serait convoquée avec d’autres mots dans une autre phrase. 

La deuxième articulation descend plus profondément dans la structure des mots. Chacun d’eux est une articulation de phonèmes, ce qui signifie, comme nous l’avons vu, que sommeille en tout émetteur d’énoncés d’une langue comme un réservoir incroyable de toutes les combinaisons de phonèmes possible sur la base duquel celui-ci prend sens: r/o/se n’est pas p/o/se ou g/l/o/se ou p/au/se, etc. Aucun énoncé donc n’est transmissible ni même susceptible d’être émis sans se concevoir comme une séquence de sons ou de signes dont la structure combinatoire rend possible un jeu de nuances dont le but est de restituer les variations du réel. Mais le problème ici c’est que les variables de la réalité sont intensives, insensibles et continues et que l’on ne voit pas comment un jeu purement combinatoire de sons ou de monèmes expressifs, extérieurs, pourrait restituer cette continuité de variables.


Concrètement nous percevons bien la limite des mots et de l’incroyable potentiel d’expression de la langue lorsque nous réalisons à la fois que l’on comprendra grâce aux mots que la couleur de la rose, par exemple, n’est pas rouge ou orange mais bien rose, sauf que ce rose déjà est en train de pâlir ou de rosir. C’est de l’intérieur de ce que c’est qu’être rose que la couleur de la rose est en train de rosir, de même que c’est de l’intérieur de ce que c’est qu’embaumer que la rose est en train de sentir bon. S’il n’est pas possible que la rose sente aussi bon d’ailleurs que du fait d’être elle-même, il est possible qu’elle embaume en étant baptisée autrement par les hommes sauf que sans ce nom et tout ce que le travail combinatoire de la double articulation nous révèle, nous ne l’aurions pas remarqué grâce à un jeu de distinction de phonèmes et de monèmes par le biais duquel rien de cette odeur n’aurait été humainement décelable.  La question n’est pas vraiment de savoir si  la rose sentirait aussi bon sous un autre nom (la réponse est évidemment oui) mais plutôt de se demander si des hommes et plus particulièrement encore des italiens (puisque Juliette est italienne) aurait pu le remarquer sans leur langue et la réponse, ici, est NON.

Finalement la confrontation de l’affirmation de Juliette avec la double articulation d’André  Martinet nous met en face de deux questions: 

  1. Comment cette incroyable mécanique à produire des nuances de précision grâce à ce jeu subtil de combinatoire et à ce fond d’énoncés possibles sur la base desquels se constituent les seuls énoncés réels peut-elle fonctionner d’une façon telle qu’aucune réalité ne semble pouvoir échapper à sa nomination?
  2. Comment un jeu de variables expressives fondé sur des différences de termes (Rose/Rouge/ Orangé) pourrait-elle restituer des nuances intensives: « la rose rosit »?
  1. Pour répondre à la première, il convient de fonder tout ce qu’avance Martinet sur un jeu de différenciations qui ne fonctionne qu’en circuit fermé. Si la combinatoire des monèmes et des phonèmes peut s’activer dans la langue et rendre compte des actions, des ressentis, des pensées ou des faits de la réalité, c’est parce qu’elle fonctionne dans un système clos sur lui-même. Pour qu’un énoncé de sens puisse seulement être identifié, il faut que ces variables sonores ou graphiques se détachent d’un fond qui fonctionne en autonomie, donc seul.  Ce ne sont que par des différences que le système des signes et celui des nuances réelles s’entrexpriment. Nous sommes donc conditionnés par notre immersion et notre acquisition (forcée) de notre langue à percevoir un jeu de distinctions dans le réel qui correspond au jeu combinatoire de tous les possibles au sein de notre langue. La langue et le réel ne correspondent donc pas du tout par une identité de nature, et encore moins par une intrication de l’un dans l’autre, par une quelconque brèche ou porosité, mais par des différences qui dans l’un correspondent aux différences dans l’autre. Mais s’agit-il vraiment des mêmes différences?
  2. C’est justement tout l’enjeu de la 2e question et la réponse est, sans discussion, négative. Le jeu de données exprimables dans et par une langue est impressionnant. Sa mécanique est inouïe de précision, de justesse, de subtilité, mais aussi loin qu’il puisse aller, il ne s’en réduira pas moins toujours à une combinatoire symbolique, à des différences exprimés par des différences de termes, de monèmes ou de phonèmes. Par conséquent c’est nécessairement par des termes qui diffèrent entre eux qu’une langue s’efforce et s’épuise à rendre compte de ces variables par quoi une seule et même chose diffère en soi. Comment pourrait-on par le jeu combinatoire de différences entre termes « autres » se situer à la bonne hauteur de ce qui ne fait que différer par soi-même ?

Nous mesurons bien le problème: quelque chose de cette double articulation de la langue ne peut fonctionner que par des différences, des discontinuités, des ruptures de telle sorte que quiconque utilise une langue est d’emblée projetée dans une conception du temps qui est celle de chronos et pas du tout celle de l’Aiôn. Probablement n’est-il pas de détermination plus impérative et arbitraire de notre immersion dans une perception chronologique du temps que celle qui s’opère via la langue maternelle. Juliette exprime le décalage entre le signe et la chose, entre le nom et la rose mais nous comprenons bien à la fois qu’elle a raison et en même l’incroyable puissance de la mécanique dont elle sous-estime indiscutablement les effets. Mais de quoi s’agit-il? De tout ce qui du mécanisme décrit par Martinet nous permet de réaliser ce « fond » de phonèmes et de monèmes à partir duquel cet énoncé là prend sens. Pour que chaque énoncé se détache à la fois d’un autre énoncé et des autres mots dont se distinguent cet énoncé et des autres phonèmes dont se distinguent ceux qui sont ici articulés, il faut bien que les membres d’une même communauté linguistique détiennent comme un fond commun, comme un potentiel d’énoncés possibles sur la base desquels se détachent les énoncés réels. Mais en même temps, cela signifie que finalement en un sens, tout ce qui est exprimé l’est sur le fond d’une totalité exprimable déjà constituée.

Si le sens des monèmes et des phonèmes réside dans un pur processus combinatoire d’unités qui sont limitées, alors tout est déjà, en droit, exprimé même si cela ne l’est pas nécessairement en fait. Et cela pose un gros problème puisque cet exprimé « en droit » ne couvre pas du tout les variables nées, comme nous l’avons vu, de ce devenir de l’aiôn qui ne diffère qu’en soi-même et pas du tout de différences entre termes autres.


Pour le dire autrement toute entreprise d’émission ou de réception d’énoncés linguistiques  réside fondamentalement dans une forme de «  cadenassage » par le biais duquel, quelle que soit la teneur du message proféré, il ne peut l’être que sur la base de mots, d’opérateurs, de temps, de conjugaisons qui sont déjà effectifs, qui l’ont toujours été. Nous ne pouvons exprimer que ce qui a été entériné, validé, pointé, dicté par notre langue.  Que ce soit la rose qui soit à nommer, cela sans qu’elle s’en rende compte, c’est déjà ce que la langue Italienne impose à Juliette. Sa question sur le bien fondé de la langue, c’est bien à partir de ce que la langue rend exprimable qu’elle l’exprime.

Utilisons une image: finalement les mots sont comme des pochoirs que l’on applique sur une trame et qui ainsi nous rendent attentifs à ce que l’on appelle, des choses, des êtres, des couleurs, etc. Toutefois, comme il a été dit, cette trame n’est pas directement celle de la nature ni des choses réelles (puisque le signe est entièrement de nature mentale. Par conséquent, cette trame est celle dont parle Martinet, celle de la masse entière des monèmes et des phonèmes sur la base desquels se dégagent par la double articulation des énoncés pourvus de sens. Mais alors qu’est-ce qui fait que les pochoirs appliqués sur la trame des phonèmes et des monèmes correspondent à celle de la nature? Rien, tout simplement parce qu’ils correspondent moins avec elle qu’ils ne lui imposent un découpage dans notre pensée. Il existe donc un diktat dans toute langue d’une autorité sans précédent, d’un arbitraire pur et finalement d’autant plus efficient que nous ne nous en apercevons pas, pour la plupart d’entre nous. 


Juliette conteste un arbitraire sans s’apercevoir qu’elle le fait à partir d’un autre car le fait que cette fleur soit appelée « rose » n’est finalement que la face émergée d’un autre processus linguistique très inconscient qui est celui de la distinction perceptive de la fleur et du terreau ou de la pluie, principe de distinction à l’intérieur duquel déjà des structures sont à l’oeuvre. Que l’idée même d’une fleur soit, quel que soit le nom dont on la baptise, cela valide déjà en soi une assimilation qui ne va pas du tout de soi entre la trame de la vie et celle que composent les combinaisons de tous les phonèmes d’une langue. Que l’on puisse nommer, c’est ce qui repose sur cette évidence selon laquelle il y a du nommable. Mais que tout soit nommable, c’est en fait ce qui s’appuie sur le fait qu’il y a un tout articulable et ce tout désigne une langue, par quoi l’on voit bien que c’est toujours déjà à partir du « tout » que constitue une langue que l’on perçoit le « tout » de la nature qui est à nommer. En d’autres termes, une langue ne nous dit pas: la rose sent bon donc je vous fournis les mots qui vous permettent d’exprimer qu’elle sente bon, mais plutôt je vous impose un quadrillage de la nature à l’intérieur duquel nous allons relier « sentir bon » et « rose », étant entendu que cette correspondance à daté d’aujourd’hui aura force de loi dans notre communauté linguistique. Evidemment nous avons ici envie d’objecter qu’il est vrai que la rose sent bon, sauf que, comme Nietzsche le fait remarquer, cette vérité est déjà intrinsèque à la langue. Elle ne fait que se soumettre au découpage et à la convention linguistique par le biais duquel on a isolé la fleur et l’odeur, deux processus qui ne sont pas du tout évident surtout du point de vue de l’Aiôn: la fleur n’est qu’une phase dans un processus et la bonne odeur n’est elle aussi qu’un moment de la trame olfactive de la rose.




Finalement Juliette se rebelle contre l’exercice d’un pouvoir dont elle pressent peut-être confusément qu’il est le pouvoir de tous les pouvoirs, l’origine même de cette idée de « pouvoir », au sens de pouvoir d’une contrainte absolue parce que totale. Ne serait-ce pas dans par  la langue que l’être humain aurait hérité de ce qui pour la plupart des êtres humains semble évident, à savoir qu’il faut du pouvoir, qu’il y  a du pouvoir?  Si le langage est le fait culturel par excellence  et si nous retrouvons notamment dans la notion d’institution l’exercice de cette contrainte, alors cela signifie que le pouvoir est toujours déjà à l’oeuvre dans ce « toujours déjà » de la langue. Si Big Brother s’attaque à une réforme continuelle de la langue, c’est bien parce qu’il a compris qu’un pouvoir totalitaire politique ne peut s’imposer à la pensée des hommes qu’en s’appuyant sur un pouvoir totalitaire linguistique, lequel est toujours déjà efficient.  Dans son livre « la langue du 3e Reich », Viktor Klemperer confirme largement cette thèse. 

Il convient ici de bien saisir le terme de totalitaire parce que précisément le pouvoir de la langue s’appuie sur le fait que comme le soutient Roland Barthes: 

« les signes n'existent que pour autant qu'ils sont reconnus, c'est à dire pour autant qu'ils se répètent ; le signe est suiviste, grégaire ; en chaque signe dort ce monstre : un stéréotype : je ne puis jamais parler qu'en ramassant ce qui traîne dans la langue. Dès lors que j'énonce, ces deux rubriques se rejoignent en moi, je suis à la fois maître et esclave : je ne me contente pas de répéter ce qui a été dit, de me loger confortablement dans la servitude des signes : je dis, j'affirme, j'assène ce que je répète. Si l'on appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir, mais aussi et surtout celle de ne soumettre personne, il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage. Malheureusement, le langage humain est sans extérieur : c'est un huis clos. »

Grâce à Martinet, nous avons compris que la double articulation, aussi bien celle des phonèmes que celles des monèmes, fonctionne sur un fond de combinaisons possibles mais pas effectives, de telle sorte que c’est toujours à partir de la langue que surgit ici à tel moment tel énoncé de langue. Quoi que vous puissiez penser du réel ou penser à partir de votre pensée, cela se fera nécessairement par le biais d’une langue. Il se produit donc un effet de totalité par le biais duquel toute émission de sens induit la toute présence du langage. Comme il a été dit, l’idée de ne pas nommer rose la rose repose sur la distinction d’une fleur rose avec des épines et le processus même de cette découpe perceptive suppose déjà de la langue. C’est comme si toujours la langue se présupposait elle-même dans une logique totalitaire.

Martinet nous l’a fait comprendre: cette logique totalitaire repose sur une combinatoire: pour qu’il y ait des énoncés de sens, il faut qu’il y ait articulation de monèmes et pour qu’il y ait des monèmes, il faut qu’il y ait des phonèmes, c’est-à-dire des unités phoniques ou graphiques dépourvues de sens en nombre limité (30) à partir desquelles un nombre quasi infini de combinaisons sont possibles. Si rien n’échappe à la langue alors tout est nommable, que tout soit nommable repose sur la présence d’un Tout articulable et c’est sur ce dernier point qu’un problème se pose, comme le manifeste assez clairement l’exemple de la couleur. L’idée que l‘on puisse plaquer le modèle de couleurs distinctes sur des réalités dont il semble évident que les couleurs mutent. Qu’une pomme mûrisse et, de verte, devienne rouge est-il vraiment restitué par la distinction vert/rouge? Ce qui est vrai ce n’est pas que la pomme passe de l’un à l’autre mais devienne l’autre après avoir été l’un. Le pouvoir de la langue dans tout ce qu’il peut revêtir de totalitaire et de contraint se manifeste clairement à nous quand nous réalisons que c’est c’est sur un devenir muable (continu) que nous appliquons le modèle, le pattern d’une totalité articulable (donc divisible). 


Il n’est pas exclu que les mathématiques constituent finalement la limite ultime de cette totalité articulable et qu’en elle, l’être humain appréhende plus qu’en toute autre discipline le sentiment voire la certitude d’être en prise avec le réel pur. C’est la raison pour laquelle la question de savoir si les mathématiques sont un langage est aussi prégnante. Mais pourquoi? Parce que les mathématiques sont la discipline dans laquelle joue le plus implacablement ce que l’on peut appeler l’effet de contrainte révélatrice de la science. Dans les maths, rien ne peut être avancé sans être logiquement inféré, à l’exception des axiomes  et des postulats.  C’est par le vecteur d’une rationalité « pure » que les propositions mathématiques s’enchaînent et qu’une pensée progresse non parce qu’elle le veut (auquel cas, le risque de la partialité et de l’erreur menace) mais parce qu’elle ne peut pas autrement. C’est comme si chaque progression mathématique était portée par la légitimité d’une évidence radicale, absolue et universelle. Il n’est pas possible de penser autrement que mathématiquement si par « penser » on entend « conclure » ou « déduire », ou encore « articuler » les unes aux autres des propositions selon un ordre rigoureux et implacable. C’est bien ce que fait Socrate avec l’esclave du Ménon.

Toutefois cet effet de contrainte par lequel est porté tout syllogisme est problématique dans sa nature même: vient-il du fait que c’est la réalité qui pèse sur lui de tout son poids comme par l’impact d’une pression irrésistible, ou bien décrit-il dans la sécheresse de ses enchaînements, dans leur implacabilité raisonnante la raison dans tout ce qu’elle peut  susciter et régir dans une pensée humaine? Est-ce le bout du bout de la rationalité humaine qui s’y effectue ou au contraire toute la pesée d’un réel qui ne peut se penser autrement ? 

Si l’on en croit Galilée et Laurent Lafforgue, c’est la deuxième option qui est la bonne et la parfaite illustration du bien fondé des équations mathématiques en Physique leur donne raison. Mais, en fait, cette illustration ne tranche pas du tout la question: elle témoigne seulement du fait que la raison humaine ne peut autrement interpréter les phénomènes de la nature que mathématiquement, c’est-à-dire symboliquement. Plus Galilée croit pénétrer sans cesse plus profondément les secrets de la nature (cryptés par Dieu) , plus il avance dans la pureté formelle de tous les énoncés formulables par une raison humaine. Là où il pense être en prise avec l’extérieur de la limite de la raison humaine, il ne fait qu’en sonder la limite intérieure. Là où il pense expliquer il interprète. Ce qui est à l’oeuvre dans les mathématiques, c’est la pureté d’une combinatoire linguistique de telle sorte que s’il est concevable d’affirmer que les mathématiques concluent tout ce qu’il est possible à un homme de penser du réel, il est totalement faux de dire que le réel est écrit dans une langue mathématique, ne serait ce que parce que ce n’est pas une logique articulable qui anime le réel mais un devenir muable, une continuité indivisible et conséquemment inarticulable. Les arguments de Laurent Lafforgue sont donc  réfutables:

« Les mathématiques sont moins une langue que la recherche d'une langue, et la remise sur le métier jamais lassée d'une version approchée, toujours raffinée et enrichie de cette langue idéale. Les mathématiques sont certainement une construction culturelle mais elles ne valent aux yeux des mathématiciens que dans la mesure exacte où elles sont “naturelles”, c'est-à-dire où tous leurs concepts, leurs notations et leur organisation donnent le sentiment brûlant de correspondre à la nature des choses dont les mathématiciens ressentent la réalité et la présence invisible. »  

                                                                            Laurent Lafforgue


L’effet de contrainte propre aux mathématiques est, celui interne à la raison humaine, d’une pensée qui va jusqu’au plus ultime de ce qu’elle peut penser, articuler, mais qui en même temps s’enferme toujours plus fermement dans l’efficience close sur elle-même de la systématique de la langue. Et même si Lafforgue a raison d’évoquer la logique asymptotique des mathématiques, l’axe dont elle frôle la limite est bien celui de ce qui peut  humainement se concevoir et pas le choc d’un réel brut. Les limites auxquelles les mathématiques se confrontent sont bien celles de la pensée, donc celles de la langue et il n’est pas faux du tout d’affirmer qu’il n’est rien qu’un homme puisse penser sans que clé revienne à un énoncé de type mathématique, mais la contrepartie de cette omniprésence est la limite humaine.

Il est néanmoins envisageable d’interroger la possibilité d’une pensée non humaine en l’homme lui-même. De ceci qu’il existe une pensée humaine marquée par les mathématiques et la langue, il ne s’ensuit pas l’impossibilité pour l’homme de penser autrement qu’en tant qu’homme, et c’est bien de cela dont il est question lorsque Spinoza nous parle  du 3e genre de connaissance ou Bergson du saut dans la durée.





5) Parole, création et résistance 

a) Tout mot est mot d’ordre

Gilles Deleuze exprime exactement ce diktat à l’oeuvre en toute langue dans ce passage en visant d’abord le pouvoir à l’oeuvre dans tout enseignement, mais au fur et à mesure que le texte se déploie on réalise que c’est bien du pouvoir de la langue dont il est question ici.

« « La maîtresse d’école ne s’informe pas quand elle interroge un élève, pas plus qu’elle n’informe quand elle enseigne une règle de grammaire ou de calcul. Elle « enseigne », elle donne des ordres, elle commande. Les commandements du professeur ne sont pas extérieurs à ce qu’il nous apprend, et ne s’y ajoutent pas. Ils ne découlent pas de significations premières, ils ne sont pas la conséquence d’informations: l’ordre porte toujours et déjà sur des ordres, ce pourquoi l’ordre est redondance. La machine de l’enseignement obligatoire ne communique pas des informations, mais impose à l’enfant des coordonnées sémiotiques avec toutes les bases duelles de la grammaire (masculin-féminin, singulier-pluriel, substantif-verbe, sujet d’énoncé-sujet d’énonciation, etc.) l’unité élémentaire du langage - l’énoncé- c’est le mot d’ordre. Plutôt que le sens commun, faculté qui centraliserait les informations, il faut définir une abominable faculté qui consiste à émettre, recevoir et transmettre les mots d’ordre. Le langage n’est même pas fait pour être cru, mais pour obéir et faire obéir: « La baronne n’a pas la moindre intention de me convaincre de sa bonne foi, elle m’indique seulement ce qu’elle préfère me voir faire semblant d’admettre. » On s’en aperçoit dans les communiqués de police ou de gouvernement, qui se soucient peu de vraisemblance ou de véracité mais qui disent très bien ce qui doit être observé et retenu….Une règle de grammaire est un marqueur de pouvoir avant d’être un marqueur syntaxique…Le langage n’est pas la vie, il donne des ordres à la vie; la vie ne parle pas, elle écoute et attend. Dans tout mot d’ordre, même d’un père à son fils, il y a une petite sentence de mort - un verdict, disait Kafka. »


Avant d’interroger la possibilité de subvertir ce totalitarisme de la langue, totalitarisme propre à la langue, il convient d’en mesurer la portée grâce à ce texte de Gilles Deleuze. Partant de la situation de l’enseignement, il démontre à quel point le propos de l’enseignement est finalement moins de transmettre des connaissances que d’imposer le crible linguistique à partir duquel l’élève n’a vraiment aucun autre choix que celui d’accepter les critères à partir desquels ses efforts seront évalués. Tout occupé qu’il est à être jugé favorablement, il ne mesure pas qu’il avalise en réalité une insoupçonnable dictature de pensée (même si évidemment la question se pose de savoir s’il peut penser autrement que par le biais de cet instrument dont l’exclusivité ne fait jamais l’objet de discussion (le ferait-il que ce serait de toute façon « toujours déjà » avec le présupposé forcé de son acceptation).

S’il fallait intituler ce texte ce serait sans aucun doute cette formulation là qui conviendrait: « tout mot est énoncé en tant que mot d’ordre », en d’autres termes, il n’est pas d’énonciation qui finalement soit autre chose qu’une consigne, qu’on appel à la soumission, à l’obéissance. Evidemment Deleuze part de la situation de l’enseignement. Dans tout ce qui est avancé dans ce passage, il convient de se rappeler l’étymologie du terme: « enseigner », qui vient du bas latin insignare, qui lui même vient de insignire dérivé de signum: signe.  Insignare signifie « mettre une marque », «  marquer ».

Quand on interroge une personne, généralement c’est qu’on attend d’elle une information que l’on n’a pas. On attend qu’elle nous renseigne, mais jamais l’enseignante n’attend quoi que ce soit de son élève puisque elle vérifie une acquisition une forme de marquage.  Il n’est pas rare d’entendre évoquer par le corps enseignant la notion d’autonomie, comme s’il était finalement affaire dans l’enseignement de donner une forme d’autonomie, à l’élève et il n’y a pas lieu de douter que la plupart des professeurs enseignent bien dans cet esprit. Toutefois, tout le propos de Deleuze ici est de souligner à quel point cette autonomie cache mal la modalité autoritaire et totalitaire de la structure ou du type de pensée à partir duquel ne peut être jugé autonome que l’élève qui s’y est préalablement et sans discussion soumis. Une fois que l’on a admis que finalement penser s’effectue non pas seulement dans une langue mais dans celle ci, la virtuosité avec laquelle on la parle c’est-à-dire on pense à partir d’elle sera mise en valeur.  Tu es autonome mais à partir de la soumission, à partir de ton acceptation qu’il n’existe bel et bien que deux genres en français, six personnes dans la conjugaison, que tout verbe s’accorde avec le sujet, que le participe passé s’accorde avec le complément d’objet direct quand celui-ci est placé devant.

Une fois admis que « c’est comme ça » et qu’il n’y a pas là matière à discuter, à interroger, la bonne note ne récompensera pas une compréhension mais bel et finalement une acceptation , ce qu’il faut bien appeler une « reddition ».  L’enseignant ne donne pas « matière à penser », il impose la marque du « signum », comme finalement on marque au fer rouge un troupeau pour désigner son appropriation. Le « as-tu compris? » de la maîtresse d’école qui enseigne une règle grammaticale ne signifie pas du tout, as tu réalisé la logique propre à cette règle tout simplement parce qu’il n’y en a aucune, mais l’as tu entendu, l’as tu retenu, est-ce suffisamment marqué dans ton esprit pour que tu le répètes à chaque fois? Une fois assimilée, c’est-à-dire consentie, extorquée l’idée qu’il y a deux genres et non pas trois, six personnes et non pas une dizaine, huit temps simples et huit temps composés et pas plus ou moins, l’élève va « progresser », mais aussi loin qu’il aille dans la capacité de formuler ou d‘écrire des énoncés, ce sera toujours dans le prolongement dans ce qui a été accepté, subi, aveuglément consenti, comme on obéît à une consigne à laquelle on se soumet. 


La maîtresse peut toujours dire qu’elle n’aspire qu’au développement de ses élèves, ce sera toujours dans le cadre donné et arbitraire de ce principe rigide selon lequel on ne progresse qu’à partir « d’acquis » qui sont des « bases ». Nous avons toutes et tous entendu dire de la bouche de nos enseignas d’un élève en difficulté: « il n’a pas les bases ». L’image qui nous vient en tête alors est celle d’un joli château ou d’un bâtiment qui ne peut pas se construire sans fondations. 

- Comment voulez vous apprendre à parler français si vous n’avez pas les bases?

- Mais qui vous dit que je veuille penser, rêver, exister en français? Qu’est ce qui peut vous faire croire qu’en moi penser, vivre, ressentir veuillent se soumettre à des usages à partir desquels on est féminin ou masculin, on ne peut agir qu’en tant que je tu il nous vous ils, etc, autrement dit à des limitations parfaitement arbitraires ?   Et vous comment pouvez vous souscrire en tant qu’enseignant à cette dictature totalitaire sous l’effet de pression de laquelle on nous fait croire que penser ne se peut que comme ça, alors que c’est nécessairement faux? Comment pouvez vous vous faire les agents de cette propagande là?

Tous les avantages considérables de la maîtrise de notre langue maternelle (notamment en termes d’avancée dans la hiérarchie sociale) s’appuient sur un dressage, sur un conditionnement par le biais duquel penser, ressentir, éprouver et finalement exister se soumettent d’emblée à des limitations parfaitement arbitraires, ce que Gilles Deleuze appelle les coordonnées sémiotiques. Il pointe d’ailleurs la logique dualiste et binaire de la langue française.  « Chacun peut bien penser ce qu’il veut » entend-t-on dire parfois, mais Deleuze se situe ici dans ce que l’on pourrait appeler « l’angle mort de la langue », celui dont seules peut-être, les personnes qui font vraiment l’expérience d’apprendre, à cause des nécessités de la vie, une nouvelle langue qui sera la leur font l’expérience. Il n’est pas du tout question de dire ici que telle langue serait plus étendue, ou plus riche qu’une autre mais que le pouvoir est le mode d’effectivité de la langue, sa modalité stricte et pure d’imposition. Ce n’est même pas que les sujets que nous sommes sont privés de toute possibilité de rétractation, de mise à distance (puisque cette distance de notre pensée par rapport à notre langue sera encore cette langue) c’est que le fait même de se vivre comme sujet est déjà ce que ma langue a imposé, qu’on est un sujet qu’eu égard à des pronoms personnels, à la première personne des conjugaisons. Le droit qu’on a de penser ce que l’on veut repose sur l’interdiction fondamentale, informulable de pouvoir penser autrement que selon les modes de classification de sa langue. Tu peux penser ce que tu veux dans les catégories rigoureusement imposées d’une langue qui te fait penser ce qu’elle décide.  C’est donc toujours déjà dans les termes imposés et hors de toute discussion de ce que c’est qu’une langue pose comme étant de la pensée que tu peux penser ce que tu crois vouloir penser. Mais en réalité c’est toujours la langue qui parle et qui pense à travers nous.


Aussi loin que l’on puisse porter l’effort d’originalité et de personnalité de pensée ou de formulation, ce sera toujours nécessairement ce que les cadres de pensée d’une langue autorise que l’on pense, que l’on dise ou que l’on écrive que nous exprimerons  par quoi il est clair que nous sommes les agents d’une langue. Le psychanalyste Jacques Lacan insiste dans la totalité de son oeuvre sur tout ce que cette emprise linguistique suppose du point de vue de l’inconscient, à savoir que l’inconscient est structuré comme un langage. On peut à juste raison être émerveillé de la liberté dont nos rêves semblent empreints surtout par rapport à la persona imposée par notre conscience, il n’en sera pas moins évident à quiconque s’implique dans l’interprétation de ses rêves que les associations d’images, la redistribution de scènes imaginées ou vécues dans le réel, la dynamique entière des éléments qui en composent la trame sont liées à notre langue. Par conséquent les éventuels dysfonctionnements ou les désordres causés par l’inconscient dans notre existence ne témoignent pas d’autre chose que de cette emprise totalitaire de la langue dont nous devenons clairement les victimes. L’inconscient, c’est la manifestation claire et avérée de notre indexation à la langue, de notre allégeance forcée, extorquée. C’est la preuve que c’est toujours la langue qui parle à travers nous, comme si le rapport était clairement inversé par rapport à l’emploi de mots qui nous utilisent bien plus que nous ne les utilisons.

La charge de Gilles Deleuze contre la notion même d’enseignement est ici aussi violente que difficile à contester. C’est un peu comme si nous touchions du doigt une dimension à la hauteur de laquelle tout enseignement est nécessairement « endoctrinement ». C’est exactement de la même nature que lorsque nous humains disons que tel animal est intelligent parce que tel ou tel de ses actes semble se soumettre à des critères humains de ce que l’intelligence « est » ou « aurait à être »

Arrive-t-il vraiment à un professeur de poser une question à ses élèves en attendant de leur réponse qu’elle satisfasse la curiosité à l’origine de la question? Non, jamais, c’est bien pourtant la définition même de la question: on demande à quelqu’un dont on suppose qu’il la détient la connaissance à l’égard d’une interrogation qui nous travaille, qui nous « interpelle. Mais dans le cas de la maîtresse d’école ou du professeur, ce n’est pas du tout le cas: il y a même quelque chose de désespérant dans cette situation, il ne pose que des questions dont il a la réponse, il est finalement coincé dans un acte absurde, insensé, dans un non sens absolu: il pose des questions qui ne le renseignent sur rien, qui ne lui apprennent rien. Il n’est pas du tout affaire pour lui de rendre connu ce qui lui était inconnu avant qu’il pose la question, mais de reconnaître ce qu’il connaissait déjà. Ce qu’il vérifie c’est que le connaissable qu’il a transmis est bien connu par l’élève. Il s’agit de rendre connu ce qui est reconnu comme étant ce qu’il est bon de connaître, étant entendu que dans cette définition entre en compte des critères sociaux, des critères de pure normativité, ce que Nietzsche appelle « la marque du troupeau ».

La maîtresse d’école n’informe pas ses élèves qu’un participe passé de l’auxiliaire avoir s’accorde avec le complément d’objet quand il est placé devant. Elle ne leur  livre pas gratuitement cette information. C’est un ordre à l’égard duquel il n’est pas question de transiger. Une information est neutre: je la range dans la catégorie des choses que je sais, mais ici, c’est autre chose, ce que me dit la maîtresse, c’est de le faire, de l’appliquer dans ma façon d’écrire, de bien écrire, d’orthographier et dans cette orthographie s’énonce une orthodoxie, un « bien faire », un critère de distinction entre ceux qui ont compris et ceux qui n’ont pas compris. Mais ce n’est pas du tout de cela dont il est question, c’est plutôt de critère de distinction entre ceux qui appliquent sans discuter et ceux qui n’appliquent pas.



Il s’agit de « marquer » dans la tête des élèves un pli et pour eux de « marquer ce pli ». On a toujours tendance à dire qu’il y a des professeurs plus ou moins autoritaires, mais c’est de la fonction structurelle des professeurs dont il est question ici et spécifiquement des institutrices et instituteurs dont on pourrait prendre l’appellation au sens littéral et étymologique: in située: « placer dans ». Il n’est pas question de donner à quelqu’un quelque chose qu’il n’avait pas, mais de « placer dedans », d’englober une personne dans un ensemble. L’instituteur enferme l’enfant dans le signe, dans un certain type de pensée symbolique instituée: la langue. Il n’y a pas d’alternative, il n’y a pas d’autre possibilité pour l’enfant que de « naître dans ». Il ne peut pas naître ailleurs ni autrement qu’en tant que « je », que première personne du singulier. 

On réalise alors une chose fondamentale: la dictature de la langue n’a pas commencé avec les instituteurs. Ils ne font que la codifier de façon plus réglée, plus systématique. C’est comme une consigne qui s’impose sur le fond d’une consigne préexistante. Voilà comment on dit, comment on écrit, comment on conjugue, comment on applique les accords, étant entendu que l’on ne peut pas ne pas « exprimer », que le silence n’est pas une option et encore convient-il de rappeler que ce « silence » serait un silence de pensée, le silence d’une pensée qui ne se dirait rien, pas même à elle-même, qui ne serait habitée par aucune velléité de «  vouloir dire », et surtout pas « à soi ».


b) « J’veux dire »

Il est vraiment très intéressant ce tic de langage: « j’veux dire » que l’on retrouve souvent dans la bouche de tel ou tel, comme si l’urgence de dire était si pressante qu’elle affleure à l’expression, sans dire encore quoi que ce soit, comme un moment de vérité, comme l’aveu de l’insuffisance du dit à être à la hauteur du vouloir dire. Le locuteur se rend compte que le dit ne lui donne pas suffisamment de ressources pour se situer dans l’élan juste du vouloir dire. Il y a du « déchet »: ce que je veux dire est incroyablement plus fort que ce que je dis, ou que ce que je dirai. Là se situe l’effet de dictature du mot d’ordre:

- J’veux dire….

- C’est comme ça qu’on dit et pas autrement!


Mais on comprend ainsi deux choses, assez contradictoires en fait:

  1. Le pouvoir de l’institution et de l’instituteur consiste à casser littéralement la spontanéité du vouloir dire de l’in-fans, de l’enfant. Il est complètement indifférent que tu veuilles dire quoi que ce soit, l’important, c’est que tu le dises comme ça, parce que ce sera le seul moyen d’être conforme à la langue et ta capacité à te faire comprendre, à te faire admettre et à monter les échelons de la hiérarchie sociale dépendent de cette acquisition. Le vouloir dire de l’enfant se brise contre le pouvoir institué et instituant de la langue. Ton vouloir dire va devoir se soumettre à l’arbitraire, aux usages. C’est pourquoi tu n’es pas là pour apprendre quoi que ce soit mais pour appliquer la consigne.
  2. Mais le vouloir dire de l’enfant est-il si spontané que ça? Que dit vraiment ce tic du « j’veux dire! » si ce n’est pointer la part de déchet, d’intention perdue être la phase première du vouloir dire et le résultat final du « dit ». Certes on ne dit jamais exactement ce qu’on voulait dire initialement, mais qu’on veuille dire initialement, n’est-ce pas déjà une soumission à un impératif d’expression, de communication, de rendre commun, comme si l’on était réellement tétanisé par une expérience que l’on vit sans jamais oser se l’avouer à soi? De quelle expérience s’agit-il? De ceci que la vie, c’est de l’innommable, c’est-à-dire de la singularité pure, de l’exceptionnel à chaque instant. C’est comme si nous ne vivions que de l’exceptionnel que nous ne pourrions aborder qu’en en faisant un lieu commun.


Le « j’veux dire » s’apparenterait alors à un « j’veux sortir », je ne supporte pas cet éclair de beauté pure et foudroyante d’héccéïté de la vie brute. C’est comme si nous étions coincés par la lumière aveuglante d’une réalité innommable, faite d’heccéités d’un côté, et de l’autre par un système linguistique de contraintes drastiques qui nous marque « du signe du troupeau » et nous impose d’y mettre les formes. Quelque chose de nous est sidéré et terrorisé par l’originalité innommable d’une réalité qui ne se répète jamais deux fois, originalité que nous pressentons, ou peut-être que nous avons pressentie « au début », expérience que nous pourrions appeler mais alors étymologiquement à l’enfance (in fans: qui ne parle pas). Face à cette expérience ou à cette intuition d’un indicible pur, nous « voulons dire » mais alors cela signifie: « se soumettre sans conditions au diktat de la langue maternelle » , rester à jamais « sous tutelle », se soumettre aux consignes de l’instituteur qui n’est que le premier bras armé de l’institution des hommes. 

Entre l’expérience intenable et ineffable d’une réalité foudroyante constituée d’héccéïtés pures et l’abrutissement consternant de soumission à des usages qui nous noient dans une conformité sociale sans échappatoire, il ne semble pas qu’il existe d’alternative et de fait nous ne pouvons pas nous maintenir à la hauteur de ce réel là. Le « j’veux dire » n’est pas une manifestation de lâcheté, même s’il s’apparente à un « j’veux fuir » sauf que cette fuite sera incroyablement ordonnée, organisée, systématisée et qu’elle est celle du refuge dans la langue. Nous ne faisons que « battre en retraite » mais comme une armée dont l’ordonnance est impeccable et cette discipline dans l’art du repli est la langue. Nous devons rentrer dans le rang de notre communauté linguistique pour fuir et il existe différentes façons de fuir dont l’une est de fuir en pleine conscience, de faire éventuellement partie des derniers à le faire, à rester le plus possible en contact avec « l’ennemi », avec ce pur flux d’héccéïtés dont l’éclat est paradoxalement celui de la vérité même. Il n’est pas exclu que les derniers à fuir soit d’ailleurs celles et ceux qui maîtrisent de la façon la plus juste, la plus puissante la langue, c’est-à-dire qui donne à la consigne la puissance de s’effectuer dans le feu de l’action, de tenir au plus haut point la maîtrise et la discipline mais dans ce qui de la consigne s’adapte à ce contre quoi elle est justement « consigne ». Ainsi le véritable combat de la langue ne consisterait pas le moins du monde à « gagner » tant il est vrai que cette perspective est humainement intenable mais à demeurer le plus longtemps possible en contact visuel avec l’ennemi et à se replier dans une maîtrise impeccable qui ne trahirait la moindre peur ou la plus infime velléité de débandade. 

Il est primordial de bien garder en tête cette métaphore en lisant le texte de Deleuze car son sens profond est probablement de nous orienter vers la notion de résistance et certainement pas vers une forme de victoire. 

L’enjeu de sa démonstration est de nous faire réaliser à quel point tout mot est mot d’ordre, toute énoncé est soumission à la règle. Mais cette charge plus puissante qu’aucune autre contre « le fascisme de la langue » doit évidemment être constamment  et presque inconsciemment travaillée par deux objections:

  1. elle est elle-même un énoncé de langue
  2. Elle ne propose aucune alternative. Elle est purement critique. Elle l’est résolument, exclusivement mais en même temps cette exclusivité de la critique de la langue ne développe à aucun moment la moindre possibilité d’une « sortie ».


C’est à nous, les lectrices et les lecteurs du texte, de le rapporter à sa matrice effective: L’instituteur n’a pas pour but d’émanciper ses élèves, il les conditionne, il les formate, il leur impose de parler et d’écrire « comme ça » parce que « c’est comme ça ». Il intervient donc à moment-clé du « j’veux dire » en répondant: « si tu veux dire, tu ne peux le dire que comme ça ». C’est donc bien un pouvoir qui s’impose à un vouloir, mais nous avons vu que ce « vouloir dire » s’appuyait en fin de compte sur un « vouloir fuir », fuir de ce flux d’héccéïtés dont la lumière est trop vive, trop pure pour qu’un humain puisse tenir bien longtemps dans la fulgurance de son éclair. Il n’y a pas de « hors langage » comme le dit Roland Barthes, mais cela ne nous empêche pas de prendre conscience des murs de notre prison.

Dans un roman de Georges Darrien intitulé « l’épaulette », Le héros Jean Maubard décrit sans concession les compromissions nécessaires pour monter en grade dans l’armée française. Cela n’est en aucune façon lié à sa maîtrise de l’art militaire ni à son courage au combat mais au nombre de relations que l’on peut faire jouer en haut lieu pour obtenir l’épaulette. La Baronne fait partie de ces relations grâce auxquelles il parviendra à ses fins. Dans la conversation ici décrite, elle exerce exactement ce pouvoir typique des classes les plus élevées sur les subalternes. Ce qu’elle énonce n’est aucunement destiné à être examiné et approuvé.  Il n’est aucunement question ici d’un échange de vues, d’un dialogue entre deux pensées qui viseraient à constituer par leur partage et leur confrontation de vues un point de vue intéressant sur un sujet. Elle ne donne à Jean aucune matière à penser, elle énonce à partir de son pouvoir, à partir de situation de domination ce qu’elle entend qu’il fasse pour obtenir ce qu’il veut. Il y a des règles et c’est moi qui les connaît et c’est toi qui t’y soumets, car je suis celle qui sait et toi celui qui apprend, sauf qu’apprendre ce n’est pas ici admettre c’est purement et simplement te soumettre. Il n’y a strictement rien à admettre, n’importe quelle autre règle serait put-être toute aussi viable en tant que régie, sauf que….C’est celle-là! Et c’est tout!

Nous ne faisons rien d‘autre que d’explorer ici le fond de soumission inhérent à l’arbitraire de la langue, mais nous le prolongeons de telle sorte que derrière le statut de sachant et d’apprenant se détachent précisément les profils de maîtres et d’esclaves d’une domination sociale (même si les dominants ne sont finalement pas moins esclaves que les esclaves: la baronne ne comprend pas davantage les usages que Jean, de la même façon que l’instituteur ne comprend pas mieux que ses élèves les règles de grammaire, il n’a fait que s’y soumettre depuis plus longtemps qu’eux, c’est tout).


L’idée d’un pouvoir « légitime » a-t-elle un sens? Qu’un pouvoir ait à se justifier d’en être un est une idée parfaitement illusoire , car c’est toujours à partir du fait qu’il en est un qu’il se légitime. Si c’est au pouvoir de déterminer le cadre, les protocoles, les dates, la nature des arguments, l’ordre des sujets, la limite des modalités d’expression des opposants, il semble évident que c’est à partir de ce que le pouvoir aura défini à titre d’arguments opposables que les opposants pourront les opposer, de telle sorte que c’est encore le pouvoir qui décide, en fonction de ce qu’il est, de ce que l’on peut « légitimement » lui opposer. S’il existe des critères à partir desquels un pouvoir sera dit légitime, cela signifie forcément qu’il y a un pouvoir avant le pouvoir, puisque il faut que ces critères soient fixés et comment le serait-il sans qu’une autorité les formule? Et comment cette autorité décidant du cadre à partir duquel le pouvoir sera dit légitime pourrait-elle ne pas se présupposer, ne pas se préfigurer dans la formulation du dit critère de telle sorte qu’elle se situe finalement de part et d’autre de cette ligne normative?

Tout part donc de la dictature. Ce n’est pas en termes de volonté générale et de liberté que la question politique se pose mais en terme de pouvoir et de résistance à ce pouvoir. Il y a toujours du pouvoir avant, du pouvoir d’abord, de la même façon qu’il ne peut pas exister de langue sans arbitraire. Comment quelque chose de ce contact pur avec la vie auquel nous nous sommes soustraits va-t-il pouvoir demeurer, résister dans la soumission à cet arbitraire syntaxique et lexical? C’est ça la question, et c’est bien une affaire de résistance, pas de victoire. C’est une question de déplacement des lignes de défense. Dans cette situation qui est la notre, coincés que nous sommes entre l’ineffable des héccéïtés et l’arbitraire de la langue, tout n’est qu’affaire de ligne, de frontières, de seuils, et encore faut-il bien garder en tête que ces seuils ne sont pas de ceux que l’on peut franchir.  Il faut que le « j’veux dire » de l’enfant ait bien quelque chose à dire de cette expérience troublante qu’il fait confusément de l’ineffable et en même temps il faut bien qu’il le dise dans l’ordre exigé par la retraite devant cet ineffable inhabitable, mais comment tenir ces deux impératifs sans sombrer dans la folie de l’ineffable d’un côté et la soumission complète à la dictature des usages communs de la langue?


c) Parole constituante et création

Il est particulièrement intéressant de relier ce texte de Maurice Marleau Monty à celui de Gilles Deleuze (même si le premier est antérieur au second) tout simplement parce qu’il reprend littéralement cette notion d’institution. Qu’il y ait de « l’institution » (étymologiquement situer dedans, enfermer dans), c’est finalement ce que nous ne saurions comprendre ni expliquer autrement qu’à titre de conséquence directe de la langue, de l’efficience dans la langue d’une systématique qui, comme nous l’avons vu dans la double articulation, ne peut fonctionner qu’en circuit fermé. Les monèmes ne peuvent avoir de signification et s’articuler dans des phrases délivrant un sens qu’à la condition qu’il y ait à l’origine la première articulation, celle des phonèmes et qu’il soit reconnu que finalement le son fasse sens. Mais le son ne fait sens qu’à la condition d’être articulable, c’est-à-dire de ne pas être un cri ou un gribouillis. L’étincelle qui va faire jaillir dans l’esprit du récepteur que telle ou telle consonance est une séquence sonore spécifique qu’il s’agit de sortir de la masse bruyante de la rumeur du monde s’effectue déjà sur le fond très inconscient de tous les énoncés de sens possible. Il y a donc en fait deux fonds: celui du bruit et celui des autres énoncés possibles à partir desquels se dégagent le seul énoncé réel. Il y a les bruits qui ne font pas sens, puis les bruits qui font sens mais ne sont pas produits ici bien qu’ils insistent dans la compréhension de cet énoncé là, parce que je ne saisis le sens de ce qui a été réellement prononcé que par différenciation avec ce qui n’a pas été émis mais qui aurait pu l’être. L’effet de dictature de la langue s’effectue dans la désignation arbitraire des phonèmes dont l’articulation va faire sens et des modes d’articulation de ces phonèmes.

Cette désignation, bien évidemment ne fait l’objet d’aucune concertation. Comment pourrait-elle l’être puisque elle est la condition même de toute concertation, de tout échange, de toute parole adressée à quelqu’un? Mais quelque chose ici cloche. 

La dictature de la langue est totale dans le rapport du signifié avec le signifiant. Il n’y a ici pas d’échappatoire, pas de place pour la revendication de Juliette, si elle veut parler de la rose, il va falloir qu’elle passe par cette empreinte psychique du son r/o/se. Mais qu’en est-il de ce moment où, devant la rose réelle, « là », dans l’instance de l’expérience physique qu’elle fait de la rose en tant qu’héccéïté, elle va « dire » ce qu’elle ne peut pas dire autrement qu’en suivant les sillons déjà tracés de la langue? Il y a deux silences en fait: celui qui avec des mots cherche ses mots, silence déjà tout pétri de mots qui défilent dans nos têtes jusqu’à ce que le bon nous apparaisse, en se détachant de tous les mots proches éventuels (synonymes), celui donc qui cherche la bonne signification, dans un ensemble fermé, clos, totalement défini, cerclé par la totalité arbitraire du signe. Mais il y a aussi cet autre silence dans lequel le temps de parler ou d’écrire n’est pas encore « venu ».


On pourrait dire qu’il y a le silence qui cherche ses mots et le silence qui attend le moment de faire des phrases, et ce n’est pas le même silence : autant le premier comme dit Merleau-Ponty dans un autre texte est « bruissant de mots », autant le second semble être en prise avec « autre chose », avec le kairos de la parole adéquate, la chose qu’il fallait dire, mais tant parce qu’elle est convenablement dite que parce que c’était vraiment le bon moment de parler. Il y a ici deux choses: 

  1. Reconnaître les mots, manifester passivement, comme entre des compagnons de chaîne qui subissent le joug de la même oppression que telle expérience se traduit par tel mot ou par tel autre, etc. Reconnaître un énoncé, c’est ce que Benveniste appelle le sémiotique, ce que veulent dire les mots que j’emploie.
  2. Comprendre ce qui est en train de se passer, saisir, si je suis le récepteur, qu’un vouloir dire s’effectue ici et maintenant et que je comprends « au-delà » des mots qui ont été utilisés en fonction de la signification qui leur a été donnée, un « acte » par lequel s’effectue quelque chose qui a brisé un certain silence. C’est le sémantique, à savoir que je veux m’adresser à quelqu’un: je veux lui dire quelque chose et ce n’est pas du tout le même vouloir dire que le précédent.

Quoi que je dise en tant qu’énoncé, c’est précisément en tant que cela a toujours été dit que je le dis, parce que mes mots n’aspirent qu’à se faire reconnaître par quelqu’un qui est dans la même langue que moi, dans le même système linguistique que moi et nous nous comprenons parce que nous sommes soumis à la même emprise. Là, il est indiscutable que la dictature de la langue est opérationnelle. Mais cette « compréhension est seulement compréhension des mots ». Je comprends ce que cette personne dit, parce que cela a toujours été déjà dit, parce que c’est sur le fond préexistant des associations signifiant / signifié que c’est dit. Cela ne peut pas être autre chose que « dit » et c’est toujours dit. Mais pourquoi maintenant? Pourquoi là?  Si on ne se parle que pour donner lieu à ce qui a toujours déjà été dit  d’être dit, à quoi cela rime de parler? C’est vraiment une très bonne question.


Et pourtant nous parlons, nous franchissons le seuil de l’expression, c’est donc bien que nous ne nous parlons pas seulement pour nous « dire »  quelque chose. C’est comme si chaque parole qui m’était adressée revêtait alors une dimension autre, relevant d’un tout autre sens que celui du décryptage de la signification des mots. Je ne te parle pas pour t’informer de quoi que ce soit, je ne te mets au courant de rien. Tout ce que je te dirai, tu le sais déjà et il n’est rien que je puisse te dire qui ne puisse avoir de sens qu’à l’intérieur d’un système où déjà tout a été dit, à partir du moment où les rapports signifiant/signifié ont été décidé une fois pour toutes.  Mais il faut que tu comprennes que je te parle AVANT que je te dise quoi que ce soit. Il est un biais par lequel ma parole rejoint la rose réelle dont je te parle et ce biais n’est pas du tout celui de la signification r/o/se, mais celui de l’acte, de cette factualité qui me fait maintenant te parler.  Le rapport à l’héccéïté ne se situe pas du tout à l’horizon de ma parole mais à son origine. 

Peut-être avons-nous tort de reprocher à certaines personnes de parler pour ne rien dire, parce que de toute façon, on ne parle que pour dire ce qui a déjà été dit, ou du moins ratifié par la langue comme association viable, autorisée. On ne parle que dans le milieu autorisé de la langue, du point de vue du vouloir dire des mots. Mais prendre la parole est aussi un acte par le biais duquel s’effectue un vouloir faire. En terme de liberté d’expression, c’est très intéressant parce que si je ne suis en aucune manière libre du choix de mes expressions du point de vue de la sémiotique, je suis parfaitement libre de choisir de parler ou de ne pas parler dans telle ou telle assemblée, du point de vue de la sémantique.

Du côté de la sémiotique tout est bouclé, au sens propre et rien ne peut être nouveau sous le soleil de la langue, mais du côté de la sémantique, tout reste à faire. C’est comme si pointait derrière toutes ces formules toutes faites un monde fourmillant de relations possibles, nouvelles, de rencontres inédites dans lequel ce n’est pas du tout que l’on ne nous ait jamais parlé « comme ça » mais plutôt que l’on ne s’est jamais adressé à nous avec cette intensité là, dans un jeu de modulations événementielles aussi pur, aussi « brut ». Ce qui compte alors dans un discours, ce n’est pas du tout ce qu’il nous dit, mais qu’il soit dit. 

« Nous vivons dans un monde où la parole est instituée. Pour toutes ces paroles banales, nous possédons en nous-mêmes des significations déjà formées. Elles ne suscitent en nous que des pensées secondes; celles-ci à leur tour se traduisent en d’autres paroles qui n’exigent de nous aucun véritable effort d’expression et ne demanderont à nos auditeurs aucun effort de compréhension. Ainsi le langage et la compréhension du langage paraissent aller de soi. Le monde linguistique et intersubjectif ne nous étonne plus, nous ne le distinguons plus du monde même, et c’est à l’intérieur d’un monde déjà parlé et parlant que nous réfléchissons. Nous perdons conscience de ce qu’il y a de contingent dans l’expression et dans la communication, soit chez l’enfant qui apprend à parler, soit chez l’écrivain qui dit et pense pour la première fois quelque chose, enfin chez tous ceux qui transforment en parole un certain silence. Il est pourtant bien clair que la parole constituée, telle qu’elle joue dans la vie quotidienne, suppose accompli le pas décisif de l’expression. Notre vue sur l’homme restera superficielle tant que nous ne remonterons pas à cette origine, tant que nous ne retrouverons pas, sous le bruit des paroles, le silence primordial, tant que nous ne décrirons pas le geste qui rompt ce silence. La parole est un geste et sa signification un monde. »

Maurice Merleau-Ponty


Ce texte reprend la plupart des thèses ici développées sur la dictature de la langue mais en pointant une ouverture, peut-être une solution possible. Il faut marquer beaucoup d’attention à l’évolution des termes. Nous partons de la parole instituée puis l’auteur évoque la parole constituée supposant accompli le pas décisif de l’expression, c’est-à-dire de la parole « se constituant ».  La parole constituée, c’est-à-dire « effectuée » ne peut en effet que reprendre la parole instituée, c’est-à-dire dire ce qui de toute façon a toujours été défini comme dicible par le code de la langue. Par conséquent de l’une à l’autre, rien de vraiment novateur du point de vue de ce qui a été dit (sémiotique) et pourtant cela a été dit, ici et maintenant, ceci signifie qu’une personne a voulu faire quelque chose en disant ceci (sémantique). Il a bien fallu un « présent » à cette expression, un agir, avant lequel cette parole qui n’a rien dit de nouveau n‘était pas. Bref nous n’avons finalement rien à dire de neuf sur quoi que ce soit mais en même temps que nous le disions reste un « évènement », un « acte » par le biais duquel quelque chose se dit d’autre que le pur sens des mots. 

C’est comme si la langue par l’extrême rigueur de sa codification arbitraire et son emprise totalitaire sur les sujets de sa communauté linguistique rendait paradoxalement possible une sorte d’ébranlement inouï, de pureté actualisante inédite. Je n’apporterai rien de nouveau au sujet de la discussion puisque, de toute façon, rien ne sera énoncé par ma voix que de l’énoncé, de l’énonçable, du déjà dit. C’est exactement ce que veut dire Merleau-Ponty en affirmant: « c’est à l’intérieur d’un monde déjà parlé et parlant que nous réfléchissons » . Nous avons imposé à nos perceptions ce corset de mots au sein duquel la nature est définitivement cadrée, systématisée de telle sorte que nous ne distinguons plus ce qui vient de la nature et ce qui vient de cette structure rigide au travers de laquelle nous croyons la saisir telle qu’elle est alors que nous la déformons. Seulement voilà, nous effectuons l’acte de la parole.

Il y a dans ce passage un basculement implicite assez saisissant à partir de la phrase: « nous perdons conscience de ce qu’il y a de contingent dans l’expression… » car autant les premières lignes sur les paroles instituées ne sortaient pas finalement de la fermeture sémiotique de la langue, autant la deuxième partie ouvre sur une parole « se constituant » dynamisée par un vouloir dire sémantique. Mais il importe de prêter une grande attention aux exemples utilisés par Merleau-Ponty: l’enfant qui apprend à parler, l’écrivain qui pense et dit pour la première fois quelque chose, « tous ceux qui transforment en parole un certain silence ». Mais à quel silence Merleau-Ponty fait-il ici référence? 

Comme il a été dit, le silence qui précède l’écriture ou la parole du point de la vue sémiotique est celui d’une intention qui n’a pas encore trouvé ses mots, mais qui les cherchent déjà avec des mots, avec des opérateurs de liaison qui sont déjà ceux de notre langue. Mais il en va tout autrement de la prise de parole en tant qu’acte, Il n’est pas question de vouloir dire « ceci plutôt que cela », il est affaire ici de faire résonner sa voix dans un silence d’une autre nature, un silence purement sonore.

Pour l’enfant à la bobine dont l’analyse est développée par Freud, le silence est celui d’une souffrance pure, sans relais ni médiation symbolique, un pur sentiment d’abandon sans intention de communication (enfin pas encore!), un cri rentré! Le poète et l’écrivain, comme il a été suggéré, disent pour leur part quelque chose de nouveau parce que précisément ils n’utilisent pas les mots de façon courante ou institutionnelle. L’art de la littérature résiste fondamentalement à la clôture sémiotique de la langue. On pourrait presque affirmer que les écrivains ne parlent que pour résister à la langue. Il n’est pas question pour eux de dire quelque chose de clair, de communicable mais de faire signe d’un incommunicable, de garder trace du silence à partir duquel ils parlent ou écrivent. Saisir que la parole des poète est empreinte du silence qu’ils rompent est une voie d’accès aux artistes les plus obscurs dont les oeuvres ne sont pas d’un accès évident:


Le tombeau d'Edgar Poe

Stéphane Mallarmé

Tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change 

Le poète suscite avec un glaive nu

Son siècle épouvanté de n'avoir pas connu 

Que la mort triomphait par cette voix étrange.

Eux, comme un noir sursaut d'hydre oyant jadis l'ange 

Donner un sens plus pur aux mots de la tribu 

Proclamèrent très haut le sortilège bu

Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange.

Du sol et de la nue hostiles, ô grief !

Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief 

Dont la tombe de Poe éblouissante s'orne,

Calme bloc, ici-bas chu d'un désastre obscur !

 Que ce granite au moins trace à jamais sa borne

 Au noir vol du blasphème épars dans le futur.




Il est absolument impossible d’apprécier ce poème si on le ramène constamment à un sens préalable, institué. Il n’a pas été écrit dans un souci de communication. Il ne fait pas appel à la logique sémiotique et clôturée des signes. Il fait advenir dans l’usage des mots une autre dynamique que celle d’un vouloir dire institué. Nous comprenons qu’il y a quelque chose de cet usage opaque et « pas évident » des mots qui requiert de nous une attention à un sens qui n’est pas celui de la parole instituée mais de la parole se constituant ici et maintenant dans l’instant de la lecture du poème. Aucune signification préétablie ne préexiste à ce poème. C’est donc comme si le fait de le lire nous plaçait miraculeusement dans l’instant même durant lequel il est écrit. Rien ne le précède hormis un certain « silence », un silence pur, un silence qui ne cherche pas ses mots, le silence d’une miraculeuse absence de langue. Exceptionnellement le rapport entre le sens et la langue est inversée: ce n’est pas le sens qui se comprend par la langue mais la langue qui se comprend et s’organise en se soumettant au sens, à un sens incroyable, à un vouloir dire jamais tenté, «  osé », « inédit ».

Nous entrons ainsi peu à peu dans une compréhension de plus en plus affûtée de ce que Merleau-Ponty appelle « un certain silence ». C’est à Paul Ricoeur qu l’on doit la claire distinction entre deux actes: reconnaitre et comprendre au fin de la dissociation entre le sémantique et le sémiotique. Dans la parole instituée de la sémiotique, il n‘est affaire que de reconnaître, de ramener chaque mot au sens qu’il a dans sa langue. Mais la perspective de la sémantique relève d’autre chose, de l’acte pur de comprendre la situation actée par la prise de parole de l’émetteur. Ricoeur insiste sur le fait qu’autant reconnaître est trouée vers le passé, autant comprendre est orienté vers le futur. Il n’est rien qu’une langue puisse dire de nouveau, mais en même temps, il n’est pas de parole qui en s’effectuant ne l’actualise ici et maintenant de façon parfaitement inattendue. C’est ce que Benveniste désigne par le terme d’ « énonciation ».

Ce terme sera repris dans une perspective qui se trouve être aussi celle de la psychanalyse par Jacques Lacan notamment dans la dissociation entre je de l’énoncé et je de l’énonciation. Je dis « je » et dés lors s’instituent deux ordres irréconciliables: celui du je qui parle et qui se situe dans le réel, dans l’acte, c’est-à-dire dans le sémantique et le je de l’énoncé qui est totalement pris dans les structures systématiques de la langue, de la sémiotique.  C’est finalement sur le fond de cette contrainte totalitaire sous l’effet de laquelle il ne peut rien être dit de nouveau du point de vue du sémiotique que la prise de parole se révèle vraiment miraculeuse dans une perspective sémantique. 

Il convient maintenant d’aller jusqu’au bout du paradoxe ici pointé en utilisant une forme de plaisanterie mais rien n’est plus éclairant que de la prendre au sérieux. C’est justement parce que nous n’avons rien à nous dire du point de vue de la sémiotique qu’il est nécessaire que l’on en parle du point de vue sémantique. Chaque parole réelle recèle cette part d’énonciation et même lorsque son énoncé est profondément banal, institué, convenu, daté, de type: « ça va? Pas mal et toi? », il s’effectue autrement qu’en tant que pure délivrance d’un message, il ne fait pas que « dire quelque chose », il crée une situation d’énonciation, et cette situation, aussi connu et reconnu que soit le sens des paroles émises, elle, est nouvelle. C’est même la seule dimension par quoi quelque chose de nouveau advient.

Il n’est pas possible que langue et parole constituent cet étrange attelage que nous appelons « le langage » si cette sidérante antinomie entre la nécessité systématique et fermée de la langue et la miraculeuse contingence libre de la parole ne servaient pas précisément une « cause commune ». La radicalité de leur contradiction ne peut en aucune manière être remarquée, pointée sans que nécessairement leur articulation, puisque de fait articulation il y a, ne manifeste quelque chose de fondateur, d’extrêmement puissant dans la compréhension de l’humanité. En d’autres termes, c’est justement parce que nous n’avons rien à nous dire que nous parlons  et c’est aussi parce que nous nous parlons que nous n’avons rien à nous dire (de nouveau). S’il n’y a de langue que contredite dans sa fermeture totalitaire par la liberté de la parole qui la porte, il n’y a en retour de parole libre que sur le fond d’une impossibilité radicale à sortir de la parole instituée. Le pouvoir totalitaire de la langue est absolu et la liberté de la parole entière , mais chacune de ces deux instances a besoin de l’absolue négation de l’autre pour s’effectuer dans sa pleine positivité.  Cela signifie que la nouveauté irréductible de toute prise de parole, dans son aptitude à pointer l’effectivité pure d’une situation actuelle, « se constituant » repose paradoxalement sur l’absolue fermeture de son contenu. Nous n’avons rien à nous dire mais qu’on en parle maintenant, c’est cela qui produit ce maintenant, ce « dialogue », ce lien incroyable de deux personnes qui s‘adressant l’une à l’autre pour se dire des banalités, font émerger de l’intersubjectivité, une sorte de monstrueuse pensée à deux têtes dont chacune consent à faire droit à l’autre d’être, à l’impacter, à entrer en résonance. C’est aussi ce que Paul Ricoeur nous fait comprendre quand il écrit:  « Immédiatement, dès qu’il se déclare locuteur et assume la langue, le sujet implante l’autre en face de lui ». La parole crée la situation. Le silence qu’elle rompt était une absence de situation, ce que l’on peut appeler finalement « une absence de monde ».


Nous avons toutes et tous fait les frais de cette dommageable dynamique d’exclusion de tel ou tel registre de langue. Autrement dit s’activent dans la langue des logiques d’intégration et d’exclusion par le biais desquels s’instituent des milieux et que nous parlions dans tel ou tel registre de langue (familier, distingué, spécialisé, courant, etc.) nous inclue ici et nous exclue là. Mais la parole, elle, dans l’émergence pure de son énonciation brute fait advenir « un monde ». Nous saisissons ainsi la dernière phrase un peu mystérieuse du texte de Merleau-Ponty . « La parole est un geste et sa signification un monde. »

Pour bien faire comprendre de quoi il est ici question nous pouvons précisément reprendre le sujet du texte de Gilles Deleuze à savoir celui de l’enseignement, en faisant remarquer toutefois que toute la dynamique de ce texte reposait finalement sur la sémiotique. Dans cette perspective, en effet, tout mot est mot d’ordre et l’instituteur ne fait que placer l’élève sous l’emprise de la parole constituée, toujours déjà constituée.

Mais grâce à Maurice Merleau-Ponty, nous pouvons maintenant prêter attention au fait que tout enseignant active d’abord et peut-être seulement une parole. Après tout, est-ce que cela en vaut la peine?  Toute personne enseignante se doit d’abord de poser la question de savoir si la parole qu’elle émet vaut mieux que les silences qu’elles brisent. Pourquoi le vaudrait-elle? Parce qu’en elle réside une puissance « d’implantation » par le biais de laquelle chacune et chacun des élèves se voit sorti de son milieu et jeté dans le monde.

La personne de l’élève est-elle orientée par la parole de l’enseignant à reconnaître des énoncés ou à comprendre une nouvelle situation portée par l’énonciation ? Nous sommes socialement et famillialement intégrés, voire enfermés dans des milieux au sein desquels s’activent des registres de langue et seulement ceux là, de telle sorte que si rien ne nous en fait sortir, nous sommes condamnés à dire les mêmes choses à des personnes qui de toute façon les auront toujours « déjà entendues ». Mais un certain type de parole que l’on pourrait qualifier de « citoyenne » en ceci qu’elle se prévaut d’une légitimité qui n’est plus ni celle de la famille, ni celle de l’amitié, ni celle des milieux d’influence au sein desquels l’élève se « reconnaît » ou se laisse persuader a la capacité à implanter la réceptrice dans le présent pur d’une situation qui est celle d’où part la parole émettrice. 


Qu’est-ce qu’une situation? C’est un ici et maintenant. Qu’il y ait en toute parole, en tant qu’elle est un acte d’énonciation un ici et maintenant qui s’y instaure et qui positionne les personnes auxquelles elle s’adresse en tant que subjectivités réceptrices implantées par l’effectuation même de cette adresse, c’est ce qui se révèle avec évidence à toute personne attentive à saisir la puissance sémantique d’un discours. Dans toute parole de ce type se profile donc un monde humain.

Toute parole dite professorale est institutionnelle, par quoi elle rentre précisément dans tout ce que Gilles Deleuze nous a fait saisir des mot d’ordre. Elle n’apprend rien: elle envoie aux élèves des signaux de reconnaissance qu’il va s’agir pour l’élève d’utiliser pour se faire reconnaître par cette institution et mieux il se fera reconnaître, plus haute sera sa note, et finalement plus hautes seront les professions socialement à sa portée. Un enseignant cela sert donc à ça, à élever l’élève de façon à ce qu’il soit le mieux possible reconnu par une société donnée dont il possède les codes grâce à « l’instruction ». Mais ne sert-il réellement qu’à ça? Son travail se limite-t-il à cette efficience purement sémiotique de l’utilisation de la langue?

Non, puisque un enseignant prend la parole, et rompt par conséquent le silence des élèves. Mais cette parole vaut-elle mieux que ces silences? Il faut réfléchir aux conditions permettant de répondre sans aucun doute possible: « oui » à cette question, sans quoi la parole enseignante ne peut se prévaloir d’aucune justification, d’aucun droit réel. 

Or nous avons vu qu’il est une certaine qualité de silence qui correspond à la dimension sémiotique de l’énoncé et une autre qui renvoie à la dimension sémiotique de l’énonciation. C’est évidemment cette dernière qui nous intéresse. Elle n’est pas celle qui cherche ses mots, avec des mots. Elle est au contraire celle d’une absence pure de langue, de langage. C’est ce que Maurice Merleau-Ponty appelle « le silence primordial ». 

Que faut-il entendre par ce terme? Le silence d’un être sans monde avant qu’il se donne par la parole un monde.Cela suppose que nous percevions la puissance sémantique de la parole de poser une situation et d’y implanter des interlocuteurs. Cela s’appelle une cité. 

Il est loin d’être absurde ou décalé de comparer ici la parole avec ce que Heidegger appelle les désinhibiteurs et Von Uexküll les « signaux stimulateurs »  à partir des quels les animaux se reconnaissent et construisent leur milieu (la tique et ces trois signaux déclencheurs: acide butyrique, 37 degrés de température, peau sans poils). L’être humain est naturellement privé de ses signaux, ce qui fait de lui un animal sans milieu. C’est ici que nous pouvons situer précisément la dimension sémantique de la parole grâce à laquelle il fait émerger non seulement le monde mais plus encore la cité dans le monde. Si l’animal est pauvre en monde, le zôon politikon lui est pauvre en milieu et riche en monde. Par la capacité d’implantation de ses interlocuteurs cette puissance auto-référentielle à la situation rend la parole capable de créer, comme on le dirait d’une interface, une cité. Il dispose alors d’un politope là où les animaux évoluent dans leur biotope. Cela suppose que toute parole émise au sein de cette cité et particulièrement celle des politiques mais aussi celles des enseignantes et des enseignants soient empreintes de cette puissance là, qu’elle ne la méconnaissent pas.  Si cette prise de parole ne réalise pas qu’il fait partie intégrante de sa puissance d’énonciation qu’un monde s’y effectue, qu’une cité nécessairement s’y construise de façon corrélative et consubstantielle, alors c’est l’idée même de monde humain qui se détériore et finit par s’y annihiler.


Conclusion

Lorsque le linguiste John Austin invente la notion d’énoncé performatif pour désigner ces formules parlées qui du fait de leur contexte institutionnel ou solennel (mariage, cour de justice, serment, etc.) gagne une puissance auto-réalisatrice, il crée sans aucun doute un concept puissant mais insuffisant néanmoins à restituer la puissance autre tique de la parole ni instituée, ni constituée mais « se constituant », pour répondre les termes de Merleau-Ponty. En effet, ce n’est pas tant l’énoncé qui se révèle doté d’une puissance performatrice mais l’énonciation et ce à un point incommensurable. Les animaux disposent de signaux grâce auxquels ils sont préalablement installés dans leur milieu. Tout énoncé de langage humain revêt également une dimension  sémiotique par le biais de laquelle il est toujours déjà ramené au passé de ce qui a été dit, de ce qui a toujours déjà été dit. Ce ne sont là que des logiques de fermeture qui s’activent. La seule voie authentique d’ouverture par le biais de laquelle un énoncé linguistique sort de sa dimension totalitaire, c’est celle par l’instance de laquelle elle pose une situation dans l’assomption de l’acte même de son énonciation. Il nous faut donc comme le dit Merleau-Ponty, remonter à cette origine jusqu’au « silence primordial », à celui d’un être privé de monde, faute d’avoir parlé ou d’avoir entendu parler le locuteur susceptible de l’implanter dans une cité.

« Ce que nous appelons une rose embaumerait tout autant sous un autre nom. » Juliette a-t-elle tort de pointer ici l’existence d’un monde sans nom, ou d’une rose effective, réelle à laquelle on peut donner le nom qu’on veut sans que cela n’impacte son odeur? Une rose sans nom, ce serait une rose embaumant dans le silence primordial de Maurice Merleau-Ponty, et effectivement, il n’est pas du tout incohérent ni stupide de faire référence à cette rose là, mais sans se leurrer pour autant sur le fait que la voix qui nommera cette rose par son nom ne fera pas seulement que se soumettre à la dynamique arbitraire et totalitaire de la langue. Elle fera également par sa puissance énonciatrice émerger un monde possible au sein duquel une cité dés lors sera constructible et sur la base d’une langue communautaire effective.




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