Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir (1881-1887), g 341, trad. A. Vialatte, Éd. Gallimard, colt Idées, 1968, pp. 281-282.
Il s’agit de la version la plus connue de l’éternel retour formulée par Nietzsche dans son livre « le gai savoir ». Sa référence se justifie-t-elle dans une explication de cet extrait de « la nouvelle Héloïse »?
« Tant qu’on désire on peut se passer d’être heureux ; on s’attend à le devenir : si le bonheur ne vient point, l’espoir se prolonge, et le charme de l’illusion dure autant que la passion qui le cause. Ainsi cet état se suffit à lui-même, et l’inquiétude qu’il donne est une espèce de jouissance qui supplée à la réalité, qui vaut mieux peut-être. Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère, et l’on est heureux qu’avant d’être heureux. En effet, l’homme avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu’il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l’objet même ; rien n’embellit plus cet objet aux yeux du possesseur ; on ne se figure point ce qu’on voit ; l’imagination ne pare plus rien de ce qu’on possède, l’illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d’être habité et tel est le néant des choses humaines, qu’hors l’Être existant par lui-même, il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas. »
OUI, tout-à-fait mais à titre de contradiction. C’est même à la lumière de Nietzsche que l’on peut vraiment, dans tous les sens du terme, prendre la mesure du passage de Rousseau, exactement comme on réalise la dimension étroite d’une chambre en la comparant à un hall de gare.
Cela n’a vraiment rien à voir avec le fait d’être plus Nietzschéen que Roussauïste (cela n’a pas grand sens ces affiliations de toute façon, c’est même complètement ruineux: personne n’a à se soumettre à un Nom). Il se trouve même qu’il y a dans l’éternel retour une forme de droiture, de justesse tenue et verticale par rapport à laquelle on comprend que la colonne vertébrale de la thèse de Julie est sinueuse et pour tout dire « bancale ». C’est donc indiscutablement une référence centrale, à tous égards. Elle est la bienvenue à condition qu’on la maintienne jusqu’au bout.
Que le rapprochement entre ces deux passages se justifie cela s’impose d’abord parce qu’ils évoquent tous les deux le désir, l’amour et finalement le bonheur, mais comme par « désir », ils ne désignent pas du tout la même chose, évidemment, leurs conclusions divergent et c’est vraiment, vraiment peu dire. « Pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation »: Nietzsche n’évoque à aucun moment un « objet », un idéal de vie, un modèle d’amante ou d’amant, bref un « horizon » qu’il serait nécessaire pour que le désir « soit », de désirer. Et cela pour la raison très simple que ce qui intéresse Nietzsche au premier et finalement au seul plan c’est de suggérer faiblement d’abord et très fortement ensuite que notre existence est prise dans un mouvement continu de retour sur « soi » de « LA vie » de ce qu’il appelle la volonté de puissance, c’est-à-dire de cette envie universelle (non pas au sens d’humain mais au sens « de l’UNIVERS ») de venir et d’accroître toujours sa puissance. Tout ce qui vit désire vivre. Quand un être humain vient au monde, il s’insère dans cette roue là, il est pris dans ce tourbillon là, dans ce maelström sous l’énergie d’impulsion, d’aspiration de laquelle nous devons insérer, rendre compatible notre désir d’être avec la totalité universelle de tous les désirs d’être, sachant qu’en fin de compte tout cela n’en compose qu’UN seul: celui de LA volonté de puissance. Evidemment la volonté de puissance ne peut que se vouloir elle-même incessamment, et c’est ça: « la vie qui va ». Elle ne fait qu’abonder dans son propre sens, sens cyclique, donc, qui continument revient à soi.
- Tu n’en sortiras jamais: de ce cycle éternel d’une volonté de puissance qui ne veut que se vouloir elle-même
- Mais alors il n’y a que ça: que cette araignée, ce clair de lune, « moi » (et c’est à peine si on ose prononcer ce terme) qui se co-adjoignent, qui se confondent et s’articulent pour composer cette base inamovible de la vie?
- Oui, c’est ça qui reviendra encore et toujours à soi. La vie ne s’effectue que dans cette « neige poudreuse » de détails. Ce n’est pas tant que les instants ne cessent de revenir à nous, c’est plutôt que les instants ne cessent de revenir à eux-mêmes. » Quand on comprend ça, on réalise que la véritable question est celle-ci: "est-ce que tu veux ne vivre que des instants qui reviennent à eux-mêmes, qui suivent leur propre logique indépendamment de TOI? Jusqu’où es-tu capable d’aller dans cette intériorisation du fait que ce que tu vis, ce que tu as vécu et ce que tu vivras sont des instants, avant d’être des choses qui t’arrivent? Peux-tu réaliser qu’elles arrivent dans l’ordre qu’elles choisissent et que, si intentionnalité il y a, c’est celle de la volonté de puissance, c’est-à-dire d’instants qui ne démordront pas du fait d’être? Peux tu réaliser que c’est dans cette machine là que tu es embarqué(e)? A quel point vouloir et désirer de TON point de vue, c’est Rien! Ça n’a pas de sens. "
Mais alors, si tout devient toujours cela signifie que cette recherche des causes dans mon passé revient à incriminer des facteurs anciens qui finalement ne sont pas du tout passés mais toujours efficients et donc que je vivais déjà en ayant provoqué, sans le savoir, ces lézardes dans mon couple, cette rupture même. Je n’ai pas cessé de vivre la rupture et cela même, surtout dans nos plus beaux jours, déjà la lézarde suivait son cours inexorable. Ne plus vivre en couple était déjà présent, efficient dans tous les jours passés en couple. Ce que j’ai vécu dans mon couple, ça a toujours été aussi la modification insidieuse de ne plus l’être. Nous ne vivons jamais des états, mais toujours des variables de ces états en train de muter, et évidemment cela ne s’arrêtera pas après la rupture par ce que rien de ma prochaine relation ne pourra totalement s’exclure du fait d’être une modification de cette relation là qui vient de finir.
Ainsi la boucle est bouclée: les causes de la rupture que je cherchais dans mon passé sont en fait déjà en train de s’agglutiner à mon futur, tout simplement parce que ces infimes modifications qui ont lézardé mon bonheur conjugal ne sont pas moins irrévocablement efficientes dans toutes les variables que mes futures relations ne pourront en aucune façon s’empêcher de devenir. Il n’est vraiment pas question ici de suggérer que mon caractère étant ce qu’il est, il va forcément se produire telle ou telle chose, c’est une question de structure temporelle: si tout ce qui se produit devient, si c’est une seule et même chose de « se produire » et de « devenir » (et c’est bien le cas), alors les causes de ce qui s’est produit portent les traces d’une mutation qui ne fera jamais que se continuer dans ce qui m’arrivera. Tout passé se retrouve dans le futur et inversement. Tout est déjà dans tout, ce qui vous arrive une fois n’a jamais cessé de vous arriver et vous arrivera toujours mais modifiée. La rupture qui ne m’est pas encore arrivée est déjà efficiente à l’état larvaire avant même que je ne rencontre la personne avec laquelle je vais rompre.
Il est infiniment lourd et léger d’exister, même un seul jour: c’st lourd parce qu’il n’ya pas de brouillon ce que vous avez vécu une fois d’avoir été vécu une fois sera vécue toutes les fois, mais sous des modifications. En même temps c’est très léger parce que ce que nous vivons ce n’est que de la modification, par quoi tout, toujours peut survenir, mais seulement à titre de modification. Nous ne vivons que cette prodigieuse efficacité de l’éternel retour à faire inlassablement du neuf avec de l’ancien, de telle sorte que le neuf ne sera jamais que le nouveau masque de l’ancien mais qu’en même temps, jamais ne me sera donnée, offerte, avec cet instant, l’occasion rêvée, mais bien réelle de DEVENIR, et ce devoir est une grâce. La damnation éternelle et le salut ne font qu’un, ce que Camus a parfaitement compris en disant qu’il fallait imaginer Sisyphe heureux, mais il nous faut aller plus loin que lui en disant qu’il l’EST non pas malgré son supplice mais à cause de lui.
C’et aussi l’un des aspects les plus jouissifs de la lecture du texte de Nietzsche que de se représenter la personne interpellée par le démon lui répondant calmement:
- Mais d’où crois-tu que je revienne si ce n’est de cet enfer là? D’où penses-tu que j‘ai retiré l’énergie nécessaire à être là en face de toi si ce n’est de la parfaite compréhension de tout ce processus? De quel falaise penses tu que je contemple le gouffre que tu crois me révéler pour la première fois dans le vide duquel s’annihile toute perspective de nouveauté, si ce n’est d’un OUI toujours déjà énoncé à ce que cette fatalité soit: amor fati !
En même temps, puisque nous ne vivons que des variables, cette rupture n’est qu’une affaire de variable. Cela veut dire que j’aurai pu ne pas rompre, que ce moment où les choses ont radicalement débouché sur la rupture avait pu être pris dans un moment de réconciliation et qu’alors je n’aurais vécu que des modifications de réconciliation mais là, elle a eu lieu. Cela veut dire que la roue de tous les évènements est comme un destin irrévocable sauf qu’elle se redistribue et se transforme à chaque numéro qui tombe, comme une sphère du loto dont les boules serait constamment renouvelées à chaque numéro qui sort. Il n’y a pas d’événement qui soit autre chose que la modification d’un autre donc sa continuité « autrement » mais inversement il n’est pas de modification qui soit autre chose que la fulgurance d’un « autrement » dans l’épaisseur continue et étouffante des évènements. Le tout est l’enchaînement inexorable et irrévocable de petits riens mais dans chacun de ces petits riens, ne cesse de se jouer l’éternité et l’exhaustivité de ce Tout. L’existence est un travail de très, de très haute précision à la hauteur duquel seul un être surhumain peut se situer. Tout de notre existence se joue à des petits riens et en même temps rien jamais n’y advient une fois sans y revenir toutes les fois. Quiconque tient ces deux propositions bout à bout dans sa vie est un surhomme.
On peut en effet avoir l’impression au début qu’elle réalise la puissance du désir, son auto-suffisance. On est heureux qu’avant d’été heureux, et on remarque toute cette fausse lucidité rhétorique à faire jouer des oxymores, des hyperboles, des effets de contraste. Cet homme avide et borné fait pour tout vouloir et peu obtenir, c’est elle, ou c’st Rousseau, plus exactement qui peut-être après avoir soupçonné la roue Nietzschéenne s’épuise à vouloir à tout prix y rétablir de l’ego, du moi, du petit moi, des objets, de la limite, des bornes (que de choses à dire de ce nom!), de l’imaginaire.
Mais on ne peut pas trouver cet espace de l’imaginaire à moins de le forcer, de vouloir le situer à tout prix sur la roue d’une fatalité qui de bout en bout le réfute. C’est un non lieu. Le surhomme n’est pas du tout dans le néant des choses humaines. Rousseau l’est, parce qu’il ne parvient pas à réaliser qu’il est possible à un humain de dire oui à cette inéluctabilité du cours des évènements.
Dans la situation imposée par la courtisane, le dignitaire cité par Roland Barthes réalise la rumeur d’une forme de rumination, d’éternel retour, d’adéquation de l’attente, de révélation pure d’un cycle désirant, dépourvu d’objets, de termes, d’idéal, de transcendance, de devoirs, d’horizons, d’espoirs. C’est quand on a tué l’espoir qu’on voit la vie, qu’on la voit vraiment telle qu’elle est, et qu’on est en même tant qu’elle. On n’a pas le choix alors, tout ce qui nous arrive est à vivre intensément parce que c’est la seule chose à faire. L’idée même de choisir les évènements qui nous arrivent apparaît sous son vrai jour: absurde. Je n’ai qu’une chose à faire: dire oui à la fatalité.
Tout ce que je vis prend le sens que je lui donne en le vivant et ce sens ne dépend que de cela, de la fermeté de ce lien qui me rattache à la vie telle qu’elle est, à la volonté de puissance telle qu’elle s’accroît, à la mécanique cyclique d’une réalité telle qu’elle devient. Autant Rousseau nous dit que l’espoir fait vivre, autant Nietzsche nous exhorte à tuer l’espoir pour enfin vivre.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire